SAINTE BRIGITTE, GRANDE DAME SUÉDOISE
par
Renée TRAMOND
À BRIGITTE TRAMOND
BRIGITTE FRANCONIE
BRIGITTE DEPIERRE
BRIGITTE RAMAIN
BRIGITTE ADAM
I
L’ENFANCE HEUREUSE
ET LE MARIAGE DE BRIGITTE
C’EST à Ulfasa, sur le lac Boren, que Brigitte vit le jour. Cette petite fille, peut-être de race royale, devait passer une grande partie de sa vie en Suède, au milieu des lacs et des forêts. Lacs tour à tour scintillants de lumière ou assombris par un hiver glacial et interminable, changés parfois par le gel en blocs de diamants, lacs où se reflètent les sapins, et dont les eaux d’émeraude se gonflent au vent de la tempête en vagues furieuses.
Ce pays, l’écrivain suédois Selma Lagerlof, nous l’a fait visiter dans son beau livre, le « Merveilleux Voyage de Nils Holgersson », qui ressemble tout à fait à un voyage en avion, puisque le petit Nils, à cheval sur un jars, survole les bois et les prairies du Götaland, les belles plages du Halland, les châteaux et les monastères parmi lesquels celui de Sainte-Brigitte à Vadstena, sur le lac Vättern, les forêts immenses du Svealand où pins, sapins, bouleaux, tilleuls et chênes, couvrent des espaces sans fin, puis Stockholm, capitale construite sur les eaux du lac Moelar, enfin le Nordland, plus dur et plus froid, avec le Grand Nord et la Laponie.
La Suède est un pays plus attachant qu’aucun autre par sa diversité et la splendeur de sa lumière. « Pays enchanté, écrit encore Selma Lagerlof, les immenses forêts t’enveloppent, elles sont ton vêtement, les ondes bleues t’enlacent en longs rubans que bordent les collines bleues aussi. Tu es simple, tu es pauvre au point que l’étranger ne subit pas toujours ton charme. »
Les ancêtres de Brigitte appartenaient à l’illustre famille des Folkungen, qui étaient montés sur le trône en 1250. L’un d’eux, Birger Jarl, fut le fondateur de Stockholm. Il avait épousé la sœur du roi Éric, et son frère, Bergt Mansson, héritier du domaine d’Ulfasa, avait pris pour femme une jeune fille noble de la famille des Swerker, la belle Sigrid. Ce furent les grands-parents de Brigitte. Leur fille, qui s’appelait également Sigrid, épousa Birger Pederson, juge provincial d’Uppsala. Lui-même descendait directement du roi Éric.
Sigrid et Birger étaient très pieux. À cette époque, on voyageait presqu’autant que de nos jours. On partait pour d’interminables pèlerinages malgré les difficultés et le manque de confort, on allait à Rome, à Saint-Jacques-de-Compostelle, en Palestine. On partait pour des mois, parfois des années, on en revenait sanctifié, avec d’extraordinaires récits qui ensoleillaient les longues soirées d’hiver.
Birger ne manqua pas d’aller à Rome. Il aurait désiré continuer sur Jérusalem, mais le Pape Boniface VIII, qui l’avait reçu, lui conseilla de retourner plutôt en Suède pour y travailler à la prospérité morale et matérielle du peuple :
– Il est fort méritoire, lui dit-il, d’accomplir des pèlerinages, mais il ne faut pas pour cela négliger les devoirs de sa charge.
Birger obéit au Saint-Père, sans hésiter, et revint dans son pays où, avec l’aide de sa femme, il fit construire de nombreuses églises et des couvents tout en menant une vie très édifiante. Il se confessait tous les vendredis, s’imposant de sévères pénitences et disposant son cœur, particulièrement ce jour-là, à accueillir avec sérénité les épreuves que Dieu pourrait lui envoyer pendant les autres jours de la semaine.
Ce père et cette mère admirables racontèrent sans doute bien souvent à leurs enfants l’histoire de saint Ansgar qui, le premier, avait évangélisé la Suède. Cela se passait au IXe siècle : un roi danois, Harald VI, qu’on appelait Harald à la Dent Bleue, fut reçu à Mayence par le roi de France, Louis le Débonnaire. Il y fut baptisé avec sa femme, ses fils et les personnes de sa suite. Le moine Ansgar proposa alors au roi Harald de l’accompagner dans son pays pour essayer de convertir ses compatriotes.
Pendant plusieurs années, ce saint homme devait parcourir en tous sens la presqu’île scandinave pour y introduire le christianisme. Ce ne fut pas toujours facile, ces hommes rudes s’étaient mis dans la tête de placer un de leurs anciens rois parmi les divinités qu’ils adoraient. Ansgar eut beaucoup de peine à leur faire accepter un Roi sans royaume, et attaché à une Croix.
Peu à peu, cependant, le christianisme pénétra partout. C’était alors l’époque où les beaux « jarls », les hardis navigateurs, s’élançaient sur leurs vaisseaux à deux roues, à la conquête de terres nouvelles : Écosse, Hébrides, Orcades, Shetlands, Far-Oer, Islande enfin ; l’époque où Éric le Rouge découvrit l’Amérique avec Leif l’Heureux. Ces hommes d’une magnifique stature, d’un courage indomptable, adoraient encore les dieux Thor et Wotan. Cependant, la foi chrétienne les conquit à leur tour et leurs descendants avaient encore la ferveur des nouveaux convertis.
Sigrid et Birger avaient trois fils : Pierre, Benoît et Israël, et trois filles : Ingrid, Marguerite et Catherine. Maintenant Sigrid attendait un septième enfant.
Comme elle accomplissait un voyage en mer, le navire sur lequel elle se trouvait fut jeté sur les écueils, près de l’île d’Oeland, cette île que Selma Lagerlof a comparée à un papillon posé sur la mer. Il s’y brisa, mais Sigrid fut sauvée et ramenée dans l’île. Dieu veillait déjà sur l’enfant qu’elle portait, et qui devait être sainte Brigitte.
La fillette vint au monde au début de l’année 1303, au cours d’un de ces hivers aux nuits interminables et transparentes, dont l’aube est à peine plus claire. Elle devait grandir dans ce pays de neige et de soleil.
L’enfant avait reçu le nom de son père, féminisé : Birgitta. Elle ne fut pas un bébé remarquable, en réalité elle parla si tard que ses parents désolés eurent le temps de la croire muette. Ce n’est qu’à l’âge de quatre ans que l’enfant sortit du silence. À sept ans, elle perdit sa mère. La fillette aux yeux bleus et aux longs cheveux blonds fut alors confiée à une tante qui l’éleva.
À l’exemple de ses parents, Brigitte était très pieuse, elle aimait prier la Sainte Vierge et pleurait lorsqu’elle entendait raconter la passion du Sauveur. Son tempérament ardent la portait déjà à une grande sévérité vis-à-vis d’elle-même, elle se livrait à des pénitences qui effrayèrent parfois sa bonne tante. Celle-ci l’ayant trouvée une nuit toute en larmes au pied du crucifix, et grelottant de froid dans sa longue chemise de nuit, la gronda et lui demanda les raisons d’une piété qu’elle jugeait excessive.
– Je me suis levée, répondit Brigitte, pour louer celui qui m’assiste toujours.
– Quel est-il ? demanda la tante.
– C’est Jésus crucifié que j’ai vu.
Un peu impressionnée par une foi si exceptionnelle, la tante n’osa plus rien dire. L’enfant vivait en effet dans cette atmosphère surnaturelle qui devait durer toute sa vie.
Brigitte, peu à peu, devenait une grande et belle jeune fille, au port de tête un peu fier, aux longues nattes blondes, très intelligente et très instruite.
Son père, Birger, décida, lorsqu’elle atteignit quatorze ans, de la marier comme cela se faisait à cette époque. Certes, le mariage ne tentait pas la jeune fille, mais lorsqu’elle vit Ulf Gudmarsson, grand seigneur de Néricie, que son père lui présenta, elle le trouva très sympathique et plein de qualités. Ulf avait dix-huit ans, il était juge de sa province et aimait déjà tendrement Brigitte. Le mariage se fit donc rapidement et donna lieu à de grandes fêtes. La petite mariée était ravissante et son mari l’emmena aussitôt dans son beau château au milieu des forêts.
Ce fut tout de suite un ménage exceptionnel :
– Prions Dieu, avait dit Brigitte à son mari, pour qu’il sanctifie notre union, et ne nous donne des enfants que s’ils doivent être un jour des saints dans le ciel.
Ils devaient être exaucés au-delà de leurs désirs : une grande sainte, Catherine de Suède, fut une des filles de Brigitte et d’Ulf ; tous les autres marchèrent sur les traces de leurs parents.
Les jeunes époux entrèrent alors dans le Tiers-Ordre de saint François, acceptant de ce fait une vie de pénitence très sévère. Ulf éprouvait pour sa femme une grande admiration, il n’eut aucune peine à suivre ses conseils et son exemple, malgré son goût pour la vie mondaine et le luxe auquel il était habitué, et qu’il sut abandonner totalement comme on le verra plus tard.
On ne pouvait d’ailleurs résister à Brigitte ; un peu autoritaire peut-être, mais si charmante et si séduisante qu’on l’aimait malgré soi. Ulf près d’elle était heureux, dans ce château de Néricie dont elle était la gracieuse châtelaine.
Son influence s’exerçait non seulement sur son mari, mais aussi sur les nombreux domestiques, puis sur les amis du ménage qu’elle réunissait autour d’elle, les amenant peu à peu à davantage de piété et les attirant au Tiers-Ordre franciscain.
Sa foi, sa piété rayonnaient autour d’elle. La jeune femme avait gardé l’habitude de prier la nuit, elle y amena son mari, le poussant aussi à pratiquer la charité, sans y avoir de peine, d’ailleurs, car Ulf était, par nature, bon et serviable, et il distribuait sans hésiter de grosses sommes d’argent aux pauvres.
Ainsi vécurent-ils pendant deux ans, donnant autour d’eux l’exemple d’une vie particulièrement édifiante.
En 1319, naquit leur premier enfant, ce fut un fils qui fut appelé Charles. Brigitte et Ulf eurent huit enfants. Le second, Birger, était un garçon sérieux et réfléchi. Vinrent ensuite une petite fille Marthe, un autre garçon Gudmar, puis deux filles : Catherine, la future sainte, et Ingeborg.
Brigitte élevait ses enfants avec le plus grand soin, sachant se montrer sévère lorsqu’il le fallait. L’aîné, Charles, fut peut-être son préféré malgré tous les soucis qu’il lui donna. Ce garçon très vif, très intelligent, avait un caractère violent et emporté. Il aimait le plaisir ; ardent en tout, il avait une nature très attachante, un cœur très tendre, qui l’entraînait parfois trop loin, car il ne savait pas toujours résister aux tentations. Sa mère essayait vainement de le sermonner, elle l’emmenait aussi avec elle ainsi que Birger pour visiter les pauvres, comme elle emmenait la petite Marthe dans les hôpitaux pour visiter les malades. Charles, plein de pitié pour ces malheureux, leur donnait avec joie tout ce qu’il pouvait, mais sa mère, tout en approuvant ses sentiments, lui expliquait que ces actes de charité ne suffisaient pas à assurer son salut, et qu’il devait avant tout accomplir la volonté de Dieu. Le jeune garçon manifestait alors un violent repentir, mais ses bonnes résolutions ne duraient guère.
