Villon et Verlaine
par
Paul VALÉRY
RIEN DE PLUS FACILE, et qui ait paru naguère plus naturel, que de rapprocher les noms de François Villon et de Paul Verlaine. Ce n’est qu’un jeu pour l’amateur de symétries historiques, c’est-à-dire imaginaires, que de démontrer que ces deux figures littéraires sont des figures semblables. L’un et l’autre, admirables poètes ; l’un et l’autre, mauvais garçons ; l’un et l’autre, mêlant dans leurs ouvrages l’expression des sentiments les plus pieux aux peintures et aux propos les plus libres, passant de l’un à l’autre ton avec une aisance extraordinaire ; l’un et l’autre, véritablement maîtres de leur art et de la langue de leur temps, dont ils usent en hommes qui joignent à la culture le sens immédiat du langage vivant, de la voix même du peuple qui les entoure, et qui crée, altère, combine à sa guise les mots et les formes. L’un et l’autre savent assez de latin et beaucoup d’argot, fréquentent, selon l’humeur, les églises ou les tavernes ; et tous deux, pour des raisons fort différentes, se voient contraints à d’amers séjours en vase clos, où ils se sont moins amendés de leurs fautes qu’ils n’en ont distillé l’essence poétique de remords, de regrets et de craintes. Tous deux tombent, se repentent, retombent, et se relèvent grands poètes ! Le parallèle se propose et se développe assez bien.
Mais ce qui se rapproche et se superpose si aisément et spécieusement se diviserait et se dissocierait sans grande peine. Il ne faut pas y attacher grande importance. Villon avec Verlaine se répondent sans doute assez agréablement dans un édifice de fantaisie des Lettres françaises, où l’on se divertirait à placer symétriquement nos grands hommes, bien choisis et accouplés, tantôt pour leurs prétendus contrastes : Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon, Hugo et Lamartine ; tantôt pour leurs similitudes, comme ceux-ci dont nous parlons. Cela plaît à l’œil, en attendant le moment de la réflexion, qui dénonce le peu de consistance et le peu de conséquence de ces beaux arrangements. Je ne fais, d’ailleurs, cette observation que pour vous mettre en garde contre la tentation et le péril de confondre un procédé de rhétorique... décorative avec une méthode véritablement critique, qui puisse conduire à quelque résultat positif.
J’ajoute que le système Villon-Verlaine, cette relation apparente et séduisante de deux êtres d’exception, dont je dois vous entretenir, si elle se soutient assez et se fortifie de certains traits biographiques, s’affaiblit ou se disloque, au contraire, si l’on veut rapprocher les œuvres comme l’on fait les hommes. Je vous le montrerai tout à l’heure.
En somme, l’idée de les conjuguer est née des ressemblances partielles de leurs vies et me conduit à faire ici ce que je critique assez en général. J’estime – c’est là un de mes paradoxes – que la connaissance de la biographie des poètes est une connaissance inutile, si elle n’est nuisible à l’usage que l’on doit faire de leurs ouvrages, et qui consiste soit dans la jouissance, soit dans les enseignements et les problèmes de l’art que nous en retirons. Que me font les amours de Racine ? C’est Phèdre qui m’importe. Qu’importe la matière première, qui est un peu partout ? C’est le talent, c’est la puissance de transformation qui me touche et qui me fait envie. Toute la passion du monde, tous les incidents, même les plus émouvants, d’une existence sont incapables du moindre beau vers. Même dans les cas les plus favorables, ce n’est pas ce en quoi les auteurs sont hommes qui leur donne valeur et durée, c’est ce en quoi ils sont un peu plus qu’hommes. Et si je dis que la curiosité biographique peut être nuisible, c’est qu’elle procure trop souvent l’occasion, le prétexte, le moyen de ne pas affronter l’étude précise et organique d’une poésie. On se croit quitte à son égard quand on n’a fait, au contraire, que la fuir, que refuser le contact, et, par le détour de la recherche des ancêtres, des amis, des ennuis ou de la profession d’un auteur, que donner le change, esquiver le principal pour suivre l’accessoire. Nous ne savons rien d’Homère. L’Odyssée n’y perd rien de sa beauté marine... Que savons-nous des poètes de la Bible, de l’auteur de L’Ecclésiaste, de celui du Cantique des Cantiques ? Ces textes vénérables n’en perdent rien de leur beauté. Et que savons-nous de Shakespeare ? Pas même s’il a fait Hamlet.
Mais, cette fois, le problème biographique est inévitable. Il s’impose, et je dois faire ce que je viens d’incriminer.
