Saint François d’Assise
et la réconciliation de la nature
par
Gonzague TRUC
Tout voyageur passé par Assise en a gardé la nostalgie et s’est refusé à croire que sa vie pût s’écouler sans qu’il y revînt. Aux heures noires, aux simples heures grises, il a rêvé de cette paix évangélique et d’une retraite définitive en ce lieu saint. Toujours il a eu sous les yeux le paysage qu’il découvrait le matin, en ouvrant sa fenêtre : le soleil coulant sur les pentes du mont Subasio, l’air tendre et pur au loin sur le lac de Trasimène, invisible, mais qu’il savait là, et cette campagne stylisée telle qu’on la goûte dans les fonds de tableaux des Primitifs.
Pareillement pour saint François. Nous voulons dire qu’il est neuf pour chacun malgré tout ce qu’on a entendu dire sur lui ou lu sur lui, et qu’il suffit qu’on l’aborde avec son cœur pour en recevoir une révélation personnelle. C’est pourquoi il ne nous a pas surpris que l’abbé Omer Englebert, nous présentant, après tant d’autres, une vie du Poverello, ait pu ajouter encore, à quelque chose de juste, quelque chose d’original 1. C’est à son propos que nous voudrions essayer de dégager ce qu’il y a eu d’essentiel dans la figure et la carrière du plus populaire des saints.
Il naissait donc vers 1182 à Assise, fils d’un riche marchand drapier, et on le surnommait François, on ne sait trop pourquoi, si ce fut à l’occasion des voyages que son père avait faits en France, ou parce qu’il se plut lui-même à s’exprimer dans cette langue française qu’il avait dû apprendre enfant, et qui était universelle. Il recevait une instruction moyenne où il est vrai qu’il lisait plus d’auteurs profanes, et notamment de troubadours, que de théologiens. Il avait la jeunesse des jeunes gens de sa condition, un peu dissipée, mais bien loin du désordre ou de la corruption dont il s’accusait. Il rêvait de gloire ; il était soldat et fut même un temps prisonnier de guerre dans un conflit avec Pérouse.
Il se convertissait – c’est-à-dire que sa foi se mettait à vivre en lui. On cherche avec une curiosité naïve les raisons de la conversion des gens, et on oublie toujours la principale, en effet la plus mystérieuse, et qu’une grâce – la grâce – les a touchés. François eut une révélation directe. Il entendit une voix du ciel et, dès lors, il fut un autre homme.
Sans se déclarer tout de suite. Il se voulut d’abord bâtisseur d’églises, et il commença par une de son pays, empruntant, pour se procurer des fonds, des ballots de l’étoffe paternelle. Le père ne goûtait ni le procédé, ni la tournure extravagante que prenait la conduite de son fils. On connaît la célèbre scène : le délinquant appelé devant l’évêque, se dépouillant de ses vêtements et, par cet acte déjà, s’engageant dans la voie de la pauvreté évangélique.
François avait toujours aimé les pauvres et, dès son âge profane, il avait abondé en aumônes. À ce moment où l’Évangile lui devenait sensible, il y lisait ce qui était prescrit au jeune homme riche : d’abandonner ses biens, et aux apôtres ; de partir sans provision de bouche, d’argent ou de vêtement et de vivre d’aumônes. Il lui paraissait que cet Évangile est fait pour être suivi à la lettre. Et tout saint François d’Assise – et toute sainteté – est là.
Il s’établit à la Portioncule – qui s’appelait encore Notre-Dame-de-Josaphat ou Notre-Dame-des-Anges, église abandonnée, hors de la ville, dans les bois. C’est de là qu’il rayonna, prêchant, et prêchant d’exemple. Et ce qu’il prêchait tenait en un mot : l’imitation, une imitation pratique de Jésus-Christ. Les disciples vinrent, un à un, puis de plus en plus nombreux : un, deux, quatre, douze. Les frères partaient chaque matin, d’abord seuls, puis deux à deux quand le nombre en fut assez grand, la besace sur l’épaule, le bâton à la main, évangélisant sur leur route. Ils devaient couvrir la terre.
Ce n’est pas cette histoire que nous voulons rappeler, ni même résumer. On la retrouvera dans le livre de l’abbé Englebert. On y verra comment, après avoir triomphé de lui-même, François triompha de tout : des siens, de la prudence de l’Église, de l’imprudence des imprudents, du succès, de la gloire, de la mort. Ce que nous voudrions retenir, répétons-le, c’est l’esprit de l’œuvre et, si on peut se servir d’un tel mot pour de telles choses, son originalité.
Nous avons parlé de « réconciliation de la nature ». On sait le fondement et l’essence du christianisme : l’homme pécheur a été jeté dans un monde adverse et qui s’est retourné contre lui. Il lui a fallu, à cet homme, travailler pour vivre et, pour se sauver, déjouer les pièges que lui tendaient les sens. Tout lui était ennemi, il lui a tout fallu traiter en ennemi et d’abord – et surtout – lui-même, la créature et la création. La pénitence a jeté sur le monde un voile de deuil : sang et larmes, et toujours devant soi l’image de Celui qui jetait son grand cri à la neuvième heure.