À cette époque, les jeûnes de l’Église étaient très rigoureux et Charles, plein de vitalité et d’appétit, avait de la peine à s’y soumettre. Brigitte s’en désolait. Comme il avait rompu le jeûne le jour de la vigile de saint Jean-Baptiste, elle supplia ce saint de prendre soin de son fils et de le protéger en toutes circonstances. Il semble bien qu’elle fut exaucée, du moins temporairement, car Charles prit soudain à cœur les exercices de piété recommandés par sa mère, et ne rêva plus que d’aller en Palestine pour combattre les infidèles et mourir pour son Dieu. Une fois de plus, il fallut tempérer cette belle ardeur, mais on comprend un peu la tendresse de Brigitte pour ce garçon si sympathique malgré ses défauts. Elle lui avait trouvé un remarquable précepteur nommé Hermann, qui devait être plus tard évêque de Linköping.
La bulle de canonisation la décrit à cette époque de sa vie comme étant la femme forte de l’Évangile « veillant à la direction de sa maison, nourrissant douze pauvres par jour chez elle, leur lavant les pieds une fois par semaine. Infatigable envers les malades qu’elle pansait et soignait sans dégoût, faisant reconstruire de nombreux hospices délabrés, louant Dieu sans cesse, estimant la justice et méprisant la vaine gloire ».
Certes, elle avait bien quelques défauts, car il est bien rare de naître « sainte », on le devient peu à peu, mais son énergie et sa vertu atténuèrent bientôt ce qu’il y avait peut-être d’un peu trop hautain dans son attitude.
II
SÉJOUR DE BRIGITTE À LA COUR DE STOCKHOLM
CETTE heureuse et paisible existence au château de Néricie ne devait pas durer : une première épreuve attendait Brigitte. Son mari et elle étaient proches parents du roi Magnus de Suède et Norvège, qui résidait à Stockholm. Ils étaient souvent invités aux fêtes du Palais mais n’en éprouvaient aucun plaisir ; le genre de vie qu’on y menait ne leur plaisait guère. Pourtant, tous, à la cour, les estimaient et les aimaient ; aussi lorsque Magnus prit pour femme Blanche de Dampierre, fille du Comte de Namur, en Flandre, il demanda au jeune ménage de ses cousins de venir s’installer au Palais Royal. Brigitte devrait remplir auprès de la nouvelle reine les fonctions de surintendante, tandis qu’Ulf aurait sa place dans les affaires de la Cour.
La jeune femme aurait bien désiré refuser cette faveur, mais il s’agissait en réalité d’un ordre, et son mari le lui fit comprendre. Il était obligé d’obéir, et pour ne pas être séparée de lui, Brigitte accepta. Ils quittèrent le cher domaine d’Ulfasa où ils avaient été si heureux.
Comme ils ne pouvaient songer à emmener tous leurs enfants à Stockholm, les deux fillettes, Catherine et Ingeborg, furent confiées à l’abbesse du couvent de Risaberg, et les quatre aînés seuls suivirent leurs parents.
Les rois de Suède résidaient depuis un siècle au Château royal de la capitale, ayant dû quitter celui de Sigtuna, qui avait été détruit. Il ne s’agissait pas encore de l’actuel château royal de Stockholm, d’une si grande pureté de lignes, à la jonction de la mer et du lac Moelar, dans lequel il se reflète, mais de l’ancien château des Trois Couronnes, brûlé à la fin du XVIIe siècle.
La vie y était extrêmement mondaine et Brigitte était obligée, par ses fonctions, de paraître avec son mari à toutes les fêtes. Elle savait s’y montrer charmante, gracieuse et très grande dame, mais si simplement que cela ne gênait personne et que tous l’admiraient. La reine Blanche elle-même, quoiqu’un peu légère, se prit d’une grande affection pour sa belle cousine. Elle écoutait parfois ses conseils, les suivait quelque temps ; elle lui manifesta même son amitié par le don d’une merveilleuse cassette contenant des reliques de plusieurs saints dont les plus précieuses étaient celles du roi Saint Louis de France.
Dès que Brigitte était libérée de ses obligations, elle retrouvait son refuge habituel dans la prière, demandant au Saint-Esprit de lui inspirer les sages paroles et les conseils qu’elle devrait donner à Magnus et à Blanche. Ceux-ci, tout d’abord pleins de bonne volonté, l’écoutèrent docilement et durant toute cette période la paix et la prospérité régnèrent en Suède.
Cependant Blanche était très jeune, elle avait gardé le souvenir des magnificences de la Cour de son pays, et le beau château de Stockholm lui paraissait trop modeste. Elle réclamait sans cesse bijoux et toilettes nouvelles et le roi Magnus ne pouvait la satisfaire qu’en accablant ses sujets d’impôts extrêmement lourds.
Brigitte, se rendant compte de cet état de choses, s’en indignait. Elle se présenta un jour devant le roi, accompagnée de ses deux fils Charles et Birger, dont la présence l’encourageait :
« Seigneur, lui dit-elle, vous ne devez pas continuer à pressurer ainsi votre peuple. Vous l’éloignez de ce Dieu que vous offensez vous-même. Prenez mes deux fils que je vous amène en otage et gardez-les jusqu’à ce que vous soyez en mesure de payer vos dettes. »
Très ému, le roi Magnus renonça pour cette fois à ses projets. Il promit à Brigitte de s’occuper de faire refleurir la religion dans son pays et d’en réformer les mœurs.
Malheureusement, ces belles résolutions ne durèrent pas. Blanche essaya elle aussi de pratiquer la vertu pour faire plaisir à sa cousine qu’elle aimait beaucoup, mais elle était très faible de nature, et elle aimait trop le plaisir. Prise de zèle, elle accomplissait quelques pieux pèlerinages, suppliait son amie de prier Dieu pour elle, secourait les pauvres, et puis retombait dans ses erreurs.
Brigitte, désolée, accourait alors. Inspirée de Dieu, elle trouvait les mots susceptibles d’amener au bien la pauvre reine :
« Vous devrez, lui disait-elle, rendre compte jusqu’au moindre denier de vos biens terrestres ! La mort peut vous surprendre d’un moment à l’autre sans que vous le sachiez, et Dieu sera aussi sévère pour vous que pour n’importe lequel de vos sujets. »
Sans se lasser et pendant de longs mois, Brigitte lutta pour sauver le couple royal ; hélas ! elle dut renoncer. Magnus refusait maintenant de l’écouter. Il se livra à l’impiété, épuisa le pays par des impôts exagérés, et finit même par s’emparer des biens de l’Église, après quoi, naturellement, il fut frappé d’excommunication.
Une dernière fois, Brigitte, épouvantée, les supplia de revenir à de meilleurs sentiments, tous deux refusèrent de l’entendre, Blanche par faiblesse, Magnus par orgueil. Ce dernier en arriva même à railler les conseils de sa sainte cousine. Il reçut un jour le jeune Birger avec des plaisanteries qui semblaient traiter Brigitte de folle ou de visionnaire :
– Eh bien, mon cher, s’écria-t-il en riant, qu’a donc encore rêvé de nous cette nuit notre noble cousine, votre mère ?
Le jeune homme ne devait jamais oublier cette injure faite à sa mère.
Fièrement et sans un mot, il se retira.
Dès lors, Magnus et Blanche semblaient bien perdus. Ulf et Brigitte ne pouvaient plus rester à la Cour, leur dignité s’y opposait. Ulf d’ailleurs préférait renoncer à sa situation plutôt que de continuer à servir un roi excommunié. Ils reprirent donc le chemin d’Ulfasa.
Leur départ attrista profondément tous ceux qui les aimaient, tous ceux qui avaient fondé des espoirs sur leur présence auprès du roi et de la reine pour le bien du royaume. Magnus et Blanche, d’ailleurs, malgré leur légèreté, ne devaient pas tarder à regretter eux aussi le départ de leurs cousins. Ils se rendirent enfin compte du vide laissé par ceux-ci, mais n’eurent pas la force de renoncer à toutes les bagatelles qui remplissaient leur vie.
Pendant les années passées à Stockholm, Marthe, la fille de Brigitte, s’était mariée, Charles et Birger étaient fiancés. Mais Gudmar était mort et Brigitte avait eu un autre petit garçon : Benoît.
Ce fut avec joie que Brigitte et Ulf retrouvèrent à Ulfasa cette existence de paisible intimité qu’au fond ils avaient toujours regrettée. Ils entreprirent de reconstruire le château et de le rendre plus confortable. Brigitte prenait plaisir à arranger sa chambre jusqu’au jour où elle sentit la honte l’envahir à la pensée que le Christ sur la Croix n’avait rien où reposer sa tête. Depuis lors, elle coucha sur de la paille recouverte d’une peau d’ours.
Une petite fille naquit encore à Ulfasa, on l’appela Cécile. Elle était particulièrement fragile et on se demandait si elle vivrait ; Brigitte, pleine d’angoisse, supplia la Sainte Vierge de la protéger et de la lui conserver. Elle fut exaucée et bientôt l’enfant se fortifia et retrouva la santé. Très reconnaissants, les deux époux décidèrent de partir en pèlerinage au tombeau du saint roi Olaf, martyrisé en Norvège, en 1033.
Ce fut un long et pénible voyage à travers montagnes et forêts, à pied naturellement. Il fallut passer par un col très élevé : le Dovrefjell, cheminer dans les marécages, franchir ruisseaux et rivières, et même de petits lacs. Les longues collines étaient couvertes de mousse, de lichen, de tourbe, qui rendaient la marche plus difficile. On rencontra des troupeaux de rennes ; les arbres étaient chétifs, et le paysage infiniment triste. Cependant, les pèlerins furent récompensés de leurs efforts lorsqu’ils arrivèrent au sommet du Dovrefjell. Brusquement s’offrit à leurs yeux un spectacle enchanteur : d’innombrables cascades jaillissaient des moindres rocs, en rubans d’argent, en torrents étincelants au soleil. Puis le paysage se fit plus beau encore et plus verdoyant à mesure que la plaine s’élargissait.
C’est ainsi que Brigitte et ses compagnons parvinrent au château de Tronjheim où se trouvait la tombe du martyr, qui fut le premier roi chrétien de Norvège. Là, ou plutôt dans le sanctuaire primitif, Leif Erikson, qu’on appela Leif l’heureux, était venu se recueillir avant son expédition qui devait aboutir à la découverte de l’Amérique. Aujourd’hui, les reliques d’Olaf ont disparu et la châsse du saint se trouve dans un musée danois, mais Ulf et Brigitte eurent la joie de les vénérer. Ils s’en revinrent en Suède, profondément édifiés. Brigitte, saisie par la beauté des chemins parcourus, rendait grâces à Dieu qui fit si belle la demeure des hommes ici-bas :
« Les cieux et la terre sont pleins de votre gloire », devait-elle chanter avec le psalmiste.
Leur foi et leur piété les engagèrent à entreprendre l’année suivante un autre pèlerinage, beaucoup plus long et pénible : celui de Saint-Jacques-de-Compostelle. Quelle distance, en effet, de Suède en Espagne ! Et cela, toujours à pied ou en voitures très peu confortables. Ils partirent, accompagnés d’une suite nombreuse, et les biographes de sainte Brigitte ne nous cachent pas qu’ils rencontrèrent de grandes fatigues et de grandes difficultés.
Peu après le départ, en passant au couvent de Sainte-Marie-d’Alvastra, près de Linköping, couvent qui appartenait alors aux Cisterciens, Brigitte apprit que le Prieur s’était rendu coupable d’une faute grave envers l’Église : en effet, il avait procédé à l’enterrement religieux d’un excommunié. Il n’avait même pas l’excuse d’avoir accompli un acte de charité, puisqu’il s’agissait d’un grand personnage et que le Prieur n’avait pas osé refuser, de crainte de perdre certains avantages matériels.
