Teilhard l’apostat

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

René VALNÈVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« L’homme, suivi de son compagnon, marchait dans le désert, quand la Chose fondit sur lui.

De loin, elle lui était apparue, toute petite, glissant sur le sable, plas plus grande que la paume d’un enfant, – une ombre blonde et fuyante semblable à un vol hésitant de cailles, au petit jour, sur la mer bleue, ou à un nuage de moustiques dansant le soir dans le soleil, ou à un tourbillon de poussière courant à midi sur la plaine. La Chose semblait ne pas se soucier des deux voyageurs. Elle rodait capricieusement dans la solitude. Mais soudain, affermissant sa course, elle vint droit sur eux, comme une flèche.

. . . . . . . .

Ce qui venait était le cœur mouvant d’une immense subtilité. L’Homme tomba la face contre terre, mit les mains sur son visage, et attendit.

. . . . . . . .

Et, en même temps, l’angoisse d’un danger surhumain l’opprima, le sentiment confus que la Force abattue sur lui était ambiguë et trouble, essence combinée de tout le Mal avec tout le Bien.

. . . . . . . .

– Tu avais besoin de moi pour grandir ; et moi je t’attendais pour que tu me sanctifies.

– Depuis toujours tu me désirais sans le savoir ; – et moi je t’attirais.

– Maintenant je suis sur toi pour la vie ou pour la mort. Impossible pour toi de reculer : – de retourner aux satisfactions communes et à l’adoration tranquille. Celui qui m’a vue une fois ne peut plus m’oublier : Il se damne avec moi ou me sauve avec lui.

– Viens-tu ?

– Ô divine et puissante, quel est ton nom ? Parle.

– Je suis le feu qui brûle et l’eau qui renverse, – l’amour qui initie et la vérité qui passe. Tout ce qui s’impose et ce qui se renouvelle, tout ce qui déchaîne et tout ce qui unit : Force, Expérience, Progrès, – la Matière, c’est Moi. »

 

TEILHARD DE CHARDIN,      

« Hymne à l’Univers »          

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE

 

 

Bien que l’étoile Teilhard semble décliner à l’horizon du ciel de l’Église où elle brillait naguère du plus offusquant des éclats, il faut avoir une belle et noble audace pour la critiquer encore aujourd’hui et surtout pour en dénoncer le caractère luciférien.

L’influence de la pensée teilhardienne si l’on peut employer ce mot n’est pas en effet éteinte. Elle s’est diffusée dans la mentalité de la plupart des catholiques contemporains, particulièrement haut placés, par l’intermédiaire de la seule source d’information dont ils disposent et qu’un battage publicitaire inouï a imprégnée : l’opinion publique. L’œuvre de Teilhard est un gribouillage amphigourique et filandreux. La plupart de ceux qui en parlent ou qui s’en inspirent ne la connaissent que de seconde et de troisième main, à travers les innombrables adaptations et vulgarisations qu’une presse et des moyens de communication plus avides de séduire que d’instruire ont lancées à travers le monde, en usant du procédé, vieux comme le monde lui-même, qui consiste à faire prendre des vessies pour des lanternes. L’emprise qu’exerce la « pensée » teilhardienne n’en est que plus dangereuse à braver. Le téméraire qui l’affronte se heurte à des esprits-baudruches, gonflés de vide, dont l’horreur des piqûres de la critique qui les crèverait est telle qu’ils conspirent avec une parfaite unanimité à l’étouffement moral du contestataire assez hardi pour leur dévoiler leur propre néant.

Ajoutez à cela l’esprit de corps, le plus bas, mais aussi le plus compact et le plus rigide dans l’ordre des esprits, dont le R.P. Arrupe, Général des Jésuites, n’a cessé de faire preuve à l’égard du canard, j’allais dire du canulard, que la Compagnie, bonne mère-poule, avait couvé si longtemps avec une sorte de tendresse secrète, et qui s’est étendu à la totalité des clercs de l’Église postconciliaire.

On comprend aussitôt combien il est dangereux d’affronter le problème teilhardien sous l’angle où se place l’auteur de l’étude que nous avons l’honneur de préfacer. Les textes de Teilhard que M. René Valnève cite montrent, dans une terrible clarté, ce que les responsables de l’Église catholique auraient dû voir immédiatement, s’ils avaient encore des yeux pour voir : Teilhard a renié la religion chrétienne, il est le fondateur d’une nouvelle religion, il est un apostat. Affirmer objectivement, impartialement, scientifiquement, ce que Teilhard n’a cessé d’affirmer lui-même, équivaut à déclarer que le catholicisme contemporain, infecté de teilhardisme comme d’une maladie honteuse, aux chancres naguère encore visibles, mais aujourd’hui descendue au plus profond de ses organes, est en proie à l’apostasie généralisée et qu’il ne reste plus en lui que quelques groupes de cellules surnaturellement saines, qui risquent à leur tour la corruption, s’ils ne sont dûment avertis du danger.

C’est la conclusion qui se dégage des nombreux textes de Teilhard rassemblés, cités et analysés par M. René Valnève. Il n’en est pas un seul qui ne soit répercuté en écho sonore dans les déclarations des « nouveaux prêtres » fidèles à « la logique du Concile ». Que le lecteur les lise et les relise avec soin et il verra que « la religion nouvelle » prêchée par Teilhard dès 1936 dans une lettre à Léontine Zanta et dénommée par lui, avec désinvolture, « un meilleur Christianisme » (Appelons-la un meilleur Christianisme, si vous le voulez), n’est autre que la religion des nouveaux catéchismes, de la nouvelle liturgie et des foisonnantes théologies nouvelles dont le peuple chrétien est abreuvé par ordre. L’apostasie teilhardienne est devenue l’apostasie d’une bonne partie de l’Église et de sa Hiérarchie.

Elle consiste, comme l’a très bien vu M. René Valnève, en une simple transposition : toutes les données de la foi chrétienne sont ravalées du plan surnaturel où elles guérissent et soulèvent l’homme (gratias sanans et elevans) au plan du monde où elles se transforment en poison. Il ne s’agit pas ici d’une simple dégringolade au plan de la nature et de cette déviation qu’on aurait appelé naguère « naturalisme ». La nature, le naturel, l’ordre des essences, des principes et des lois immuables n’existent pas pour Teilhard. Que la grâce n’abolit pas la nature mais la surélève n’a aucune signification pour lui. Le surnaturel n’est même pas confondu par lui avec le naturel. L’un et l’autre sont volatilisés. Rien n’est, tant en Dieu que dans l’univers. Tout devient. Il ne reste que « la Sainte Évolution » où le Christ et la Matière, divinement confondus depuis les origines, s’offrent, dans un incessant progrès vers la Divinisation, à l’adoration de l’auteur de cette fantasmagorie et de ses adeptes. Irréductiblement et invinciblement moniste, la « pensée » de Teilhard unifie toutes les formes de la réalité foisonnante et bariolée en une entité solitaire, dieu matériel ou divine matière, et s’organise en un panthéisme total et sans fissures dont elle se glorifie avec une constante impudeur.

Pour un esprit dont la faculté de juger se soumet spontanément aux injonctions du réel et s’efforce de leur correspondre, une affirmation telle que « tout est Dieu » ou, plus encore, « tout devient Dieu » n’a aucune signification : elle ne renvoie à aucune réalité qui la confirme. Elle ne peut revêtir un sens que pour une intelligence capable d’embrasser la totalité du réel ou la totalité de l’évolution passée, présente et future des choses, autrement dit : pour une intelligence transcendante et créatrice d’un univers dans lequel se déverse sa forme divine. Il suit de là non seulement que tout adepte du panthéisme se proclame dieu d’une manière implicite ou explicite, mais encore que, ramassé en son Moi qu’il érige en Principe de l’être, il émet hors de lui-même la totalité des choses avec laquelle il se confond, à peu près comme un artiste dont l’être tout entier passerait dans son œuvre. Il est clair que pareille entreprise ne peut s’effectuer que dans la chambre moire du cerveau, par projection des constructions de l’esprit sur l’écran de l’imagination intérieure qui les réverbère et les extériorise dans le langage. La vision panthéiste de l’univers n’existe qu’en images et en mots, dans le Moi de son auteur fermé sur lui-même et séparé, comme Dieu, de tout ce qui n’est pas lui. Tout panthéisme présuppose comme principe, le plus souvent dissimulé sous un amas de digressions et de distinctions verbales, que le Moi s’est divinisé en cause de soi-même et de l’univers. Tout panthéisme est un athéisme plus ou moins habilement camouflé.

Ce n’est pas assez dire : puisque le panthéisme repose essentiellement sur la divinisation du Moi créateur d’un univers d’images et de mots qui tiennent lieu de réalité, il est aussi une religion, une foi qui faute de pouvoir incarner dans le monde extérieur ses fables et sa mythologie, en appelle à tous ceux – et ils sont Légion ! – dont le Moi est à son tour travaillé du prurit de l’apothéose. La rapidité foudroyante avec laquelle le teilhardisme s’est répandu dans les esprits, surtout catholiques, ne s’explique pas autrement. Sa pénétration dans les centres vitaux du progressisme contemporain dont il anime subrepticement toutes les folies ne se comprend pas davantage d’une autre façon. Toute l’époque moderne, depuis le XVIIIe siècle, est placée sous le signe du Moi triomphant, dont la multiplication et la collectivisation croissantes ont fini par détruire les dernières communautés naturelles où le surnaturel chrétien s’enracinait. Une immense apostasie immanente couvait au cœur du catholicisme qui s’est propagée au grand jour à l’occasion de Vatican II. Elle s’étale aujourd’hui sans vergogne dans tous les milieux catholiques où l’on se mêle de « penser » et de « repenser » le monde, particulièrement chez les « intellectuels » et « semi-intellectuels » dont le Moi cherche un substitut de l’autodivinisation désirée dans l’éclat factice des tréteaux où le hisse l’opinion publique qu’il manœuvre à cette fin.