Ce fut l’enseignement des saints. Et cet amour lui-même qui fit leur sainteté les renferma en eux-mêmes pour ne les ouvrir que du côté du Ciel. Les moines des thébaïdes baissaient leur capuchon pour ne pas être distraits de leur méditation par la lumière. D’autres, dans la suite des âges, se martyrisaient et ne tiraient leur joie que de leur martyre.
Saint François d’Assise ne le cède à aucun pour les austérités, et nul n’a été plus dépouillé que lui. Mais, au cœur de la souffrance et au plus profond du dénuement, il garde une joie d’une pureté enfantine ; il chante et, loin de rien maudire, il bénit tout : cette même lumière et l’ensemble de ce que comporte une création restaurée.
Réconciliation de l’homme, d’abord, et réconciliation de l’homme avec l’homme. Nous ne nous aimons pas plus, dès que nous nous connaissons, que nous n’aimons nos semblables. Il faut apprendre à nous supporter et à vaincre nos répugnances. François avait horreur des lépreux. Il en rencontre un sur sa route : il l’enlace étroitement et le baise sur la face, puis il se met à leur service. Il fonde avec ses frères sur une fraternité indicible : on sait ce que lui sont Léon, « agneau de Dieu », ce touchant Jean le Simple qui répétait naïvement tous ses gestes, et la divine amitié qui l’unit à sainte Claire. Si une congrégation était fondée, s’il y fallait une règle, des principes et des supérieurs, le commandement n’avait pas besoin de se formuler et déjà demeurait en chacun. La loi de saint François d’Assise, superposée à celle du Christ, était une loi d’amour : amour pour le maître divin, amour pour le fondateur, amour pour tout homme et toute chose.
Et cette universalité où François voulait établir le monde n’était pas une identité de rites, d’observances ou d’institutions ; c’était une communauté de cœur. Il prêchait le christianisme, non point pour qu’on sache que le christianisme apportait la seule solution possible au problème de la vie, mais pour qu’on aimât le Christ. C’est à cette vocation qu’il se croyait particulièrement appelé ; c’est elle qui le mettait en route pour tous les pays, vieux et neufs, proches et lointains. Il voulut aller en Syrie, au Maroc, et il ne fut arrêté que par les vents et les circonstances. C’est autrement qu’il devait conquérir les terres étrangères, par la diffusion de son esprit et l’établissement de ce Tiers Ordre qui tendait à constituer une fraternité universelle. Amour-pauvreté : si la sainte entreprise eût réussi, si elle eût été possible, la question sociale eût été résolue avant d’être posée. Nous apprenons de saint François que sa solution est d’ordre moral, et non point d’ordre économique.
Réconciliation des hommes, réconciliation des choses, parce que choses et hommes ne constituent pas des ordres si distincts ; « Parce que tout sort du même principe ; écrit l’abbé Englebert, citant saint Bonaventure, il y a une parenté entre les hommes, les bêtes, les plantes, la mer et les étoiles. » Et c’est là le principe même de la philosophie de saint Bonaventure, qui n’est que la paraphrase du verset du psalmiste : « Les cieux racontent la gloire de Dieu. » François, lui, nous montre ce que peut être l’application. Les choses lui sont fraternelles aussi, les animaux, les plantes, et l’océan, et les astres. Il prêche effectivement aux oiseaux ; c’est un texte qu’il faut toujours citer ; nous empruntons la traduction de notre auteur.
« Mes petits frères les oiseaux, nombreux sont les liens qui nous rattachent à Dieu. Et pour vous, votre devoir est de le louer partout et toujours, à cause de la liberté que vous avez de voler où il vous plaît, et à cause de cette double et triple robe, et de ce beau plumage coloré que vous portez. »
Ce n’est là ni fantaisie, ni symbole, ni exercice de style. C’est l’expression d’un sentiment réel et profond, du sentiment de la solidarité, de la parenté des êtres, du commun objet qu’ils poursuivent, et c’est bien en effet le chant que l’ensemble des créatures chante au Créateur. François est pénétré de cette condition et de ce rôle de la nature animée ou inanimée ; c’est pourquoi il ne voit en tout et partout que des personnages qu’il s’associe et qu’il associe en un chœur de louanges. Il n’ira pas plus haut, et on n’ira pas plus haut, que dans le cantique où il réunit les astres et les éléments : « Loué sois-tu, Seigneur, pour toutes tes créatures, et particulièrement pour notre frère, messire le soleil... »
Et il n’y a pas de miracle plus représentatif de sa doctrine, disons mieux, de sa pratique, que celui du loup de Gubbio où l’on voit véritablement l’âme obscure de l’animal prendre le ton et la couleur d’une âme humaine.
Ni la pénitence, ni la méditation ne sont choses si simples, et le christianisme, quant à ce qui touche à la personne, n’est pas une philosophie optimiste. Les grands saints par leur pensée, par leurs travaux, tantôt nous transportent à des hauteurs vertigineuses, tantôt nous ouvrent des abîmes d’épouvante. Cet examen de nous, d’autre part, qu’on nous demande, nous conduit à des découvertes peu récréatives et nous fait voir la nature humaine extrêmement compliquée, infiniment peu saine. Nous sommes loin par là de jeter sur le monde un innocent regard.
