Sainte Catherine de Sienne
(1347-1380)
par
Robert VALLERY-RADOT
Catherine naquit le 25 mars 1347, à Sienne, en la fête de l’Annonciation qui coïncidait, cette année-là, avec la fête des Rameaux ; elle était le vingt-troisième enfant du teinturier Jacques Benincasa et de Lappa di Buccio. Son père était un homme juste et pieux, mais dont la nature paisible cédait parfois devant l’humeur despotique de sa femme, bonne chrétienne et modèle des vertus domestiques, mais portée davantage aux affaires temporelles qu’aux spirituelles.
Petite fille enjouée et gracieuse, un peu timide et qui faisait la joie des siens, Catherine avait à peine six ans lorsque la Grâce manifesta en elle une extraordinaire élection.
Un jour elle revenait de promenade avec son frère lorsqu’elle aperçut dans une lumière d’or, de l’autre côté de la vallée, au-dessus du chevet de l’église des Dominicains, couronné de la tiare et revêtu des ornements pontificaux, assis sur un trône resplendissant, le Seigneur lui-même assisté de saint Pierre, de saint Paul et de saint Jean l’Évangéliste ; il regarda Catherine, lui sourit, puis, étendant la main sur elle, la bénit en traçant dans l’air, à la manière des Évêques, le signe de la Croix. Immobile, les yeux levés au ciel, Catherine demeurait perdue en son extase au milieu du va-et-vient des gens et des animaux. Quand son frère qui avait continué son chemin se retourna et la vit ainsi suspendue il l’appela, mais comme elle semblait ne pas entendre, il la rejoignit et la trouvant toujours absorbée il la secoua par le bras ; elle parut se réveiller d’un beau songe, baissa les yeux et dit : « Ah ! si tu voyais ce que je vois, tu ne voudrais pas me distraire ainsi. » Elle regarda de nouveau du côté de San Domenico, mais le Roi de Gloire n’était plus là ni les Apôtres. Alors elle pleura silencieusement. Mais dès ce jour elle ne ressemble plus aux autres enfants et ne pense plus qu’à cet Époux couronné qui lui a ravi le cœur. Un an plus tard, devant la statue de la Vierge, elle fait vœu de ne jamais appartenir qu’à Lui, et pour Lui plaire, déjà, elle est ingénieuse à trouver dans sa petite vie d’enfant mille moyens de se mortifier : elle se flagelle avec des cordes, monte à genoux l’escalier qui conduit à sa maison (et sa mère un jour l’y surprend en extase). Aux repas, la viande qu’on lui sert elle la donne à son frère ou furtivement la jette aux chats sous la table. Elle transforme en ermitages les plus obscurs réduits de la demeure familiale et s’y réfugie pour prier, jeûner, s’y exercer tout à son aise à la pénitence.
Quand elle eut douze ans, selon l’usage, ses parents songèrent à l’établir et l’engagèrent à se parer avec plus de soin ; mais elle ne tint nul compte de cet avis au grand mécontentement de sa famille. Néanmoins, une de ses sœurs mariées, Bonaventura, qu’elle aimait beaucoup, parvint à l’entraîner. Comme l’exigeait la mode du temps, Catherine se teignit les cheveux et se peignit le visage mais bien vite en eut un profond remords ; et son confesseur Raymond de Capoue nous dit qu’elle pleura toute sa vie cette concession aux vanités du monde. Après la mort de Bonaventura qui survint en août 1362, Catherine que les siens voulaient toujours marier s’ouvrit au dominicain Thomas della Fonte du vœu de virginité qu’elle avait contracté à sept ans. Le religieux lui conseilla de couper sa chevelure et de se voiler la tête, ce qu’elle fit aussitôt. Mais sa mère, intriguée à la fin de la voir toujours la tête couverte, souleva le voile et devant cette nouvelle extravagance entra en fureur. Pressée de questions, Catherine n’osait encore avouer la vérité. Pour la réduire, la famille réunie en conseil, imagina de renvoyer la servante et de la remplacer par Catherine ; ainsi, pensaient-ils, l’orgueilleuse obstination de Catherine finirait bien par plier. Catherine se soumit sans rien dire ; elle n’avait plus le temps de se recueillir mais trouvait dans son humiliation d’ineffables joies car elle servait les siens comme elle eut servi son Époux ; au milieu des travaux les plus pénibles et les plus humbles Il lui apparaissait et conversait avec elle comme un ami avec son amie.
