Un Gide désespéré
par
VALDOMBRE
On peut affirmer que Gide obtient, même à l’heure actuelle, une louange unanime des esprits les plus opposés. C’est un curieux phénomène, observait il n’y a pas longtemps un critique fort sagace.
Que Gide ait provoqué presque constamment l’opinion commune, il n’a pas rencontré encore une critique vraiment hostile comme il advint pour les Mauriac, les Montherlant, les Claudel, les Béraud et les Daudet, pour ne citer que ceux-là. Il est même remarquable que l’auteur de l’Immoraliste se distingue par un prestige que les lecteurs les plus difficiles ne lui contesteront pas.
Celui-ci qui ne partage pas ses idées ne peut s’empêcher d’admirer l’écrivain ; cet autre se pâmera devant l’initiateur de toutes les anarchies ; un troisième lui reproche le mauvais usage de sa puissance mais ne peut résister à son pouvoir de séduction.
Comment expliquer une telle vogue, un tel engouement à l’endroit d’un écrivain, merveilleusement doué, c’est vrai, mais qui reste encore bien loin en arrière de tel autre que nous pouvons nommer ?
D’abord, c’est que Gide aura approfondi tous les genres, morale, critique, mémoires, roman, poésie, récits, et toujours il se présente avec la magie d’un style qui n’a rien du romantisme, rien d’un réalisme à la Flaubert et rien non plus du sensualisme à la France, à la Renan ou à la Jules Lemaître. Le style du fameux protestant pourrait être comparé à la lame sèche et reluisante d’un autre protestant et qui a nom Stendhal. Mais il serait difficile d’y trouver encore des analogies éclatantes.
Il paraît clairement que le secret de son prestige et de sa puissance de séduction sur ses contemporains, c’est son style. Même quand l’accent s’en est, semble-t-il, affaibli et qu’il tourne à la simplicité désespérante, le style de Gide nous pénètre, nous fait mal et nous le retenons et nous voulons le garder.
L’auteur de la Porte étroite, du Retour de l’enfant prodigue (qui est une des plus grandes choses de la poésie française), de la Symphonie pastorale et de quelques autres récits, où s’avère son prestigieux talent, nous apparaît, en outre, tel un maître de la psychologie et de l’analyse. Et c’est là précisément ce qui devait le marquer comme un écrivain pernicieux. Il est resté un calviniste morose et plus calviniste que le sombre Calvin lui-même.
Après avoir erré dans toutes les philosophies et voulu prêcher en réformateur ; après avoir soutenu que « seule, la perversité produit les arts et le plaisir », il se fit l’apôtre de l’Évangile, admira le catholicisme et l’ordre établi, il chanta la grandeur de la fraternité humaine et finalement se laissa séduire par les mirages de la Révolution.
La vérité, c’est qu’il passa son existence « à se répudier et à s’évader soi-même ».
Au moment où nous retrouvons ce Gide ensorceleur, immoral et franchement pervers, il est en adoration devant le communisme et ses dieux, Lénine et Staline. Il part pour le royaume du parfait bonheur et qui s’appelle chez les Occidentaux l’U.R.S.S.
Comment expliquer qu’un Gide démoralisateur, apôtre de l’individualisme, qui a passé son existence à nous prêcher l’affranchissement du désir et la grandeur de toutes les licences au service des instincts les plus grossiers ; comment un tel philosophe pouvait-il espérer rencontrer la liberté en Bolchevie où règne l’esclavage ?
Sa soif de connaître l’y invitait. Il y est allé. Gide ne peut faire autrement que d’être toujours Gide, c’est-à-dire, l’enfant prodigue de la littérature française.
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Mais il devait revenir et revenir désespéré, désillusionné, abruti. Jamais peut-être, il n’aura connu la vraie souffrance morale autant que dans ces heures de son existence inquiète où il devait crier au monde son erreur.
