Notice historique sur les principaux ouvrages
du philosophe inconnu, et sur leur auteur
Louis-Claude de Saint-Martin
par
René TOURLET
IL est en morale, comme en physique, des phénomènes qui doivent fixer l’attention de tout observateur curieux et impartial. Où est l’homme, par exemple, où est le philosophe, grand par lui-même, fort de ses vertus, dédaignant et les richesses et la célébrité, n’attachant aucun intérêt personnel, soit à la censure, soit aux éloges de ses contemporains ? Ce mortel est rare sans doute ; mais si, faisant tous ses efforts pour être ignoré, il brûle du désir d’être utile, s’il consacre à cette œuvre sublime ses talents, ses veilles, ses loisirs ; croira-t-on que l’orgueil puisse être le mobile de sa conduite ? Cependant l’orgueil le plus secret perce toujours à travers le manteau du philosophe ; un geste, une parole, un écrit décèle tôt ou tard le personnage qui a su s’en couvrir. L’enthousiasme, dira-t-on, ne peut-il pas enfanter un tel prodige ? Mais l’enthousiasme est nécessairement exclusif, opiniâtre, souvent cruel ; et l’homme dont nous allons parler fut constamment inaccessible à la colère, à toute passion haineuse ; il ne démentit jamais personne, ne médit jamais de personne, et n’épousa aucun parti dans les circonstances les plus extraordinaires, quoiqu’il ait eu des opinions singulières et même exaltées.
Deux choses nous paraissent donc ici devoir être signalées : 1o l’existence, ou si l’on veut, l’historique du personnage qu’il s’agit de faire connaître ; 2o les principes auxquels on peut rapporter son plan de conduite, principes puisés, et dans ses actions, et dans ses ouvrages : voilà, selon nous, tout ce qui appartient à l’histoire, et ce qu’elle a droit d’exiger ; c’est d’après ces bases que nous allons esquisser le portrait du philosophe inconnu.
Louis-Claude de Saint-Martin naquit le 18 janvier 1743 à Amboise, département d’Indre et Loire, de parents nobles, qui le destinaient à la magistrature. Il préféra la profession des armes, ou plutôt il s’y dévoua pour se soustraire à tout projet d’établissement dans la robe, pour laquelle il se sentait une répugnance invincible, n’ayant d’ailleurs d’autre goût que celui de l’étude des sciences et principalement de la religion : âgé de vingt-deux ans, et protégé par le ministre, duc de Choiseul, il entra au régiment de Foix, en qualité d’officier. La carrière de l’honneur fut aussi pour lui celle de la vertu la plus sévère ; il ne donna à son état que le temps nécessaire pour en remplir exactement les devoirs ; il employait le reste à l’étude des belles-lettres et de la philosophie religieuse. La musique et des promenades champêtres furent ses délassements favoris. Ses inclinations étaient douces et son caractère liant, quoiqu’il recherchât de préférence la société des hommes occupés du même objet que lui. Des voyages au sein de sa famille, ou dans les pays étrangers pour s’y instruire, et des actes de bienfaisance qu’il avait soin de tenir secrets, absorbaient le fruit de ses économies. Amant passionné de la vérité, il semblait ne vivre que pour l’étudier et la faire connaître ; tel fut le but, et de ses démarches, et des ouvrages qu’il publia dans la suite ; il ne quitta le service militaire que pour vaquer uniquement à cette occupation devenue l’aliment nécessaire de son esprit et de toutes ses facultés. À cette époque il avait joint à la connaissance des langues anciennes l’usage des principaux idiomes de l’Europe 1 ; il en profita pour voyager en Allemagne, en Suisse, en Angleterre, en Italie, etc. ; partout il fut accueilli avec distinction, par des familles illustres, et par des savants pénétrés d’estime pour ses talents et de respect pour ses vertus. Sa réputation l’avait précédé à Berne, à Rome, à Londres, et dans tous les lieux qu’il visita. À son retour de l’un de ces voyages, des protecteurs alors puissants lui offrirent leur crédit pour obtenir la Croix de Saint-Louis avec une pension. Il refusa constamment cette faveur : « Quand j’ai été raisonnable, disait-il depuis, je n’y ai pas même pensé ; et, quand j’ai été juste, je me serais blâmé de l’avoir acceptée. »
C’est ici le lieu d’examiner quelle fut son opinion sur la révolution française et quelle part il y prit. On sait d’avance qu’il n’épousa point les préjugés de la noblesse, et qu’il s’applaudit de n’avoir jamais eu la volonté d’émigrer. On connaît aussi sa Lettre à un ami, ou ses considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la révolution française, – imprimées à Paris en l’an III. Nous ne ferons mention que de ce qui n’a pu encore être universellement connu.