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C’est que le double cas Verlaine-Villon est un cas singulier. Il nous offre un caractère rare et remarquable. Une part très importante de leurs œuvres respectives se réfère à leur biographie, et, sans doute, sont-elles autobiographiques en plus d’un point. Ils nous font l’un et l’autre des aveux précis. On n’est pas sûr que ces aveux soient toujours exacts. S’ils énoncent la vérité, ils ne disent pas toute la vérité, et ils ne disent pas rien que la vérité. Un artiste choisit, même quand il se confesse. Et peut-être surtout quand il se confesse. Il allège, il aggrave, çà et là...
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J’ai dit que le cas était rare. La plupart des poètes, certes, parlent abondamment d’eux-mêmes. Et même, les lyriques d’entre eux ne parlent que d’eux-mêmes. Et de qui, et de quoi, pourraient-ils bien parler ? Le lyrisme est la voix du moi, portée au ton le plus pur, sinon le plus haut. Mais ces poètes parlent d’eux-mêmes, comme les musiciens le font, c’est-à-dire en fondant les émotions de tous les évènements précis de leur vie dans une substance intime d’expérience universelle. Il suffit, pour les entendre, d’avoir joui de la lumière du jour, d’avoir été heureux, et surtout malheureux, d’avoir désiré, possédé, perdu et regretté, – d’avoir éprouvé les quelques très simples sensations d’existence, communes à tous les hommes, à chacune desquelles correspond l’une des cordes de la lyre...
Cela suffit en général, et ne suffit pas pour Villon. On s’en est aperçu depuis fort longtemps, depuis plus de quatre cents ans, puisque Clément Marot disait déjà que, pour « cognoistre et entendre » une partie importante de cette œuvre, « il fauldrait avoir été de son temps à Paris, et avoir congneu les lieux, les choses et les hommes dont il parle ; la mémoire desquels tant plus se passera, tant moins se congnoistra icelle industrie de ses lays dicts. Pour ceste cause, qui vouldra faire une œuvre de longue durée, ne preigne son subject sur telles choses basses et particulières. »
Il faut donc nécessairement s’inquiéter de la vie et des aventures de François Villon, et tenter de les reconstituer, au moyen des précisions qu’il donne, ou de déchiffrer les allusions qu’il fait à chaque instant. Il cite des noms propres de personnes qui se sont heureusement ou fâcheusement mêlées à sa carrière accidentée ; il rend grâces aux uns, raille ou maudit les autres ; désigne les tavernes qu’il a hantées et peint en quelques mots, toujours merveilleusement choisis, les lieux et les aspects de la ville. Tout cela est intimement incorporé à sa poésie, indivisible d’elle, et la rend souvent peu intelligible à qui ne se représente pas le Paris de l’époque, son pittoresque et son sinistre. Je crois qu’une lecture de quelques chapitres de Notre-Dame de Paris n’est pas une mauvaise introduction à la lecture de Villon. Hugo me semble avoir bien vu – ou bien inventé – à sa manière puissante, et précise dans le fantastique, le Paris de la fin du XVe siècle. Mais je vous renvoie surtout à l’admirable ouvrage de M. Pierre Champion, où vous trouverez tout ce que l’on sait sur Villon et sur le Paris de son temps.
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Les difficultés que nous opposent les textes de Villon ne sont pas seulement les difficultés dues à la différence des temps et à la disparition des choses, mais elles tiennent aussi à la particulière espèce de l’auteur. Ce Parisien spirituel est un individu redoutable. Ce n’est point un écolier ni un bourgeois qui fait des vers et quelques frasques, et borne là ses risques, comme il borne ses impressions à celles que peut connaître un homme de son temps et de sa condition. Maître Villon est un être d’exception, – car il est exceptionnel dans notre corporation (quoique fort aventureuse dans les idées) qu’un poète soit une manière de brigand, un criminel fieffé, fortement soupçonné de vagabondage spécial, affilié à d’effrayantes compagnies, vivant de rapine, crocheteur de coffres, meurtrier à l’occasion, toujours aux aguets, et qui se sent la corde au cou, tout en écrivant des vers magnifiques. Il en résulte que ce poète traqué, ce gibier de potence (dont nous ignorons encore comment il a fini, et pouvons craindre de l’apprendre) introduit dans ses vers mainte expression et quantité de termes qui appartenaient à la langue fuyante et confidentielle du pays mal famé. Il en compose parfois des pièces entières qui nous sont à peu près impénétrables. Le peuple du pays où se parle cette langue est un peuple qui préfère la nuit au jour, et jusque dans son langage, qu’il organise à sa façon, « entre chien et loup », je veux dire entre le langage usuel, dont il conserve la syntaxe, et un vocabulaire mystérieux qui se transmet par initiation et se renouvelle très rapidement. Ce vocabulaire, parfois hideux, et qui sonne ignoblement, est parfois terriblement expressif. Même quand sa signification nous échappe, nous devinons, sous 1a physionomie brutale ou caricaturale des termes, des trouvailles, des images fortement suggérées par la forme même des mots.