Un jour, le père de Catherine aperçut au-dessus de la tête de son enfant une colombe qui volait. Il ne dit rien mais garda ce secret dans son cœur. Un peu plus tard, Catherine, dans une vision où lui étaient apparus tous les fondateurs d’ordre, vit saint Dominique qui lui tendait l’habit noir et blanc des Mantellate, des tertiaires dominicaines en lui disant : « Ne crains rien, ma fille, un jour tu porteras cet habit. » Fortifiée par ce songe, elle vainquit sa timidité et déclara devant sa famille assemblée qu’elle avait choisi Jésus-Christ pour époux et qu’elle n’en accepterait aucun autre. Alors son père ordonna qu’on la laissât tranquille. Désormais elle fut libre de rejoindre son Seigneur sur sa Croix où elle aimait le retrouver ; elle fermait la porte et les volets du petit réduit qu’elle avait élu pour chambre, et à la seule clarté d’une lampe qui brûlait devant le crucifix pendu au mur, elle entrait dans les mystères de la Passion rédemptrice ; une planche était sa couche, un fagot son oreiller ; elle prolongeait ses veilles jusqu’à n’accorder au sommeil qu’une demi heure par jour ; elle ne se nourrissait que de pain et d’herbes crues, ne buvait que de l’eau ; elle avait revêtu un cilice de crin et se flagellait trois fois par jour pendant une demi-heure avec une chaîne de fer.
Ces austérités incompréhensibles à la prudence humaine bouleversaient la pauvre Lappa. Mais Jacopo Benincasa qui avait vu la colombe aux gémissements inénarrables reposer sur la tête de sa fille avait compris dans quelle voie royale de victime toute-puissante sa fille était conduite par l’amour que l’Écriture proclame fort comme la mort et il avait prescrit qu’on la laissât faire à sa guise. Toutefois Lappa la supplia de venir coucher près d’elle dans son lit au lieu de s’étendre sur cet affreux morceau de bois ; Catherine céda à son désir, mais dès qu’elle voyait sa mère endormie, elle se levait doucement et entrait en oraison. Lappa finit par s’en apercevoir. Alors Catherine imagina de glisser une planche à la place où elle couchait. De guerre lasse Lappa cessa de vouloir contrarier ses goûts de pénitence ; elle tenta seulement une dernière fois une diversion qui ne lui réussit pas mieux que ses autres stratagèmes. Sous prétexte de rétablir la santé de Catherine ébranlée par ses implacables austérités, elle imagina de l’emmener aux eaux chaudes de Vignone ; Catherine se laissa faire, mais elle eut vite fait de trouver sur place une mortification de choix ; de grand matin elle se rendait seule à la piscine et se mettait sous le jet brûlant de l’eau sulfureuse.
De retour à Sienne – elle avait alors seize ans – Catherine demanda d’entrer dans la confrérie des Mantellate ; mais les tertiaires, graves matrones et veuves âgées, la jugèrent trop jeune et trop jolie. Il advint alors que Catherine fut atteinte de la petite vérole. Lappa gémissait et s’épouvantait, sachant combien cette maladie était grave à l’âge de sa fille ; mais Catherine lui prédit qu’elle guérirait si sa mère lui obtenait son admission chez les Mantellate. La maladie avait défiguré Catherine. La prieure ne fit plus de difficultés pour l’accueillir. Aussitôt Catherine fut guérie. Le jour même de sa vêture elle se renferma dans le réduit qu’elle avait élu pour cellule, y gardant pendant trois ans un silence perpétuel et n’en sortant que pour aller à la messe, à l’église toute proche des Dominicains. Elle connut alors les épreuves de la vie purgative. Son Époux sembla l’abandonner ; les tentations l’assiégèrent ; d’immondes fantômes s’efforcèrent de séduire ses sens ; mais elle leur opposait des pénitences implacables et répondait à toutes les insinuations du démon : « Ma joie unique est de souffrir en union avec mon Dieu. Plus tu m’éprouveras, Satan, et plus tu me rapprocheras de mon Bien-Aimé. » Alors une grande lumière remplissait la chambre et le Christ crucifié rayonnant de gloire appelait sa fiancée et lui révélait le secret de ses plaies, la vertu de ce sang qui enivra Catherine.