Le panthéisme de Teilhard est venu à point pour justifier leur reniement de la religion catholique traditionnelle et leur donner « la religion nouvelle » qui leur permet de rejoindre les autres « intellectuels » et « semi-intellectuels » au Moi proéminent qui abondent à leur tour dans le marxisme. Le panthéisme idéaliste de Teilhard et le panthéisme matérialiste de Marx se rejoignent sous nos yeux, non pas dans une religion du Moi toujours suspect et toujours haïssable s’il s’exhibe arec trop d’impudeur, mais dans une religion de l’humanité divinisée.

« Pour satisfaire aux interrogations des esprits modernes tourmentés de panthéisme, se demandait Teilhard, sommes-nous bien préparés ? » Toute sa « théologie », son « métachristianisme », « la religion nouvelle » dont il est le prophète et le messie, et qui n’est rien d’autre que son autodivinisation dilatée aux dimensions de l’humanité en proie à la même convoitise exorbitante, est la réponse qu’il fournit. S’étonne-t-on alors de son extraordinaire succès ? Erite sicut dii, vous serez comme des dieux, l’éternelle promesse du Tentateur n’a jamais trouvé tant d’esprits mieux préparés pour l’accueillir dont Teilhard est l’interprète et le héraut.

Comment ne s’en est-on pas aperçu aussitôt ? De quel aveuglement systématique le néo-christianisme, dont le teilhardisme est la quintessence, a-t-il frappé tant de clercs, du haut en bas de la Hiérarchie ? Nous touchons là au mystère le plus profond de notre époque. On ne s’en approche qu’en tremblant.

Car enfin depuis deux siècles et plus, le monde est à l’envers. Les coups de gong sinistres de deux guerres planétaires ont été vains. Les hommes n’ont pas compris qu’ils s’engagent de plus en plus sur une voie dont l’aboutissement est l’Abîme. Ils s’y précipitent avec une sorte d’allégresse stupide. Leur chute s’accélère et ils la baptisent ascension. Ils gaspillent sottement les réserves de la civilisation dont ils sont tributaires. Leurs sociétés s’effondrent. La religion catholique qui avait jusque-là résisté à leurs folies est entrée dans une phase d’autodémolition qui semble, humainement parlant, irréversible. Ils ne voient rien. Ils ne comprennent rien. Les évidences les plus solaires leur sont fermées. Ils méconnaissent l’enseignement de la vie quotidienne à un point inégalé. Là où se désagrègent les fondements de l’existence, on peut être sûr qu’il y a pour eux promesse d’un avenir radieux, épiphanie d’un « homme nouveau », surgissement du Royaume de Dieu sur la terre, charisme de l’Esprit. Ouvertement complice du marxisme et des formes les plus explosives de la Révolution, le néocatholicisme issu de Vatican II, inflorescence de la « pensée » teilhardienne la plus radicale et la plus subversive, s’offre de les guider vers le Mirage le plus perfide qui ait jamais hanté le rêve des hommes. Jamais peut-être au cours de son histoire, l’humanité n’a plus aveuglément érigé le Mensonge en idole.

La Bible enseigne que, pour précipiter les hommes dans l’univers du Mensonge, il y a toujours eu des faux prophètes, porteurs de messages frelatés, incarnations de l’Antichrist protéiforme dont l’ascendant sera presque infaillible à la fin des temps. Le jour de l’Apostasie universelle dont parle saint Paul dans la seconde épître aux Thessaloniciens ne pointe-t-il pas à l’horizon ? La « pensée » de Teilhard, syncrétisme de tout ce qui, dans le monde moderne, tourne le dos aux vérités immuables de la nature et de la Révélation, confluent de toutes les élucubrations d’un Moi qui a rompu ses attaches à la réalité des êtres et des choses et de son Principe transcendant, convergence de toutes les apostasies, n’en est-elle pas le signe ? Ce qui frappe le plus l’esprit critique qui ne cède pas aux prétendues séductions du teilhardisme, c’est l’absence totale en ce système du sens de la vérité conçue soit comme conformité de l’intelligence à ce qui est, à l’ordre immuable des essences, aux lois fixes et inébranlables de l’univers visible et invisible sans lesquelles il n’est pas de science possible, s’il s’agit de la sagesse théorique ou contemplative, soit comme conformité de l’intelligence à une volonté bien dirigée à l’égard des réalités contingentes qui dépendent de sa liberté, s’il s’agit de la sagesse pratique. Là où tout devient, où tout change, où tout est dépassé, il n’y a plus de vérité spéculative qui tienne : c’est l’éviction du dogme en matière profane. Là où il n’y a plus de loi morale distincte des lois physiques mais uniquement une loi du Progrès indéfectible, il n’y a plus pour la volonté d’autre issue que de se conformer à l’Évolution inéluctable.

Mais si la « pensée » de Teilhard exclut toute vérité, théorique ou pratique, n’est-elle pas essentiellement mensonge et, comme telle, fille du Père du Mensonge, de celui qui fut, comme le dit saint Jean, « homicide dès le commencement », car il tue en l’homme ce qui fait l’homme : l’intelligence ? De fait, nulle part Teilhard ne fait œuvre de raison. Il l’avoue avec une sorte d’ingénuité perverse : « L’énergie dont s’alimente et se tisse notre vie intérieure est primitivement de nature passionnelle. » Comme tous ceux qui méprisent l’intelligence, c’est la satisfaction de l’appétit sensible en lui qui le guide en toutes ses démarches. Rien d’étonnant à cela. Ainsi que l’enseigne saint Jean de la Croix, le démon ne peut agir sur l’âme que par l’intermédiaire des facultés sensibles, à la jointure même de l’esprit et du corps. Là est son « port », la « place du marché » où il allèche ses chalands. « Toutes les grandes tromperies du diable et les plus grands maux qu’il fait à l’âme, entrent par les notices et les discours de l’imagination. » Lorsque l’âme désire ces visions sensibles et s’y complaît, elle « devient fort rude » et sombre dans une complaisance telle en soi-même que « son retour au chemin pur de la vertu et du vrai esprit est fort difficile ». Comme le montre M. René Valnève, ce n’est sûrement pas par l’obéissance et par l’humilité intérieures que brillait Teilhard.

Que reste-t-il donc à un esprit qui déserte le chœur des vérités spéculatives et pratiques, sinon cette forme subtile et quasiment irrésistible de mensonge qui consiste à construire de toutes pièces, à grand renfort d’images et de mots, un univers factice sur lequel il règne pareil à un démiurge, sinon au Dieu créateur ? À cet égard encore, Teilhard – d’un point de vue objectif et sans sonder le secret de son cœur – semble bien avoir subi l’attraction du Prince de ce Monde. Car le Prince de ce Monde n’a aucune autorité sur le monde réel, œuvre de Dieu. Sa puissance est toute forgerie : il règne sur un univers de contre-valeurs ontologiques, d’assignats dépourvus de la moindre encaisse-or, de fantasmagories où son pouvoir créateur singe celui de Dieu. Le monde fabriqué par Teilhard répond exactement à ses desseins : c’est un monde de chimères et de représentations mentales qui ne tiennent que par les artifices d’un langage boursouflé, mais dont les prestiges suborneurs sont immenses parce qu’il communique à la pensée qui l’échafaude le sentiment qu’elle en engendre la vérité. De même que la vérité d’un tableau dépend entièrement de son auteur, la vérité de l’univers teilhardien dépend uniquement de Teilhard et de ceux qui prennent part à son rêve.

Un tel monde n’est plus suspendu à la Transcendance divine. Il ressemble au monde du Prince de ce Monde. Il en a la même plénitude vide, toute en surfaces et en faux-semblants. C’est le Monde du Non-Être où la parole humaine s’est substituée au Verbe de Dieu, où la volonté de la créature mime la volonté du Créateur, où s’étale la Puissance de l’Imposture.

La conséquence suit, comme la foudre : toute démesure porte en elle-même son châtiment. L’homme selon Marx et Teilhard sont rivés au « monde nouveau » qu’ils construisent et à « l’homme nouveau » qu’ils espèrent devenir : ils sont condamnés à faire sans trêve du nouveau. C’est le Tonneau des Danaïdes, l’éternel ersatz de l’Éternel, l’éternel recommencement, l’éternel esclavage. L’Enfer ici-bas.

 

 

Marcel DE CORTE

Professeur à l’Université de Liège.

 

 

 

 

 

 

Teilhard l’apostat

 

 

Est apostat le baptisé qui abandonne entièrement la foi chrétienne. Par exemple en devenant athée, en rejetant la Révélation surnaturelle, en passant à l’Islam, à l’Hindouisme ou au Bouddhisme, etc.