C’est là une véritable création poétique du type primitif, car la première et la plus remarquable des créations poétiques est le langage. Quoique greffé sur le parler des honnêtes gens, l’argot, le jargon ou le jobelin est une formation originale incessamment élaborée et remaniée dans les bouges, dans les geôles, dans les ombres les plus épaisses de la grand’ville, par tout un monde ennemi du monde, effrayant et craintif, violent et misérable, duquel les soucis se partagent entre la préparation de forfaits, le besoin de débauche, ou 1a soif de vengeance, et la vision de la torture et des supplices inévitables (si souvent atroces à cette époque), qui ne cesse d’être présente ou prochaine dans une pensée toujours inquiète, qui se meut comme un fauve en cage, entre crime et châtiment.
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La vie de François Villon est, comme son œuvre, passablement ténébreuse dans tous les sens de ce terme. Il y a de grandes obscurités dans l’une et dans l’autre, et dans son personnage même.
Tout ce que nous savons sur lui ne nous éclaire que fort mal sur sa vraie nature, car tout, ou presque tout, nous vient de ses vers ou de la Justice, – deux sources qui s’accordent assez bien sur les faits et dont la combinaison nous donne à concevoir un homme fort mauvais, vindicatif, capable des pires exploits, mais qui nous surprend tout à coup par un accent pieux ou tendre comme celui qui paraît dans la célèbre et admirable pièce où il fait entendre l’oraison de sa mère, cette pauvre femme qui, vers l’an 1435, remit un jour cet enfant destiné au mal, à la gloire, aux chaînes et à la poésie, ce François de Montcorbier, entre les mains de Maître Guillaume de Villon, chapelain de la chapelle de Saint-Jean, en l’église de Saint-Benoît-le-Bétourné.
Il vous souvient de cette ballade, l’un des joyaux de la poésie française :
Femme je suys povrette et ancienne,
Ne rien ne sçay ; oncques lettre ne leuz,
Au monstier voy dont je suis paroissienne
Paradis painct où sont harpes et luz...
En dépit de quelques termes légèrement altérés, cette langue est encore la nôtre ; et il y aura bientôt cinq cents ans que ces vers sont écrits : nous pouvons encore en jouir et en être émus. Nous pouvons aussi nous émerveiller de l’art qui a produit ce chef-d’œuvre de forme accomplie, cette construction de la strophe, à la fois nette et musicalement parfaite, où une syntaxe remarquablement variée, une plénitude toute naturelle dans la succession des figures épouse aisément sa demeure de dix vers à dix syllabes, sur quatre rimes. J’admire la durée de cette valeur créée sous Louis XI. J’y vois un témoignage vivant de la continuité de notre littérature et de l’essentiel de notre langue à travers les âges. Il n’y a guère en Europe que la France et l’Angleterre qui puissent s’enorgueillir d’une telle continuité ; depuis le XVe siècle, ces deux nations n’ont cessé de produire des œuvres et des écrivains de premier ordre, de génération en génération.
En somme, pendu ou non, Villon vit : il vit à l’égal des écrivains que l’on peut voir ; il vit, puisque nous entendons sa poésie, qu’elle agit sur nous, – et davantage, qu’elle soutient toute comparaison avec ce que quatre siècles de grands poètes survenus depuis lui, ont apporté de plus puissant ou de plus parfait. C’est que la forme a valeur d’or.
Mais je reviens de la carrière de l’œuvre à celle de l’homme. Je vous ai dit que nous la connaissions par fragments. C’est un Rembrandt, en grande partie noyé d’ombres, desquelles certains morceaux émergent avec une précision extraordinaire et des détails d’une netteté effrayante.
Ces détails, comme vous allez le voir, nous sont révélés par des pièces de procédure criminelle, et nous devons la connaissance de ces pièces, qui renferment le total de notre information certaine sur Villon, au magnifique travail de trois ou quatre hommes, érudits du premier ordre. C’est ici le moment de rendre hommage à Longnon, à Marcel Schwob, à Pierre Champion, avant lesquels l’on ne savait rien que de fort douteux sur notre poète. Ils ont successivement exploré les Archives Nationales, trouvé dans les liasses et les dossiers du Parlement de Paris, les documents essentiels.