Brigitte, avec cette énergie que nous lui connaissons, et cette volonté de faire connaître la volonté de Dieu, que rien ne pouvait retenir, demanda à voir le religieux et lui adressa de sévères reproches. Celui-ci, conscient de sa faute, accepta avec humilité les remontrances de la sainte, et montra un grand repentir. Il était temps : quelques jours plus tard il devait mourir très rapidement.
Dans ce même couvent, vivait alors le moine Pierre Olafson. Brigitte et Ulf le décidèrent à les suivre en Espagne. Ce saint prêtre devait être toute sa vie un des compagnons de sainte Brigitte. Son admiration, son respect pour la pieuse dame ne devaient s’éteindre qu’avec lui.
Au retour de ce long et pénible voyage, et comme les pèlerins se trouvaient à Arras, Ulf tomba gravement malade. Ne voulant pas le laisser dans un hôtel peu confortable, un chanoine, ému de leurs peines, les invita à s’installer chez lui. Cependant l’état du seigneur de Néricie s’aggravait à chaque instant. Il reçut les derniers sacrements et se prépara à la mort avec résignation. Brigitte, elle, se désolait à l’idée de voir son mari mourir si loin de son pays. Elle pria Dieu avec ferveur et supplia saint Denis, patron de cette France où ils se trouvaient alors, de guérir Ulf. Quelques jours plus tard, et sans que rien eût pu le faire prévoir, celui-ci était en état de repartir et le voyage s’acheva sans difficulté.
Reconnaissant de cette faveur du ciel et vivant sans cesse entre ses deux saints compagnons, Brigitte et Pierre Olafson, futur prieur d’Alvastra, Ulf se sentait devenir chaque jour meilleur. Il les accompagnait dans toutes leurs visites aux églises et sanctuaires, et les écoutait entre-temps parler de Dieu, des grâces divines dont tous deux semblaient particulièrement favorisés, et aussi des joies de la vie monastique.
Ainsi grandissait en lui le désir de partager ces joies merveilleuses et dès son retour, il fit part à sa femme de son intention d’entrer lui aussi au couvent d’Alvastra.
Renonçant à sa fortune, à ses titres, à ses domaines, à toute une vie familiale heureuse entre ses enfants et sa femme, cette Brigitte qu’il aimait si tendrement et admirait plus encore, il s’enferma pour toujours dans le monastère, dont il accepta toutes les austérités. Ses amis l’avaient vu s’éloigner avec une véritable stupeur. Certains le blâmèrent ; le détachement des saints est difficile à comprendre, tellement il est en dehors de notre nature et de notre vie normale. On ne peut cependant que s’incliner devant cette acceptation de la volonté de Dieu. Brigitte et Ulf devaient étonner le monde.
Ulf, d’ailleurs, ne vécut pas plus de trois ans à Alvastra. Il y mourut au cours de son noviciat, à l’âge de quarante-sept ans. Brigitte avait eu la permission de le revoir pendant sa dernière maladie. Leurs adieux furent empreints d’une paix, d’une sérénité toutes célestes. Ulf remit à sa femme l’anneau qu’il portait au doigt, lui demandant de le garder et de penser à lui en le regardant. Puis la jeune femme se retira et n’assista pas à ses derniers moments. Tous deux vivaient déjà en dehors du monde, et cette séparation terrestre ne pouvait ressembler à ce qu’elle est pour les autres.
III
BRIGITTE CHERCHE SA VOIE
BRIGITTE, devenue veuve, reprit à Ulfasa une vie plus austère et plus dépouillée que jamais. Peu à peu, elle se séparait de tous ses biens, distribuant aux pauvres ses parures, ses bijoux et même, au bout de quelque temps, elle donna le précieux anneau qu’Ulf lui avait remis avant de mourir.
Ses parents, ses amis s’en étonnèrent. Ne semblait-elle pas témoigner ainsi d’une grande indifférence envers ce mari qui l’avait si profondément aimée ? Brigitte répondit paisiblement :
– Cet anneau m’était à charge parce qu’il me rappelait mon amour pour Ulf. Afin que mon âme puisse s’élever à Dieu uniquement, je veux me passer et d’anneau et d’époux.
Cependant sa famille s’inquiétait d’une telle ferveur et craignait de la voir entrer à son tour au couvent. On lui parla de remariage :
– Vos enfants ont grand besoin de vous, vous seriez bien coupable en les abandonnant. Il leur faut aussi un père.
Ces personnes bien intentionnées lui parlèrent de plusieurs jeunes hommes vertueux, capables d’assurer son bonheur et l’avenir de ses enfants. Brigitte écouta avec calme puis :
– J’aurais soin de mes enfants, dit-elle. Si je dois les quitter, le Seigneur qui me le demande saura bien les protéger. Cessez donc de vous tourmenter à leur sujet et au mien.
Elle priait beaucoup pour Ulf. Celui-ci, en effet, révéla à sa femme qu’il souffrait encore en Purgatoire. Quelles fautes légères avait-il donc à expier ? C’est qu’il faut une grande sainteté pour aller tout droit au ciel ! Quoique certain de son salut, il devait attendre avant d’être réuni pour toujours à son Dieu. Il demandait à Brigitte de faire dire pour lui des messes pendant toute une année, d’assister les pauvres et de donner des calices précieux pour le Saint Sacrifice de la Messe.
Brigitte accomplit fidèlement ce que son mari lui avait demandé. Pour pouvoir donner davantage, elle décida de vendre ses beaux domaines, et elle partit pour en faire le tour. On était au printemps ; ce printemps suédois éclate soudain avec une telle force et une telle splendeur qu’il semble griser les habitants du pays, qui ont subi pendant de longs mois l’obscurité et le froid glacial. L’intensité de la lumière semble une récompense durement gagnée. Plantes, animaux, lacs, cascades se réjouissent avec les hommes radieux.
Pour Brigitte, la grande plaine resserrée entre des régions montagneuses, les forêts, repaire d’animaux sauvages, se firent plus belles que jamais. Sans hésiter, elle vendait, distribuait avec une telle libéralité qu’elle s’attira les reproches de son intendant Celui-ci en effet craignait de ne pouvoir payer les frais des auberges :
– À quoi bon, disait ce brave homme, tout donner aux pauvres et en arriver à faire vous-même des dettes ? Il ne me semble pas que ce soit là la perfection.
Mais Brigitte lui répondait en souriant
– Donnons tout ce que nous pouvons. Le Seigneur a de quoi nous combler quand nous en aurons besoin. Je me confie à Lui dans ma détresse.
Sa confiance, sa foi étaient si grandes qu’elles accomplissaient des miracles. C’est ainsi qu’étant arrivée de nuit, et par grand froid, dans une des petites îles du lac Moelar, elle dut attendre le jour dans l’embarcation qui les avait amenés, elle et ses compagnons. Tous grelottaient, seule Brigitte gardait une douce chaleur, et ceux qui la voyaient ou la touchaient en étaient fort surpris.
– Pourquoi, leur disait-elle alors, n’avoir pas mis votre foi en Dieu au lieu de chercher à vous garantir du froid par des moyens extérieurs ? Si vous vous étiez adressés à Lui, il vous aurait donné la chaleur du corps en même temps que celle de l’âme.
Cependant, l’heure était venue pour la jeune femme de tout abandonner pour ce Dieu qui vivait en elle. Son directeur de conscience, Maître Mathias, chanoine de Linköping, lui conseilla de demander au Prieur d’Alvastra une petite cellule à l’entrée du couvent. Là elle pourrait attendre dans la prière que la volonté de Dieu se manifeste clairement à elle. Pierre Olafson, alors sous-prieur du monastère, lui obtint facilement cette faveur.
Brigitte, toujours obéissante, dut se séparer de ses enfants. Certes, elle s’y préparait depuis longtemps, mais, comme toute mère, elle en souffrit douloureusement. Le cœur brisé, elle organisa leur existence matérielle, confiant les plus jeunes à leurs aînés Charles et Birger, tous deux mariés. Birger et sa femme Benoîte s’installèrent à Ulfasa. Marthe était mariée avec Swid Ribbing, puissant seigneur suédois avec lequel elle était très malheureuse. La présence de sa mère lui avait été un appui et une consolation dont elle avait encore grand besoin. Aussi la séparation fut terrible et Marthe pleura longtemps tandis que la pauvre Brigitte s’efforçait vainement de la consoler.
Quant à Ingeborg, elle entra au couvent des Cisterciennes de Risaberg, la petite Cécile fut confiée aux religieuses de Scheningen, et Benoît aux moines d’Alvastra.
Catherine, la future sainte suédoise, était d’une grande beauté et remarquablement douée. Elle était fiancée depuis quelques années avec un jeune et riche gentilhomme nommé Eggert de Karnen. Brigitte se hâta de les marier, sachant bien que ce ménage marcherait sur les traces du sien.
Ainsi tout était bien, la mère pouvait partir. Sans une plainte, mais le cœur déchiré, la jeune femme s’embarqua pour traverser le lac de Boren si joli avec ses eaux bleues dans la transparence de l’air. Sapins, bouleaux, chênes et tilleuls descendaient jusqu’au bord des rives.
Le bateau passa devant le beau monastère de Vreta, fondé en 1128, puis il entra dans le lac Moelar, curieux lac, aimable et doux, fait de caps, de criques, de baies, semé d’îles et d’îlots sur lesquels a été construite la capitale de la Suède, Stockholm, avec ses donjons, ses tours et ses ponts qui relient les îles entre elles, Stockholm à qui l’on donne parfois le nom de Venise du nord.
Brigitte revit ce château royal où elle avait passé plusieurs années, mais déjà elle se sentait très loin et n’y accorda qu’une attention distraite.
Le bateau glissait toujours entre les montagnes bleues elles aussi, et les sombres forêts. Les lacs se succédaient, scintillants de lumière, et ce fut enfin le lac Wetter d’un bleu plus intense encore, entre des rives escarpées et sauvages. Là, près de la sortie du lac, se trouve le petit port d’Alvastra.
Nous pouvons imaginer la belle jeune femme aux longues tresses blondes, ses yeux modestement baissés, frappant à la porte du monastère qui se referma sur elle. Ainsi se séparait-elle définitivement d’un monde qui pouvait lui donner tout le bonheur terrestre. Cette fille du Nord, cette châtelaine de race royale, remarquablement intelligente et cultivée, avait possédé l’orgueil de la race des Folkungen et la fierté hautaine de la noblesse suédoise avec la fortune, le rang, la situation à la Cour, de nombreux serviteurs. Toutes choses légitimes et transmises par ses parents. Ces grands seigneurs, riches de beaux domaines, avaient reçu une éducation différente de celle du peuple, tout un héritage de traditions et d’habitudes, le goût des honneurs et de l’éclat. Brigitte avait aussi à un haut degré le désir de l’indépendance. Tout cela, elle le sacrifiait aujourd’hui entièrement. Elle était parvenue peu à peu à une humilité totale, à l’obéissance parfaite, au détachement le plus complet. Elle vivait dans le ciel, continuellement en présence de ce Dieu dont elle entendait la voix au fond de son cœur.
Habituée depuis longtemps à la pénitence, elle accepta sans peine la vie des religieux. Vêtue de rudes vêtements, jeûnant presque chaque jour, elle passa une grande partie de ses nuits en prière au point, disent certains de ses biographes, « que ses genoux en devinrent durs et calleux comme ceux des chameaux ».
Là, dans le silence et la paix, Brigitte attendait de connaître sa voie et le destin exceptionnel qui devait être le sien.