Le 7 mars 1793, deux mois après avoir rendu les derniers devoirs à son père, il contribua dans sa commune, de toutes ses facultés, à tous les actes de dévouement que les besoins publics exigeaient. « J’y trouvais du plaisir, disait-il, parce que le mobile secret et la tenue de la révolution se lient avec mes idées, et me comblent d’avance d’une satisfaction inconnue à ceux même qui s’en montrent les plus ardents défenseurs. »
Compris dans le décret du 27 germinal contre les nobles, il quitta Paris sans murmurer, et revint tranquillement dans ses foyers.
Il se fit un devoir d’acquitter personnellement son service dans la garde nationale parisienne jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge où ce service cessa d’être exigible ; lui-même nous apprend qu’il montait sa dernière garde en l’an II, au Temple, où était alors détenu le fils de Louis XVI ; circonstance assez singulière, si l’on se rappelle surtout qu’en 1791, l’assemblée nationale avait compris M. de Saint-Martin dans la liste de ceux parmi lesquels on devait choisir un gouverneur au prince royal. « L’idée d’un tel choix, disait-il depuis, avec sa bonhomie ordinaire, n’avait pu venir que de quelqu’un qui ignorait combien j’étais peu propre à cet emploi. »
Au mois de frimaire an III (1794), M. de Saint-Martin fut nommé élève aux Écoles Normales, et le comité de salut public le requit alors de rentrer à Paris, nonobstant le décret du 27 germinal. Ces écoles ayant été fermées, le 30 floréal de cette même année, il retourna dans son département, où en vendémiaire de l’an IV, il fut membre des premières assemblées électorales.
On voit que M. de Saint-Martin donna surtout à ses compatriotes l’exemple de la soumission aux lois, de l’intégrité, du désintéressement, et de la bienfaisance. Il aima singulièrement son pays natal, et se plut à fréquenter, dans ce pays, les lieux où Descartes, Rabelais, etc., virent la lumière 2 ; il avait lu autrefois, avec fruit, leurs ouvrages. Il en faisait ses délices dans un âge plus avancé ; mais c’est dans ceux de Burlamaqui qu’il nous dit avoir puisé, dès sa jeunesse, le goût de la méditation qu’il conserva toujours : car il étudia pendant sa vie entière ; peu de mois avant de mourir, il suivait encore des cours publics, et assistait, avec les élèves, aux leçons des professeurs des écoles centrales. Quoique versé dans toutes les sciences humaines, il était d’une modestie rare et d’une admirable simplicité. Son extérieur était si humble et sa réserve si extrême, qu’à le voir et à l’entendre, on n’eût jamais soupçonné les trésors de science qu’il cachait. Il fut savant sans orgueil, charitable sans ostentation, sensible et humain par caractère, religieux par vertu.
Il avait pressenti sa fin prochaine, et l’avait annoncée à ses amis ; il vit de sang-froid arriver sa dernière heure, et parut même quitter avec joie sa dépouille mortelle. Il expira vers onze heures du soir, dans un accès de toux avec resserrement de poitrine, le 22 vendémiaire an XII, à Autray, près Chatillon, dans la maison de campagne du sénateur Lenoir-Laroche, où ce jour-là même il était allé dîner ayant quitté Paris dans la matinée.
Ce philosophe modeste était si peu répandu dans le monde, et si peu connu dans le lieu même où il vivait que les feuilles du jour, en annonçant son décès, l’ont confondu avec Martinez de Pasqually, mort depuis longtemps à Saint-Domingue, chef d’une secte d’illuminés répandue en Allemagne. Ceux qui sont tombés dans cette méprise n’ont sans doute jamais lu aucun de ses livres. Car sa doctrine et son langage ne ressemblent à rien moins qu’à ceux d’un chef de secte religieuse 3 ; il prétendait au contraire que la voie de la vérité était ouverte à tous les hommes, et que tous avaient en eux les moyens d’y parvenir.