Je n’ai pas connu Auguste Longnon, mais j’ai beaucoup connu Marcel Schwob, et il me souvient avec émotion de nos longues conversations au crépuscule, où cet esprit étrangement intelligent et passionnément perspicace m’instruisait de ses recherches, de ses pressentiments, de ses trouvailles, sur la piste de cette proie que lui était la vérité sur le cas Villon. Il y portait l’imagination inductive d’un Edgar Poe et la sagacité minutieuse d’un philologue rompu à l’analyse des textes, en même temps que ce goût singulier des êtres exceptionnels, des vies irréductibles à la vie ordinaire, qui lui a fait découvrir bien des livres et créer bien des valeurs littéraires.
À l’exemple de Longnon, – et comme agit aussi, dans la pratique, la police, – il employait, pour saisir et appréhender Villon, la méthode du coup de filet. Il jetait l’épervier sur l’entourage probable du délinquant, qu’il pensait capturer en arrêtant, je veux dire, en identifiant toute la bande. Il me faisait admirer comme les affaires criminelles étaient bien suivies, en ce temps-là. Il me contait, un soir, les funestes aventures d’un lot de malfaiteurs qui furent des associés de notre Villon. Schwob les retrouvait à Dijon, où ils commettaient mille méfaits. Sur le point d’être pris, ils fuient et s’égaillent. Mais le procureur du Parlement de Dijon ne les perd pas de vue. Il adresse à l’un de ses confrères un rapport qui nous renseigne, avec la plus grande précision, sur le destin des fugitifs. Trois d’entre eux, porteurs du butin, s’enfoncent dans je ne sais quelle forêt. Là, deux des trois, s’étant concertés, dépêchent leur compagnon à coups de braquemart dans le dos, se partagent ce qu’il portait, et se séparent. L’un va se faire pendre à Orléans, je crois ; l’autre est bouilli vif, à Montargis, pour émission de fausse monnaie. On voit que la justice d’alors, sans télégraphe, ni téléphone, ni photographie, ni empreintes et repères anthropométriques, savait assez bien travailler !
Villon est véhémentement suspect d’avoir appartenu à cette bande dite des « Compagnons de la Coquille », ou « Coquillards ». Sa vie déplorable et féconde fut, sans doute, assez courte, et il est bien douteux qu’il ait atteint l’âge de quarante ans. Je la résumerai en quelques mots, ou, plutôt, je résumerai ce qu’ont pu établir les savants hommes que j’ai cités et qu’il faut lire, autant pour mieux lire les poèmes de ce grand poète que pour admirer l’œuvre de résurrection historique précise accomplie, et pour comprendre qu’il y a un génie de chercher, comme il y a un génie de trouver, et un génie de lire comme il y a un génie d’écrire.
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Villon, qui se nomma d’abord François de Montcorbier, naquit à Paris en 1431. Sa mère le remit, trop misérable qu’elle était pour l’élever, aux mains d’un docte prêtre, Guillaume de Villon, qui appartenait à la communauté de Saint-Benoît-le-Bétourné, et y avait son domicile. C’est là que François Villon grandit, reçut l’instruction élémentaire. Son père adoptif semble avoir toujours été bienveillant et même tendre pour lui. À l’âge de dix-huit ans, le jeune homme est reçu bachelier. À vingt et un ans, dans l’été 1452, le grade de licencié lui est conféré. Que savait-il ? Sans doute ce que l’on savait pour avoir suivi, de plus ou moins près, les cours de la Faculté des Arts : la grammaire (la latine), la logique formelle, la rhétorique (l’une et l’autre selon Aristote, tel qu’il était connu et interprété en ce temps-là) ; plus tard venaient quelque métaphysique et un aperçu des sciences morales, physiques et naturelles de l’époque.
Mais le mot de licence est à double sens. À peine ses grades reçus, Villon commence de mener une vie de plus en plus libre et bientôt dangereuse. Le milieu des clercs était étrangement mêlé. La qualité de clerc était fort recherchée par tous ceux qui se sentaient exposés à rendre, un jour ou l’autre, des comptes à la justice. Être clerc, c’était pouvoir réclamer d’être jugé par le juge ecclésiastique et échapper ainsi à la juridiction ordinaire, dont la main était beaucoup plus rude. Nombre de clercs étaient gens de mœurs détestables. Nombre de tristes sires se mêlaient aux clercs, se donnaient pour l’être ; et il se donnait parfois dans les prisons, de singulières leçons de latin destinées à permettre à quelque inculpé de se prétendre clerc aux fins de changer de juge.