Ce calme ne dura pas très longtemps. Le roi Magnus et la reine Blanche continuaient à mener à Stockholm une vie dissolue dont le royaume tout entier avait à souffrir. Sur l’inspiration divine, Brigitte décida de partir pour la capitale afin d’essayer de ramener le roi et la reine à une plus juste conception de leur devoir. Ses deux fils, Charles et Birger, l’y attendaient et l’accompagnèrent au château royal.
En présence de Magnus, et l’Esprit-Saint l’éclairant, la sainte lui adressa des reproches véhéments, lui annonçant de terribles châtiments. Le roi, qui avait gardé malgré tout une véritable estime et une vive affection pour sa cousine, fut interdit tout d’abord. Il prit quelques résolutions, mais les grands du royaume, furieux et inquiets pour leur liberté, le détournèrent de ses bonnes intentions. Sans doute Brigitte ne dut-elle qu’à son titre de châtelaine de Néricie de n’être pas maltraitée davantage, et les injures ne l’atteignirent pas. Pourtant, un certain Comte de Stockholm, furibond de voir le roi, sur les conseils de Brigitte, le tenir à l’écart, poussa fort loin l’insolence : il guetta le passage de la sainte et, d’une fenêtre du château, jeta sur elle un seau d’eau alors qu’elle traversait la rue :
– Il est juste, dit simplement Brigitte, que je souffre cela. Que Dieu aie pitié de lui, et ne lui en demande pas compte dans l’autre monde.
On peut imaginer cependant à quel point cette insulte dut être pénible à sa fierté. D’autres encore l’injurièrent violemment, mais le sourire et la douceur de Brigitte étaient inaltérables. Elle resta malgré tout quelque temps à Stockholm, s’efforçant d’amener peu à peu Blanche et Magnus à de meilleurs sentiments. La Cour était alors mauvaise et pervertie, des religieux eux-mêmes, surpris par l’étrange attitude de la sainte, se dressèrent contre elle. Brigitte, en effet, soutenue par Dieu, se montrait d’une énergie peu commune dans les reproches qu’elle adressait à tous. Pourtant, elle pensait souvent au paisible couvent d’Alvastra, désirant ardemment y retourner. Ce jour béni arriva enfin.
À Alvastra, la jeune femme ne devait pas retrouver le repos. De nouvelles épreuves l’attendaient en effet. Un incendie avait ravagé sa belle propriété de Fondia. Les incendies sont très fréquents en Suède, si fréquents qu’il n’est pas d’hôtel qui ne possède tout un arsenal de défense même à l’époque actuelle ; il n’empêche que c’est toujours une terrible catastrophe. Brigitte l’accepta avec sérénité :
– Que Dieu soit glorifié, dit-elle simplement, de m’avoir débarrassée d’une partie de mes biens.
De plus grandes souffrances lui étaient réservées : son dernier enfant, le petit Benoît qui avait toujours été chétif, tomba gravement malade à Alvastra. Il souffrait beaucoup. Quel calvaire pour une mère que de voir souffrir son enfant sans pouvoir le soulager.
Pour la première fois peut-être, Brigitte fut tentée de découragement, elle supplia Dieu d’apaiser ses tourments. Elle crut même, sans doute par une tentation du démon, que son fils devait souffrir pour expier les péchés de ses parents, et le désespoir faillit l’envahir, mais le Seigneur lui fit comprendre que si le pauvre petit endurait tant de mal, c’était pour mériter au ciel une plus belle couronne. Benoît mourut quelques jours plus tard, dans les bras de sa maman, très doucement, et son âme s’envola vers le ciel pour y recevoir sa récompense. Brigitte, consolée, éprouva alors une joie et une sérénité profondes.
L’enfant fut enterré près de son père au couvent d’Alvastra et les Bénédictins lui donnèrent le titre de bienheureux.
Cependant. Brigitte vivait de plus en plus près de Dieu. Le livre des Révélations, qui a été écrit sous sa dictée, décrit les mystères des visions qui sans cesse envahissaient son âme. Elle vivait réellement entre le ciel et la terre, éprouvant parfois si vivement la présence du Christ en elle, qu’on la trouvait prosternée en prières, insensible à toute sensation physique, et inconsciente de ce qui se passait autour d’elle. Sans cesse elle s’entretenait avec le Seigneur, la Sainte Vierge, les Anges, puis très simplement, sans vanité ni orgueil d’aucune sorte, elle venait raconter à son confesseur, Maître Mathias, ou à Pierre Olafson, ce qu’elle avait vu ou entendu. Ce livre des Révélations, si célèbre en Suède, opéra beaucoup de conversions.
Brigitte savait que la responsabilité des dons qu’on a reçus augmente avec leur nombre, comme il est dit dans l’Évangile ; aussi cherchait-elle chaque jour davantage à se rendre digne des merveilles qui lui avaient été accordées, par des pénitences plus sévères encore, allant jusqu’à refuser un verre d’eau quand elle mourait de soif, pour expier ses fautes les plus légères : un mouvement d’impatience, une parole de trop.
Pénitences et privations avaient d’ailleurs si bien épuisé Brigitte qu’elle tomba gravement malade, et son médecin ne put que constater sa faiblesse extrême. Avec l’appui de son confesseur, il obtint de la sainte la promesse de mieux se nourrir désormais. Brigitte avait compris que :
– Manger par obéissance est souvent plus agréable à Dieu que de jeûner en suivant sa propre volonté.
Remise, et de nouveau pleine d’ardeur et d’amour de Dieu, Brigitte songea sérieusement à la fondation d’un ordre auquel elle pensait depuis longtemps, l’ordre du Saint-Sauveur. Nécessaire particulièrement à cette époque de relâchement des mœurs en Suède, cet ordre comportait des moines et des moniales, séparés évidemment, mais tous soumis à la même règle. L’exemple de Magnus et de Blanche avait été funeste ; il était grand temps de ramener le peuple et les couvents à l’observance de la loi divine.
C’est à Vadstena que Brigitte décida de fonder son premier monastère. Ce château avait appartenu à ses ancêtres, l’orgueilleuse famille des Folkungen. Il était situé dans une baie du lac Wetter, et pour y parvenir Brigitte n’eut qu’à suivre à cheval les rives de ce lac. Elle ne devait d’ailleurs pas en contempler les beautés. La sainte était en effet tellement perdue dans son extase qu’il fallut saisir les rênes de son cheval pour l’arrêter et la ramener sur terre.
Mais aussitôt, et sans peine, elle retrouva son sourire et sa grâce coutumières :
– Pourtant, dit-elle, avec simplicité, je regrette un peu la vision merveilleuse qui me séparait de vous.
Le château visité fut trouvé en état de servir de demeure aux futurs religieux. Quelques transformations s’imposaient pourtant, et Brigitte revint à Alvastra.
Elle ne devait d’ailleurs jamais habiter son couvent.
C’est alors en effet que Brigitte comprit la mission très haute et très grande que Dieu allait lui demander d’accomplir, et elle se sentait pleine de crainte et d’angoisse.
Il lui fallait quitter son pays, partir pour Rome, y voir le Pape et l’Empereur, rétablir dans la mesure de ses moyens, et assistée du Seigneur, le trône de saint Pierre en Italie.
La Papauté passait par une période particulièrement douloureuse : depuis trente-sept ans, les Papes résidaient à Avignon et ne voulaient pas revenir à Rome. Cette situation était extrêmement pénible. Brigitte, qui tenait à faire approuver par le Pape la règle de son ordre, comprit qu’elle devrait attendre dans la ville sainte le retour du chef de l’Église.
Une fois de plus, obéissante et humble, sans même chercher à savoir si elle obtiendrait le résultat désiré, la sainte se prépara pour une longue absence. Cette fois-ci, elle allait être réellement séparée de ses enfants, peut-être pour toujours, du moins sur la terre. Certes, elle ne les voyait pas souvent depuis qu’elle était enfermée dans son couvent, mais ils n’étaient pas très loin d’elle, elle pouvait garder l’espoir de les revoir de temps à autre, tandis que maintenant les terres et les mers seraient entre eux.
Il faudrait quitter Charles, ce fils chéri, qui lui avait donné tant de soucis, qui, pour cela peut-être, était son préféré, et qui avait encore tellement besoin de son aide et de ses conseils. Sa belle et charmante Catherine dont la vertu grandissait chaque jour, la petite Cécile si jeune encore, et tous les autres.
Comment Dieu pouvait-Il exiger d’elle le déchirement d’un amour maternel si légitime ? Brigitte eut de la peine à se soumettre. Son cœur si fier, si dur pour elle-même, se brisait. Il lui fallait aussi dire adieu à son pays, cette Suède si attirante, avec ses forêts profondes, ses beaux lacs, son air si pur, si transparent et même les longs hivers glacés dont elle appréciait le charme, puisqu’alors la neige recouvrait tout de blancheur et de silence.
Il fallait partir, partir sans regret, aller vers Rome, pour y accomplir sa mission. Brigitte ne pouvait reculer.
Avec elle, quelques compagnons prendraient le chemin de l’Italie, Pierre Olafson naturellement, un autre religieux d’Alvastra nommé Pierre lui aussi, et quelques saintes femmes. Tout était prêt et c’est avec un dernier sourire que la courageuse Brigitte quitta ses enfants.
Les pèlerins passèrent par Stockholm. La sainte tenait à revoir Magnus et Blanche, à leur faire aussi ses adieux. Hélas, au château royal, le désordre continuait à régner. Le plus sage conseiller du roi, Mathias Kettelmund, venait de mourir. Rien ne pouvait plus sauver la Suède. Brigitte, qui avait tant prié pour ses cousins, le roi et la reine, en fut profondément affligée.
Les voyageurs se dirigèrent vers l’Allemagne, suivirent le Rhin jusqu’en Suisse, traversèrent non sans peine ce pays montagneux et parvinrent enfin à Milan. Les lacs de Suisse et d’Italie durent sans doute réveiller en Brigitte le souvenir de ses lacs, si différents qu’ils en soient. Enfin, ils parvinrent à Gênes où ils prirent le bateau pour se diriger vers Rome.
IV
BRIGITTE LUTTE POUR LE RETOUR
DE LA PAPAUTÉ À ROME
EN ce printemps de 1347, la ville sainte, privée de son chef spirituel, était livrée au désordre et à l’immoralité. De nombreuses églises s’écroulaient, « des troupeaux paissaient parmi les ruines jusqu’aux pieds des autels, le Capitole était un vignoble, le Forum un jardin potager ».
Brigitte fut cruellement déçue de cet état de choses et se promit de lutter sans répit pour obtenir le retour du Saint-Père.
On se demande parfois, maintenant, comment les successeurs de saint Pierre ont pu résider si longtemps loin de Rome. Il faut bien dire qu’une terrible révolution avait éclaté en Italie, et les Papes Boniface VIII et Benoît XI y avaient laissé leur vie. C’est alors que fut élu un évêque français, Clément V, qui avait été archevêque de Bordeaux. Effrayé par les évènements qui avaient marqué le pontificat de ses prédécesseurs, il hésita à s’installer à Rome. Malgré les difficultés que ne cessa de lui créer le roi de France, Philippe le Bel, il finit par choisir Avignon pour lieu de résidence. C’était alors une petite ville pauvre, perchée à la pointe d’un rocher, coupée de rues étroites et sales. Les Papes devaient y résider pendant soixante-dix ans, et y faire construire un magnifique palais.
À Clément V avait succédé Jean XXII, puis Benoît XII, lequel envisagea sérieusement le retour de la Papauté à Rome. Il n’y parvint pas. Son successeur Clément VI était Pape lorsque Brigitte arriva.