Et il écrivit en effet ce formidable Retour de l’U.R.S.S. 1 qui captive aujourd’hui la littérature et la politique. Et il eut le courage de dire, si ce n’est toute la vérité par le menu détail d’une enquête beaucoup trop rapide, mais au moins une vérité telle qu’elle ne laisse plus aucun doute dans les esprits. Le communisme est une faillite, une faillite douloureuse pour le peuple paysan et pour le prolétariat des villes, précisément les deux pôles qui, selon Gide, devaient transformer tout un monde et apporter sur la terre un bonheur rêvé depuis tant de siècles.
Quelle désillusion ! Quelle désespérance ! Quel coup de poignard en plein cœur !
C’est ici qu’il faut accorder à Gide le mérite de sa grande sincérité et de son admirable conscience d’écrivain. Il est vrai que tous les intellectuels avaient les yeux sur lui et que ce ne fut pas sans éprouver une sorte d’angoisse qu’on le vit revenir. Toutefois, le voyageur, mi-poète et mi-blasé, l’autre Gide protestant, pouvait fort bien garder en son cœur les impressions d’une course à travers un peuple en transformation, course ou voyage qui ressemblait beaucoup plus à une évasion de son propre « moi ».
Gide aurait pu garder le silence. Plusieurs à sa place auraient gardé le silence. Gide a préféré dire franchement et simplement ce qu’il pensait du communisme.
Une profonde tragédie s’est jouée dans son âme lorsqu’il commença à écrire ses impressions et la VÉRITÉ. Il faut d’autant plus admirer son courage et la force de son caractère qu’avant son départ pour l’U.R.S.S., il était convaincu de la bonté du gouvernement soviétique et de la nécessité urgente et foudroyante d’une révolution universelle pour le plus grand bonheur de l’humanité.
C’est tellement le cas que la presse stalinienne de Moscou et de Paris considérait Gide, avant son départ pour l’U.R.S.S., comme un Romain Rolland retardataire, mais un communiste quand même et le plus grand et le plus sincère des écrivains français. Et aujourd’hui ? Aujourd’hui que le même Gide livre au monde consterné ses impressions sur la Bolchevie, la même presse stalinienne le couvre d’injures, d’insultes comme jamais écrivain ne le fut peut-être depuis les jours terribles d’un Danton polémiste. Et nous assistons tout de suite au cauchemar qui règne sous le gouvernement soviétique : la non-liberté de parole.
Avant de parler, Gide est considéré communiste et l’homme parfait selon le concept stalinien. Après, il est le dernier des hommes. Un tel raisonnement faux dit assez le bonheur qu’un esprit libre doit éprouver à vivre en U.R.S.S. Que Gide doit se trouver heureux sous le ciel de France !
Toutefois, il faut comprendre sa profonde déception. On sait qu’il commença par aimer Lénine ; puis par lui vouer une espèce de culte. Staline à ses yeux personnifiait ce que les hommes avaient tenté de plus grand jusqu’ici : la collectivisation. Comment Staline ne pouvait-il pas apporter le bonheur sur la terre puisqu’il (était) le Christ, le vrai, le seul ?
Ayant toujours combattu la religion et la famille, André Gide en vint à douter de l’individualisme et des progrès qu’il suppose. Il n’y avait plus qu’une issue pour le salut du monde : la communauté, le communisme, la collectivisation.
La politique stalinienne offrait en plein ce que l’anxieux cherchait depuis si longtemps. Gide se pencha sur le gouffre. Sa déception fut si grande, et son étonnement si douloureusement pesé, que l’écrivain eut recours au style le plus simple et le plus terrible de sécheresse pour nous raconter les péripéties d’un drame qui ne se répétera plus jamais peut-être.
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Gide, si profondément artiste, ouvre son Retour de l’U.R.S.S. par un symbole, par le souvenir hallucinant de Déméter à qui on avait confié la garde d’un enfant dernier-né. La nuit, toutes portes closes, Déméter prenait l’enfant et l’étendait nu sur un ardent lit de braises. « J’imagine, écrit Gide, la grande Déméter penchée comme sur l’humanité future, sur ce nourrisson radieux. Il supporte l’ardeur des charbons, et cette épreuve le fortifie... Mais Métaneire inquiète, raconte la légende, fit irruption dans la chambre de l’expérience, faussement guidée par une maternelle crainte, repoussa la déesse et tout le surhumain qui se forgeait, écarta les braises et, pour sauver l’enfant, perdit le dieu. »
Il est difficile, vous en conviendrez, de lire de telles choses sans éprouver un frisson de grandeur. C’est ainsi que Gide ouvre le rideau sur la scène soviétique où va se jouer le plus grand drame politique de tous les Temps.