Villon fit, dans ce monde mal composé, des connaissances de la pire sorte. Les dames n’y manquaient point de charmes, sans doute. Elles ont, comme il est naturel, joué un grand rôle dans les pensées et les aventures du poète. Mais aucune n’eût songé que ce garçon leur donnerait une certaine part d’immortalité. Ni Blanche la Savetière, ni la Grosse Margot, ni la Belle Heaulmière, ni Jehanneton la Chaperonnière, ni Katherine la Bourcière. Observez tous ces noms corporatifs... On dirait que tous les corps de métiers aient dû sacrifier leurs femmes à la déesse, et que l’artisanat du Moyen Âge conduisît infailliblement aux malheurs conjugaux.
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Mais voici que la débauche et la crapule se développent en violence. Le 5 juin de l’an 1455, Villon tue. L’affaire nous est assez bien connue, puisqu’elle est relatée dans l’acte de rémission accordée par Charles VII à « maistre François des Loges, autrement de Villon, âgé de vingt-six ans, ou environ, qui étant, le jour de la feste Notre-Seigneur, assis sur une pierre située sous le cadran de l’oreloge Saint-Benoît-le-Bien-Tourné, en la grant rue Saint-Jacques en notre ville de Paris, et étaient avec lui un nommé Gilles, prêtre et une nommée Ysabeau, et était environ l’eure de neuf heures ou environ ».
Surviennent alors un certain Philippe Sermoise, ou Chermoye, prêtre, et maistre Jehan le Mardi. D’après l’acte, qui suit le récit de Villon, sans en faire la critique, ce prêtre Sermoise cherche querelle au poète, qui d’abord répond doucement, se lève pour faire place... Mais Sermoise tire de dessous sa robe une grande dague et frappe Villon à la face « jusques à grant effusion de sang, Villon, lequel, pour le serain, était vêtu d’un mantel et à sa ceinture avait pendant une dague sous icelui », la tire et frappe Sermoise à l’aine, « ne cuidant pas l’avoir frappé ». (Cette excuse est fort suspecte.) Comme l’autre n’a pas, semble-t-il, son compte et le poursuit encore, il l’abat d’une pierre en plein visage. Tous les témoins ont fui.
Villon court se faire panser chez un barbier. Le barbier, qui doit faire son rapport, demande au client son nom. Villon donne le faux nom de Michel Mouton. Quant à Sermoise, transporté d’abord dans un cloître, puis à l’Hôtel-Dieu, il y meurt, le surlendemain, « faute de bon gouvernement ». Le meurtrier trouve prudent de s’enfuir.
Quelques mois après, la lettre de rémission, dont j’ai rapporté quelques termes, lui est accordée. Il est remarquable que cette mesure expresse de clémence ne se fonde que sur les seuls dires et arguments de Maître Villon. Point d’enquête. L’excuse de légitime défense est admise sans contestation. L’affirmation de l’intéressé, que, depuis ce fâcheux incident, sa conduite a été irréprochable, est crue sur parole. Mais on ne peut s’empêcher de trouver le récit assez suspect ; l’agression du prêtre Sermoise inexpliquée, le faux nom donné par Villon au barbier Fouquet, sa fuite, la disparition des témoins, – autant d’éléments inquiétants dans cette affaire. Bien d’autres ont été envoyés au gibet sur de moindres indices. Mais, enfin, ne soyons pas plus sévères que le roi, qui, « voulant miséricorde préférer à rigueur », quitte et pardonne le fait et cas, – et « sur ce, dit le texte, imposons silence perpétuel à notre procureur ». Ce silence dut bientôt être rompu.
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Sur le second crime connu de Villon, aucun doute ne subsiste, et toutes les qualifications possibles que définit le Code pénal y sont inscrites. Rien n’y manque : il s’agit d’un vol, commis de nuit, dans un lieu habité, avec escalade, effraction, usage de fausses clefs, tout un matériel de cambriolage.
Villon, indicateur, accompagné de crocheteurs de profession, et d’autres complices, s’empare ainsi de cinq cents écus d’or appartenant au collège de Navarre et contenus dans un coffre déposé dans la sacristie de la chapelle du collège. Le vol ne fut découvert que deux mois après. Rien de plus curieux que les détails de l’enquête menée par les examinateurs du roi au Châtelet. Je n’en citerai qu’un.
Les enquêteurs convoquèrent, à titre d’experts, neuf serruriers jurés, qui prêtèrent serment spécial, et dont les noms et les adresses nous sont conservés dans le dossier de la procédure. Ils reconstituèrent fort exactement les procédés des voleurs. Mais ceux-ci avaient pris le large. Malheureusement pour eux, ils furent découverts par les propos imprudents d’un bavard, leur complice, qu’un curé avait entendu, en quelque taverne, parler de l’affaire du collège de Navarre. Ce prêtre, qui semble avoir été moins fait pour le sacerdoce que pour le service des renseignements généraux de la préfecture, amorce une enquête remarquablement suivie qui menait droit à François Villon. Villon se hâta de gagner la province.