Le renom de la sainte suédoise était parvenu jusqu’à Rome. Certes, sa grâce fière et lumineuse de femme nordique, son caractère sérieux, austère, sa réserve naturelle, surprirent un peu le peuple romain, habitué à des tempéraments plus passionnés. Mais Brigitte savait atténuer sa rudesse par une douceur exquise, et bientôt elle eut conquis tous ceux avec qui elle était en rapport. Si détachée qu’elle fût de toutes les créatures, sa charité et sa bonté rayonnaient. Bientôt, les Romains avaient mis en elle tout leur espoir pour le prochain retour du Saint-Père, et Brigitte, certaine, par la promesse de Dieu, de ce retour, pouvait le leur assurer.
Pour elle et ses compagnons, la sainte trouva un logement dans une maison attenant à l’église Saint-Laurent in Damaso. Là, près du marché aux fleurs, on peut encore voir l’église de sainte Brigitte construite au XVIe siècle. Autrefois, s’y trouvait aussi un petit hospice de son ordre et une maison de pèlerins pour les Suédois.
Brigitte y vécut de longs mois, heureuse de retrouver et de vénérer les nombreuses reliques des martyrs que la dépravation générale obligeait pourtant à cacher, mais douloureusement impressionnée par le triste état moral de la ville et les églises désertes. Comme dans son couvent d’Alvastra, elle priait et faisait pénitence, écoutant sans cesse la voix divine et prête à obéir aux ordres qui lui seraient donnés.
C’est ainsi qu’elle écrivit à Clément VI, le suppliant, de la part du Christ, de revenir à Rome, et le menaçant même de graves châtiments.
Certes, le Pape connaissait la réputation de la Suédoise et sa haute autorité, mais sa situation politique était de plus en plus difficile, et il ne voulut pas envisager de quitter Avignon. Au contraire, il nomma plusieurs cardinaux français, ce qui enchaînait de plus en plus la Papauté à la France.
Brigitte alors écrivit à l’évêque de Jaen, Alphonse, qui devait devenir plus tard, lui aussi, un de ses plus fidèles compagnons. Elle lui décrivait le triste état de la ville sainte, la décadence des ordres religieux, les lois transgressées :
– Il est à craindre, disait-elle, que la foi catholique ne disparaisse ici dans un avenir prochain, s’il ne vient un homme, qui, aimant Dieu par-dessus tout et le prochain comme lui-même, n’abolisse pas ces abus. Ayez compassion de l’Église et de son clergé qui est resté ferme au milieu des tribulations en l’absence du Pape.
Clément essaya, de loin, d’améliorer la situation, mais il refusa obstinément ce que la sainte demandait avec insistance, ce que le monde entier espérait : le retour à Rome.
En vain, elle renouvela ses supplications sans se lasser : « Quittez Avignon, revenez dans la ville des apôtres. ».
Elle se fût découragée sans la promesse divine qu’elle verrait un jour le successeur de saint Pierre dans la ville sainte.
La cité, cependant, avait vu sa situation s’améliorer du point de vue matériel. Un amateur d’antiquité, féru d’histoire, de plus, orateur de grande valeur, Cola de Rienzo, avait résolu de lui rendre sa splendeur. Il eut une grande influence sur le peuple surtout lorsque le Pape Clément VI, qu’il était allé voir à Avignon, et qu’il avait converti à ses idées, l’eut nommé Notaire du Siège Apostolique à Rome.
Par un véritable coup d’État, cet homme énergique et convaincu souleva le peuple contre la noblesse et devint Tribun et Libérateur de la ville, titres qu’il partagea avec Raymond d’Orvieto, représentant du Pape.
C’est grâce à Cola de Rienzo que l’ordre et la paix régnèrent bientôt ; la justice fut rétablie, les églises restaurées, les nobles apaisés et obligés de veiller eux-mêmes à la sécurité des rues.
Brigitte, consolée de voir enfin les sanctuaires respectés, peut alors sans risque entreprendre de nombreux pèlerinages, visiter toutes les églises, vénérer les saintes reliques des martyrs qu’on expose de nouveau aux fidèles.
Dès lors, pouvons-nous lire dans sa bulle de canonisation : « Sans faire attention au froid rigoureux, ni à l’ardeur du soleil, ni aux difficultés d’un chemin fatigant, ni à la neige, ni à la pluie, ni à la grêle, elle faisait chaque jour les stations déterminées par l’Église et visitait divers autres sanctuaires, allant toujours à pied, bien que sa position lui eût permis de monter à cheval, et que la marche excédât les forces de son corps épuisé. »
Mais là elle trouvait son bonheur, et toute autre occupation lui devenait un fardeau.
Brigitte s’était mise, sur le conseil de son confesseur, à l’étude du latin. En effet, comme elle ne parlait que le suédois, elle avait de la peine à se faire comprendre. Elle travaillait avec Pierre d’Alvastra, mais la grammaire l’ennuyait beaucoup. Elle s’affligeait de rester enfermée pendant des heures au lieu de visiter de nouvelles églises. Cependant, la Sainte Vierge, en son cœur, lui parla :
– Certes, il est bon de visiter des sanctuaires, car les indulgences y sont plus grandes que les hommes ne peuvent le croire. Cependant, il ne faut pas abandonner l’étude de la grammaire, ni l’obéissance à ton père spirituel.
Courageusement, Brigitte se remit au travail et bientôt elle pouvait non seulement écrire et lire le latin, mais encore le parler couramment.
Pendant ce temps, Clément VI essayait sans succès d’arrêter la guerre qui ravageait alors l’Europe tout entière. Une terrible épidémie de peste se déclara, ajoutant son horreur à tant de misères. L’Italie fut très rapidement atteinte, puis la Savoie, le Dauphiné, la Provence, jusqu’à la Suède et la Norvège. Ce fut une calamité effroyable. Le poète Pétrarque a pu dire que cette peste dépeupla le monde.
Clément VI à Avignon, Brigitte à Rome, montrèrent un grand courage et un grand dévouement pour soigner les malades. Chaque jour, des milliers de personnes mouraient dans la ville, et les cortèges funèbres se multipliaient. La terreur gagnait, beaucoup fuyaient vers la campagne, espérant courir moins de risques. Il n’y avait pas de remèdes à l’horrible maladie, c’était alors un mal mystérieux contre lequel on ne pouvait rien. C’est pour cela que l’épidémie faisait de tels ravages et s’étendait aussi vite.
Infatigable, Brigitte visitait les malades, cherchait à les soulager ; par ses soins et ses prières, elle obtint plusieurs guérisons ; mais surtout elle savait apaiser les mourants, les ramener à Dieu, à la pénitence, et au repentir de leurs fautes.
Sa sainteté, ses vertus, les jeûnes et les pénitences auxquels elle se soumettait depuis tant d’années, l’avaient amenée à un état de spiritualité profonde et Dieu lui avait accordé le don de lire dans les âmes.
Comme elle s’en allait un jour par les rues à la recherche des malades ou des malheureux, elle trouva sur son chemin une jeune femme étendue à terre, sans connaissance. Aussitôt elle se pencha sur elle, essayant de la soigner ; mais voyant son impuissance, elle demanda à Magnus Pederson de l’aider à l’emporter à l’hôpital.
Là, tel le Bon Samaritain, elle la recommanda au Directeur en lui laissant une somme d’argent et promettant de revenir. Lorsqu’elle arriva le lendemain, la jeune femme avait repris connaissance et elle put apprendre à Brigitte qu’elle était norvégienne.
Ce fut pour toutes deux une grande joie. La jeune femme avait eu une crise d’épilepsie qui l’avait laissée sans connaissance quand Brigitte l’avait rencontrée. On ne savait pas encore à ce moment-là guérir cette grave maladie :
« Cela m’arrive souvent, dit tristement la jeune femme, et je n’ose plus sortir seule. »
Brigitte fut prise de pitié. Il s’agissait d’une jeune et jolie femme, isolée loin de son pays ; comment ne pas venir à son aide ? Brigitte l’embrassa, lui passa son rosaire autour du cou, puis toutes deux prièrent ensemble.
À partir de ce jour-là, la jeune femme n’eut plus jamais une seule crise.
Près de son enfant mourant, une mère désolée pleurait :
« Ah, soupirait-elle, si Dame Brigitte venait et qu’elle puisse toucher mon petit, il guérirait sûrement ! »
Quelques instants plus tard, Brigitte entrait dans la chambre. Pleine de compassion, elle qui avait connu semblable douleur, elle se pencha sur le lit de l’enfant :
– Laissez-moi prier pour lui, dit-elle.
La mère et les assistants se retirèrent. Longtemps la sainte invoqua la Vierge Marie, puis approchant son visage de celui du petit, elle murmura :
– Dors, mon enfant, dors.
Elle se retira alors après avoir consolé la mère :
– Il ne mourra pas, lui dit-elle, laissez-le dormir.
Un peu plus tard, l’enfant se réveillait guéri et plein de gaieté.
V
UN JUBILÉ À ROME – CATHERINE
MAIS là n’était pas la tâche réelle de Brigitte et ses dons extraordinaires devaient servir à atteindre d’autres buts :
– Je ne te parle pas pour toi seule, disait la voix divine en son cœur, mais pour le salut des autres.
Les plus grands comme les plus petits devaient profiter de son intelligence, de sa rare culture, de cette autorité dont elle usait si simplement, de cette influence qui s’exerçait sur tous. Elle y joignait une volonté de fer, une persévérance à toute épreuve qui lui faisait surmonter n’importe quel obstacle lorsqu’il s’agissait d’accomplir sa mission.
De grandes fêtes se préparaient à Rome pour le Jubilé. Ces Jubilés avaient été créés par le Pape Boniface VIII, et le premier avait eu lieu en l’an 1300. Le second devait donc être célébré en 1350.
Il fallait alors, comme cela se fit en 1950, visiter les églises de Saint-Pierre et Saint-Paul pour gagner les grandes indulgences, et des foules nombreuses furent attirées dans la ville éternelle. Certes, la peste était alors finie, mais la paix ne régnait pas encore, ce qui n’empêcha pas les milliers de pèlerins d’affluer, venant de tous les pays d’Europe.
Les Suédois furent particulièrement nombreux et, pour eux plus que pour tous les autres pèlerins, Brigitte fut le centre de la vie spirituelle. Riches et pauvres venaient à elle dès leur arrivée. Les princes, la noblesse de Suède, qui voyaient toujours en elle la grande Dame de Néricie, en même temps que leur vraie sainte, lui apportaient leurs hommages. Elle eût pu sans doute éprouver quelque vanité de cette fidélité, mais elle était surtout heureuse d’entendre parler de son pays, de ses enfants.
D’ailleurs, Dieu veillait sur Brigitte pour éloigner d’elle toute tentation d’orgueil, et ce fut précisément à ce moment que la noblesse romaine dirigée par l’Évêque d’Orvieto se laissa aller aux plus violentes critiques contre la sainte. Parce qu’elle parlait de la part de Dieu, on la traita de folle et de sorcière qui se laissait emporter par une imagination fantaisiste. On refusa de l’écouter, et de cela surtout, Brigitte souffrit profondément, mais elle ne perdit ni courage ni confiance.
Pourtant elle n’hésita pas à quitter Rome quelque temps pour se rendre à l’abbaye de Farsa, près de Castelnuovo, avec Pierre Olafson, lorsqu’elle sut que sa présence y était nécessaire.
Cette abbaye avait eu une grande réputation, elle avait gardé longtemps la sévère discipline des fils de saint Benoît. Malheureusement, la décadence avait suivi et Dieu avait ordonné à Brigitte de s’y rendre.