Saint François d’Assise, lui, et il est en cela unique, nous restitue à cet esprit d’enfance que l’Évangile nous recommande, et qui demeure si difficile et si loin de nous. Il est pénitent, mais il est joyeux : vraiment il a lavé par l’amour toute souillure ; cette simplicité où il a réduit la vie matérielle, il la transfère à la vie de l’esprit et du cœur. Il ne s’agit avec lui ni de théologie, ni d’histoire ; sa théologie c’est encore l’amour, son histoire celle de l’existence quotidienne, toute de charité. Mystique, il a dû avoir des tribulations mystiques ; il n’en paraît rien, et elles n’ont pas assombri son humeur. Que Jésus fût là ou non, il était tout à Jésus.
C’est là le dernier mot qu’il faut dire avec lui. Saint François d’Assise, ce n’est pas le Christ revenu sur la terre, mais c’est son messager le plus authentique, l’image la plus proche du modèle. Ces stigmates qu’il a reçus avaient un sens non seulement pour lui, mais pour nous encore. Ce n’est pas un dieu : oserons-nous dire qu’il en tire quelque avantage ? La besogne de rédemption, de justification était faite. Il n’avait qu’à se ramasser dans son amour sans autre souci. Il n’avait ni à promettre aux pharisiens le lieu des « grincements de dents », ni à frapper le figuier stérile. Il pouvait être uniquement et totalement bienveillance. Envers tout, même envers son corps. Il le traitait comme il fallait et avec autant de rigueur qu’un autre : ce n’est pas lui qui aurait dit : « Qui me délivrera de ce corps de mort ? »
Il arrivait à point dans son temps. C’était un temps très dur, s’il avait ses mérites, et l’homme n’y épargnait pas l’homme. Le puissant s’y répandait en crimes et le faible était foulé sans aucune considération. François inaugurait une autre sorte de chevalerie où, pour défendre la veuve et l’orphelin, il apportait des armes neuves, non plus la lance ou l’épée, mais la semblance même du pauvre et de ce pauvre des pauvres que fut Jésus-Christ. Il partait à la conquête du monde avec la besace et le bâton. Il ne devait pas la faire, et il faudra une autre force pour établir sur la terre la justice et la charité. Toutefois, il rappelait que le seul moyen de s’élever était de se réduire à rien, qu’on n’arrivait à la possession que par une entière dépossession et le don de soi dans l’amour de Celui qui s’est donné pour tous.
Il découvrait la véritable nature, à la lumière de la nature spirituelle. La nature, pour l’homme antique, était une pièce de l’univers ; elle entrait dans l’économie générale ; ni on ne songeait à en tirer des joies particulières, ni à lui infliger aucune désapprobation. Le néo-paganisme devait en faire quelque chose d’énorme, de plein de succulence où les sens trouvaient une occasion de se déborder, et il la vidait ainsi des dieux et de Dieu. Pour le chrétien, elle était l’adversaire, précisément le séjour préféré de l’adversaire, le lieu des tentations et des chutes, et elle apparaissait aux yeux effrayés du pénitent insidieuse, spécieuse, hideuse et pleine de venin. François la réconciliait, l’innocentait, la restituait, la faisait rentrer dans la communion des hommes, dans la communion des saints, lui rendait son éclat, non cet éclat inhumain et cruel qui blesse les yeux sans foi, mais cette clarté véritablement évangélique des nuits lunaires et des longs soleils du soir mourant sur la mer.
Le vendredi 2 octobre de l’an 1226, sa fin approchant, François rompait le pain, comme Jésus aux apôtres au soir de la Cène, à ses frères présents. Le samedi 3, à l’entrée de la nuit, apparut la Visiteuse, « celle à qui nul n’ouvre la porte de bon gré.... notre sœur la Mort... » Il pria le médecin de l’annoncer ainsi qu’un « héraut d’armes », « car c’est elle, dit-il, qui va m’introduire à la vie éternelle ». Il se faisait déposer à terre sur un drap, et recouvrir de cendre et de poussière, et il expirait en chantant le psaume 142 : Voce mea ad Dominum clamavi...
C’est ainsi que mourait saint François d’Assise, et c’est ainsi qu’il devait mourir.
Nous n’avons ouvert qu’une perspective sur le beau livre de l’abbé Englebert. Nous n’avons pas dit toute sa richesse qui est celle du sujet ; nous n’avons pas eu besoin de dire de quelle actualité demeure, en nos jours qui prétendent établir l’amour parmi les hommes à coups de canon, la conception franciscaine. Nous laissons à chacun le soin de méditer sur la nature de l’action et de décider s’il convient d’opposer au mal l’épée ou les mains nues. Nous avons seulement voulu détacher de saint François l’essence de saint François, et montrer en lui l’apôtre de la triple fraternité humaine, animale et végétale, c’est-à-dire de la communion de la création dans le Créateur.
Gonzague TRUC.
Paru dans Hommes et monde
en avril 1949.