Ou encore, en admettant les principes de base du modernisme-progressisme. St Pie X déclarait le 27 mai 1914 que la tentative de « concilier la foi avec l’esprit moderne ne mène pas seulement à l’affaiblissement mais à la perte totale de la foi ». Et pour cause : le modernisme (dont le progressisme n’est que la suite virulente) prétend que le Christianisme, tout comme les autres religions, est un produit du sentiment religieux naturel à l’homme (ce rêve s’appelle l’immanentisme), qu’il évolue donc avec l’homme et ne comporte ni principes immuables ni obligation morale absolue. Avec une telle idéologie on doit refuser tout ce qui dépasse l’homme, y compris Dieu et notre Révélation. Résultat, on verse dans le culte de l’homme et des instincts, dans une religiosité sentimentale, ou dans le froid positivisme sous diverses formes : scientiste, techniciste, social, psychologique : bref, on s’égare de bien des manières.

 

À noter que beaucoup ne voient pas l’esprit réel du système moderniste-progressiste, dont les fauteurs s’appliquent du reste à le répandre de façon habilement dosée et dissimulée (à l’exemple les patrons du communisme). De là vient que beaucoup, même haut placés dans l’Église, se laissent peu à peu gagner et, vrais badauds, servent à divers degrés l’idéologie subversive de la foi catholique.  Rappelons-nous l’avertissement de Notre Seigneur : tel sera le pouvoir de fascination des faux christs et des faux prophètes qu’ils induiraient en erreur, si c’était possible, les élus eux-mêmes 1.

 

Traiter quelqu’un d’apostat est chose grave. On n’éprouve aucun plaisir à le faire ; mais l’amour de la vérité et le souci de protéger les chrétiens peuvent l’exiger. Qu’on se rappelle les vigoureuses mises en garde de Jésus contre les scribes et les pharisiens. St Paul dénonça aussi des disciples qui s’étaient écartés de la vérité jusqu’à faire naufrage dans la foi et menaçaient celle de certains frères. Terrible, il écrivit : « Je les ai livrés à Satan pour qu’ils apprennent à ne pas blasphémer 2. » L’irénisme hypocrite peut s’effaroucher de cette rigueur, Jésus n’en déclare pas moins qu’on doit dénoncer certaines fautes à l’Église et que si le coupable s’obstine, il n’y a plus qu’à le considérer comme un païen et un publicain, c’est-à-dire un homme qui n’appartient plus à l’Église 3. Ces textes et toute la pratique traditionnelle condamnent absolument toute espèce de neutralisme qui voudrait ériger en principe qu’il ne faut plus condamner.

 

Naturellement, l’accusation d’apostasie requiert d’être établie solidement ; ce qu’on fera en produisant des textes qui ne parlent que trop éloquemment 4.

 

 

 

 

Une aberration

 

 

Marie-Joseph Pierre Teilhard de Chardin naquit en 1881 près de Clermont-Ferrand, et mourut subitement à New-York le 10 avril 1955. Sa mère, Berthe-Adèle de Dompierre d’Hornoy, descendait de Marguerite Catherine Arouet, sœur de Voltaire.

 

Il écrivait le 14 octobre 1916 :

 

J’avais toujours eu une âme naturellement panthéiste. J’en éprouvais les aspirations invincibles, natives ; mais sans oser les utiliser librement, parce que je ne savais pas les concilier avec ma foi. Depuis (...) je puis dire que j’ai trouvé (...) l’inaltérable paix.

 

Il explique :

 

Je vis au sein d’un Élément unique, Centre et détail de Tout Amour personnel et Puissance cosmique.

Pour l’atteindre et me fondre en Lui, j’ai l’Univers tout entier devant moi (...). Plus j’en prendrai ma part, plus je pèserai sur toute la surface du Réel, plus aussi j’atteindrai le Christ et me serrerai contre Lui 5.

 

Plusieurs réflexions s’imposent devant ces lignes :

 

1/ L’expression « J’avais toujours eu » est précisée ailleurs : « depuis que je me connais 6 » ; et encore : « Je n’avais certainement pas plus de six ou sept ans lorsque je commençai à me sentir attiré par la Matière – ou plus exactement par quelque chose qui « luisait » au cœur de la Matière 7. » Les adjectifs « invincibles », « natives » sont évidemment forcés ; il importerait de savoir dans quel sens a joué sur l’enfant l’ambiance familiale.

 

2/ Il s’agit bien, dans la pensée de T..., de panthéisme au sens strict, tel qu’il l’a toujours compris, méconnaissant l’ordre à part de la Révélation surnaturelle et faisant du Christ le point de convergence et de coïncidence de l’évolution cosmique. Du reste, il admet cette évolution comme postulat, sans se préoccuper d’en examiner la valeur au triple regard de la science, de la philosophie et de la théologie. T... construit, mais en imagination. Qu’est-ce, par exemple, que ce « quelque chose « luisait » au cœur (?) de la Matière » ? Qu’est-ce d’ailleurs, concrètement, que la « Matière » prise ainsi en général ?

 

3/ Force est d’avouer que la construction teilhardienne repose uniquement sur les « aspirations » d’un garçon, d’un enfant ; « aspirations » auxquelles il se livre si obstinément qu’il les préfère à sa foi chrétienne. Qu’on en juge :

 

Dans le fond, ma tendance naturelle profonde (...) est demeurée absolument inflexible, depuis que je me connais (...). Si (...) j’ai toujours aimé et scruté la Nature, (...) ce n’est pas en savant, mais en « dévot ». (...). Science (c’est-à-dire toutes formes d’activité humaine) et Religion n’ont jamais fait à mes yeux qu’une même chose, l’une et l’autre étant, pour moi, la poursuite d’un même Objet 8.

 

4/ S’il s’agissait d’un poète de profession, on lui pardonnerait peut-être ; mais c’est un esprit entêté qui veut substituer au Christianisme sa propre conception religieuse. Aberration énorme :

 

– Aberration de « demeurer absolument inflexible » sur sa « tendance naturelle », ses « aspirations ». La raison, au lieu d’abdiquer si imprudemment, devait les soumettre à un contrôle précis et les faire examiner par des hommes avisés ; or, semblable à Renan, il gardait à part lui ses ruminations. Henri Brémond, qui l’eut comme élève en seconde au collège de Mongré (Villefranche-sur-Saône), a écrit qu’il était « d’une désespérante sagesse. Les plus rétifs de la classe et les plus lourdauds s’animaient parfois..., lui jamais ; je n’ai su que longtemps après le secret de cette indifférence apparente. Il avait une autre passion, jalouse et absorbante, qui le faisait vivre loin de nous : les pierres ». Dangereuse eau dormante 9 !

 

– Aberration dans l’irréel que d’imaginer « un Élément unique, Centre et détail de tout, Amour personnel et Puissance cosmique.... Science et Religion ne faisant qu’une même chose ». L’aspiration panthéiste peut susciter ces expressions, mais rien n’y répond dans le réel. Proprement c’est inconcevable et inimaginable ; il y a là de la déraison, surtout quand on s’y fixe d’une manière « absolument inflexible ». Et quel homme sensé admettra que science et religion sont une même chose, quand tant de savants sont a-religieux et tant d’âmes éminemment religieuses dépourvues de sciences ?

 

Sans doute Maritain a-t-il raison de voir dans T... « un grand imaginatif 10 », mais, doit-on dire, un « imaginatif » à part : un bâtisseur de mythes ou de chimères. Tel paraît être le genre littéraire dont relève son idéologie. Par malheur, il prend ses constructions pour la réalité ; il les revêt de prétentions scientifiques, y joignant encore, dit Maritain, « un puissant élan lyrique, qu’il a pris lui-même pour une sorte d’anticipation prophétique 11 ». Ses chimères portant sur une conception de l’homme et de la vie religieuse et morale, entraînent, de soi, des conséquences incalculables. On sait comment des savants, parant au nom de la méthode scientifique, refusent son idéologie 12.

 

– Aberration impie, car il ravale et amalgame à sa fantasmagorie tout l’univers surnaturel que nous a découvert la Révélation chrétienne. C’est là une profanation du mystère de la Divinité et de celui de l’Incarnation et de l’Église.

 

De fait, même si l’évolution générale était démontrée – ce qui n’est pas et il s’en faut –, on doit maintenir que pour l’essentiel les réalités de notre monde surnaturel échappent aux lois de notre cosmos. Pascal l’a bien vu, le surnaturel est « d’un autre ordre », alors même qu’il s’insère harmonieusement dans l’humain et qu’il en adopte les conditions temporelles. Il procède du vouloir absolument gratuit de la bienveillance divine, non de la nature physique ni de la société humaine qu’il transcende rigoureusement.

 

Imaginer Jésus-Christ comme le centre de « coïncidence » et de « synthèse » 13 de notre univers surnaturel et du cosmos, et comme le point d’aboutissement de l’énergie évolutive de la matière, est proprement blasphématoire et révoltant pour le sens chrétien.

 

Pareil attentat, surtout commis par des baptisés, mérite la sévère condamnation de l’Écriture concernant ceux qui « ravalent la Gloire de Dieu immuable au niveau de l’homme corruptible et des oiseaux et des quadrupèdes et des serpents... Tenir ce langage est folie ». Une folie que Dieu abomine, et qu’il punit d’ordinaire en abandonnant les coupables à leurs instincts dépravés. Il faut lire le terrible réquisitoire de saint Paul : « C’est pourquoi Dieu les livre à leurs instincts... C’est pourquoi il les livre aux passions ignominieuses... Il les livre à leur sens pervers 14... » La longue énumération est très actuelle, justifiant le mot de Claudel : « Nous recommençons à vivre la fin du paganisme 15. »

 

 

 

 

Guerre au surnaturel

 

 

Quiconque s’en prend à la Révélation surnaturelle doit logiquement s’opposer à l’Église catholique qui en est la gardienne et la propagatrice de par Dieu son Fondateur. Elle continue la mission même du Fils de Dieu : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie 16 », et c’est en vertu de sa toute-puissance souveraine qu’il lui accorde le pouvoir d’enseigner toutes les nations, de les sanctifier et de les conduire dans l’observation des vouloirs divins 17.

