Par pitié

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Armand THIERY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VERLAINE est de ceux à qui la pitié se donnait sans compter. Il s’abandonnait totalement à elle, comme un féal à son seigneur : Garde-moi puisque je suis à toi. Il s’offrait à la pitié, impérieusement, passionnément, comme un pauvre à bout de tout ; il la forçait, par je ne sais quel absolu délaissement de tout son être misérable, à s’incliner vers lui et à pourvoir pour celui qui avait renoncé à se garder lui-même dans la lutte quotidienne. Et nulle misère n’est plus faite pour être secourue que celle-là qui ne se nie, ni ne se cache, ni ne se vante, ni ne se maudit, mais se confesse, se révèle et se reconnaît sincèrement dans cette demi-naïveté qui semble dire avec une candeur triste même les brutalités. Tel nous l’avons vu en Belgique, peu après un étrange voyage de conférences en Hollande, où le naïf pitoyable qui était en lui avait, à quelques groupes ultra-jeunes, paru si adorablement évocateur et mystérieux. Verlaine s’était amusé de cet effet qu’il nous détaillait et caractérisait en phrases simples, froides et impassibles, comme s’il se fût agi d’un autre. Vraiment, il avait le secret de vous angoisser sur lui-même, en parlant ainsi de son moi, sans paraître en être, et en se livrant, cœur et âme, sans pleurer autrement que du bout de lèvres indifférentes et railleuses.

Au jeune barreau, aux XX, au Cercle Léon XIII, trois conférences, ou plutôt trois ainsi faites « diseries » de petites choses qu’on n’entendait qu’à deux pas et qui faisaient peine à écouter vivre dans sa sourde voix cassée si émotionnante. Puis quelques rares repas pris ensemble et de longues causeries pendant plusieurs jours. Parfois un regain d’emballement, une thèse encore où le cœur allait gaiement, oublieux de tout, et le personnage se risquant, en une envolée de belle ardeur, pour l’attaque ou à la défense de ce qu’on voulait ou de ce qu’on disait. Le soir, la dernière fois, les uns et les autres de notre groupe s’en allaient sans prendre garde ; la causerie de Verlaine se poursuivait vers lui-même, ainsi qu’il affectionnait, pour se meurtrir avec un sourire de douce et triste dérision. Sa vie lamentable, c’était la redite toujours, cette redite où on se sent faible indiciblement et abîmé de hontes dont on n’aurait plus le droit d’être honteux. Enfin c’était le banal de sa conversion vaillante, héroïque, puis succombante, sans lendemain après des affres de lutte. Et dans cette fin de soirée il n’y eut plus que la tristesse pénétrante de cette âme qui s’était reprise au bon Dieu, mais qui pleurait sa misère comme l’évangélique fils et rêvait encore du séjour de fête et de joie dans la riche bonté de la maison paternelle. Et voici que, par une richesse infinie de miséricorde, la prière déchirante de ses souffrances humiliées est exaucée, exaucée royalement, divinement. Dieu a eu pitié. Voici, à lire dans les journaux, que c’est doucement et chrétiennement que ce pauvre Verlaine est mort, « s’étant scrupuleusement confessé, ayant reçu avec extase sur ses lèvres, qui très tard apprirent à prier, l’Hostie immaculée, le viatique qui donne la force à ceux qui s’en vont ».

Pour le repos de celui qui s’en va vers l’Homme-Dieu dont il pouvait comprendre un peu les souffrances, les ignominies innocemment supportées, il me semble que de tout cœur j’ai prié un des meilleurs De Profundis de ma vie :

 

           De profundis clamavi ad te, Domine.

           Si iniquitates observaveris, quis sustinebit ?

 

J’ai crié, de l’abîme, vers toi, mon Dieu. – Si tu pèses strictement nos fautes, quelle vie pourra soutenir ton jugement ?

 

 

Armand THIERY.

Professeur à l’Université catholique de Louvain.

 

Paru dans Durendal en 1896.

 

 

 

 

 

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