« Je vous répète (écrivait-il au cit. Garat, dans une lettre imprimée, au tome troisième des séances des Écoles Normales, recueillies par des sténographes, et revues par les professeurs, nouvelle édition 1801), je vous répète que personne n’est plus tolérant que moi sur le choix que chacun est libre de faire en ce genre (de religion), et qu’on n’a jamais eu moins que moi la passion du prosélytisme. Mais je ne puis me dispenser de vous faire remarquer le désavantage que vous avez donné vous-même à votre propre cause, en ne sondant pas assez profondément les bases sur lesquelles vous croyez pouvoir appuyer votre défense » ; p. 81.
On lit aussi dans un de ses ouvrages les plus répandus, où il fait amplement sa profession de foi, ces paroles remarquables :
« Malgré la supériorité d’un culte sur les autres, peut-être la terre entière participe-t-elle aux droits qui distinguent le culte parfait ; peut-être chez tous les peuples et dans toutes les institutions religieuses, y a-t-il des hommes qui trouvent accès auprès de la sagesse... Cessons de juger les voies de la sagesse et de circonscrire des limites à ses vertus : croyons que les hommes lui sont tous également chers, etc., etc. » Voilà des maximes qui tiennent au système général des idées de l’auteur, et que nous aurons bientôt occasion de développer ; mais il faut pour cela donner un aperçu de sa théorie.
Le plus savant homme du monde peut ne pas se connaître ou se définir mal. Mais ses actions le jugent ; et c’est aussi d’après ses actions que nous avons jusqu’ici dépeint le philosophe inconnu. Maintenant prenons pour base ses ouvrages, et voyons si le portrait continuera d’être ressemblant. M. de Saint-Martin a beaucoup écrit, et ses livres sont traduits dans les principales langues de l’Europe ; ceux qui ont fait de notre philosophe un chef de secte pourront croire aussi qu’il écrivit pour se faire un nom. Cependant il dit à chaque page, au moins en substance, et quelque part en termes très précis : « Les livres que j’ai faits n’ont eu pour but que d’engager les lecteurs à laisser là tous les livres, sans en excepter les miens. » Il est facile en effet de conclure d’après ces principes que telle a dû être son opinion ; pour en être convaincu, et en même temps pour donner un aperçu de sa doctrine, jetons un coup d’œil rapide sur ses principaux ouvrages, citons ceux, 1o des Erreurs et de la Vérité ; 2o du Tableau Naturel ; 3o de l’Esprit des Choses ; 4o du Crocodile ; 5o du Ministère de l’homme Esprit ; 6o de l’Éclair sur l’Association Humaine. Voilà les sources d’où nous allons extraire tout ce qui tient véritablement à l’ensemble de ses idées.
Son système a pour but d’expliquer tout par l’homme ; l’homme, selon lui, est la clef de toute énigme, et l’image de toute vérité ; prenant ainsi à la lettre ce fameux oracle de Delphes, nosce te ipsum, il soutient que pour ne pas se méprendre sur l’existence et sur l’harmonie de tous les êtres composant l’Univers, il suffit à l’homme de se bien connaître lui-même, parce que le corps de l’homme a un rapport nécessaire avec tout ce qui est visible, et que son esprit est le type de tout ce qui est invisible. Que l’homme étudie donc, et ses facultés physiques dépendantes de l’organisation de son corps, et ses facultés intellectuelles dont l’exercice est souvent influencé par les sens ou par les objets extérieurs, et ses facultés morales ou sa conscience qui suppose en lui une volonté libre ; c’est dans cette étude qu’il doit rechercher la vérité, et il trouvera en lui-même tous les moyens nécessaires d’y arriver. Voilà ce que l’auteur appelle la révélation naturelle. Par exemple, la plus légère attention suffit, dit-il, pour nous apprendre que nous ne communiquons, et que nous ne formons même aucune idée qu’elle ne soit précédée d’un tableau ou d’une image engendrée par notre intelligence ; c’est ainsi que nous créons le plan d’un édifice et d’un ouvrage quelconque. Notre faculté créatrice est vaste, active, inépuisable, mais en l’examinant de près, nous voyons qu’elle n’est que