 

1 – « Inflexible » dans l’idéologie qu’il s’est fabriquée, incapable de la « concilier » avec la foi chrétienne qu’il ne comprend plus, T..., émule en cela des impies, méprise grossièrement la doctrine et la piété traditionnelles de l’Église. Il écrit en janvier 1918 :

 

Pour satisfaire aux interrogations des esprits modernes tourmentés de panthéisme, sommes-nous bien préparés ?... Nous avons, pendant des siècles, scruté et précisé les mystères du Monde surnaturel, (...). Nous avons construit et orné avec sollicitude un Univers de théologie et de piété. Et nous n’avons pas remarqué, absorbés que nous étions dans ce travail d’aménagement ésotérique, que nous devenions rapidement indésirables à la masse des humains, parce que nous paraissions bâtir notre Cité dans les nues.

 

Dans le même sens, un an plus tard :

 

En comparaison des satisfactions et des désirs que j’éprouve maintenant, ma vie religieuse d’autrefois me paraît un enfantillage.

En vérité, quand, après avoir partagé quelque temps les préoccupations, les espoirs, l’activité qui font vivre le sommet de l’Humanité, on revient à certains cercles de notre religion, on croit rêver, en voyant quels efforts s’y absorbent dans la béatification d’un serviteur de Dieu, dans le succès d’une dévotion, dans l’analyse raffinée et impossible d’un mystère.

Nous construisons notre demeure dans les nuées, et nous ne voyons pas que la Réalité marche en dehors de nous 18.

 

Un texte de 1932 est plus catégorique :

 

Toute la théorie du Surnaturel (...) s’agite dans un domaine de pensée que la plupart des modernes ont déserté. Il est essentiel de la transporter dans un système de représentations qui soit pour nous intelligible et vivant 19.

 

Lui se propose « en parlant (la langue du panthéisme gnostique) de lui faire exprimer ce que (la théologie) garde et répète 20 ».

 

Ces trois extraits sont d’un homme qui n’a plus le sens de la foi, qui juge les réalités surnaturelles comme un étranger incapable de les saisir. Prenons bien garde à l’avis donné par saint Paul qui souvent se heurta aux intellectuels païens analogues à ceux d’Athènes : « la sagesse de la doctrine révélée est mystérieuse et cachée » ; il faut la foi et l’Esprit de Dieu pour la percevoir, sinon elle est folie. Pour comprendre l’homme, explique-t-il, il faut l’esprit de l’homme, c’est-à-dire être à niveau ; de même, pour saisir ce qui est de Dieu dans son mystère, il faut l’Esprit de Dieu, qu’il nous communique par sa grâce et avec la foi 21.

 

T... ne comprend plus, déchu qu’il est du niveau de la foi chrétienne. Il parle, au fond, comme les pseudo-philosophes du XVIIIe siècle, comme les libres penseurs ou rationalistes de tous les temps, comme les Athéniens de l’Aréopage entendant l’allocution de saint Paul 22.

 

Partageant le point de vue de ceux qui « ont déserté » le « domaine de pensée » surnaturel, il ne voit plus dans l’« univers de théologie et de piété » qu’une construction sans base, construction « dans les nues », « travail d’aménagement ésotérique » étranger à la marche de la réalité. La « vie religieuse » qu’on lui enseigna « autrefois » lui « paraît un enfantillage ». Du « sommet de l’Humanité » où il se tient, il trouve impensable qu’on se donne tant de peine pour béatifier un chrétien, propager une dévotion, pousser plus avant la réflexion théologique.

 

Bref, un véritable incroyant, un aveugle... mais un militant de l’incroyance, qui juge « essentiel de transposer la théorie du Surnaturel dans un système de représentations qui soit pour nous intelligible et vivant ». La doctrine que Jésus déclare être « esprit et vie 23 » n’est plus pour T... qu’une « théorie » inintelligible et morte, un « enfantillage ».

 

Voilà à quel point et avec quelle superbe il méprise.

 

2 – La transposition subversive apparaît dans ses Lettres à Léontine Zanta, cette femme professeur de philosophie qui tient salon et s’active à l’avant-garde du féminisme.

 

Pour T..., tout se situe dans la perspective évolutionniste : il accepte que le moins donne le plus, nonobstant les différences d’« ordre ». Ainsi, affirme-t-il : « Une seule opération est en voie de se faire au Monde... le dégagement de quelque Réalité spirituelle à travers les efforts de la vie 24. »

 

Pas de preuve ; il imagine :

 

... nous pourrions peut-être, à l’école des mystiques d’Extrême-Orient, (...) découvrir enfin un Christ qui ne soit plus seulement un modèle de bonne conduite et d’« humanité », mais bien l’Être sur-humain qui, en formation depuis toujours au sein du Monde, possède un être capable de tout faire plier, de tout assimiler par domination vitale 25.

 

Ce « Christ », « en formation » dans une évolution qui doit donner du « sur-humain », n’est certes pas celui de la Révélation, vrai Dieu engendré de Dieu qui s’est uni une nature humaine.

 

En 1926, T... annonce que :

 

le règne de Dieu s’établira par quelque renaissance, quelque « révélation », qui (...) se répandra dans la masse humaine comme de l’eau et comme du feu. (...) L’étincelle jaillira de la conjonction qui se fera, tôt ou tard, dans les consciences, entre Notre Seigneur et le monde, celui-ci devenant sacré et absolu en Celui-là, au terme du long effort créateur 26.

 

Pour le faux prophète, c’est l’« effort créateur » de l’évolution qui sacralise. Toujours dans l’absurde, il poursuit :

 

... d’ici un siècle ou deux, l’Humanité sera devenue (...) le terme supérieur de l’Histoire naturelle ; et je suppose qu’on sera alors d’accord sur ce point que la première condition physique, organique, de son équilibre et de son progrès, est la croyance en Dieu, la foi en Terme défini/absolu du mouvement qui nous entraîne (10.1.27).

 

Nous sommes dans l’illuminisme. L’équivoque « foi » de T... n’est pas notre foi, ni son « Terme » de l’évolution fatale notre Dieu. Lui-même s’insurge contre la façon traditionnelle de comprendre « l’orthodoxie chrétienne », qu’il nomme « intégrisme », et méprise, le disant « simple et commode, pour les fidèles et pour l’autorité ».

 

Mais, prétend-il avec impiété, il exclut implicitement du royaume de Dieu (ou nie, par principe) les énormes potentialités qui s’agitent partout autour de nous, en sociale, morale, philosophie, science, etc. Voilà pourquoi je lui ai déclaré une guerre définitive. En réalité, le vrai idéal chrétien est l’« intégralisme », à savoir l’extension à la totalité des ressources contenues dans le Monde des directives chrétiennes 27.

 

Remarquons cette manière effrontée de refuser la Révélation surnaturelle. Incapable d’en saisir le réalisme historique source de vie éternelle pour l’homme, T... n’y voit qu’un « Dogme-cadre » auquel il veut substituer son « Dogme-axe » de l’évolution (ibid.).

 

Dans le même sens, il poursuit quinze mois plus tard :

 

Je n’ai plus d’autre ligne personnelle de conduite (...) que celle-ci : « croire à l’Esprit », – à l’Esprit, valeur suprême et critère des choses, – à l’Esprit, organisateur vivant et aimant du Monde 28.

 

Gardons-nous de donner à ces mots une interprétation catholique, ils en marquent le bouleversement, car, explique T... :

 

Maintenant, l’« Esprit » est assez bizarrement devenu pour moi une chose toute réelle, la seule réelle, non pas par suite d’une sorte de « métaphysicisation » (! ?) de la Matière, mais par suite d’une « physicisation » de l’Esprit. Tous les attributs (...) accumulés sur la Matière, je les vois passer, en se transposant, sur l’Esprit (...) sur le personnel, le différencié, le conscient. La « conscience » (c’est-à-dire la tension d’union et de désir) m’est devenue l’« élément fondamental », l’étoffe même du réel, le véritable « éther » ; et le courant « vers la plus grande conscience » (exprime pour lui) « la dérive universelle » 29.

 

Constatons l’absence totale d’esprit critique. Inutile de lui demander pourquoi c’est « devenu » ainsi, comment cela s’est passé, ce qu’est la transposition. T... n’a d’autre base que ses « aspirations ». « Je vois », dit-il. Si bizarres que soient ses chimères, si subversives même de l’enseignement traditionnel, il les adopte « passionnément ». – Encore un exemple :

 

Il m’est venu l’idée qu’on pourrait écrire un exposé intitulé : « Le troisième Esprit », – je veux dire l’Esprit de divinisation du Monde, opposé à ce qu’on appelle l’« Esprit de Dieu » et l’« esprit du Monde », par une alternative trop simpliste 30.

 

Pour moi (...) j’en arrive à ne plus pouvoir me représenter, même physiquement, le Monde, autrement que sous la forme d’un immense mouvement d’esprit 31.