Lorsque la sainte se présenta avec ses compagnons à la porte de l’abbaye, demandant humblement l’hospitalité pour quelques jours, elle fut repoussée avec dureté et ne trouva pour se loger qu’une cabane de bergers assez délabrée. Ses compagnons et elle y passèrent plusieurs jours, dans la sérénité la plus complète, priant et souffrant à l’exemple des ermites. Cependant, Brigitte interrompait de temps à autre ses prières et ses méditations pour s’en aller voir le Prieur de l’abbaye. Elle causait avec lui et se rendit bientôt compte de sa vanité et de son ambition. De plus, le monastère tout entier vivait dans un luxe inadmissible. La sainte, sans hésiter, fit à l’Abbé les reproches qu’elle jugeait utiles :
– Vous devriez, lui dit-elle, servir de miroir à vos religieux, mais ils ne connaissent que vos péchés. Vous devriez être la consolation des pauvres, et vous êtes devenu un grand seigneur grâce aux aumônes d’autrui. Si vous persévérez dans cet état vous n’entrerez jamais dans le royaume du ciel.
Le hautain et orgueilleux prélat n’eut que railleries pour Brigitte. Il devait hélas voir se réaliser promptement ces prédictions auxquelles il n’avait pas voulu croire : en effet, il fut déposé par l’assemblée conventuelle de l’abbaye et mourut misérablement après une pénible maladie. Brigitte en fut très affligée, mais elle pria pour le monastère et fut exaucée, car, peu après, la discipline y était rétablie.
À Bologne, c’est un couvent de Dominicains que Brigitte ramena dans le droit chemin. Dieu utilisait les dons de la sainte, lui donnait la force et lui inspirait les paroles nécessaires pour obtenir le repentir et la réforme de ces couvents.
Une grande, une heureuse surprise attendait Brigitte peu avant son retour à Rome.
Sa fille Catherine s’était décidée à accomplir, elle aussi, le Jubilé. Comme elle avait pour sa mère une profonde vénération et une très grande affection, elle désirait ardemment la revoir, mais lorsqu’elle arriva dans la ville sainte, c’est en vain qu’elle chercha Brigitte. Personne ne savait où elle se trouvait.
Cependant Pierre Olafson avait laissé Brigitte à Bologne et était revenu à Rome. Comme il se dirigeait un jour vers le tombeau des saints Apôtres pour prier, il fut étonné d’y voir une jeune femme en larmes. Pris de pitié, il s’approcha d’elle pour la consoler et c’est alors qu’il reconnut Catherine. On devine le bonheur de celle-ci qui, grâce à Pierre, fut bientôt réunie à sa mère.
Depuis lors, les deux saintes femmes ne devaient plus se quitter.
Catherine en effet marchait depuis longtemps sur les traces de Brigitte. Comme celle-ci, elle avait amené son mari à la pratique des plus grandes vertus et, l’un près de l’autre, ils vivaient comme deux saints : couchant sur la planche, ayant renoncé à tout le confort le plus légitime, jeûnant et priant, supportant la plus grande austérité. Ils se souciaient fort peu des critiques que leur attirait leur singulière manière de vivre.
Pourtant la jeune femme fut très sensible aux amers reproches que lui fit son frère Charles.
Elle avait également beaucoup souffert d’être séparée de sa mère, aussi Eggert, son mari, fut-il le premier à lui conseiller un séjour à Rome auprès de celle-ci. Catherine, qui n’avait alors que dix-neuf ans, partit donc avec joie, accompagnée de deux dames d’âge respectable et du Maréchal de Suède Gorstago Thunasson.
Brigitte était profondément heureuse d’avoir retrouvé sa fille, elle la décida à rester auprès d’elle, car elle voyait dans celle-ci la compagne nécessaire à sa mission ici-bas. Catherine accepta, pour l’amour de Dieu, la séparation d’avec son mari, qu’elle aimait tendrement, et qui devait mourir quelques années plus tard seul en Suède. Elle renonça non sans peine à sa patrie pour vivre dans un pays si différent du sien. C’était une sainte, nous l’avons dit, et pour le Seigneur, elle était prête aux plus durs sacrifices.
Les premiers temps furent très pénibles pour elle, d’autant plus peut-être que, les rues de Rome continuant à n’offrir aucune sécurité, elle ne pouvait sortir pour aller visiter les sanctuaires de la ville. Elle s’ennuyait à mourir ; regrettant sa patrie, se sentant inutile, elle pleurait et languissait.
Elle priait ardemment la Sainte Vierge de venir à son aide, et elle obtint enfin la paix et la sérénité, comprenant que :
« Puisqu’elle avait quitté le monde volontairement, son mari, ses parents et ses amis selon la chair, afin de pouvoir les assister selon l’esprit et qu’elle ne s’était pas inquiétée de ses biens terrestres, elle était bienheureuse, et que ceux qui l’aimaient obtiendraient à cause d’elle de se rapprocher de Dieu. »
Dès lors, Catherine fit d’extraordinaires progrès dans la vertu auprès de sa sainte mère.
La petite communauté de Rome menait une vie austère, obéissant à des règles très strictes, dans la chasteté et l’obéissance. Brigitte passait la plus grande partie de ses nuits en prières ; elle pratiquait aussi la pauvreté la plus totale, au point qu’elle demandait humblement à Pierre d’Alvastra ce qui lui était nécessaire, ajoutant :
– Je vous prie, mon Père, au nom de Jésus-Christ, de m’accorder ce que je vous demande, je crois en avoir besoin.
Cet argent était d’ailleurs aussitôt distribué aux indigents et comme Brigitte était restée assez longtemps sans rien recevoir de Suède, elle se trouva complètement démunie et obligée de faire des dettes, ce qui, tout de même, commença à l’inquiéter. Mais le Seigneur ne laisse jamais ses saints dans l’embarras et Brigitte fut secourue à temps : sa belle-fille, Gylda, femme de Charles, qui aimait beaucoup Catherine, lui envoya un splendide diadème en or qui leur permit de subvenir à leurs aumônes pendant une longue période.
Aussi Brigitte se souciait-elle de moins en moins de l’avenir, se contentant de prier lorsque la pénurie était extrême en attendant le secours de Dieu qui donne aux oiseaux la pâture et aux lys des champs leur robe somptueuse.
Malgré tout, Brigitte poursuivait sa mission et Dieu lui accordait le courage nécessaire. De toutes ses forces, elle luttait contre l’immoralité et l’incrédulité. Son humilité profonde lui donnait plus d’autorité encore et le Saint-Esprit l’inspirait. Elle savait répondre aux plus difficiles questions théologiques, auxquelles elle donnait des réponses brèves, claires et précises. Elle savait résoudre les problèmes les plus graves posés par les ordres religieux. Partout, on apprenait à la respecter, à la consulter.
Les vertus et le renom de la sainte ainsi que sa noblesse l’amenèrent à être reçue chez les plus grandes dames du monde romain. Elle entreprit aussitôt de les ramener à davantage de simplicité et de charité, critiquant leur luxe et l’inutilité de leur vie. La mort brutale de l’une d’entre elles, partie sans avoir eu le temps de se repentir, servit à Brigitte d’exemple pour parler aux autres de la damnation. Ces nobles dames furent très impressionnées et plusieurs se convertirent.
Brigitte vivait dans une union complète avec Dieu, union aussi parfaite que cela est possible sur terre. Par sa pureté, ses austérités, elle avait obtenu des grâces de spiritualité extraordinaires, grâces réservées aux plus grands saints : ce sont ces visions, ces extases, ces miracles qui ont été relatés dans le livre des Révélations, et qui étaient journaliers pour la sainte.
Le plus méritoire de ses sacrifices était certainement d’être séparée de ses enfants tant aimés qu’elle n’espérait pas revoir sur la terre. Elle en recevait parfois des nouvelles : ainsi apprit-elle que la petite Cécile, arrivée au terme de ses études, désirait sortir du couvent de Dominicaines où elle se trouvait. Brigitte se désolait de la voir de nouveau exposée aux dangers du monde, mais Dieu lui fit comprendre que l’état de mariage pouvait être aussi beau que la vie de religieuse, si l’on en remplissait les devoirs ; et la mère inquiète retrouva sa sérénité.
Par contre, la mort d’Ingeborg, si pieuse et si sage, la laissa calme et presque heureuse. Cette mère admirable ne songeait qu’à l’âme de ses enfants.
Mais sa présence à Rome était bien nécessaire ; en effet, la ville sainte subissait révolutions sur révolutions et semblait s’avilir chaque jour davantage. L’absence du Saint-Père se faisait sentir de plus en plus. Brigitte parfois se décourageait, elle voyait passer les jours, les années, elle vieillissait, et il fallait que sa confiance en Dieu et en ses promesses fût bien grande pour ne pas désespérer du retour du Pape, seul capable de ramener la paix.
Que pouvait-elle faire sinon redoubler de prières et de jeûnes ?
Brigitte était à Rome depuis quinze ans, elle avait cinquante-neuf ans.
Pendant ce temps de graves évènements se déroulaient en Suède. Le fils du roi Magnus, qui s’appelait Haakon, avait épousé la princesse Marguerite, fille de Waldemar, roi de Danemark. Le jour même du mariage, Magnus et Blanche furent empoisonnés. Blanche mourut, Magnus put être sauvé, mais ce triste roi fut dépouillé de sa couronne. Excommunié, il avait perdu l’affection et la confiance de son peuple. Son neveu Albert de Mecklembourg lui succéda, pendant que lui-même était emprisonné. Il resta sept ans dans les fers et se noya quelques années plus tard dans la mer de Norvège.
Lamentable fin de ce couple que Brigitte avait aimé et essayé vainement de ramener à la raison et qui, s’ils avaient écouté leur cousine, eussent pu faire le bonheur de leur peuple. La sainte éprouva une grande peine en apprenant ces nouvelles. La mort de son frère Israël et de plusieurs moines d’Alvastra la trouvèrent plus calme ; pour elle la mort était le retour à Dieu et elle en éprouvait une grande sérénité.
C’est à cette époque que Brigitte accomplit un voyage à Naples avec sa fille Catherine, avec Pierre Olafson et quelques pieuses femmes ; elle partit à pied malgré son âge déjà avancé. Sa renommée était immense à Naples, on l’y accueillit avec enthousiasme. Les nobles voulaient lui offrir l’hospitalité et la reine Jeanne tenait à l’avoir au Palais.
Jeanne de Naples était légère, frivole, on l’accusait de crimes auxquels Brigitte dans sa charité refusait de croire. La sainte accepta de voir la pauvre reine et eut une certaine influence sur elle, influence malheureusement peu durable.
Après un court séjour à Naples, sainte Brigitte repartait à travers l’Italie, infatigable puisqu’il s’agissait de pèlerinages à accomplir et de bien à faire.
Elle n’oubliait pas son couvent d’Alvastra. Mais l’autorisation de le fonder devait lui être accordée par le Pape et celui-ci était toujours à Avignon. Sans autorisation, pas de couvent ! Or, les Papes se succédaient, entreprenant de grands travaux dans leur Palais de France, ce qui ne semblait pas devoir annoncer un prochain retour dans la ville éternelle.
Sans se décourager, Brigitte prépara la règle de son ordre, et l’office que réciteraient les religieux. Une partie de cet office, les Matines, lui fut, dit-on, inspirée par les Anges. On l’appela longtemps : « Le Sermon angélique ».