secondaire, temporelle, dépendante, c’est‑à-dire, qu’elle doit son origine à une faculté créatrice, supérieure, indépendante, universelle, dont la nôtre n’est qu’une faible copie. L’homme est donc un type qui doit avoir son prototype, c’est une effigie, une monnaie qui suppose une matrice. Et le Créateur, ne pouvant puiser que dans son propre fonds, a dû se peindre dans ses œuvres, et retracer en nous son image et sa ressemblance, base essentielle de toute réalité. Malgré le rapport ou la tendance que nous conservons vers ce centre commun, nous avons pu, en vertu de notre libre arbitre, nous en approcher ou nous en éloigner. La loi intellectuelle nous ramène constamment à notre première origine, et tend à conserver en nous l’empreinte de l’image primitive ; mais notre volonté peut refuser d’obéir à cette loi, et alors la chaîne naturelle étant interrompue, notre type ne se rapporte plus à son modèle ; il n’en dépend plus ; il se place sous l’influence des êtres corporels qui ne devaient servir qu’à exercer nos facultés créatrices, et par lesquels nous devions naturellement remonter à la source de tout bien et de toute jouissance. Cette disposition vicieuse une fois contractée par notre faute, peut comme les autres impressions organiques, se transmettre par la voie de la génération. Ainsi nous hériterons des vices de nos parents. Mais la vertu, mais l’étude et la bonne volonté pourront toujours diminuer ou détruire ces affections dépravées, et corriger en nous ces altérations faites à l’image vivante de la divinité ; nous pourrons en un mot nous régénérer, et seconder ainsi « les vues réparatrices de l’Homme-Dieu qui s’est revêtu de notre chair, etc., etc. » Telle est à peu près la marche que le philosophe inconnu suit dans le développement de son système. C’est l’homme qui se révèle à lui-même son état primitif, sa dégradation subséquente et les moyens de se régénérer. Il ne voit pas tout en Dieu, comme l’a voulu Malebranche ; au contraire, Dieu voit tout en l’homme qui est son image, et l’homme actuel ne connaît Dieu qu’en réformant sa propre image dégradée. Les philosophes indiens veulent que l’homme devienne Dieu en s’identifiant avec lui par la pensée : Celui qui connaît Dieu, disent-ils, devient Dieu lui-même. M. de Saint-Martin soutient seulement que l’homme vertueux redevient l’image de Dieu ; ce qui rétablit la communication entre Dieu et l’homme, et ce qui suffit pour le bonheur de ce dernier.
Nous remarquerons, sans aller plus loin, que le philosophe inconnu rattache toutes les sciences et toutes les questions possibles à la théorie dont nous venons de parler ; ainsi les lecteurs doivent s’attendre à trouver dans ses ouvrages la solution de toutes les différentes questions physiques, métaphysiques, mathématiques, religieuses, politiques, chimiques, etc., qui aient jusqu’ici occupé l’esprit humain ; et nous dirons franchement que la science peut beaucoup gagner à l’examen approfondi de quelques-uns de ces ouvrages 4 ; en général, ses raisonnements sont pleins de force ; sa logique est serrée ; il est difficile de nier ses principes, et souvent plus difficile encore d’en éluder les conséquences. Quelque opinion qu’on adopte, on ne peut lire qu’avec fruit, 1o son Essai sur les signes et sur les idées, relativement à la question de l’Institut : déterminer l’influence des signes sur la formation des idées ; 2o son opinion sur le sens moral et sur la distinction entre les sensations et les idées, objets d’une discussion publique, dans la séance des Écoles Normales, le 9 ventôse an 3, entre l’élève Louis-Claude de Saint-Martin et le professeur Garat ; l’impression de la lettre qui en contient les détails et qu’on lit dans le tome troisième du recueil déjà cité, fait selon nous le plus grand honneur à ce dernier, qui ne craignit pas de mettre au jour toute la puissance de son adversaire. Qu’en est-il résulté ? un avantage réel ; c’est que la question la plus abstraite qui fut jamais a été traitée à fond, et qu’on ne peut rien ajouter aux éclaircissements donnés de part et d’autre dans cette dispute mémorable.