 

... je m’aperçois (...) que l’Esprit ne saurait s’achever qu’en personnalité (ou hyperpersonnalité). (...) De ce fait, je me trouve ramené à donner le primat (dans l’Univers) à l’âme immortelle et au Christ-ressuscité ; c’est-à-dire que je retrouve exactement la perspective chrétienne, mais entée (comme elle doit l’être) sur une perspective évolutive universelle 32.

 

C’est faux qu’il « retrouve exactement la perspective chrétienne » ; il lui a fait subir un « retournement » impie au terme duquel elle n’est qu’un produit de l’évolution. Car il continue :

 

La Personne, dès lors, n’est plus une sorte d’absolu (...). Elle est le fruit-lié d’un immense labeur de concentration. Évolution = spiritualisation = personnalisation 33.

 

L’équation résume son panthéisme matérialiste. À Maxime Gorce, le 4 oct. 1950, il commente :

 

L’Humanité est en train de muer. Comment le Christianisme ne devrait-il pas le faire ? (...). transversalement (si je puis dire) au Dieu traditionnel et transcendant de l’En-Haut, une sorte de Dieu de l’En-Avant surgit pour nous, depuis un siècle, en direction de quelque « ultra-humain ». À mon avis, tout est là. Il s’agit, pour l’homme, de re-penser Dieu en termes non plus de Cosmos, mais de Cosmogénèse : un Dieu qui ne s’adore et ne s’atteint qu’à travers l’achèvement d’un Univers qu’il illumine et amorise (...) du dedans. Oui, l’En-Haut et l’En-Avant se synthétisant dans Au-Dedans.

J’en suis convaincu : c’est d’une Christologie nouvelle étendue aux dimensions organiques de notre nouvel Univers que s’apprête à sortir la Religion de demain 34.

 

Sans nul doute, la « transposition » teilhardienne renie complètement le surnaturel :

 

Je ne crois pas, dit le franc-maçon M. Lepage, que les théologiens reconnaissent le P. T... comme l’un des leurs ; mais il est certain que tous les maçons connaissant bien leur art le salueront comme leur frère en esprit et en vérité 35.

 

On sait que les communistes saluent en lui un allié.

 

 

 

 

Une suffisance d’enfer

 

 

1 - À la suffisance évidente de cet homme se mêle un illuminisme qui sent parfois le déséquilibre. Écoutons-le vaticiner :

 

La seule chose que je puisse être : une voix qui répète, opportune et importune : que l’Église dépérira aussi longtemps qu’elle n’échappera pas au monde factice de théologie verbale, de sacramentalisme quantitatif et de dévotions subtilisées où elle s’enveloppe, pour se réincarner dans les aspirations humaines réelles 36.

 

Blasphémant ainsi avec désinvolture, il se fait le prophète l’une nouvelle Église :

 

Naturellement, je discerne assez bien ce que cette attitude a de paradoxal : si j’ai besoin du Christ et de l’Église, je dois prendre le Christ tel que me le présente l’Église avec son fardeau de rites, d’administration et de théologie. Voilà ce que vous me direz, et ce que je me suis dit bien des fois. Mais maintenant je ne puis échapper à l’évidence que le moment est venu où le sens doit « sauver le Christ » des mains des clercs pour que le Monde soit sauvé 37.

 

Ne voit-il pas à quel point il est insensé ? Allant jusqu’au bout, il proclame en 1943 qu’il a trouvé, lui :

 

Une Super-Humanité, à la mesure de la Terre ; un Super-Christ, à la mesure de cette Super-Humanité ; une Super-Charité, à la mesure, à la fois du Super-Christ et de la Super-Humanité... Voilà, dit-il, ce qu’il m’est impossible, en ce qui me concerne, de ne pas lire en moi-même et autour de moi 38.

 

Quelle preuve donne T... de son dire « paradoxal » ? Aucune, sinon qu’il lit ces folies en lui-même et autour de lui ! Et c’est par là que, possédant, lui, « le sens chrétien », il doit « sauver le Christ des mains des clercs ». Étienne GILSON relate un petit fait survenu « au cours d’un symposium organisé par l’Université Columbia » aux États-Unis, en 1954 :

 

À peine (le P. T...) m’eut-il aperçu qu’il vint à ma rencontre, le visage illuminé d’un franc sourire et me dit en posant ses deux mains sur mes bras. « POUVEZ-VOUS ME DIRE QUI NOUS DONNERA ENFIN CE MÉTACHRISTIANISME QUE NOUS ATTENDONS TOUS ?

... cette brusque entrée en matière me laissa interloqué. Je crois avoir marmonné quelques paroles confuses, comme, que le Christianisme était déjà beaucoup pour moi, et que j’attendrais d’en avoir vu le bout pour tenter de le dépasser. Le Père vit bien que je n’étais pas en orbite et eut la charité de changer de sujet 39...

 

Puisque T... a perdu l’intelligence du Surnaturel, son Christ ne peut être qu’une parodie blasphématoire de la doctrine catholique, en particulier de la doctrine concernant le Christ Chef du Corps mystique, réalité surnaturelle s’il en fut. Son pseudo-Christ est le « point de convergence Oméga », « co-extensif au Monde » et, de ce fait, subissant (T... dit bien « subir ») un « prodigieux agrandissement ». Il se résume :

 

Christ-Oméga. Donc Christ Animateur et Collecteur de toutes les énergies biologiques et spirituelles élaborées par l’Univers. Donc, finalement, Christ-Évoluteur 40.

 

Ainsi pense-t-il combler une grave lacune dont il fait part au Père Leroy, son confrère, en 1948 :

 

Aucune religion à l’heure présente ne nous présente explicitement, officiellement, le Dieu qu’il nous faut. Voilà pourquoi il me paraît si primordial, si fondamental, de repenser la Christologie et de déployer devant le Monde ce que j’appelle le Christ universel 41.

 

Déjà en 1936, il écrivait :

 

Ce qui va dominant mon intérêt et mes préoccupations intérieures, (...), c’est l’effort pour établir en moi, et diffuser autour de moi, une religion nouvelle (appelons-la un meilleur Christianisme, si vous voulez) où le Dieu Personnel cesse d’être le grand propriétaire « néolithique » de jadis pour devenir l’âme du Monde que notre stade culturel et religieux appelle 42.

 

Ces propos rappellent la Bête de l’Apocalypse, à laquelle le diable départit sa puissance et qui « ouvrit la gueule pour blasphémer Dieu, son saint Nom et sa demeure et les habitants du Ciel 43 ». Prophète de ces impiétés, T... se situe lui-même au « sommet de l’Humanité », et sans se rendre compte du ridicule dont il se couvre avec sa folle vantardise, il poursuit son élaboration profanatrice du surnaturel : « il s’agit, non pas de superposer le Christ au Monde, mais de panchristiser » l’univers. (...). Le Christ sort de la transformation – il dit aussi « renversement de perspective » – incroyablement grandi (...). Mais est-ce bien encore le Christ de l’Évangile ? Et si ce n’est plus Lui, sur quoi désormais repose ce que nous cherchons à construire ?

 

Va-t-il enfin remarquer le caractère chimérique de sa construction ? Bien au contraire :

 

Je ne sais si, parmi tant de mes confrères qui me précèdent ou me suivent sur le chemin où j’avance, beaucoup (ou même un seul !... cela me semble incroyable) réalisent l’importance du pas que tous sont en train de faire. Mais moi je commence à le distinguer très clair 44.

 

2 – Conscient d’être unique, il n’a que mépris hautain pour ce qu’il appelle le « monde factice » et le « fardeau de rites, d’administration et de théologie » de l’Église traditionnelle. « Aucune force au monde, déclare-t-il, n’arrivera à modifier la direction ni l’intensité de toute l’influence dont je suis capable. » Ceux qui s’opposent à lui sont des « esprits obtus et pharisiens 45 ».

 

– Avant même d’avoir lu l’ouvrage si probe de L. Vialleton, « L’Origine des êtres vivants. L’illusion transformiste », il prononce : « Toujours la même critique négative et le même nominalisme vague, je suppose 46. » « Ce bon Vialleton, un excellent cœur, malgré son esprit un peu court 47 », reprend-il en apprenant sa mort.

 

Orgueil luciférien, à ce qu’il semble. C’est avant tout parce qu’il préfère ses folles « aspirations » à la Révélation chrétienne et à Église. Il écrit le 24 janvier 1929 :

 

Il est précieux, (...), de se sentir en conformité fondamentale avec l’énorme courant philosophico-moral dont l’axe est le Christianisme. Mais ceci posé, il me semble que même si, maintenant, tous ces solides étais s’écroulaient, je ne pourrais pas voir autrement que je ne le fais.

 

« Conformité fondamentale » ? Certainement pas ; mais il et victime du mirage verbal par lequel il croit avoir fait entrer le christianisme dans son monisme évolutionniste. Un aveu permet de douter qu’il soit lui-même rassuré sur le tour de passe-passe :

 

Cet hiver, j’ai passé par une crise assez forte d’anti-ecclésiasticisme, pour ne pas dire d’anti-christianisme. Et puis ce sursaut se fond maintenant dans un sentiment plus large et plus paisible.

 

Il dit comment :

 

... puisque ma seule règle d’appréciation et de pratique tend à devenir de plus en plus celle-ci : « Croire à l’esprit », ce serait bien injuste de regarder précisément l’Église comme la seule chose au Monde qui n’en aurait pas 48.

