Défense de l’abbé Groulx
par
VALDOMBRE
Il suffit de prononcer ce nom pour faire baver de rage ou d’envie quelque polichinelle ou crétin de la politique. Si vous avez le malheur de parler de l’abbé Groulx, vous serez mal jugé et il se pourrait fort qu’on perquisitionne à domicile. Tant mieux ! Et c’est précisément pourquoi je n’hésite pas à m’approcher de notre historien et de notre patriote, le seul qui nous reste, peut-être, depuis Asselin.
L’auteur de Notre maître le passé a laissé un mauvais souvenir à Québec. Tel gros personnage, aussi gros que lourd, en a gardé une sorte de palpitation de cœur qui menace de devenir chronique en même temps qu’un sujet de grande inquiétude pour les membres de sa famille. Le pauvre homme ! Dans la plupart des milieux officiels, on méprise Groulx ; on le hait ; on ne compte plus ses ennemis. C’est un bon signe, et tout patriote sincère m’aura compris.
Il serait criminel, après cela, de ne pas annoncer une bonne nouvelle. Il faut parfois faire éclater les trompettes d’un jugement, qui ne sera pas le dernier. Sachez, mes chers lecteurs, que la Nation du 2 septembre 1937 consacrait un numéro de huit pages à la gloire de l’abbé Groulx et de son œuvre. Si ce n’est pas là un crime au pays des Sauvages, nous aimerions à savoir ce que c’est. Voici ce que j’écrivais dans le premier numéro de mes Pamphlets au sujet d’une feuille de combat :
On peut ne pas partager toutes les opinions professées si clairement par la Nation, mais les patriotes qui ont du cœur, et qui ne refuseront pas à une jeunesse ardente la mystique des mouvements généreux, se doivent de lire attentivement un journal de combat écrit avec le sang de l’enthousiasme, de la franchise et de la sainte ardeur.
Depuis la publication de ces paroles, que d’aucuns jugèrent trop près du cœur, il arriva que la Nation me malmena fort, ne me ménagea point, descendit même jusqu’aux injures les plus basses, tout cela parce que j’ai accepté de diriger la page littéraire du journal de Damien Bouchard et tout cela encore parce que nous n’avions pas la même opinion sur la politique et sur certains hommes qui composent le pandémonium de la démocratie actuelle au pays de Québec.
J’aime trop la lutte et j’aime trop à me battre franchement pour avoir gardé rancune d’une polémique qui s’est éteinte avec les premières flammèches, ne jugeant pas même le moment venu pour moi de répondre. L’avenir dira si j’ai eu raison dans le temps d’attaquer certains politiciens sympathiques à la Nation et je sais que la Nation sera assez fière et assez intelligente pour l’admettre simplement. D’ici là, il m’importe peu de savoir ce que les jeunes séparatistes de Québec et du Québec pensent de moi. Ils peuvent être certains d’une chose : que je ne frappe jamais en bas de la ceinture et que je suis assez propre dans ma vie et dans mes écritures pour reconnaître le Beau et le Vrai, là où ils se trouvent, ne m’arrêtant pas même à songer si telle parole ou tel geste pourrait me compromettre.
Aussi, je m’empresse à féliciter la Nation du courage et de l’esprit qu’elle témoigne en glorifiant un historien, en défendant un vrai patriote, dans un moment où à peu près tout le monde crache dessus et l’abandonne avec une lâcheté sans exemple dans notre si lamentable histoire.
Songez que le journal des Séparatistes peut à peine vivre parce qu’il est précisément une source d’idées, parce qu’il défend une doctrine absolument impopulaire, dont le nom seul évoque les troubles et traque dans les ténèbres le haute finance anglaise ou étrangère qui nous a prostitués.
Dans une période où le peuple ne songe qu’à l’argent et que, rongé par le matérialisme, il se désintéresse complètement d’une idée qui devrait être pour lui une question de vie ou de mort, voici un petit journal qui trouve, et le temps, et le moyen, et l’orgueil de publier à ses frais huit pages à la gloire de l’abbé Groulx, pages de sang et de vengeance qui devraient couvrir tous les murs de la province.