Très souvent Il venait à elle, soit dans le jardin, soit dans sa cellule, soit seul, soit avec sa Mère, soit avec saint Dominique, Marie-Madeleine, saint Jean ou saint Paul. Mais le plus souvent il venait seul ; et elle récitait avec lui les psaumes, disant : « Gloire au Père, à Toi et au Saint-Esprit. » Et elle s’entretenait sans fin avec lui du mystère de sa vie divine et du salut des âmes.
À vingt ans elle ne connaissait pas ses lettres et c’était une grande privation pour elle que de ne pouvoir déchiffrer le Bréviaire ni le Missel. Une grande dame de ses amies lui procura un alphabet. Mais ses progrès étaient bien lents. Elle trouva plus simple de demander au Seigneur d’être son précepteur, ce qui lui fut accordé. Et depuis ce temps sans avoir jamais su épeler elle devinait tout ce qu’elle lisait.
Il ne faudrait pas croire qu’elle fût présomptueuse à l’égard des visions incessantes qui la visitaient ; elle s’en montrait, au contraire, souvent inquiète. Un jour qu’elle demandait à Dieu comment elle pouvait reconnaître celles qui venaient de lui de celles qui venaient du démon, il lui fut répondu : « Celles qui viennent de moi commencent par inspirer la terreur mais prennent fin dans un sentiment de sécurité, tandis que celles qui viennent du démon commencent par la joie et finissent dans l’angoisse. Mes visions engendrent l’humilité, car l’âme connaît ce qu’elle est et ce que je suis. Celles de l’Ennemi enflent d’orgueil parce que l’âme s’attribue la gloire de la connaissance. »
En l’année 1367, le dernier jour du Carnaval tandis que tout le peuple s’amusait follement à boire et à danser, son Époux lui apparut avec sa Mère, saint Jean, saint Paul et le prophète David. La Sainte Vierge plaça la main de Catherine dans celle de son Fils tandis que David jouait de la harpe. Jésus passa au doigt de Catherine un anneau d’or en lui disant : « Moi, ton Créateur et ton Sauveur, je t’épouse dans la Foi qui ne recevra aucune atteinte jusqu’au jour où je t’épouserai dans le Ciel. Ne crains rien, accomplis mes desseins. Tu vaincras tous mes ennemis. »
Alors commence sa vie active. Cette timide qui ne se plaît que dans la solitude sort de sa cellule, reparaît à la table de famille, remplace la servante malade, balaie les corridors, fait, seule, la lessive de cette maison peuplée, pétrit le pain ; mais sa charité ne s’arrête pas aux siens ; elle pille la cave et le grenier pour donner aux pauvres, huile, œufs, viande, vins, étoffes qui se multiplient en ses mains dès qu’elle en a besoin ; et, en temps de disette, elle pétrit de la farine moisie qui devient un pain délicieux. Un jour d’hiver qu’elle récitait son office, par un grand froid, elle voit un mendiant par sa fenêtre, tout grelottant dans ses haillons ; elle court lui donner son manteau, et dans un songe elle reconnaît que c’était le Seigneur. Depuis lors elle ne souffrit plus jamais du froid.
Les extases ne la quittaient pas et la prenaient en train de balayer ou de surveiller le feu de la cuisine ; et dans les églises elles étaient continuelles. Un jour, c’était en 1370, Notre Seigneur lui enlève le cœur et lui donne le sien à la place. Dans sa soif d’expier les péchés du monde elle demande à Notre Seigneur de souffrir sa Passion ; il le lui accorde et lui enfonce un de ses clous dans la main droite. Son confesseur n’ayant pas voulu la communier, un ange lui apporte l’hostie.
Cet excès d’amour, cette ardeur de souffrir pour le salut des âmes finissent par briser le cœur qui s’arrête soudain de battre. Quelques heures après, ses yeux se rouvrent, pleins de larmes. « Ah ! que je suis malheureuse ! » s’écrie-t-elle. Elle révéla à son confesseur Raymond de Capoue que pendant ces quatre heures que son âme avait été séparée de son corps elle avait traversé l’enfer, le purgatoire et entrevu la Gloire du Paradis. Mais Jésus lui avait ordonné de revenir sur la Terre, car il avait besoin d’elle pour être son héraut auprès des pontifes et des princes. Judith du Nouveau Testament, il allait l’envoyer pour sauver l’Église menacée plus que jamais par toutes les puissances des ténèbres. Qu’elle ne craignît point, car la Force du Très-Haut se manifesterait en elle aux yeux de tous d’une manière éclatante. Peu de temps après cette mort mystique, sa mère tombe malade et trépasse ; alors Catherine exige de son Époux qu’il rappelle sa mère à la vie et Lappa reprend ses esprits.