 

En d’autres termes, il a sacrifié la conscience chrétienne à ses « aspirations » ; plutôt que de douter de lui-même, il a décidément noyé l’Église, et donc le Christ, dans ses visions illuministes. Et, pour se prémunir contre un nouveau « sursaut », il s’entraîne à demeurer logique avec lui-même jusqu’au bout :

 

Je tends à croire que la source de la plupart de nos faiblesses est à chercher dans ce fait que nous ne « croyons », ni jusqu’au bout, ni sur assez large : s’arrêter de croire une seconde trop tôt, ou croire à un objet de pas assez, peut suffire à ruiner tout l’édifice que nous construisons 49.

 

Aveu accablant : il atteste le caractère irrationnel de sa pseudo-foi et l’endurcissement de sa volonté. Déjà en 1918 il écrivait : « la fusion des deux amours fondamentaux (de Dieu et du Monde) (s’est) réalisée toute seule, vitalement, dans mon esprit et mes affections » « antérieurement à toutes considérations réfléchies 50 » – Mais, d’autre part, il déclarait à Léontine Zanta, le 3 oct. 1923 : « Aucune certitude, aucun enseignement humain, ne peuvent aller contre la conscience que vous avez de grandir en lumière et en force en suivant la direction que vous avez choisie. Vous avez parfaitement raison de penser que le meilleur critère de la vérité est la puissance à nous rendre cohérents, à l’essai 51. »

 

On ne saurait plus résolument recommander l’affranchissement de toute autorité religieuse. Il émet d’ailleurs le principe : « La passion de chercher et de savoir n’est-elle pas une des expressions les plus vives de la Religion et de la Mystique 52 ? »... Simple aspect de la sottise qui le fait identifier la science et la religion... Et Dieu sait s’il a des disciples parmi nos modernistes « toujours en recherche et pour n’arriver jamais 53 ».

 

3 – Luciférien, ce prêtre, on incline à le dire devant certains textes où lui-même se reconnaît dominé par une puissance étrangère maléfique et antichrétienne. Il écrit le 7 février 1930 :

 

Au risque de rabâcher, je ne trouve que cela à vous redire pour vous exprimer ce que je sens ; je me fais l’impression de passer à l’état de « force », comme si quelque chose m’avait chassé de moi-même, et pris ma place et me poussait maintenant en avant. (...) j’ai trouvé une autre formule encore pour exprimer le calme qui s’est fait en moi cet été vis-à-vis de tant de choses qui m’irritaient, et que maintenant je regarde avec « douceur » ; il me semble que, toujours aussi tendu vers ce qui vient, mais admettant que cette Nouvelle Chose ne peut naître que de la fidélité à ce qui est, je me trouve maintenant « au-delà de la révolte ». L’expression est un peu paradoxale, mais elle traduit bien ce que j’éprouve, et par quels intermédiaires j’y suis arrivé 54.

 

Une « force » s’est emparée de lui et le domine au point qu’il écrit : « comme si quelque chose m’avait chassé de moi-même » ; elle le rend – disait-il déjà en 1918 – « absolument inflexible » dans ses idées. Le nouveau est le « calme », la « douceur », qui le met « au-delà de la révolte », ce qui signifie qu’il s’est enfoncé dans l’endurcissement, dont il signale un effet, l’espèce d’indifférence où le laissent maintenant les résistances que lui font ses supérieurs.

 

La lettre du 23 août 1929 nous éclairera. De Mandchourie, « vers la mi-juin » il est passé en Chine, sans avertir ses « supérieurs d’Europe, – lesquels, je crois, ont eu l’impression que j’agissais, dans mes décisions, d’une manière un peu autonome ». Quant à ce qu’il fera ensuite : « Au fond, dit-il, tout dépend de l’évolution de mes rapports OFFICIELS avec Rome. » Il commente :

 

« J’ai souligné OFFICIELS, parce que, du côté INTÉRIEUR et profond, il me semble que vous pouvez être sans inquiétude à mon sujet. Il me semble avoir, ces derniers temps, définitivement « émergé » moralement de mon Ordre, en ce sens que j’ai maintenant l’impression de le dominer et de le juger (sans aucune nuance de vaniteuse supériorité, je crois ; mais simplement parce que je suis devenu, en quelque façon, adulte, ou majeur) 55. »

 

En si grave matière, en effet, il ne s’agit plus de vanité, mais d’orgueil luciférien. – Il continue :

 

Mais par ailleurs, bien que pour des raisons assez différentes de celles de ma jeunesse, je m’y trouve profondément et cordialement attaché (comme à mon point d’insertion naturel dans l’Univers) ; et, sauf le cas (très improbable) où je me verrais acculé à une déloyauté intellectuelle, je suis décidé à lui rester fidèle coûte que coûte 56.

 

C’est à ce point qu’il tient de façon « absolument inflexible » à ses chimères impies. Au surplus, il déclarera trois ans plus tard, – n’est-ce pas du cynisme ? – : « Et puis je me dis que, moins profondément inséré dans l’Église, je serais moins apte à travailler pour la libérer 57. »

 

Promouvoir, de l’intérieur même de l’Église, la subversion : habileté infernale. « L’Église n’a pas de pires ennemis », affirmait saint Pie X.

 

Quelques lignes du 3 avril 1930 identifient, si l’on peut dire, la « force » louche évoquée le 7 février. C’est à propos d’un voyage de sa correspondante en Espagne :

 

Vous allez vous enrichir les yeux et l’âme parmi ces splendeurs passées. Mais, si vous êtes tout à fait comme moi, il vous sera impossible de trouver un vrai repos, ni une vraie satisfaction, dans ces beautés parmi lesquelles il nous serait intolérable de revivre (parce qu’elles sont sorties d’une « âme » que nous avons depuis longtemps laissée) 58.

 

Étrange répulsion qui fait penser au démon incapable de trouver du repos 59. Combien, de nos jours, ne peuvent tolérer ce qui sent la civilisation chrétienne !

 

Encore cynique, le pauvre homme poursuit :

 

La meilleure jouissance que me procure une cathédrale gothique (je trouve un tel édifice merveilleux, du reste), c’est la conscience « triomphale » que hors de ses voûtes notre esprit s’est maintenant et pour toujours évadé ! Autrefois, je n’aurais pas osé écrire une phrase comme celle-ci (encore qu’elle eût déjà exprimé ce que je pensais sans oser me l’avouer). Mais, maintenant, je crois qu’il faut crier ce qui est la vérité.

 

L’aveu jette une lueur sinistre sur l’ancienneté de son apostasie, sur la dissimulation dont il l’a entourée, sur sa haine instinctive du catholicisme, et sur le ricanement de satisfaction qu’il éprouve d’avoir réussi à s’en affranchir.

 

Voici donc l’identification de la « force » à laquelle il se trouve implacablement asservi :

 

Cela – qu’il vient de dire –, c’est un des aspects de cet envahissement de moi-même par « l’Autre », dont je vous ai déjà parlé ; toute complaisance dans le Passé (même chrétien !) ou même le Présent m’est devenue insupportable. Et j’estime que la possession des esprits et des âmes sera donnée à celui qui saura le mieux faire entendre cet Évangile qui est l’authentique écho, je pense, de celui du Christ : “Toujours en avant” 60.

 

« L’Autre », ce ne peut être que Satan, l’Adversaire du nom chrétien, qui, menteur, promet la possession du monde à ceux qui se livrent à lui. Son moyen de séduction dans le cas de Teilhard est le mythe de l’Évolution universelle ; mythe dont il se croit le « prophète » ; mythe où par un blasphème impudent il voit l’écho de l’Évangile ; mythe auquel il transfère le culte qui n’est dû qu’à Dieu.

 

Encore un signe de l’emprise satanique : le cœur fermé à l’amour du prochain. Et il a le cynisme impie de le déclarer en s’adressant à Dieu :

 

Mon Dieu, je vous l’avoue, j’ai bien longtemps été, et je suis encore, hélas ! réfractaire à l’amour du prochain... Je me sens relativement hostile et fermé en face de ceux que vous me dites d’aimer... L’« autre », « simplement », l’« autre » « tout court »... Serais-je sincère si je vous disais que ma réaction instinctive n’est pas de le repousser, et que la simple idée d’entrer en communion spirituelle avec lui ne m’est pas un dégoût 61 ?

 

On pense au mot terrible de Saint Jean : « Qui n’aime pas demeure dans la mort 62. »

 

 

 

 

Un singulier religieux

 

 

On essaie de nous présenter T... comme un « éminent religieux », voire un « saint ». Ce n’est là qu’une misérable mystification. On avouera qu’il y prête par sa façon habituelle de manier l’équivoque. Pourtant les lettres à Léontine Zanta ont des franchises qui ne permettent pas le doute. – Celle-ci, par exemple, du 15 octobre 1926 :

 

Il me prend quelquefois des envies, vagues et sans forme précise, de m’adjoindre un petit nombre d’amis, et de donner, à travers toutes les conventions admises, l’exemple d’une vie où rien ne compterait que la préoccupation et l’amour de TOUTE la Terre. Cela a l’air bien païen, ce que je vous dis là, et bien au-dessous de l’exemple de pur détachement donné jadis par un saint François 63.

 

1/ En effet, c’est juste au rebours de l’Évangile et de la tradition spirituelle chrétienne. Avec son instinct de profanation, il essaie pourtant de justifier son dire par la mystique louche de l’évolution divinisante.