Dieu sait quelle vie fut la sienne pendant cette période !... On le trouve tantôt en prison, tantôt en relations avec le prince poète Charles d’Orléans, et sans doute dut-il, çà et là, participer aux opérations des Coquillards. Il semble, en tout cas, qu’il ait tâté de la très dure prison épiscopale, de Meung-sur-Loire, peut-être à la suite d’un vol de calice dans une sacristie. L’évêque d’Orléans, Thibaud d’Auxigny, l’a traité avec une rigueur qui laissa un cruel souvenir à Villon, soumis à la question de l’eau et tenu à la chaîne dans une basse-fosse. Louis XI le délivre, et il rentre à Paris, non pas, hélas ! pour y bien vivre. Il y trouve d’anciennes connaissances, il en fait de nouvelles, et non d’excellentes, dont la fréquentation le jette dans la plus fâcheuse affaire de sa vie. Comme conséquence d’une rixe, au cours de laquelle fut blessé un notaire pontifical, Villon est condamné par le Châtelet à être pendu et étranglé au gibet de Paris. À en juger par la joie qu’il manifesta quand le Parlement, sur appel qu’il fit de cet arrêt, commua en dix ans de ban de Paris la peine qu’il avait toujours redoutée, dont il rêvait affreusement et qu’il a si crûment chantée, il a dû vivre des jours de grande angoisse, entre la torture et l’épouvantable image de son corps flottant au gibet. Le soulagement qu’il éprouve, en apprenant qu’il a la vie sauve, lui fait, d’un coup, écrire deux poèmes : l’un qu’il adresse au guichetier pour se féliciter d’avoir fait appel, et l’autre à la cour, en guise de remerciement. Il engage tous ses sens, tous ses membres et ses organes :
Foie, poumon, et rate qui respire,
à célébrer les louanges de la cour !
Il quitte donc Paris, heureux d’être délivré à si bon compte.
Ensuite... Mais ensuite, nous ne savons plus rien.
Quand, comment a fini Villon ?
Dites-moi où, n’en quel pays ?
Nous n’en savons absolument rien.
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Cette vie, où les ombres ne manquent pas, s’évanouit dans les ténèbres. Mais, dès le XVIe siècle, l’œuvre du criminel s’imprime ; le vagabond, le voleur, le condamné à mort prend place en un rang que personne ne lui a ravi, d’entre les poètes français. Notre poésie, dès après lui, recourt à l’antique, s’établit dans un style noble et impérativement exquis. Les salons lui sont plus agréables que les antres et que les carrefours. Villon, cependant, est toujours lu, même par Boileau. Sa gloire est, aujourd’hui, plus grande que jamais ; et si son infamie, démontrée ou corroborée par les pièces authentiques, apparaît plus nettement que naguère, il faut avouer qu’elle accroît l’intérêt de l’œuvre plus qu’il ne serait convenable. L’observation de la littérature et des spectacles à toutes les époques montre que le crime a de grands attraits et que le vice n’est pas sans intéresser les gens vertueux, ou à demi tels. Dans le cas de Villon, c’est un coupable qui parle, et il parle en poète du premier ordre. Et nous voici devant un problème que je dirais psychologique, si je savais, au juste, ce que signifie ce mot.
Comment peuvent coexister dans une tête la conception de forfaits, leur méditation, la volonté bien arrêtée de les commettre, avec la sensibilité que certaines pièces démontrent, que l’art même exige, avec la forte conscience de soi, qui, non seulement se manifeste, mais se déclare et s’exprime avec tant de précision dans le célèbre Débat du Cœur et du Corps ? Comment ce malandrin qui tremble d’être pendu a-t-il le courage de faire chanter en vers admirables les malheureux fantoches que le vent berce et disloque au bout de la corde ? Sa terreur ne l’empêche pas de chercher ses rimes, sa vision affreuse est utilisée aux fins de la poésie : elle sert â quelque chose, qui n’est point du tout ce qu’espère la justice, quand la justice se justifie, elle-même et ses rigueurs, par ce qu’elle nomme l’exemplarité des peines. Mais elle a beau pendre les uns, écarteler les autres ou les faire bouillir, il arrive qu’un assez grand criminel, mais plus grand poète encore qu’il n’est criminel, compose ses mauvais actes, ses vices, ses craintes, son remords et ses repentirs, et de ce mélange détestable et pitoyable tire les chefs-d’œuvre que l’on sait.
L’état de poète – si c’est là un état – peut se concilier, sans doute, avec une existence sociale fort régulière. La plupart, l’immense plupart, je vous l’assure, furent ou sont les plus honorables hommes du monde, et quelquefois les plus honorés. Et cependant...
