La question de l’âme des femmes

et le concile de Mâcon

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

E. VACANDARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« On sait, dit la Revue bleue, par la plume de M. Eugène Hollande, qu’il a été sérieusement mis en question dans un concile d’évêques si, oui ou non, la femme avait une âme. »

Le critique amateur qui a pu écrire « sérieusement » une pareille énormité serait fort embarrassé de justifier son dire. Personne, en effet, ne « sait » cela, pour la bonne raison que cela n’a jamais « été mis en question dans un concile d’évêques », ni « sérieusement » ni même par plaisanterie.

Les légendes ont la vie dure. Celle que nous sert M. Eugène Hollande a été cent fois réfutée et réduite à néant. Mais il est des morts qu’il faut qu’on tue périodiquement, sans se lasser jamais.

M. l’abbé Duplessy s’est appliqué à donner, dans l’Intermédiaire des chercheurs, le coup de grâce à la légende que ressuscite le collaborateur de la Revue bleue. Nous ne croyons pas qu’il y ait pleinement réussi : « Quant au fait en lui-même, dit-il, il est certain qu’on discuta à Mâcon pour savoir, non si la femme avait une âme, mais si, grammaticalement, on exprimait suffisamment que la femme a une âme en disant que l’homme en a une 1. » Les évêques réunis au concile de Mâcon n’ont pas agité la question de l’âme de la femme, pas plus que celle de l’homme, ni « grammaticalement », ni d’aucune autre sorte.

Que s’est-il donc passé à Mâcon ? Le plus simple n’est-il pas de le demander aux documents ? Or, dans l’espèce, le document est une page de Grégoire de Tours qui n’a pas trouvé place parmi les actes officiels du concile 2. Qu’on nous permette d’en donner la traduction : « Il y eut dans ce synode (concile de 585) un évêque qui disait que la femme ne pouvait être appelée homme. Cependant il se tint tranquille lorsque les évêques lui eurent rendu raison, en lui rappelant ce qu’enseigne le livre de l’Ancien Testament qui dit qu’au commencement, quand Dieu créa l’homme, il les créa mâle et femelle, et leur donna le nom d’Adam 3, c’est-à-dire homme de terre, et, tout en nommant la femme Ève, les appela homme l’un et l’autre. En outre, Notre-Seigneur Jésus-Christ est appelé fils de l’homme, parce qu’il est 4 fils d’une vierge, c’est-à-dire fils d’une femme. Lorsqu’il changea l’eau en vin, il lui dit 5 : Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? etc. Grâce à ces témoignages et à plusieurs autres la cause fut entendue et la discussion prit fin. »

Si nous comprenons bien le sens de cette historiette, l’évêque fait le subtil et se demande si le nom de homo peut s’appliquer à la femme. Il voudrait sans doute que homo fût réservé à l’homme, et que la femme fût désignée uniquement par les mots femina ou mulier. Il n’imagine pas que le latin possède un terme générique qui qualifie tous les individus humains sans exception de sexe 6.

Ce fut son erreur. La langue classique renferme des exemples topiques qu’on aurait pu alléguer, aussi bien que les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, pour le convaincre d’ignorance. Nous empruntons à Forcellini (s. v. homo) les exemples suivants : 1° Cicéron (Cluent., 70) écrit : Mater cujus ea stultitia est ut nemo eam HOMINEM, ea vis ut nemo feminam, ea crudelitas ut nemo matrem appellare possit. 2° Dans la correspondance du même auteur, on lit pareillement (Ad Cicer. Famil. IV, 5, med.) : Quae si hoc tempore non diem suum obiisset, paucis post annis tamen ei moriendum fuit, quoniam HOMO NATA fuerat. 3° Dans Juvénal (VI, 282), une femme s’écrie :

 

          ... Clames licet et mare caelo

          Confundas, HOMO SUM.