 

Le thème revient quelques mois plus tard à propos des communistes chinois dont il dit : « Mes sympathies demeurent obscurément avec eux, et j’espère que c’est leur esprit « humanitaire » qui finira par triompher », au profit « d’une franche collaboration spirituelle entre Orient et Occident ». Il continue :

 

Voyez-vous : nous étouffons dans nos compartiments, nos catégories fermées. Sans dénouer les organismes plus restreints, il faut les fondre, les synthétiser : l’Homme, rien que l’Homme, rien de moins que l’Homme comme cadre de nos ambitions et de nos organisations. Comment se fait-il qu’il faille le répéter à des catholiques ? Vraiment, on a parfois l’impression que nos petites églises nous cachent la Terre 64.

 

Comprenons que le système de T... rejoint l’« humanisme » inversé, antichrétien, antireligieux du marxisme, et ne nous étonnons pas de leur mutuelle sympathie. – Mais, après avoir proposé son « intégralisme », T... donne ce conseil panthéiste :

 

Vous avez raison de vous jeter à corps perdu dans la foi, c’est-à-dire dans l’abandon au Monde animé par Dieu : (...). Priez pour que je sache ne rompre ni (la loyauté vis-à-vis de nous-même) ni (l’attachement à l’Église) 65.

 

Prière blasphématoire, car on doit l’entendre dans le sens de la « transposition » indiquée plus haut. (Elle insinue qu’il couve déjà la « crise » aiguë qu’on a dite).

 

Dans le même horizon, il écrit d’Obock le 24 janvier 1929 :

 

... (depuis trois mois, je vous l’avoue, il ne me reste guère, sauf le bréviaire, que la prière interne et la « messe sur le monde » : mais cela ne me gêne pas, vous le savez, – ou plutôt cela me REPOSE) 66...

 

Encore le 23 août, du Shansi, « hors de portée, dit-il, de tous frottements ecclésiastiques pénibles » :

 

... ma meilleure nourriture religieuse (avec une messe réelle de loin en loin) est cette messe mentale « sur le Monde », (...). Je l’approfondis et je la retravaille sans cesse, cette messe.

 

C’est un contresens et une naïveté de donner une interprétation catholique à cette « messe » ; ce n’est et ce ne peut être pour lui qu’une rêverie panthéiste, comme il l’explique après avoir exposé l’équation dont on a parlé 67.

 

Le voici à Pékin, en communauté. Il confie, le 20 mars 1932 :

 

Pour moi, avec le retour brusque à la vie semi-religieuse, la période (longue pourtant !) que je viens de passer en voyage me laisse déjà l’impression d’un évènement lointain. J’y aurai constaté, une fois de plus, combien mon milieu « naturel » est le milieu « laïc ». Mais je me suis remis, sans difficultés, dans le minimum de cadre ecclésiastique où la vie m’a placé. Je ne le prends plus assez « au sérieux » pour qu’il me fasse souffrir profondément. Et puis je me dis que, moins profondément inséré dans l’Église, je serais moins apte à travailler pour la libérer 68.

 

Encore de Pékin, le 24 juin 1934 :

 

... je me trouve graduellement toujours plus en marge de beaucoup de choses. Ce n’est que grâce à la vie exotique que je mène que cette dérive ne se transforme pas en fissure. Ce qui me rassure un peu, et ce qui me sauve, c’est que, si, d’une part, tout un mur de représentations et de conventions ecclésiastiques est bien définitivement effondré devant moi, jamais, en revanche, je ne me suis trouvé plus près de ce qui me paraît être les axes profonds du Christianisme : valeur à venir du Monde, primat de l’Esprit et de la Personnalité, Personnalité divine 69.

 

Toutes ces tristesses rendent le son d’une conscience religieuse désaffectée : « prêtre si peu ecclésiastique (qui se mêle) à tous les cercles intellectuels, même les moins religieux ». Ses lettres de voyage sont parfois « celles d’un humoriste, d’un dandy presque », a-t-on écrit 70... Mais avec un relent de blasphème qui s’exprime à froid, ou sur un ton amusé, et plein d’une effrayante satisfaction de soi.

 

2/ Dans L’Évolution de la Chasteté, de la même année 1934, il ne prétend pas moins que réformer la doctrine catholique en matière de chasteté. Évidemment, pour opérer la « transposition » – bouleversement exigé par sa mystique infernale de la Terre et de l’Homme.

 

Il écrit :

 

L’idée de la virginité (...) n’a pas encore trouvé sa formule satisfaisante dans la pratique, ni dans la théorie.

 

Ici encore, il parle en homme devenu étranger au monde de la foi sur naturelle et qui veut lui substituer sa conception matérialiste ; voila pourquoi il accuse l’Église (et avec l’Église l’Écriture et Jésus-Christ) de n’avoir pas compris. (Il blasphème à jet continu.) Logique dans son attitude antichrétienne, il ajoute :

 

La chasteté ne se projette plus qu’en flou sur notre Univers physique et moral. (...) beaucoup (de ses raisons) ne nous émeuvent plus.

 

Qui « nous » ? Ceux qui, comme lui, se trouvent dépaysés dans le « cadre ecclésiastique »... Évidemment ! « Ce n’est pas donné à tout le monde », dit Jésus 71 ; il y faut un certain niveau. T..., lui, nous a prévenus que son milieu « naturel » est le milieu « laïc ». Comment comprendrait-il ce qui assimile en quelque façon à la condition du ciel où « il n’y aura plus de mariage mais où l’on sera comme les Anges de Dieu 72 ».

 

Il dit encore : « Longtemps acceptées presque sans conteste, puis mises en doute par la Réforme, la valeur morale (ou du moins la signification) et la discipline traditionnelle de la chasteté sont en train de perdre leur évidence pour beaucoup d’entre nous. »

 

T... a changé de camp : il a renié les autorités du catholique pour se réclamer d’un moine défroqué uni à une défroquée, et rejoindre le pansexualisme à la mode. Il proclame :

 

Cette idée qu’il puisse y avoir indépendance des deux variables « esprit » et « matière » sur le domaine de la croissance morale ne me plaît pas. (...). Bien plus liée à l’évolution profonde de notre pensée me paraît cette autre idée (base la plus sérieuse de la psychanalyse) que l’énergie dont s’alimente et se tisse notre vie intérieure est primitivement de nature passionnelle.

 

Cette énormité, il est préparé à l’admettre par la confusion aberrante de la matière et de l’esprit et par le postulat de l’évolution spiritualisante de la matière. (N’oublions pas que son système est une fiction dans laquelle il s’accorde, sans souci de preuve, tout ce dont il a besoin.) D’où il conclut :

 

Au terme de la puissance spirituelle de la Matière, la puissance spirituelle de la chair et du féminin. (...). Ce n’est pas isolément (mariés ou non mariés) mais c’est par unités couplées, que les deux portions masculine et féminine de la Nature doivent monter vers Dieu. (...). Après tout, l’homme, aussi « sublimé » qu’on l’imagine, n’est pas un eunuque !

 

C’est pourquoi rejetant la Révélation et la doctrine catholique, il ne veut plus de l’« ancienne chasteté » qui s’abstient, ni d’un « certain ascétisme chrétien contre l’usage du Féminin ». Il entend promouvoir :

 

L’union physique « pas seulement » pour l’enfant, mais aussi pour l’œuvre, union pour l’esprit. (...). Il lui faut (à l’homme) à la fois compléter, dans le Féminin, son unité humaine, et, dans le Divin, son unité cosmique. (...). L’homme ira d’abord à la Femme. Il prendra celle-ci tout entière. (...). Puis ascension à deux, vers le plus grand centre divin.

 

Le lecteur nous excusera de ne pas citer davantage. Qu’on sache seulement que deux pages datées de 1950, Le Féminin et l’Unitif, nous apprennent qu’à partir de sa « trentième année, (...) rejetant bien des vieux moules familiaux et religieux », T... se livra à « la rencontre plénifiante des sexes ». Impudent et impie, il affirme que « nul accès n’est possible à la maturité et à la plénitude spirituelle en dehors de quelque influence sentimentale ».

 

Comment un être ainsi dégradé saisirait-il la beauté de la consécration à Dieu ? Encore une fois, cela requiert un certain niveau d’âme.

 

3/ On ne sera pas plus édifié si l’on regarde du côté de son obéissance religieuse. Son mot de 1929 le dépeint : il a « définitivement « émergé » moralement de (son) Ordre : en homme « adulte » il le domine et le juge du haut de son olympe.

 

Typique à cet égard est la lettre du 12 octobre 1951 au Général de la Compagnie 73.

 

C’est dit-il, « pour vous faire savoir en quelques mots ce que je pense et où j’en suis ; (...) avec cette franchise qui est un des plus précieux trésors de la Compagnie ». « 1. Avant tout je pense qu’il faut vous résigner à me prendre tel que je suis... »

 

Il veut dire avec le sentiment graduellement envahissant de son panthéisme christique.

 

Dans la conscience (...) de cette synthèse de tout IN CHRISTO JESU, j’ai trouvé (...) une atmosphère hors de laquelle il m’est devenu physiquement impossible de respirer, d’adorer, de CROIRE. Et ce qu’on a pu prendre, dans mon attitude depuis trente ans, comme de l’entêtement ou de l’impertinence est tout simplement l’effet de mon impuissance à ne pas laisser éclater au-dehors mon émerveillement.