Que nos dirigeants actuels prennent garde, que les chamarrés d’or, les illustres, les officiels, les honorables, les ventrus, les cossus et les cocus prennent garde : une poignée de jeunes gens, sans le sou, presque en guénilles, mais le cœur rongé d’espoirs et la bouche tordue par l’indignation, pourraient peut-être avoir raison. Le Christ et ses va-nu-pieds ont traversé les siècles et fixé bien haut une doctrine dont les peuples ne peuvent plus se passer. Qu’on prenne garde ! Dieu ne peut pas permettre que certains individus, toujours les mêmes, possèdent tout l’argent de la terre, tous les honneurs, toute la gloire et qu’ils occupent des postes d’où ils commandent ainsi que des tyrans façonnés par la bêtise humaine. On devrait savoir qu’il arrive un moment dans la vie d’un peuple où les humbles, les petits, les pauvres trouvent aussi leur place. Et la justice veut qu’ils la prennent cette place lorsque les puissants sont devenus trop salauds ou trop lâches pour la leur offrir de bon gré.
Je répète que la Nation a fait une grande chose avec les moyens mis à sa disposition, et même avec toutes ses erreurs en témoignant POUR le plus terrible accusé de notre histoire et qui a nom l’abbé Lionel Groulx. Il va sans dire qu’une feuille riche et aplatie comme le Devoir n’a pas soufflé mot de l’effort que fait le journal des Séparatistes pour décrasser le cerveau des masses et rendre un vivant hommage à l’homme qu’on déteste le plus aujourd’hui. L’ancien journal de Bourassa, devenu cette machine à pétrir le pain des conciliations, trouve sans doute plus commode de servir Duplessis et d’instruire ses lecteurs sur les films cochons qu’il ne faut pas voir, plutôt que de citer une feuille libre et fière qui se fait le défenseur d’un grand Canadien-français. Nous irons un jour au fond de l’immondice, et cette sale histoire des soi-disant bons journaux, nous l’exposerons en pleine lumière. Il n’y aura pas de force capable de nous arrêter. Nous y viendrons.
Pour le moment, qu’il suffise de signaler que la Nation a rendu à l’abbé Groulx un hommage que la nation tout entière lui devait depuis longtemps. Il est regrettable, toutefois, que des collaborateurs de l’extérieur n’aient pas été plus nombreux à édifier cette manifestation de l’intelligence. À part les rédacteurs réguliers, Paul Bouchard, Marcel Hamel, Roger Vézina, Paul Talbot et Albert Pelletier qui fournirent des papiers substantiels, nous relevons dans ce numéro quatre noms seulement de collaborateurs particuliers : le R. P. Carmel Brouillard, o.f.m., Philippe Ferland, Jean-Marie Bédard et Roger Duhamel.
J’ignore si le directeur de la Nation avait invité d’autres journalistes à témoigner, mais j’en connais cinq ou six, et non des moindres, qui eussent pu offrir des articles supérieurs tant au point de vue de la forme que du fond, et si ces malheureux se sont récusés au dernier moment, ils méritent simplement tous les opprobres et nous espérons que Paul Bouchard nous en révélera les noms.
De tous les articles que publie le journal des jeunes séparatistes ou mieux des jeunes autonomistes, celui du Père Brouillard nous semble le plus fort, précisément parce qu’il traite de l’historien et le place en parallèle avec cette chroniqueuse désabusée qui se nomme Sir Thomas Chapais. Plusieurs auront lu sans doute le beau pamphlet tombé un jour de la plume orgueilleuse d’Olivar Asselin et qui passera à l’histoire sous le titre de l’Œuvre de l’abbé Groulx. Le Père Carmel Brouillard y revient avec une audace qui nous enchante et avec un allant qui paralysera tous les aplatis devant les Anglais. Autant Chapais se montre anglophile dans son Cours d’Histoire du Canada, autant l’abbé Groulx fait preuve d’un nationalisme capable d’incendier les esprits les plus calculateurs et les cœurs les plus glacés. Groulx et Chapais, le feu et l’eau. Deux éléments peut-être nécessaires à la durée d’une vie d’homme ou du globe, mais deux éléments qui ne feront jamais un mélange. Chapais fait de l’analyse et de la chronique à froid, n’exigeant pas moins de ses compatriotes qu’ils se soumettent non pas aux règles de la vie, mais aux règles de l’Angleterre, tandis que l’abbé Groulx critique, se plonge dans la synthèse et n’enseigne l’histoire que pour apprendre aux Canadiens-français à se tenir debout, et davantage à se tenir prêts. Afin d’établir une fois pour toutes la différence qui existe entre les deux historiens, disons que Sir Thomas Chapais est toujours Chapais (ce qui n’implique aucune espèce d’originalité) tandis que l’abbé Groulx est un peu notre Maurras. Les esprits les plus fourvoyés comprendront.