On voit tout de suite que l’auteur du fameux Retour reste sympathique au communisme et à la collectivisation telle qu’appliquée. Seulement, laissons les peuples russes sur un lit de braises. Le feu les fortifiera. Le feu, c’est-à-dire la misère, la terreur, puis le relèvement économique, les proscrits, la Guépéou, la faim, l’espérance et la douleur humaine dans ce qu’elle a de plus sacré. Laissons l’enfant sur son lit de braises. Laissons le communisme faire son œuvre. Il s’agit d’une transformation monstre de l’homme et de l’humanité. Ayons la force de souffrir et d’attendre. Puis, un jour, le peuple russe sera dieu.
Seul un Gide pouvait trouver une telle image, un symbole aussi foudroyant. Avant que d’accuser le régime soviétique, il l’absout d’avance de tous les crimes dont il est coupable. C’est ici que se découvre, plus que partout ailleurs dans son œuvre, les raisonnements extrêmement dangereux de l’auteur de Si le grain ne meurt.
C’est quelque chose d’inouï, de fantastique et de délirant. Grand Gide ! Monstrueux Gide !
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Il ne faut pas s’imaginer que l’auteur fera dans son livre deux parts bien distinctes : le bien et le mal du communisme. Il est plus habile que cela. Les reproches qu’il adresse à la collectivisation et à un gouvernement qui ne résiste aux coups de l’indignation et de la déception des masses prolétariennes qu’au moyen de sa police et de la terreur ; ces reproches, dis-je, vous les trouverez épars et pêle-mêle dans les paragraphes qui commencent d’ordinaire par des louanges et des admirations. Rien de plus curieux. Il serait puéril de laisser entendre que c’est là un procédé voulu par l’auteur. Tout laisse croire plutôt que Gide a rédigé ses impressions sur le champ et, comme sa vie d’écrivain, aussi bien que son œuvre, n’est qu’un tissu de contradictions, il faut le lire avec la plus grande attention, et la plume à la main, pour y découvrir le pour et le contre.
Ceux qui ont lu quelque peu les centaines d’ouvrages publiés sur le communisme seront surpris de constater que Gide ne le malmène pas trop. Mais c’est déjà énorme ce qu’il dit parce que c’est lui qui le dit : un Gide, grand admirateur du soviétisme, et qui se voit obligé (poussé par sa conscience d’écrivain) à avouer les faiblesses et les erreurs monstrueuses de la politique stalinienne. Son livre prend alors des proportions gigantesques et il garde une portée qui agira fortement sur les esprits. Un Barbusse, un Rolland dirait la même chose que ça n’aurait aucune espèce d’importance. Mais Gide ? Et il le sait bien, allez ! C’est pourquoi il avance avec la plus grande modération. Sa prudence même a quelque chose de cauteleux et de protestant. On dirait qu’il a peur de trop parler, de trop dire. Puis, l’écrivain sincère, loyal, honnête, prenant le dessus, il raconte nettement ce qu’il a vu et il donne une opinion tranchée. Cela seul a de la valeur. Exemple :
Gide s’arrête devant un magasin à Moscou où quelques centaines de personnes font la queue. Voyez ce qu’il voit :
– Que sert d’arriver d’avance ? demande-t-il ingénument, qu’y gagne-t-on ?
– Comment, ce qu’on y gagne ?... les premiers sont les seuls servis...
Quelques heures plus tard, je pénètre dans le magasin. Il est énorme. Dedans c’est une incroyable cohue. Les vendeurs, du reste, ne s’affolent pas, car autour d’eux pas le moindre signe d’impatience. On passera là, s’il le faut sa matinée, sa journée... Le Russe semble prendre plaisir à attendre et vous fait attendre à plaisir.