Désormais l’éclat de ses vertus, les prodigieuses lumières surnaturelles qui l’environnent rayonneront au delà de la petite teinturerie de Fontebranda. Son pouvoir est irrésistible ; elle convertit les débauchés et les blasphémateurs, n’ayant de cesse que le Christ attendrisse leurs cœurs ; rien ne la retient, ni la hideur de leurs vices, ni leur endurcissement, ni leur hostilité ; elle prend sur elle leurs péchés et demande de souffrir les peines de l’enfer pour les sauver. Tout un cortège de disciples, hommes et femmes, se forme autour d’elle, ne vivent que d’elle, l’appelant leur Mamma, leur maman ; l’histoire a retenu les noms de Raymond de Capoue, son confesseur, du doux poète Neri de Landoccio, de Stephano Maconi qui, après la mort de la sainte, devint chartreux, de Barduccio qui nous laissa un admirable récit des derniers moments de Catherine.
Cette petite troupe qu’elle appelait sa famille l’accompagnait dans ses voyages et ses missions, à Pise, à Lucques, à Florence, à Bologne, car tous les regards se tournaient vers elle. Dans ces temps terribles pour la pauvre Italie où la peste et la famine s’ajoutent aux guerres et aux pillages des bandes armées guerroyant pour un seigneur ou pour les légats du Pape, Catherine apparaît, en effet, comme la lumière, le refuge, la paix même de Dieu. La mission extraordinaire de cette vierge au cœur de feu se précise ; elle est envoyée par Dieu pour ramener le Pape à Rome, lui annoncer l’urgence de réformer l’Église, arracher l’Europe à ses querelles et à ses désordres en réveillant en elle l’esprit de la Croisade. Elle parlera et écrira au Pape et aux rois comme la messagère du Tout-Puissant.
Depuis soixante-dix ans que le Pape a quitté la Ville Sainte pour Avignon, chassé par la révolte de ses états, l’Italie est déchirée par des luttes continuelles ; l’Église amollie dans les délices de la Cour d’Avignon ne donne plus l’exemple des vertus évangéliques ; l’amour des richesses et des plaisirs souille la divine Épouse du Christ. Il est grand temps que Catherine vienne. Révoltées par les exactions des légats du Pape plus hommes de guerre que prélats, Florence et Pise ont levé l’étendard du soulèvement général. Quatre-vingts cités se sont unies sous la bannière rouge de Florence ; les prêtres sont massacrés, les biens d’Église confisqués. Catherine écrit au Pape et le supplie de pardonner ; il est prêt à offrir ses conditions lorsqu’on apprend qu’à Bologne on a écorché vif le légat. Le Pape lance l’interdit sur la ville, et sous les ordres de Robert de Genève (qui plus tard deviendra l’Antipape), dix mille mercenaires bretons entrent en Italie. Florence s’inquiète. Catherine décide de s’embarquer pour Avignon et de préparer la voie aux négociations. La vie luxueuse et dissolue de la Cour pontificale la remplit de douleurs. Ce n’est pas que les Papes ne soient d’honnêtes gens, pieux pour la plupart, mais grands seigneurs et remplis des idées du monde, ils ont de coupables faiblesses pour les dérèglements de leurs prélats qu’elle appellera des « démons incarnés ». Trop souvent la naissance ou la faveur, quand ce n’est pas la seule bonne mine, décide des hautes charges. Catherine aura dans son Dialogue des paroles impitoyables pour flageller les « mauvais serviteurs de Dieu ». « Leur amour-propre, fait-elle dire à la Vérité éternelle, a fait de leur sensualité une reine à laquelle ils ont assujetti la pauvre âme comme une esclave... Ils doivent demeurer, par le Saint désir, à la table de la très Sainte Croix et s’y nourrir des âmes qu’ils sauvent pour mon honneur à moi... Mais leur table à eux, elle est dans les tavernes ; c’est là qu’on les trouve jurant et se parjurant comme des hommes privés de raison. Leurs vices ont fait d’eux des animaux... »
