Préface au recueil «Tsvêtnik» de Tolstoï

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Léon TOLSTOÏ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Race de vipères, comment pourriez-vous dire des choses bonnes, méchants comme vous l’êtes ?

Car la bouche parle de l’abondance du cœur. L’homme bon tire du bon trésor de son cœur

des choses bonnes, et l’homme mauvais, d’un mauvais trésor, tire des choses mauvaises.

Je vous le dis : au jour du jugement les hommes rendront compte de toute parole vaine qu’ils auront dite.

Car tu seras justifié par tes paroles, et tu seras condamné par tes paroles.

(Matthieu, XII, 34-37. Traduction de l’abbé

A. Crampon, Chanoine d’Amiens.)

 

 

Le recueil contient, à côté de récits où se trouvent relatées des choses qui se sont réellement passées, d’autres morceaux – histoires, traditions, narrations, légendes, fables, contes – qui ont été composés et rédigés pour l’édification des lecteurs.

Nous avons arrêté notre choix sur ceux d’entre eux que nous jugeons conformes à l’enseignement de Jésus-Christ et que, partant, nous jugeons être bons et exprimer la vérité.

Bien des lecteurs d’une histoire, d’un conte, d’une légende, d’une fable, – surtout parmi les enfants – demandent avant toutes choses : « Ce que l’on raconte là, est-ce vrai ? » et souvent, s’ils voient que ce qui est raconté n’a pu arriver, ils disent : « Cela est pure invention et ce n’est pas vrai. »

En raisonnant ainsi, ils jugent mal.

Connaîtra la vérité, non pas celui qui ne connaîtra que ce qui a été, ce qui est et ce qui a coutume d’être, mais celui-là qui apprendra ce qui doit être selon la volonté de Dieu.

Celui qui se borne à décrire ce qui s’est passé, ce qu’a fait tel ou tel, n’écrit pas la vérité – tandis que celui qui fait voir que tels actes sont bons, c’est-à-dire conformes à la volonté de Dieu, et tels autres mauvais, c’est-à-dire contraires à cette volonté, celui-là écrit la vérité.

La vérité – c’est le Chemin. Le Christ a dit : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie. »

Et par conséquent ce n’est pas celui qui regarde où il pose les pieds, mais bien celui qui, observant le soleil, sait de quel côté il doit marcher, qui sait la vérité.

Écrits ou parlés, tous les récits sont bons et sont utiles non pas quand ils décrivent ce qui a eu lieu, mais quand ils font comprendre ce qui aurait dû avoir lieu; non pas quand ils racontent les faits et gestes des hommes, mais quand ils font le départ entre ce qui est bien et ce qui est mal, quand ils indiquent la voie étroite, la voie unique, celle de la volonté de Dieu, laquelle conduit à la vie.

Or, pour montrer ce chemin, il n’est pas nécessaire de ne décrire que la vie quotidienne de notre terre. Le monde est plongé dans le mal et dans la tentation. Veut-on le décrire tel qu’il est, on peindra beaucoup de mensonges et ces paroles ne contiendront pas de vérités. Pour que ce tableau en renferme, il faut écrire non pas ce qui est, mais ce qui doit être; il faut décrire non pas, la vérité de ce qui existe, mais la vérité de ce qui n’existe pas encore, la vérité du Royaume de Dieu dont les temps se rapprochent. Et voilà pourquoi, d’une part, des monceaux de livres, consacrés à des faits réels ou qui pourraient l’être, ne sont que mensonge, si leurs auteurs sont incapables de distinguer le bien du mal et, ignorant le seul chemin qui conduit les hommes au Royaume de Dieu, ne peuvent les mettre sur la voie; alors que d’autre part, des contes, des allégories, des fables, des légendes, qui font place au merveilleux, où sont décrites des choses qui jamais n’ont été et jamais n’ont pu être, sont la vérité parce qu’ils illustrent ce qui toujours a été, ce qui est, ce qui sera toujours la Volonté divine; parce qu’ils font apparaître la vérité du Royaume de Dieu.

On peut supposer une œuvre – et ce type de romans ou d’histoires est nombreux – où est décrite la vie d’un homme qui ne vit que pour ses passions, qui souffre le martyre et le fait souffrir, qui court des dangers, connaît la gêne, ruse, lutte, voit ses efforts pour sortir de misère couronnés de succès et finit par épouser l’objet de ses amours, par devenir un personnage, un homme riche, un homme heureux. Pareil livre, quand bien même tout ce qu’il contient serait l’exacte reproduction des faits et quand bien même il ne contiendrait rien d’incroyable, n’en serait pas moins mensonge et contre-vérité, parce qu’un homme qui vit pour soi et pour ses passions, si belle que soit sa femme, si considéré et si riche qu’il soit lui-même, ne peut être heureux.

Et, par contre, on peut supposer telle légende mettant en scène le Christ et ses disciples parcourant la terre, voulant entrer chez un homme riche qui ne les accueille pas et se présentant chez une pauvre veuve qui les accueille. Or Il enjoint à un tonneau plein d’or de rouler jusque vers l’homme riche, et Il envoie un loup chez la pauvre femme pour dévorer son dernier veau : et voici, tout alla au mieux pour la veuve et au pis pour l’homme riche.

Pareille histoire est tout entière incroyable, car rien de ce qui y est raconté ne s’est passé et n’a pu se passer; mais elle n’en est pas moins vraie tout entière, parce qu’elle montre ce qui doit être, fait le départ entre ce qui est bien et qui est mal, et marque à quoi doit tendre l’homme pour faire la volonté de Dieu.

Légendes, allégories, contes, – quels que soient les prodiges qu’ils racontent, si habiles que s’y montrent les animaux à parler comme les hommes et si rapides que s’y montrent les tapis magiques à transporter les humains – sont l’expression de la vérité, si ces légendes, contes et récits recèlent en eux la vérité du Royaume de Dieu. Que si cette vérité n’y est pas renfermée, quand bien même tout ce qui y est relaté serait attesté par n’importe quelle autorité, tout cela ne serait que mensonge parce que rien de la vérité du Royaume de Dieu n’y serait contenu. Le Christ lui-même prêchait en paraboles et Ses paraboles sont demeurées comme Vérité éternelle. Il se contentait d’ajouter : « Et maintenant, mettez en pratique ce que vous avez entendu. »

 

 

 

 

 

 

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