Une réflexion qui s’arrête quelque peu sur le poète, et qui s’applique à lui trouver une juste place dans le monde, s’embarrasse bientôt de cette espèce indéfinissable. Représentez-vous une société bien organisée, – c’est-à-dire une société dont chaque membre reçoive d’elle l’équivalent de ce qu’il lui apporte. Cette parfaite justice élimine tous les êtres dont l’apport n’est pas calculable. L’apport du poète ou de l’artiste ne l’est pas. Il est nul pour les uns, énorme pour les autres. Point d’équivalences possibles. Ces êtres ne peuvent donc subsister que dans un système social assez mal fait pour que les plus belles choses que l’homme ait faites, et qui, en retour, le font véritablement homme, puissent être produites. Une telle société admet l’inexactitude des échanges, les expédients, l’aumône, et tout ce par quoi un Verlaine a pu vivre sans recourir, comme notre Villon, aux dividendes répartis par les associations de malfaiteurs, après avoir été prélevés la nuit, et par escalade et effraction, dans les coffres des riches sacristies.
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Je ne m’étendrai pas sur la vie de Verlaine : elle est trop près de nous, et je ne rouvrirai pas ici le dossier qui, du greffe du tribunal de Mons, est allé dormir (non sans quelques réveils) à la Bibliothèque Royale de Bruxelles, comme celui de Villon a passé des armoires du Parlement à celles des Archives Nationales. Villon est assez loin de nous : on peut en parler comme d’un personnage légendaire. Verlaine !... Que de fois je l’ai vu passer devant ma porte, furieux, riant, jurant, frappant le sol d’un gros bâton d’infirme ou de vagabond menaçant. Comment imaginer que ce chemineau, parfois si brutal d’aspect et de parole, sordide, à la fois inquiétant et inspirant la compassion, fût pourtant l’auteur des musiques poétiques les plus délicates, des mélodies verbales les plus neuves et les plus touchantes qu’il y ait dans notre langue ? Tout le vice possible avait respecté, et peut-être semé, ou développé en lui, cette puissance d’invention suave, cette expression de douceur, de ferveur, de recueillement tendre, que personne n’a donnée comme lui, car personne n’a su comme lui dissimuler ou fondre les ressources d’un art consommé, rompu à toutes les subtilités des poètes les plus habiles, dans des œuvres d’apparence facile, de ton naïf, presque enfantin. Souvenez-vous :
Calmes dans le demi-jour
Que les branches hautes font...
Parfois, ses vers font songer à une récitation de prières murmurées et rythmées au catéchisme ; parfois, ils sont d’une étonnante négligence et écrits dans le langage le plus familier. Il fait parfois des expériences prosodiques, comme dans cette étrange pièce, Crimen Amoris, qui est en vers de onze syllabes. D’ailleurs, il a usé de presque tous les mètres possibles : depuis celui qui compte cinq syllabes jusqu’au vers de treize. Il a employé des combinaisons insolites ou abandonnées depuis le XVIe siècle, des pièces en rimes toutes masculines, ou toutes féminines.
Que si l’on veut à toute force le comparer à Villon, non pas en tant que personnage délictueux et pourvu d’un casier judiciaire, mais en tant que poète, on trouve, – ou, du moins, je trouve, car ce n’est là que mon impression, – je trouve avec surprise que Villon (vocabulaire à part) est, par certains endroits, un poète plus « moderne » que Verlaine. Il est plus précis et plus pittoresque. Son langage est sensiblement plus ferme : Le Débat du Cœur et du Corps est construit en répliques nettes et sévères comme du Corneille. Et il abonde en formules qui ne s’oublient plus, dont chacune est une trouvaille du type des trouvailles classiques... Mais, sur toute chose, Villon a la gloire de cette œuvre vraiment grande, le fameux Testament, conception singulière, complète, et Jugement Dernier, prononcé sur les hommes et les choses par un être qui, à l’âge de trente ans, a déjà beaucoup trop vécu. Cet ensemble de pièces en forme de dispositions testamentaires tient de La Danse Macabre et de La Comédie Humaine. Évêques, princes, bourreaux, bandits, filles de joie, compagnons de débauche, chacun reçoit son legs. Tous ceux qui ont fait du bien au poète, tous ceux qui ont été durs pour lui, sont là, fixés d’un trait, d’un vers toujours définitif. Et dans cette composition curieuse, entre les portraits précis, où les noms propres, les sobriquets, les adresses mêmes des gens sont énoncés, se placent, comme des figures plus générales, les plus belles ballades que l’on ait écrites. Le monologue familier s’interrompt devant elles. La confession se change en ode et prend son vol. L’apostrophe, familière à Villon, devient moyen lyrique, et la forme interrogative, si fréquente chez lui :
Mais où sont les neiges d’antan ?