Grégoire XI, élu pape à 36 ans (il avait été fait cardinal à seize, alors qu’il n’était que diacre), était de nature timorée et préférait ses études de droit canon à la mêlée des partis et laissait bien souvent des cardinaux décider en son nom. Mais Catherine, dès la première entrevue, l’a conquis ; il remet en ses mains toute la conduite de l’affaire. Malheureusement l’ambassade florentine a d’autres ordres ; elle fait traîner les choses en longueur et finalement rompt les pourparlers. Catherine cependant reste en Avignon. D’autres intérêts plus importants encore l’y retiennent ; elle désire le retour du Pape à Rome et elle l’entreprend à ce sujet. Humainement un tel retour est téméraire. Mais Catherine a un accent irrésistible. Elle voit sans cesse le Pape, lui écrit lettres sur lettres : « Allez, lui écrit-elle en sa langue divine, allez vite à votre Épouse qui vous attend, pâle et mourante ; vous lui rendrez la vie... Courage, mon Père, soyez un homme. Je vous dis que vous n’avez rien à craindre... » et dans ses prières elle s’écriait à Dieu : « Voici mon Corps que je t’offre en holocauste. Voici ma chair ; voici mon sang. Fais couler mon sang ; mets mon corps en pièces ; livre mes os pour le salut de ceux en faveur desquels je t’implore. » Malgré la résistance de sa Cour, les gémissements de son vieux père qui se jette sur son passage et lui crie, au témoignage de Froissart : « Père Saint, a vous allés en un païs et entre gens où vous êtes petit amé », Grégoire XI quitte Avignon. Il s’embarque à Marseille le 13 septembre 1376 emmenant ses prélats furieux. Quatre cardinaux refusent de quitter la Provence. Catherine revient par voie de terre. Partout où elle s’arrête un immense concours de peuple se porte au devant d’elle. À Toulon on assiège son hôtellerie pour la voir. Elle arrive à Gênes où elle attend le Pape dont la traversée a été très pénible. Sur les instances de ses Cardinaux il est près de revenir en Avignon, mais il ne consent pas à ce retour sans avoir revu Catherine. Comme les Cardinaux surveillent toutes ses menées il n’ose la mander auprès de lui. Mais une nuit, seul, vêtu comme un simple prêtre, il se rend chez elle ; il en sort le cœur fortifié, et le 28 octobre la galère pontificale reprend la mer et cingle vers Ostie, remonte le Tibre de nuit et à l’aurore le Pape débarque au milieu d’une immense foule en délire qui lui jette des fleurs et pousse des cris de joie.
Catherine est revenue avec avidité à sa solitude, mais ce n’est pas pour longtemps. Sienne, malgré l’interdit qui frappe Florence, a noué des relations avec cette ville. Il faut qu’elle intercède encore auprès du Saint-Siège. « Vous obtiendrez bien plus, écrit-elle au Pape, avec la baguette de la clémence qu’avec les verges de la guerre... Je vous demande donc la paix pour l’amour du Christ crucifié ! N’ayez point égard à l’ignorance, à l’aveuglement et à l’orgueil de vos enfants... C’est par la vertu que vous chasserez le démon... Tandis qu’avec toutes ces guerres et tous ces troubles vous ne pourrez avoir une heure de tranquillité. »
De toutes parts on réclame ses conseils et ses lumières et elle passe ses nuits à dicter des lettres de direction, parfois plusieurs en même temps, tantôt le visage dans ses mains, tantôt les bras en croix, presque toujours en extase. Sa parole inspirée réconciliait les familles divisées, ramenait les pécheurs les plus endurcis, comme ce violent Servanni qui finit par tomber à ses pieds en disant : « Tu as vaincu » et ce jeune Pérugien Nicolo Toldo, condamné à mort pour avoir insulté les Gouverneurs de Sienne et dont elle raconte le supplice et la conversion dans une lettre sublime à Raymond de Capoue. « Il est arrivé, doux comme un agneau. En m’apercevant il s’est mis à sourire. Il a voulu que je trace sur lui le signe de la croix. Je l’ai fait, puis je lui ai dit : “À genoux ! aux noces, mon doux frère ! Tu vas avoir la vie qui ne finit jamais.” Alors, il s’est étendu avec une grande douceur et je lui ai étendu le cou. Penchée sur lui, je lui rappelais le sang de l’Agneau. Lui ne savait que répéter : Jésus ! Catherine ! Il le redisait encore quand j’ai reçu sa tête dans mes mains. Alors, j’ai fixé mon regard sur la divine Bonté et j’ai dit “je veux !” Et j’ai vu, comme on voit la clarté du soleil, l’Homme-Dieu, le côté ouvert. Il recevait le sang dans son sang ; et le feu du saint désir, donné par grâce et caché dans son âme, Il le recevait dans le feu de sa divine Charité. » Il faut lire toute cette lettre. Antigone elle-même n’allie pas une telle grâce à un tel pathétique, une hardiesse si grande de mouvement à une pudeur si délicate.