Le nouveau bréviaire fut mis en latin par Pierre d’Alvastra et Brigitte décida que sa fille Catherine serait la supérieure de ce couvent. La règle des religieux était basée en partie sur le Tiers-Ordre de saint François et les conseils de détachement, de soumission à la volonté de Dieu pourraient être suivis par toute jeune religieuse. On y retrouve aussi l’influence des Cisterciens. Brigitte tenait avant tout à une grande simplicité ; dans les chapelles de ses futurs couvents, elle demandait qu’il n’y eut ni sculptures, ni vitraux, car elle avait toujours eu le goût de l’austérité.
En même temps, la sainte menait une vie active et toujours ardemment charitable. Elle alla jusqu’à mendier dans les rues de Rome pour se sentir plus près des malheureux qu’elle secourait, et certainement son orgueil et sa fierté durent en souffrir beaucoup.
VI
LE PAPE REVIENT À ROME
DERNIER PÈLERINAGE DE BRIGITTE
CEPENDANT, le Pape Urbain V prit enfin la décision de venir à Rome. Il n’était pas certain d’y rester, mais il désirait préparer le retour définitif de la Papauté. L’Empereur Charles mis au courant de ce projet l’avait approuvé.
Dès que la nouvelle fut connue, de grandes dispositions furent prises dans la joie : les jardins du Vatican furent nettoyés, on y planta de la vigne et des arbres fruitiers, des galères vinrent de Venise, de Naples, de Pise, de Gênes, afin d’accompagner et de protéger le Saint-Père pendant son voyage.
L’arrivée du Pape fut triomphale : vingt-cinq galères escortaient son navire. Lorsqu’Urbain débarqua, le 3 juin, à Corneto, une foule immense l’attendait sur le rivage couvert de tentes, de tapis de soie, de cabanes de feuillage.
Le Saint-Père célébra la messe sous une tente, ensuite les envoyés des Romains lui remirent les clés de la ville et celles du château Saint-Ange.
Urbain V séjourna trois mois à Viterbe et entra enfin dans la ville éternelle, en grande pompe, le 16 octobre.
Nicolas d’Este, marquis de Ferrare, escortait le cortège à la tête de mille cavaliers ; onze cardinaux chevauchaient deux à deux avec leurs chapelains et leur maison. Puis venait le Saint-Père ; Amédée VI, duc de Savoie, tenait la bride de son cheval. Rodolphe de Camerino les suivait, portant l’étendard de l’Église déployé au-dessus de la tête du Pape. Venaient ensuite Galeotto Malatesta avec trois mille cavaliers, les archevêques, les évêques, les abbés, une foule de barons et l’escadron de cavalerie du seigneur de Camerino.
Près de deux mille prêtres et moines faisaient partie du défilé qui traversa la cité au milieu des acclamations. Enfin le cortège s’arrêta sur la place Saint-Pierre, et le Saint-Père monta solennellement les degrés de la Basilique.
Ce fut un moment de suprême émotion.
Perdues dans la foule, deux femmes priaient et pleuraient de joie, deux saintes : Brigitte et Catherine.
Peu de temps après son retour, le Pape reçut sainte Brigitte. Celle-ci avait passé toute une année de recueillement et de travail pour préparer la règle de son ordre, sous l’inspiration directe du Saint-Esprit. Pendant ce temps, ses deux fils, Charles et Birger, étaient arrivés à Rome et la sainte avait éprouvé un grand bonheur en revoyant ses enfants chéris dont elle était séparée depuis si longtemps.
Maintenant, elle pouvait demander une audience au Saint-Père, grâce qu’elle attendait depuis vingt-cinq ans ; ses désirs les plus chers étaient enfin exaucés.
Avec Charles et Birger, Brigitte se rendit à l’audience du Pape. Urbain V, malgré l’humilité de la sainte et le respect profond qu’elle manifesta au vicaire de Jésus-Christ, fut très vite saisi d’admiration et de vénération pour la vertu qui rayonnait d’elle.
Brigitte lui demanda la confirmation de son ordre et son approbation pour la règle qu’elle avait préparée. En même temps, elle lui soumettait une dévotion au rosaire qui devait honorer les soixante années passées par la Sainte Vierge sur la terre. On l’appela le rosaire de sainte Brigitte, et il fut enrichi de nombreuses indulgences.
L’Empereur germanique Charles vint à Rome en 1368 et la sainte eut enfin la joie d’obtenir son approbation pour son ordre. Elle pouvait maintenant s’occuper activement de sa fondation. La règle des religieux fut également soumise au Saint-Père : de Suède, les nouvelles étaient excellentes, puisque Brigitte venait d’apprendre l’achèvement du couvent de Vadstena. Là-bas, au nord du lac bleu, parmi les sapins et les bouleaux, le nouvel ordre allait pouvoir s’épanouir. Brigitte ne désirait plus rien, elle avait attendu vingt ans, mais elle était enfin exaucée.
Cependant, le Pape regrettait son beau domaine d’Avignon, les cardinaux français cherchaient aussi à l’attirer. Le roi Charles VI avait vu partir le Pape avec un vif mécontentement. Celui-ci, qui n’avait d’ailleurs jamais été décidé à rester dans la ville éternelle, annonça brusquement sa décision de retourner en France.
Ce fut une grande déception pour les Romains. Certes, ils n’avaient pas toujours montré au Saint-Père le respect et la vénération qu’ils lui devaient, mais ils avaient tant souffert de son absence, ils avaient appris son retour avec une telle joie, qu’ils se désolaient de le voir s’éloigner de nouveau. Ils essayèrent vainement de le retenir parmi eux, mais Urbain ne put que leur promettre ses prières.
Il n’avait pas oublié Brigitte et rédigea, avant de partir, la Bulle que celle-ci lui avait demandée. Cette Bulle, adressée aux évêques d’Uppsala, de Strängnäs et de Wexion en Suède, autorisait Brigitte à fonder, selon ses propres indications, plusieurs couvents dans son pays et parmi eux celui de Vadstena. Ce couvent était destiné à soixante religieuses et vingt-cinq religieux de l’ordre de saint Augustin, soumis à la clôture. Ils devaient observer les constitutions rédigées par Brigitte elle-même.
Certes, la sainte fut heureuse de ce résultat enfin obtenu, mais elle déplorait le départ du Saint-Père ; elle joignit ses instances à celles des Romains avec cette ardeur que nous lui connaissons et que rien ne pouvait arrêter, mais elle échoua malgré ses efforts, et Urbain V quitta Rome.
Il y était resté trois ans et trois mois, et devait mourir quelque temps après.
Ce fut le cardinal de Beaufort qui lui succéda. Lui non plus, malgré ses promesses, ne devait pas revenir dans la cité sainte avant la mort de Brigitte.
Cependant, Brigitte vieillissait et songeait souvent, mais sans angoisse, au terme de sa vie. Elle gardait en son cœur le souvenir d’une prédiction divine : après Rome, elle devait voir les Lieux Saints. Sa faiblesse et son grand âge n’allaient-ils pas lui interdire ce dernier voyage ? Elle y pensait souvent et, soutenue par sa foi et sa confiance, elle commença ses préparatifs.
Préparatifs bien simples on s’en doute. Cependant, on conserve encore pieusement, dans un couvent de Bavière, le bâton d’aubépine et la tasse de buis dont se servit la sainte. Au fond de la petite tasse sont gravés ces mots : « Jesu Naz. Rex Jud. Miserere ». Brigitte avait l’habitude de faire cette invocation chaque fois qu’elle buvait. C’étaient là les seuls trésors de celle qui fut une très grande dame suédoise.
Le départ eut bientôt lieu. Brigitte emmenait avec elle sa fille Catherine, ses deux fils Birger et Charles et ses fidèles amis : Pierre d’Alvastra, Pierre Olafson, avec l’évêque Alphonse de Jaen.
Charles, toujours impétueux, manifesta une grande joie ; le bonheur de Catherine fut aussi grand quoique moins bruyant sans doute, car elle était toujours douce et calme.
Dès que le départ des saintes femmes fut connu, la foule afflua pour les aider dans leurs préparatifs, et plusieurs personnes voulurent se joindre à elles. Beaucoup ne pouvaient s’empêcher de trouver bien imprudent un tel voyage à l’âge de Brigitte :
– Elle ne reviendra pas, disaient-ils.
Mais Brigitte les rassurait :
– Je reviendrai. Un seul d’entre nous, le plus aimé peut-être, ne reviendra pas.
Prédiction qui ne devait pas tarder à se réaliser.
Tout d’abord, les pèlerins se dirigèrent sur Naples. Là une épreuve cruelle attendait Brigitte. Elle le savait et s’y était préparée.
Charles, ce fils chéri qui lui avait déjà coûté tant de peines et de soucis, cependant plein de cœur et de délicates attentions pour sa mère qu’il aimait profondément lui aussi, se laissa entraîner une fois de plus par un ardent amour pour la reine de Naples, Jeanne, toujours belle et séduisante. Celle-ci déclara qu’elle voulait épouser ce prince de Suède qui lui plaisait beaucoup. Elle était veuve, mais la femme de Charles vivait toujours. Ce mariage était donc impossible.
Brigitte, craignant que son fils ne succombât à cette terrible tentation, se mit en prière, suppliant Dieu de lui ôter plutôt la vie que de l’abandonner à une faute si grave.
Cette héroïque prière d’une mère fut exaucée : Charles tomba brusquement malade et fut emporté en quelques jours. Il avait reçu avec foi et repentir les derniers sacrements, et Brigitte, sans une larme, accepta ce sacrifice d’un fils si tendrement aimé malgré ses défauts. La Sainte Vierge devait la consoler en lui révélant qu’elle n’avait jamais abandonné l’âme incertaine et fragile de Charles.
Le départ pour la Terre Sainte eut lieu quelques jours après ce triste évènement. Sur un navire à voiles, les pèlerins traversèrent la Méditerranée. Il leur fallut plus d’un mois de navigation, au lieu des quelques heures d’avion qui suffisent aujourd’hui, pour arriver à l’île de Chypre, en passant par Messine, la Turquie et Rhodes. Il y eut de terribles tempêtes ; le commandant du navire perdit la bonne route et erra plusieurs jours sans savoir où il se trouvait. Brigitte traversa ces incidents avec sérénité, réfugiée auprès de Dieu qui commande aux vents et à la mer.
Elle raconte, dans le livre des Révélations, la merveilleuse vision qu’elle eut alors et qui lui permit d’assister au jugement de son fils Charles. Elle sut que le démon réclamait avec rage l’âme du jeune homme, coupable d’orgueil, de paresse et d’abus des jouissances terrestres, mais que la Vierge, au nom de l’amour que Charles lui avait toujours témoigné, au nom des prières et des larmes de sa mère, des mérites accumulés par celle-ci pour son fils pendant plus de trente ans, réussit à l’arracher à son ennemi.
– Il sera appelé le fils des larmes, répondait-elle à Satan furieux qui maudissait les pleurs de Brigitte.
Ainsi apaisée et consolée sur le sort de son fils, Brigitte pouvait-elle jouir pleinement des grâces que lui apporterait son pèlerinage en Palestine. C’est donc dans toute la clarté de ce bonheur que la sainte débarqua à Famagouste dans l’île de Chypre, ville dont les ruines romaines font encore aujourd’hui l’admiration des touristes.
Mais à cette époque, l’île entière vivait dans le désordre et la débauche. Le dernier roi venait d’être assassiné. La reine coupable et repentante supplia si bien Brigitte de la secourir que celle-ci accepta de séjourner quelque temps auprès d’elle. Elle l’encouragea, la consola dans ses angoisses et l’aida à apprendre le bon gouvernement de son royaume. Partout où elle passait, Brigitte savait faire le bien, et laisser un peu de ce rayonnement qui émanait d’elle.