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Le lesserez-là, le povre Villon ?
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Dictes-moy où, n’en quel pays ?
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Qu’est devenu ce front poly,
Ces cheveulx blonds, sourcilz voultyz ?...
etc., se fait par la répétition, et surtout par l’accent, un élément de puissance pathétique. Il est le seul poète français qui ait su tirer du « refrain » des effets puissants et de puissance croissante.
Quant à Verlaine, en vous disant (à mes risques et périls), qu’il me semble moins littéraire que Villon, je ne veux pas dire plus naïf ; ils ne sont pas plus naïfs l’un que l’autre, pas plus naïfs que La Fontaine ; les poètes ne sont naïfs que quand ils n’existent pas. Je veux dire que cette poésie particulière à Verlaine, celle de La Bonne Chanson, de Sagesse et la suite, suppose, au premier regard, moins de littérature accumulée que celle de Villon, ce qui n’est d’ailleurs qu’une apparence : on peut expliquer cette impression par cette remarque : que l’un se place au commencement d’une ère nouvelle de notre poésie et à la fin de l’art poétique du Moyen Âge, celui des allégories, des moralités, des romans ou des récits pieux. Villon est, en quelque sorte, orienté vers l’époque très prochaine où la production se développera en pleine conscience d’elle-même et pour elle-même. La Renaissance est naissance de l’art pour l’art. Verlaine, c’est tout le contraire : il en vient, il en sort, il s’évade du Parnasse, il est, ou il croit être, à la fin d’un paganisme esthétique. Il réagit contre Hugo, contre Leconte de Lisle, contre Banville ; il est en bons termes avec Mallarmé, mais Mallarmé et lui, sont deux extrêmes qui ne se sont rapprochés que par le seul fait d’avoir à peu près les mêmes fidèles et à peu près les mêmes adversaires.
Eh bien ! cette réaction, chez Verlaine, l’engage à se créer une forme tout opposée à celle dont les perfections lui sont devenues fastidieuses... Parfois, on croirait qu’il tâtonne parmi les syllabes et les rimes, et qu’il cherche l’expression la plus musicale de l’instant. Mais il sait très bien ce qu’il fait, et même il le proclame : il décrète un art poétique, « de la musique avant toute chose », et, pour cela, il préfère la liberté... Ce décret est significatif.
Ce naïf est un primitif organisé, un primitif comme il n’y avait jamais eu de primitif, et qui procède d’un artiste fort habile et fort conscient. Nul, d’entre les primitifs authentiques, ne ressemble à Verlaine. Peut-être le classait-on plus exactement quand on le traitait, vers 1885, de « poète décadent ». Jamais art plus subtil que cet art, qui suppose qu’on en fuit un autre, et non point qu’on le précède.
Verlaine, comme Villon, nous contraignent enfin à confesser que les écarts de la conduite, la lutte avec la vie dure et incertaine, l’état précaire, les séjours dans les prisons et les hôpitaux, l’ivrognerie habituelle, la fréquentation des bas-fonds, le crime même, ne sont pas du tout incompatibles avec les plus exquises délicatesses de la production poétique. Si j’allais philosopher sur ce point, il faudrait bien marquer ici que le poète n’est pas un être particulièrement social. Dans la mesure où il est poète, il n’entre dans aucune organisation utilitaire. Le respect des lois civiles expire au seuil de l’antre où se forment ses vers. Les plus grands, Shakespeare comme Hugo, ont imaginé et animé de préférence des êtres irréguliers, des rebelles à toute autorité, des amants adultères, dont ils font des héros et « des personnages sympathiques ». Ils sont beaucoup moins à leur aise quand ils entendent exalter la vertu : les vertueux, hélas ! sont de mauvais sujets. Le mépris du bourgeois, qu’ont institué les romantiques et qui n’a pas été sans produire certaines conséquences politiques, se réduit, dans le fond, au mépris de la vie régulière.
Le poète porte donc une certaine « mauvaise conscience ». Maïs l’instinct de moralité va se nicher toujours en quelque endroit. On voit bien chez les pires gredins, dans les milieux les plus affreux, reparaître la règle et se décréter des lois de la jungle. Chez les poètes, le code ne contient qu’un seul article, qui sera mon dernier mot :
« Sous peine de mort poétique, dit notre loi, ayez du talent, et même... un peu plus. »
PAUL VALÉRY,
de l’Académie française.
Paru dans Conferencia le 15 avril 1937.