Mais pourquoi ne pas citer le Père Brouillard :
« Il y a longtemps, écrit-il, qu’on accuse Chapais d’être impérialisant. (J’écris accuse, mais j’en connais beaucoup qui disent : félicite). C’est profondément vrai. Dès les premières pages de son interminable et grisâtre Cours d’histoire, la plaidoirie s’amorce. Elle donne alors d’elle-même l’image de sa conviction fade, sans véhémence et sans chaleur, insinuante et huileuse. Elle défend le règne militaire contre la fatalité d’une étiquette qui lui fut désastreuse et déshonorante. (...) Le loyalisme s’élève au rang de dogme et prive son commentateur de tout esprit critique, de toute vision profonde des évènements. L’air est excessivement raréfié. Il n’y a pas un cœur canadien français qui puisse y vivre. »
Ce sont là, certes, de dures paroles, mais elles restent l’expression même de la vérité, et il faut être destiné à accomplir des actes vilains, si on se refuse à toute lumière. Voilà pour l’article du P. Brouillard.
Je n’entends point faire ici la critique des poèmes en prose de Paul Bouchard et de Marcel Hamel à la gloire de l’abbé Groulx. Ces journalistes placent bien haut dans leur cœur le patriote qu’ils défendent et qu’ils ont le droit de défendre, mais leurs articles ou poèmes appellent des réserves sérieuses que des adversaires ne manqueront pas de colliger. Ma vision des choses et des hommes va beaucoup plus loin. J’aime trop l’enthousiasme et je me nourris trop de l’amour d’une doctrine généreuse pour chercher la petite bête ou un motif de reproche dans des éloges qui se faisaient attendre depuis longtemps. Quand on voit des journalistes encenser à tour de bras des histrions de la politique, on peut bien passer quelques faiblesses à des admirateurs de l’abbé Groulx.
Toutefois, la Nation va un peu loin en publiant le problème tel que posé par l’un de ses rédacteurs, Roger Vézina, qui se demande si « l’abbé Groulx est pour ou contre la Confédération ».
Ce n’est plus un secret pour personne que le doctrinaire du séparatisme, nous voulons bien dire, l’abbé Groulx, s’est prononcé carrément sur la question et que sa réponse ne laisse plus aucun doute dans l’esprit de ses compatriotes : il est aujourd’hui, en 1937, contre le séparatisme intégral.
À la suite d’évènements d’un tragique intense et que l’historien des prochaines générations devra traiter avec des pinces rougies, l’abbé Groulx, le 3 août 1937, exactement, a « réaffirmé n’être pas séparatiste et ne pas vouloir sortir de la Confédération ». C’est clair, et pour le bien de la nation et de la Nation, on ne devrait pas revenir sur le sujet.
Ce n’est pas l’opinion de M. Roger Vézina qui fait l’historique des exposés de l’abbé Groulx, depuis que cet historien tient une plume, et qui appuie avec trop de complaisance sur certaines paroles que notre grand historien a cru urgent de prononcer il y a quelque quinze ans. Et c’est pourquoi des esprits libres admettront difficilement cette extraordinaire conclusion de Roger Vézina :
Désormais, quand on me demandera à brûle-pourpoint si M. l’abbé Groulx est séparatiste, je répondrai : oui et non. À tous les craintifs, les timides, les endormeurs, les endormis, ceux qui vivent de peur parce qu’ils ont peur de vivre, NON. À tous ceux qui, conscients de notre grande destinée française et catholique en Amérique regardent fièrement et sans crainte vers l’avenir, OUI.
Est-il juste envers l’abbé Groulx qu’un critique, si enthousiaste soit-il, parle de la sorte et vienne résoudre un problème avec une torche enflammée ?
Dans mon dernier pamphlet, je publiais, sur la couverture, le renoncement de l’abbé Groulx avec ce titre très significatif : « La fin du premier acte. » Tout le monde aura compris que cette histoire n’est pas finie et que cette tragédie du séparatisme pourrait bien avoir quatre ou cinq actes. Il nous faut donc attendre. Mais il serait maladroit de faire dire à l’abbé Groulx le contraire de sa pensée, et tout cela par amour d’une doctrine politique que je place moi-même sur le plan spirituel.
Mais ce que la Nation n’a pas jugé opportun de faire imprimer en capitales, je vais le dire ici et j’en prends toute la responsabilité. Voici. Tous les loyalistes, tous les Confédérés et tous les Considérés, tous les aplatis devant les Anglais, tous les fils soumis et obéissants peuvent se juger chanceux que Lionel Groulx PORTE UNE SOUTANE.
Il n’en faut pas moins conserver la Nation du 2 septembre dernier comme un document très précieux et comme le plus formidable réquisitoire qui ait jamais été jeté à la gueule d’un peuple de porteurs d’eau et de scieurs de bois.
VALDOMBRE.
Paru dans Les Pamphlets
de Valdombre en 1936.