Au bout d’un mois, la sainte reprit la route de Jérusalem, laissant la reine Éléonore navrée de son départ, mais lui promettant de prier pour elle et pour son peuple au tombeau de Jésus.
Comme le navire approchait de Joppé, une terrible tempête se déchaîna. Ballotté par les vents, le bateau fut enfin jeté sur les rochers ; ouvert profondément, il faisait eau de toutes parts et menaçait de sombrer. Les passagers étaient terrifiés et Catherine elle-même se serrait contre sa mère, mais Brigitte, toujours calme et sereine, rassurait les pèlerins.
Non sans difficultés, le navire put cependant jeter l’ancre à Joppé et bientôt, à pied, par la route des caravanes, la petite troupe s’achemina vers Jérusalem. Il fallut deux jours pour arriver à la ville sainte.
Appuyée sur son bâton, Brigitte marchait en tête, courageusement. Elle méditait les mystères dont cette terre avait été témoin, Arimathie où demeura Joseph, le secret disciple de Jésus, qui devait demander à Pilate le corps du Sauveur, et tant d’autres lieux bénis et pleins de souvenirs sacrés. La sainte n’oubliait pas ses compagnons et avec sa charité habituelle s’occupait de tous, les soutenant et les encourageant dans leurs fatigues.
VII
SÉJOUR EN TERRE SAINTE
ET MORT DE SAINTE BRIGITTE
ENFIN parut Jérusalem. Les pèlerins y arrivèrent la veille de l’Ascension. On devine leur émotion. Ce séjour en Terre Sainte fut pour Brigitte une période bienheureuse. Chaque heure lui apportait de nouvelles consolations. Elle comprenait mieux l’efficacité de ses peines et de ses souffrances pour le salut de ceux qu’elle aimait sur la terre. Près du Saint Sépulcre, elle passa de longues heures, revivant et voyant, toujours inspirée de Dieu, la passion du Christ « à laquelle, dit-elle, les hommes pensent si peu, trop préoccupés de leurs plaisirs ».
Elle pria et médita au jardin des Oliviers, à la grotte de l’Agonie, à Béthanie. Avec ses compagnons, elle parcourut les rives du lac de Tibériade, retrouvant partout les traces du Seigneur, parmi les palmiers, les citronniers, les lauriers roses et le chant des tourterelles qui font de ce pays un enchantement. Mais rien n’attirait la sainte davantage que l’Église du Saint Sépulcre. C’est là qu’elle pouvait s’abandonner le mieux à son bonheur, à sa piété.
Brigitte priait ardemment pour le Pape, suppliant Dieu de ramener définitivement le Saint Siège à Rome. Elle n’oubliait pas la reine de Chypre et son jeune fils devenu roi, ainsi qu’elle l’avait promis.
Les pèlerins se rendirent encore à Bethléem pour visiter la grotte de la Nativité. Là, Brigitte goûta des joies ineffables, revivant la merveilleuse naissance de l’enfant Jésus, qu’elle a dépeinte dans des termes ravissants. Partout, dans cette terre bénie, la sainte éprouvait des émotions profondes ; le torrent de Cédron, la vallée de Josaphat, le tombeau de la Vierge réveillaient en elle des sentiments d’une grande intensité. Ces noms qui nous émeuvent tellement devaient avoir pour elle une force de joie et de ferveur que nous pouvons à peine imaginer. Elle se rendit à Nazareth, cette pittoresque bourgade allongée entre la vigne et l’olivier, pria dans l’église de l’Annonciation et près de la Fontaine de Marie. Elle ne se décidait plus à quitter ces lieux bénis.
Pourtant, après quatre mois de séjour, il fallut bien songer au départ.
Les voyageurs reprirent le bateau en octobre. Ils s’arrêtèrent à Chypre où Brigitte essaya une fois encore de ramener au bien les habitants de Famagouste. Elle y demeura deux mois, ne pouvant se résigner à abandonner ceux dont elle entrevoyait le châtiment. Malheureusement, elle dut repartir sans avoir pu obtenir la conversion des coupables. Quelques mois plus tard, l’île tout entière tombait aux mains des musulmans.
Lorsque les pèlerins arrivèrent à Naples, la peste y sévissait comme dans presque toute l’Europe à cette époque. Au lieu de fuir la terrible épidémie, Brigitte et ses compagnons apportèrent leur dévouement au soin des malades, qu’ils aidaient à mourir pieusement lorsque ces soins avaient été inutiles. Brigitte, selon son habitude, alla voir l’Archevêque et obtint de lui l’amélioration de la situation des esclaves.
Revenue à Rome, la sainte retrouva les choses à peu près dans l’état où elle les avait laissées. Grégoire XI résidait toujours en France où le roi et les cardinaux s’opposaient plus que jamais à son départ. Le désordre régnait dans la ville sainte. Brigitte, cependant, savait que sa tâche était accomplie, mais qu’elle n’en verrait pas la réalisation. « Elle avait semé, d’autres moissonneraient », elle ne devait plus songer qu’à se préparer à la mort.
Birger et Catherine ne la quittaient plus. Son influence grandissante, le renom de sainteté qui l’entourait, amenaient les Romains auprès d’elle. Elle guérit plusieurs malades. Cependant elle-même souffrait beaucoup physiquement et moralement. Il semblait que Dieu l’eût abandonnée. Elle qui avait toujours vécu dans la lumière divine se trouvait plongée dans des ténèbres douloureuses. Brigitte supporta avec une patience angélique cette épreuve suprême, continuant ses visites aux églises, simple et accueillante pour tous. Elle attendait la mort, « cette mort si douce pour les justes, terrible pour les impies et, pour les saints, joie suprême ».
Jusqu’à la fin, Brigitte procura lumière et paix à ceux qui lui demandaient conseil, malgré l’ombre qui l’envahissait elle-même.
Peu à peu, cependant, elle s’affaiblissait, mais cinq jours avant sa mort, elle retrouva enfin la présence divine qu’elle avait perdue. Pour la sainte, maintenant, il n’y avait plus qu’espoir et joie.
C’est dans une sorte d’extase que Brigitte célébra son entrée dans l’ordre qu’elle avait fondé, et reçut l’anneau des religieuses. Sur cet anneau très large, porté par les Filles de sainte Brigitte, se trouve gravée l’image de Jésus en Croix avec Marie et saint Jean.
Le 23 juillet, Brigitte fit ses adieux à ses enfants et à tous ceux qui l’entouraient, les exhortant à l’amour de Dieu, leur parlant des vertus pratiquées par leur père Ulf sous l’habit de saint Benoît :
« Soyez également parfaits, mes enfants, leur dit-elle, car je suis seule de ma maison à vous avoir donné le mauvais exemple. »
Puis elle demanda à reposer au milieu des pauvres Clarisses, bénit une fois encore ses enfants, reçut les derniers sacrements après s’être confessée à Pierre Olafson, et s’écria d’une voix claire :
– Je remets mon esprit entre vos mains, Seigneur – dernière parole du Christ sur la Croix.
Puis le visage souriant, elle s’éteignit. Sainte Brigitte avait soixante et onze ans.
La nouvelle de sa mort se répandit avec une rapidité foudroyante et la foule accourut pour l’honorer. L’affluence fut considérable. Une véritable procession accompagna sa dépouille au couvent des Clarisses où elle devait être déposée dans un tombeau de marbre que Birger, Catherine et Pierre Olafson avaient fait construire. De nombreux miracles eurent lieu, des malades furent guéris, des morts ressuscitèrent.
Peu après, Birger et Catherine, selon la volonté de leur mère, reprirent la route de Suède. Ils emportaient avec eux le corps de Brigitte qui devait reposer à Vadstena, dans le couvent qu’elle avait fondé.
Les saintes reliques furent vénérées tout le long de la route, et beaucoup se convertirent.
Enfin, après un long voyage, le cortège s’embarqua à Dantzig. Le navire, au bout de quelques jours, s’égara ; à cause de la guerre qui désolait les pays scandinaves, on ne savait où aborder. C’est alors qu’une lumière éclatante parut dans le ciel. Personne ne douta qu’il ne s’agît d’un signe, telle l’étoile des rois Mages. Le bateau fut guidé ainsi jusqu’au port de Söderköping, en Gothie, où il put jeter l’ancre sans difficultés.
Le peuple suédois, aussitôt averti, vint à la rencontre du cortège sous la conduite de l’évêque Nicolas de Linköping qui avait bien connu Brigitte et dirigé l’éducation de ses fils.
C’est lui également qui avait consacré le monastère de Vadstena et y avait reçu les premiers religieux. Il lui appartenait d’y ramener la sainte fondatrice en un magnifique cortège.
Les cloches sonnaient, les religieux réunis attendaient devant les portes du couvent. Catherine, plus belle que jamais, rayonnait de bonheur. Elle se retrouvait dans son pays quitté vingt-cinq ans auparavant, elle rapportait les reliques de sa mère dans ce couvent fondé par celle-ci, et où elle-même espérait vivre jusqu’à la fin de ses jours.
Birger lui aussi triomphait. Il n’avait jamais oublié les railleries et les insultes dont sa mère avait été l’objet de la part du roi Magnus et la phrase de celui-ci qui l’avait si profondément blessé :
– Eh bien, mon cher, qu’est-ce que votre mère, notre cousine, a encore rêvé de nous cette nuit ?
Cette mère vénérée, on songeait maintenant à sa canonisation, et déjà les sentiments d’admiration et de respect du peuple suédois à son égard se manifestaient.
Birger accepta la gestion des affaires temporelles du couvent. Il devait mourir en 1390, un an avant la canonisation solennelle de Brigitte.
Pierre Olafson et Pierre d’Alvastra, les fidèles compagnons de Brigitte, retournèrent dans leur couvent, au bord du lac Vetter, et le reste de leur vie fut consacré à son pieux souvenir.
Catherine entra, selon le désir de sa mère, comme religieuse à Vadstena. Elle en fut nommée supérieure sur l’ordre de l’évêque Nicolas. Elle devait retourner à Rome pour s’occuper de la canonisation de sa mère. À ce moment-là, le Pape Grégoire XI y était revenu selon les prédictions de la sainte, et Catherine put lui présenter le livre d’attestation des miracles accomplis. Malheureusement, un grand schisme déchirait encore, l’Église, et au bout de quatre ans de patience Catherine fut obligée de reprendre le chemin de la Suède.
Sainte Brigitte ne fut canonisée qu’en 1391 par le Pape Boniface IX. On célèbre sa fête le 8 octobre.
Il existe encore actuellement quelques monastères de Brigittines en Angleterre, en Hollande, en Bavière et en Espagne, mais il n’y a plus de couvents d’hommes.
L’abbaye de Vadstena fut détruite au XVIe siècle par Gustave Vasa, roi de Suède, qui favorisa la Réforme protestante et mit la main sur les domaines du clergé, au cours des guerres de religion. Celui-ci fit construire, tout à côté, un magnifique château Renaissance. Si étrange que cela puisse paraître, puisque les Suédois sont en grande majorité protestants, ils ont gardé le culte de la grande sainte, qui est leur héroïne nationale, et pieusement restauré les ruines de Vadstena. On y voit de splendides statues de bois dont plusieurs représentent sainte Brigitte, un saint Laurent, une sainte Anne et un bel ange au visage souriant.
Aujourd’hui, les murs gris bleus du monastère de sainte Brigitte s’élèvent dans les arbres tout près du château de celui qui voulut l’anéantir.
Renée TRAMOND, Sainte Brigitte, grande dame suédoise,
Éditions et Imprimeries du Sud-Est,
coll. « Nos amis les saints », 1960.