Couvents et châteaux l’invitaient à l’envi pour jouir de sa parole. Mais Florence à son tour la réclame ; la ville a violé l’interdit et exige que ses prêtres célèbrent la messe ; Catherine s’y rend, parle à trois reprises au gouvernement des Huit qui domine alors ; à sa voix la rébellion fléchit ; les églises se ferment ; des processions de pénitence parcourent les rues au chant des litanies. Catherine insuffle son courage au parti guelfe qui finit par reprendre le pouvoir, mais il en abuse et proscrit tous ses adversaires ; les corps des métiers se soulèvent, pillent les palais Strozzi et Albizzi, cherchent Catherine « pour la couper en deux » ; ils la trouvent dans un petit jardin au milieu de ses disciples. Dans une lettre à Raymond de Capoue, elle raconte comme elle a été déçue de n’avoir pu verser son sang pour la cause de l’Église. « Combien j’ai motif de pleurer. Si grande est la multitude de mes péchés qu’ils ont empêché mon sang de donner la vie, d’éclairer les âmes aveuglées, de réconcilier le fils avec son père, de cimenter une pierre dans le corps mystique de la Sainte Église. Il semblait que les mains de celui qui voulait me frapper fussent liées. J’avais beau dire : “C’est moi. Prends-moi, mais ne touche pas aux miens.” Mes paroles étaient un poignard qui lui perça le cœur. »
Ils la laissèrent. Elle écrivit au Pape : « Pardonnez-leur, babbo mio, et vous verrez que vous trouverez en eux les meilleurs fils qu’en tous les autres. Je m’en irais bien volontiers d’ici... Accordez-moi cette grâce, à moi pauvre et misérable qui viens vers vous et frappe à votre porte ; et quand la paix sera signée, élevez la bannière de la très Sainte Croix contre les Infidèles. »
Le 18 juillet le héraut du Pape entrait à Florence, brandissant une branche d’olivier et Catherine, dans sa joie, glissait dans la lettre où elle annonçait cette nouvelle à un de ses disciples une feuille de cette branche : « Arrivée samedi soir une heure après l’Angélus. »
Elle repartit pour Sienne mais n’y devait pas rester longtemps. Grégoire est mort en mars. Sous la pression du peuple romain le conclave a nommé un pape italien, l’archevêque de Bari qui a pris le nom d’Urbain VI. Homme de foi, de mœurs austères et ferventes, il est violent et dans son désir de réformer l’Église, froisse les cardinaux et les souverains. Les cardinaux français se retirent au mois de juin à Anagni et déclarant que leur volonté a été forcée au conclave, ils annulent l’élection d’Urbain et élisent le cardinal Robert de Genève sous le nom de Clément VII. Catherine en apprenant la nouvelle à Sienne en a le cœur déchiré.
C’est à cette époque qu’elle dicte en 5 jours, du 9 au 13 octobre 1388, dans l’ermitage de Fra Santi, aux environs de Florence, son admirable Dialogue où elle a condensé toute sa doctrine sur le Sang rédempteur éparse en toutes ses lettres ; elle est basée, selon la pure doctrine de l’Église, sur l’antinomie des deux amours, l’amour de soi qui mène à la ruine, l’amour de Dieu qui nous fait entrer dans la gloire de la Trinité. « Tu es celle qui n’est pas », dit le Christ à Catherine.
Armée d’une sainte haine contre ce sens propre, l’âme doit donc se dépouiller entièrement de ses attaches charnelles pour embrasser sur la Croix la vie divine qui lui est donnée dans le sang de Jésus-Christ. « Ce Sang est l’unique Maître. » La Prière, la Providence, l’Obéissance sont traitées à la lumière de ce mystère avec une justesse d’observation, une grandeur familière dans les images qui rappellent Dante. Catherine excelle à nous faire voir et aimer le Christ dans son Église unie à Lui en une seule chair dont il est la tête. Servir l’Église dans tous ses membres, c’est s’unir au Christ. Le Pape, c’est « le doux Christ de la terre » pour lequel il faut donner sa vie. Lorsqu’à six ans elle avait vu le Christ au-dessus du chevet de l’église des Dominicains, il portait la tiare et les habits pontificaux.