– J’ai visité de haut en bas, de long en large le magasin. Les marchandises sont, à bien peu près, rebutantes... J’aurais volontiers rapporté quelques souvenirs à des amis ; tout est affreux.
– Le goût, du reste, ne s’affine que si la comparaison est permise, et il n’y avait pas à choisir. Force est ici de préférer ce que l’on vous offre, c’est à prendre ou à laisser. Du moment que l’État est à la fois fabricant, acheteur et vendeur, le progrès de la qualité reste en raison du progrès de la culture.
– La qualité ? « À quoi bon, nous a-t-on dit, s’il n’y a pas de concurrence. »
Il notera encore que la nourriture est infecte et que les ouvriers logent dans des taudis. Quant aux salaires dérisoires qu’ils reçoivent, Gide préfère ne pas trop appuyer là-dessus « parce qu’il ne saurait en parler avec compétence ». C’est pourtant ce qu’il importe de savoir. Du bon fonctionnement des usines et des salaires payés dépend l’aisance générale. Heureusement que d’autres écrivains se sont chargés de nous instruire à ce sujet. Gide a beau n’effleurer que la question, les lecteurs avertis savent absolument que le prolétariat soviétique, en outre de gémir sous la botte d’un dictateur, se débat contre la famine et contre la misère. Là, où Gide aurait dû se montrer très ferme dans l’exposé de ses impressions et de ses opinions, il fait preuve d’une grande faiblesse et d’un malaise que les esprits les plus distraits ne manqueront pas de remarquer.
Ce qui devait frapper le plus l’auteur du Retour de l’U.R.S.S., ce sont les campements de pionniers et les « parcs de culture » destinés aux enfants. Il admire tout cela sans réserve et tout le long de son petit livre, il ne manque pas une occasion d’en chanter les louanges.
La culture ! C’est le sujet qui passionna Gide toute sa vie. Il devait l’admirer en Bolchevie. Oui, « un extraordinaire élan vers l’instruction, la culture ». Seulement :
Cette culture est tout aiguillée dans le même sens ; elle n’a rien de désintéressé ; elle accumule et l’esprit critique (en dépit du marxisme) y fait à peu près complètement défaut.
(...) Le citoyen soviétique reste dans une extraordinaire ignorance de l’étranger. Bien plus : on l’a persuadé que tout à l’étranger, et dans tous les domaines, allait beaucoup moins bien qu’en U.R.S.S. Cette illusion est savamment entretenue.
(...) Ne parlez plus ici de culture. Celle-ci se trouve en péril dès que la critique n’est plus librement exercée.
(...) C’est ainsi que Dostoïevski, par exemple, ne trouve guère plus de lecteurs, sans qu’on puisse exactement dire si la jeunesse se détourne de lui, ou si l’on a détourné de lui la jeunesse – tant les cerveaux sont façonnés.
Ces réflexions empreintes de tristesse reviennent souvent sous la plume de Gide. Et il en conclut que « s’il y a des banalités bourgeoises, les banalités révolutionnaires ne manquent pas non plus ».
En Bolchevie, tout est conforme et n’existe que pour la gloire de Staline. Les écrivains, les poètes, les romanciers n’écrivent que pour chanter les louanges du communisme et les grandeurs du gouvernement. Ils sont devenus les serviteurs et les fonctionnaires de l’esprit. C’est quelque chose de profondément immoral. Il est clair que si l’on contraint un poète à chanter la gloire de tel chef d’État, le poème perdra sa beauté et toute sa vertu.
Et Gide n’hésite pas à écrire :
L’art qui se soumet à une orthodoxie, fût-elle celle de la plus saine des doctrines, est perdu. Il sombre dans le conformisme. Ce que la révolution triomphante peut et doit offrir à l’artiste, c’est avant tout la liberté. Sans elle, l’art perd signification et valeur.