 

Le moyen âge conserva ce vocabulaire. Grégoire de Tours, notamment, parlant d’une femme qui, dans un accès de fièvre, avait perdu l’usage de la parole (Miracula Martyrum, II, 30), écrit : Sed tantum mugitum ut animal, non vocem ut HOMO poterat emittebat. Citons encore l’inscription que l’on trouva dans le tombeau de sainte Landrade, avec le sceau de l’évêque Florbert (VIIIe siècle) : Jacet in hoc scrinio sancta Dei virgo Landrada quae Belisiae facta est abbatissa, ubi etiam HOMINEM deponens, spiritum Deo reddens, a sanctimonialibus terrae commendata divinitus est. Inutile de multiplier les exemples 7. Mieux instruit du passé de la langue latine et augurant de l’avenir par le passé, l’évêque philologue n’aurait pas posé sa question ; il aurait su que « homo pouvait être traité comme un mot épicène et désigner indifféremment des individus de l’un ou de l’autre sexe 8 ».

Du reste, si le terme lui paraissait ambigu ou suspect, c’est plutôt à raison de son importance philosophique que de sa correction grammaticale. Aussi les réponses tirées de la Bible par ses collègues devaient-elles être, plus que n’importe quelle autre, de nature à le satisfaire. Elles le satisfirent, en effet, nous dit Grégoire de Tours.

Cependant l’incident n’était pas clos, remarque M. Godefroid Kurth, « puisque c’est de ses paroles que des générations entières de savants de contrebande ont prétendu tirer la preuve que le concile de Mâcon avait discuté la question de savoir si les femmes ont une âme 9 ».

Il se pourrait que la légende fût le résultat d’un malentendu. M. Kurth incline à croire qu’il faut en chercher l’origine dans une vicieuse traduction du texte de Grégoire de Tours. Celui-ci avait écrit : Extetit enim in hoc sinodo quidam ex episcopis, qui dicebat mulierem hominem non passe vocitare (vocitari). Guizot rend la phrase de la façon suivante : « Il y eut dans ce synode un des évêques qui disait qu’on ne devait pas comprendre les femmes sous le nom d’hommes 10. » Un lecteur peu attentif, négligeant de recourir au texte original, a pu conclure que les femmes, n’ayant pas, d’après l’évêque, droit au nom d’hommes, ne faisaient pas partie du genre humain. De là à imaginer qu’elles n’avaient pas d’âme (d’âme humaine s’entend), il n’y avait qu’un pas. Une fois en si beau chemin, l’évêque avait dû dire qu’elles n’en avaient point. Enfin, il suffisait de substituer le synode lui-même à l’un de ses membres pour soutenir, comme certains l’ont fait, qu’un concile avait déclaré que les femmes n’avaient pas d’âme.

Que la légende ait eu cette origine ou qu’elle provienne d’une autre source, peu importe. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est une pure légende. Espérons que les historiens sérieux se garderont désormais de la rééditer.

 

 

 

E. VACANDARD, Études de critique

et d’histoire religieuse, 2e série, 1910.

 

 

 



1  Cité par la Revue pratique d’apologétique, livraison du 15 mars 1909, p. 937.

2  Hist. Francorum, lib. VIII, cap. 20. Nous possédons les vingt canons du concile Monumenta Germaniae historica, Leges, t. III (Concilia), p. 163-174. Il n’y est pas fait allusion à l’incident rapporté par Grégoire de Tours. Il est possible que cet incident ait eu lieu en dehors des séances officielles. C’est le sentiment de M. Godefroid Kurth, Revue des questions historiques, 1er avril 1892, p. 560.

3  Genèse, V, 2 : « Vocavitque nomen eorum Adam, quod est homo terrenus, sic utique vocans mulierem Eva ; utrumque enim hominem dixit. » Hist. Francor., loc. cit.

4  « Ob hoc quod sit. » Ibid. On pourrait peut-être traduire : « Bien qu’il soit. »

5  Joan., II, 4.

6  M. Godefroid Kurth explique un peu autrement la pensée de l’évêque questionneur ; il s’étend par exemple sur le genre du mot homo : le moyen âge l’employait au féminin aussi bien qu’au masculin. Revue des quest. historiques, art. cit., p. 558-559.

7  M. Kurth en donne quelques autres encore, art. cit., p. 557-558.

8  Kurth, loc. cit., p. 559.

9  Ibid., p. 559.

10  Collection de mémoires relatifs à l’histoire de France, t. 1, p. 449.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net