Urbain est resté seul à Rome, abandonné de ses cardinaux. Il appelle Catherine. Elle accourt, parle au Consistoire devant les cardinaux nouvellement nommés et Urbain enthousiasmé par cette flamme s’écrie : « Cette petite femme nous fait honte à tous ! » Catherine organise le combat. Jeûnes, prières, telles seront ses armes. Elle écrit aux ermites et aux chartreux de venir prier avec elle et tous les solitaires viennent monter la garde autour de la Jérusalem menacée. « Le martyr de Rome vous appelle, écrit-elle à Stephano Maconi, coupe les liens, ne les dénoue pas. » Elle écrit au roi de France dont la fidélité chancelle, à la reine de Naples qui a pris le parti de l’antipape. La guerre s’est engagée entre les troupes d’Urbain et celles de Clément qui, vaincu, fuit à Naples, puis en Provence où il se réinstalle en Avignon. La France se déclare pour lui. La reine de Naples, après une feinte soumission, reprend la guerre. Le peuple romain qu’irritent les exigences d’Urbain est travaillé par les agents avignonnais Des soulèvements éclatent. Catherine s’offre alors en victime pour le salut de l’Église. Les souffrances qui depuis longtemps la crucifient redoublent encore d’intensité. Les attaques des démons se font plus nombreuses. Le peu de nourriture qu’elle s’accorde lui cause d’intolérables douleurs. Dévorée de soif, elle ne peut prendre une goutte d’eau. Le dimanche de la Sexagésime, 29 janvier, pendant qu’elle prie au tombeau des Apôtres, elle voit le vaisseau de l’Église peser sur ses épaules. Depuis longtemps ses infirmités ne lui permettaient plus de se lever avant 8 ou 9 heures du matin. Mais maintenant l’amour de l’Église la soulève, et dès l’aube elle se traîne à la messe ; après la communion elle est si faible qu’on la transporte comme morte de la chapelle à son lit. Une heure après, elle se relève et va à pied à saint Pierre prier toute la matinée pour l’Église et le Pape. Bientôt il faut y renoncer. Elle reste au lit, son dur lit de planches. Son corps est tout desséché. « Soyez certains, dit-elle, que si je meurs, l’unique cause de ma mort est le zèle pour l’Église qui me consume. »
La veille de l’Ascension elle reçoit l’Extrême-Onction, tous les membres anéantis, incapable de parler. Mais comme sa fin approche elle recouvre l’usage de la voix pour gémir sur ses fautes, s’accuser d’être la cause des épreuves de l’Église ; elle demande à Lappa de la bénir ; la vieille femme s’agenouille pour que sa fille la bénisse à son tour. « Mon Dieu, disait Catherine, pardonnez-moi mes péchés Tu m’appelles, ô Seigneur, et je viens à toi non à cause de mes mérites, mais à cause de ceux de ton sang. Ô sang ! ô sang ! » Puis elle s’endormit sur le cœur de son Époux. C’était le 29 avril 1380. Elle avait 33 ans.
À ce moment Raymond de Capoue qui venait de dire sa messe à Gênes entendit une voix qui lui disait : « Sois sans crainte. Je suis ici pour toi. Je te protégerai. Je te défendrai. Ne crains rien. Je suis près de toi. »
Nommé maître-général de son Ordre le 12 mai, il employa son influence à obtenir du Pape l’autorisation de ramener à San Domenico de Florence le chef de la Vierge que Tomaso della Fonte et Fra Ambrogio Sansedoni portèrent secrètement dans une bourse de soie qu’on voit encore à Florence ainsi que le reliquaire. Puis l’année suivante eut lieu la translation solennelle. Quatre cents enfants, avec des bouquets de lys et de roses en mémoire des fleurs que Catherine aimait cueillir, accompagnaient la châsse avec les évêques, les moines, les confréries religieuses et les corporations en habits de cérémonie, sous leurs bannières multicolores.
Robert VALLERY-RADOT.
Recueilli dans La vie et les œuvres
de quelques grands saints, vol. II, 1926.