Au reste, ce n’est qu’en lisant ses ouvrages qu’on se formera une idée de la manière dont il traite des questions trop fameuses, celles sur la nature de la matière, sur sa force d’inertie, sur la divisibilité de ses parties, sur le principe du mouvement, etc. On chercherait en vain ailleurs une profondeur égale à celle qu’il a montrée dans des sujets aussi arides : ses résultats sont quelquefois bien singuliers, mais toujours puissamment motivés ; c’est ainsi qu’il prétend qu’un principe immatériel est nécessairement la base de toute corporisation, et par conséquent, de la matière elle-même. Son opinion, à cet égard, nous semble avoir quelque analogie avec celle de Descartes, sur la matière subtile. Mais, parfois aussi, le philosophe inconnu, craignant de profaner ce qu’il appelle la vérité, devient énigmatique, ce qui ajoute encore à l’obscurité des questions qu’il veut résoudre ; ce défaut est surtout sensible dans son Crocodile, qu’on n’entend guère mieux que le Pantagruel de Rabelais, à moins qu’on n’en ait la clef, et qu’on ne sache que madame Jof est la foi, Sédir le désir, Ourdek le feu, etc. Voici le titre de cette production vraiment originale : Le Crocodile, ou la guerre du bien et du mal, arrivée sous le règne de Louis XV ; poème épiquo-magique, en CII chants, dans lequel y a de longs voyages sans accidens qui soient mortels ; un peu d’amour sans aucune de ses fureurs ; de grandes batailles sans une goutte de sang répandu ; quelques instructions sans le bonnet de docteur, et qui parce qu’il renferme de la prose et des vers, pourrait bien en effet n’être ni l’un ni l’autre. Œuvre posthume d’un amateur des choses cachées, à Paris, de l’imprimerie du Cercle-Social, etc., an VIII de la République Française.
Il aimait en effet les allégories et les choses cachées ; il a traduit de l’allemand en français les Principes, l’Aurore naissante de Boehm, etc. Nous ne parlerons point de ses autres ouvrages, tels que le Livre Rouge ; l’Ecce Homo ; l’Homme de Désir ; le Cimetière d’Amboise, etc., etc. ; parce que nous n’en connaissons presque que les titres, et parce que, suivant l’auteur, tous renferment le même fonds de doctrine. Nous nous permettrons encore moins de critiquer aucune de ses opinions. Cependant nous sommes bien persuadés que, dans ses nombreux écrits, le philosophe inconnu a été plus d’une fois dupe de son cœur et de son imagination, et qu’en cela, il a payé sa dette à l’humaine faiblesse 5 ; nous croyons, par exemple, que rien n’est plus faux que son système sur l’association humaine, dans lequel, cherchant hors de la nature les fondements du Pacte Social, il établit comme seul légitime un régime théocratique plus convenable à des anges qu’à des hommes. Mais il serait injuste, et même déraisonnable, de supposer que l’orgueil ou l’ambition de fonder une secte particulière l’aient entraîné dans de semblables écarts. Ses opinions sont bizarres, étranges même ; mais il les croit fondées, il ne les défend que par amour pour la vérité, et c’est uniquement pour la faire triompher que selon ses propres expressions il a déclaré la guerre, et aux savants qui ont tellement défiguré la nature, que ce miroir est devenu méconnaissable entre leurs mains, et aux philosophes qui ne reconnaissent point dans l’homme le privilège d’avoir une âme intellectuelle et immortelle, et aux théologiens et aux princes des prêtres, qui, d’une part, rétrécissant les facultés de l’homme parce qu’ils veulent dominer sa croyance, de l’autre ne nous montrant Dieu qu’armé de son tonnerre et de feux vengeurs, semblent mettre une barrière éternelle entre Dieu et son image.
Enfin, si nous voulons juger l’homme, ses actions sont là, et toute la vie du philosophe inconnu nous démontre qu’elle ne fut qu’une application continuelle du précepte qu’il recommande souvent dans ses écrits, et qu’il pratiqua mieux que personne : « Il est bon de jeter continuellement les yeux sur la science, pour ne pas se persuader qu’on sait quelque chose ; sur la justice, pour ne pas se croire irréprochable ; sur toutes les vertus, pour ne pas penser qu’on les possède. »
René TOURLET.
Paru dans Archives littéraires de l’Europe en 1804.
1 Nous croyons que M. Tourlet se trompe quant à la langue allemande. M. de St-Martin ne l’apprit que fort tard à Strasbourg, dans le seul but de traduire les ouvrages de Boehme qu’on lui fit connaître alors et dont il n’avait jamais entendu parler. Les extraits qu’on lui communiqua lui firent juger que les idées de Boehme rempliraient quelques lacunes qui restaient encore dans son système. Il étudia aussitôt la langue de cet illuminé célèbre, qui ne ressemble nullement à l’allemand d’aujourd’hui. Ceux qui connaissent l’une et l’autre pourront seuls apprécier le dévouement dont M. de St-M. fit preuve dans cette occasion. (N. des rédacteurs.)