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Si vous suivez Gide, ce petit bourgeois révolutionnaire (qui a lu Karl Marx), à travers son petit livre sur la Bolchevie actuelle, vous vous rendez compte immédiatement que le communisme ne répond pas du tout à l’idée qu’il s’en faisait, fort ingénument, il faut le noter.
Au sujet des musées antireligieux de Moscou, il se révolte. Dans un musée de Chersonèse, il remarque une pancarte explicative au-dessous d’une effigie du Christ. Il lit : « Personnage légendaire qui n’a jamais existé ». Cela seul le met hors de lui. Mais avec la plus grande modération, il écrit :
Je doute que l’U.R.S.S. ait été bien habile dans la conduite de cette guerre d’antireligion... Tout valait mieux que de passer sous silence, de nier. On ne peut faire que ceci n’ait point été.
– Rien de tel qu’un séjour en U. R. S. S. (ou en Allemagne, il va sans dire) pour nous aider à apprécier l’inappréciable liberté de pensée dont nous jouissons encore en France et dont nous abusons parfois.
Et voilà ! Mais le rêveur, celui-là même qui avait épuisé tous les systèmes philosophiques, devait se buter à des réalités plus cuisantes encore. Fatigué, parce que protestant, de la présence des pauvres, Gide se rendait en Bolchevie avec la certitude de ne plus en rencontrer sur sa route. Hélas :
Il n’y a plus de classes en U.R.S.S., c’est entendu. Mais il y a des pauvres. Il y en a trop ; beaucoup trop. J’espérais pourtant ne plus en voir...
Et un peu plus loin dans l’appendice, il déclare sans ambages :
J’espérais bien ne plus voir les besprizornis (enfants abandonnés). À Sébastopol, ils abondent. Et l’on en voit encore plus à Odessa, me dit-on.
Mais attendez : Gide est un écrivain honnête ; il va tout dire :
Ceux d’aujourd’hui, leurs parents vivent encore, peut-être ces enfants ont fui leur village natal, parfois par désir d’aventure ; plus souvent parce qu’ils n’imaginaient pas qu’on pût être nulle part ailleurs, aussi misérable et affamé que chez eux. Certains ont moins de dix ans. On les distingue à ceci qu’ils sont beaucoup plus vêtus (je n’ai pas dit mieux) que les autres. Ceci s’explique : ils portent sur eux tout leur avoir...
De quoi vivent les besprizornis ? Je ne sais. Mais ce que je sais, c’est que s’ils ont de quoi s’acheter un morceau de pain, ils le dévorent. La plupart sont joyeux, malgré tout, mais certains semblent près de défaillir.
...Dans un réduit voisin de la statue de Lénine, grand comme une alcôve, sans autre ouverture, où, pelotonné comme un chat sur un sac, je vois un petit être famélique dormir. Je referme la porte sur son sommeil.
Tous ceux qui connaissent à fond l’impassible évocateur des Poésies d’André Walter comprendront la douleur qu’il ressentait violemment à écrire ces vérités. Et pourtant. Il cherche à donner raison à Staline. Il voudrait qu’il eût raison. Toujours. Car :
Que Staline ait toujours raison, cela revient à dire : que Staline a raison de tout.
Dictature de prolétariat nous promettait-on. Nous sommes loin de compte. Oui : dictature, évidemment ; mais celle d’un homme, non plus celle des prolétaires unis, des Soviets. Il importe de ne point se leurrer, et force est de reconnaître tout net : Ce n’est point là ce qu’on voulait. Un pas de plus et nous dirons même : c’est exactement ceci que l’on ne voulait pas.
Et enfin, ce cri formidable, ce cri de douleur qui traversera le Temps et l’Espace et qui stigmatisera à tout jamais le communisme et la politique horrible d’un Staline :
La moindre protestation, la moindre critique est passible des pires peines, et du reste aussitôt étouffée. Et je doute qu’en aucun autre pays aujourd’hui, fût-ce dans l’Allemagne de Hitler, l’esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé.