2 Ce goût pour Rabelais paraîtra bizarre à ceux même qui ont lu le Crocodile de M. de St-M. Nous ne voyons guère de rapprochement entre lui et le curé de Meudon, que dans leur malveillance commune envers les princes des prêtres. Cependant Rabelais est souvent si obscur, et M. de St-M. était tellement amateur des choses cachées, qu’il peut avoir trouvé dans Pantagruel beaucoup de choses qui flattaient ses opinions, et que les profanes n’y sauraient découvrir. (N. d. R.)
3 C’est une méprise inexcusable que de confondre M. de St-M. avec Martinez de Pasqually. Cependant la vérité veut que l’on convienne que l’un fut le disciple de l’autre, du moins dans une partie de ces opinions. M, de St-M. ne tint ni le langage, ni la conduite d’un chef de secte religieuse, et nous croyons avec M. T. qu’il fut exempt de toute ambition. Mais on pourrait le soupçonner d’avoir été, peut-être à son insu, l’apôtre d’une doctrine religieuse et politique. M. T. convient lui-même quelques pages plus loin que dans le système social du philosophe inconnu, le régime théocratique était le seul légitime. (N. d. R.)
4 Il est permis de douter un peu de cette assertion, quand on a jeté un simple coup d’œil sur les ouvrages de Jacob Boehme, que M. de St-M. s’est donné tant de peine à traduire. Ils sont pleins d’une astronomie et d’une physique dont les principes sont probablement condamnés à un éternel oubli. (N. d. R.)
5 Ne pouvant réfuter ce que je ne comprends point, je me garderai de combattre sa théorie des nombres et de leurs vertus comme recelant de grandes vérités, du nombre parfait quatre, du nombre faux neuf, etc. J’eus un jour là-dessus avec lui une explication assez vive : en la rapportant, j’omettrai sans doute les mots sacramentaux dont il se servit, mais je ne m’écarterai pas du moins des idées que j’y attachai. Le sujet de notre conversation était un poète grec auquel St-Martin donnait quelques éloges ; il ne s’agissait point du traducteur ; je lui demandai s’il ne trouvait pas comme moi que les comparaisons fussent trop fréquentes chez ce poète. – St-Martin. Mais on aime toujours les comparaisons, parce qu’elles supposent une réalité. – Moi. En effet les comparaisons rehaussent et anoblissent l’expression de la nature. – St-Martin. – Eh ! la nature qu’exprime-telle ? De qui est-elle le type ? – Moi. – Je n’aime point à remonter au-delà. La nature comprend tout ce qui existe. – St-Martin. – Vous ne remontez pas au-delà !... pas même d’un échelon... d’un seul... pour arriver à l’universalité des êtres... – Moi. – Ce serait remonter à l’infini. – St-Martin. – À l’infini, si vous voulez ; mais arrêtez-vous à l’unité, nombre principe. – Moi. – Alors, l’unité n’est qu’un nombre abstrait. La nature est la collection des individus. Les individus seuls existent, mais leur collection ou l’unité n’existe nulle part. – St-Martin. – Au contraire, tout individu est compris dans l’unité. La vertu, l’énergie ne peut être que dans l’unité. L’unité est le centre d’où émanent les autres nombres, comme autant de rayons ; ces nombres sont autant d’êtres qui n’existent que par leur rapport avec l’unité. Voulez-vous donc qu’il y ait des rayons sans centre. – Ici St-Martin inscrivit un triangle dans un cercle. Vous allez, continua-t-il, pressentir les vertus des nombres. Puis, il simula des lignes tirées du centre à la circonférence ; et prétendit me montrer les rapports de un à quatre, rapports facultatifs, exprimant une série d’êtres immatériels, tenant à l’unité principe, etc. – Moi. – Et vous voyez là les vertus des nombres. – St-Martin. – Oui sans doute. – Moi. – Je vous plains. – St-Martin. – Je vous invite à chercher. – Moi. – Mais j’ai lu là-dessus vos livres, et je plains ceux qui les comprennent. – St-Martin. – Ceux qui les comprennent ne sont pas à plaindre, ils ne cherchent plus, ils suivent la voie... Là, nous fûmes interrompus ; j’étais humilié d’avoir montré quelque humeur, tandis que je n’avais pas remarqué en lui la plus légère émotion. Cependant ce jour-là même, nous nous quittâmes satisfaits l’un de l’autre. Quand j’eus occasion de le revoir depuis, je me gardai bien de toucher le même chapitre. (Note de l’auteur de cet article.)