Une telle conclusion tombe comme la foudre avec toute la violence de sa lumière sur un régime épouvantable qui ne peut exister que par la force d’une police disciplinée et par un amour imposé à l’endroit d’un homme, d’un Staline « qui est la plus grande médiocrité de notre parti », disait Trotski, d’un homme dont l’effigie est accrochée à tous les murs et dans les plus misérables taudis.
Cet homme-là (Staline en russe veut dire « acier ») règne sur les peuples par la terreur et l’intimidation. C’est un point que le Gide si habile (et rusé en protestant à ses heures) n’a pas voulu examiner. Mais on le sent tout le long de ce petit voyage. Gide souffre de n’être pas libre dans un pays qu’il souhaitait plus grand et plus humain. Il souffre surtout de voir les Russes en esclavage. Nous n’avons donc plus le droit de penser ni de parler. Une anecdote vous éclairera en plein. Gide veut écrire un mot au dictateur :
– En passant à Gori, au cours de notre merveilleux voyage, j’éprouve le besoin cordial de vous adresser...
« Mais, ici, le traducteur s’arrête : je ne puis point parler ainsi. Le « vous » ne suffit point lorsque ce « vous » c’est Staline. Cela n’est point décent. Il y faut ajouter quelque chose. Et comme je manifeste une certaine stupeur, on se consulte. On me propose « Vous, chef des travailleurs » ou « maître des peuples »...
Cela seul doit nous tenir éloignés à tout jamais d’un pays où l’on prostitue à tel point la liberté de pensée. Imaginez un peu la tête de Gide, lui qui, toute sa vie, a prêché la liberté d’esprit. On s’explique qu’il soit revenu désespéré d’une pareille contrée barbare.
Il est à noter que l’auteur de Retour de l’U.R.S.S. ne parle pas beaucoup de la situation qui est faite aux paysans et de leur misère. Il lui a été accordé de visiter un kolkhoze, mais prospère celui-là. Qu’est-ce qu’il constate ? Une horreur.
Je voudrais, dit-il, exprimer la bizarre et attristante impression qui se dégage de chacun de ces intérieurs : celle d’une complète dépersonnalisation. Dans chacun d’eux les mêmes vilains meubles, le même portrait de Staline, et absolument rien d’autre ; pas le moindre objet, le moindre souvenir. Chaque demeure est interchangeable : au point que les kolkhoziens, interchangeables eux-mêmes, semble-t-il, déménageraient de l’une à l’autre sans même s’en apercevoir.
Quel enfer ! Jamais un Dante, avec toute son imagination presque divine, n’aurait pu créer celui-là.
C’est quelque chose d’épouvantable ! Pourtant, Gide n’a pas tout dit. Il faudrait lire, comme tout esprit sérieux doit le faire, la Révolution trahie de Trotski et de Lénine à Staline de Victor Serge, révolutionnaire russe, exclu aujourd’hui du communisme, et qui a publié dans le Crapouillot de janvier 1937 une étude extraordinaire ; il faut lire cela et rien que cela, dis-je, pour comprendre le communisme et pour constater que c’est là la plus tragique ruine d’une politique et d’une dictature de terreur et de sang.
Toutefois, le petit livre de Gide fera impression sur les lecteurs plus que tous autres, parce que c’est Gide qui parle, et qu’avant de se révéler un exégète de la politique, il reste avant tout un moraliste, un philosophe et l’un des plus grands écrivains français d’aujourd’hui.
Il vient de porter au communisme un coup terrible. Un coup tel que Staline ne s’en relèvera probablement pas chez les Occidentaux. Il est vrai qu’il commande à sa presse de vomir sur l’auteur de Retour de l’U.R.S.S. mais tous les esprits libres et qui n’ont pas encore accepté de mourir sous le fouet d’un dictateur imbécile et possédé du démon, reconnaîtront que Gide fait preuve d’un grand courage et d’une admirable conscience d’écrivain en disant la vérité.
L’histoire tiendra compte de cette nouvelle expérience du plus grand démoralisateur de notre siècle, qui passa son existence « à se répudier et à s’évader soi-même ».
VALDOMBRE.
Paru dans Les Pamphlets
de Valdombre en 1936.