Voilà psychologiquement la situation de fond dont tout dérive, et que je ne puis pas plus changer que le nombre de mes années ou la couleur de mes yeux 74.

 

La fervente apologie pourrait bien, loin de la dissiper, renforcer l’accusation d’entêtement et d’impertinence portée contre lui. Il la favorise encore en exploitant la « transposition » sacrilège dont il a parlé, et en concluant dans l’équivoque :

 

En vérité (et en vertu même de toute la structure de ma pensée) je me sens aujourd’hui plus irrémédiablement lié à l’Église hiérarchique et au Christ de l’Évangile que je ne l’ai jamais été à aucun moment de ma vie. Jamais le Christ ne m’a paru plus réel, ni plus personnel, ni plus immense.

Comment croire que la direction où je me suis engagé soit mauvaise 75 ?

 

Disons, à notre tour : comment ne pas voir dans ces lignes le cynisme de « l’Autre » qui possède le religieux apostat ? – La suite ne rend pas un son différent :

 

Reste, je le reconnais pleinement, que Rome peut avoir ses raisons pour estimer que, sous la forme actuelle, ma vision du Christianisme est prématurée, ou incomplète, et que par suite elle ne saurait être diffusée présentement sans inconvénient.

 

Remarquons-le : il ne reconnaît nullement qu’il a tort. Non. Il devance son temps... Il ose écrire aussitôt après :

 

C’est sur ce point important de fidélité et de docilité extérieure que je tiens particulièrement (en fait, ceci est l’objet essentiel de cette lettre) à vous affirmer que, en dépit de certaines apparences, je suis décidé à rester « enfant d’obéissance ».

 

Il gardera donc son idéologie perverse ; « mais, annonce-t-il, (et ceci depuis des mois) je ne m’occupe plus de propagation (mais seulement d’approfondissement personnel) de mes idées 76 ».

 

Seulement, note le P. Philippe, T... ne dit pas qu’il a « déjà pour le moins décidé d’assurer (...) la publication posthume de ses écrits à l’insu et en dehors de son Institut » : ce qui est un grave manquement à son vœu de pauvreté 77.

 

Il faut le répéter : cet homme si profondément perverti n’est pas, et ne peut pas être, un « éminent religieux ». On ne peut le prétendre sans se moquer des textes, et du public.

 

 

 

 

Une mauvaise conscience

 

 

Dans une première phase de son égarement, T... n’osait pas utiliser librement ses aspirations panthéistes, « parce que, dit-il, je ne sais pas les concilier avec ma foi ».

 

Un cas de conscience l’occupait donc. D’après l’aveu de 1916, il ne paraît pas que le jeune homme ait douté de ses « aspirations » – il les estime « invincibles » – ; simplement, il n’osait pas « les utiliser librement ».

 

C’est dire qu’il les utilisait. Qu’il s’y entêtait même à part lui, et calculait les précautions et habiletés de langage et d’attitude capables de donner le change. Apprenant la mise à l’Index de plusieurs ouvrages d’Édouard le Roy (décret du 24 juin 1931), il écrira :

 

... je regrette qu’un souci excessif de clarté et de loyauté lui ait fait donner (...) un prétexte pour condamner trois livres et demi qui me semblent inattaquables, et pour jeter la suspicion sur des tendances et un esprit où je vois l’aurore du Christianisme nouveau 78.

 

Pour lui, il ne péchera pas par excès de loyauté ; au contraire, il poussera très loin l’art de l’équivoque ;... sans d’ailleurs éviter le reproche d’« impertinence ».

 

1/ Mais une question se pose ici : possède-t-il la paix de la conscience ? Il l’affirme en diverses occasions, par exemple en 1916 : « Je puis dire que j’ai trouvé, pour mon existence, l’intérêt inépuisé, et l’inaltérable paix. » – Dans la lettre à son Général, en 1951, il répète : « J’ai trouvé une extraordinaire et inépuisable source de clarté et de force intérieures. »

 

Néanmoins, son art même de l’équivoque et le besoin qu’il éprouve de compenser par une ferveur passionnée ses « élucubrations fantaisistes » (Gilson) entièrement dénuées de preuves, invitent à se tenir sur ses gardes.

 

Au surplus, sa lettre du 17 décembre 1922 au P. Auguste Valensin contient cet aveu :

 

Je suis parfois un peu effrayé quand je songe à la transposition que je dois faire subir, en moi, aux notions vulgaires de création, inspiration, miracle, péché originel, Résurrection, etc., pour pouvoir les accepter 79.

 

T... est donc « effrayé ». D’une frayeur qui implique la mise en question de tout son échafaudage, et, par suite, de toute l’orientation de sa vie. Il ne le dit pas, bien sûr : ce serait douter de lui-même ; de plus, il écrit : « un peu », « parfois ».

 

Mais il reste qu’aux heures où il écoute la conscience saine, il se rend compte de l’immense truquage opéré par lui avec les notions, les mystères sacrés du Christianisme (les dire « vulgaires » est une défense qui ne le laisse pas dupe) ; pareil « retournement » n’est qu’un subterfuge indigne d’un honnête homme. Et puis, il se voit seul contre la « grande Église » et tout ce qu’elle représente de science, de sainteté et d’action civilisatrice.

 

En ces moments de vérité, un effroi surgit, fondamental, comme chez Luther qui disait : c’est effrayant d’avoir contre soi quinze siècles de Christianisme.

 

L’effroi était une grâce ; mais à laquelle il eût fallu correspondre. Cela, il n’apparaît pas que T... l’ait fait. Ainsi qu’il arrive souvent, il a dû refuser de lui accorder l’attention suffisante. Avouons qu’il est mal préparé à recevoir l’indication divine, et surtout à désavouer des « aspirations » auxquelles il s’est livré avec « entêtement » et « impertinence » ; et le tout se trouve terriblement compliqué par l’« envahissement » de « l’Autre » infernal dont on a parlé.

 

À Léontine Zanta qui a paru craindre « que les efforts de l’humanité (ne) s’évaporent en rien », y compris « notre conscience après la mort », T... répondait le 12 décembre 1923 :

 

J’ai vu et expérimenté qu’il n’y avait de vie cohérente que dans la foi débordante en un Univers dont tout le mouvement nous sollicite à une suprême Union. Je ne songe plus dès lors qu’à vivre et réaliser cette foi. Pour la satisfaire, je crois férocement à quelque progrès, et j’en tiens les négateurs comme de malfaisants hérétiques. Et, pour me tranquilliser sur le troublant « au-delà », je ferme les yeux dans les bras du plus grand qui m’entraîne. Je ne pense pas que celui-là ait rien à redouter de l’Énergie qui mène le Monde, qui aura toujours fait profession de se confier à Elle. Nous serons, de l’autre côté, quelque chose de très nouveau. Mais ce sera certainement encore nous, en mieux 80.

 

Réponse décevante où, faute de preuve, il affirme « férocement » sa foi en ses « aspirations ». Ce n’est que de l’« entêtement ». Au fait, le teilhardisme, finalement, n’a pas d’autre base.

 

Même attitude devant « le troublant AU-DELÀ ». Il la réitère en 1930, à l’occasion de la mort de Vialleton. Réaliste, il interroge :

 

« Que pense-t-il maintenant ?... » – Mais il continue :

 

Effrayant mystère, que l’au-delà. Et comment s’y préparer mieux qu’en servant passionnément pour Dieu et en Dieu cet Univers qui, l’un après l’autre, nous reprend tous en lui 81.

 

(Remarquons comment il « transpose » et profane la conception chrétienne de la mort ; sans doute veut-il ménager sa correspondante, car sa lettre du 30 nov. 1952 à Claude Cuénot se situe en plein évolutionnisme.)

 

2/ En vérité, plus on y pense, plus il paraît difficile d’admettre que T... ait pu apaiser la frayeur fondamentale sous-jacente aux « élucubrations fantaisistes » et sacrilèges qu’il a essayé de substituer à l’univers de la Révélation chrétienne.

 

D’autant plus que les avertissements ne lui ont pas manqué de la part de l’Autorité :

 

– en 1926, l’interdiction d’enseigner à l’Institut catholique de Paris ;

– en 1947, le refus de l’Imprimatur à son volume « Le Phénomène humain » ;

– en 1948, l’interdiction d’accepter une chaire au Collège de France ;

– en 1949 (30 janvier), une note de L’Osservatore Romano disant :

« ... le P. Teilhard de Chardin n’est pas du tout éminent en matière de Théologie. (...) c’est un fait que beaucoup de ces considérations d’ordre doctrinal sont sujettes à de graves réserves, parce que son système, du point de vue philosophique et théologique, n’est pas exempt d’obscurités et d’ambiguïtés dangereuses 82. »

 

Mais, aveuglé par l’orgueil luciférien, T... joue le prophète, toise de haut l’Église et s’enfonce dans l’apostasie, disant en 1934 : « Aujourd’hui je crois probablement mieux que jamais en Dieu, et certainement plus que jamais au Monde 83. » « Mieux » ? Le 2 nov. 1947 il déclare à E. Mounier que la Science doit régenter la Religion :

 

Ce sont ces paramètres (de la science) que doit respecter toute conception de Création, d’Incarnation et de Rédemption et de Salut, – comme aussi, bien entendu, toute « démonstration » de l’existence de Dieu 84.

 

et à Maxime Gorce :

 

Il s’agit (...) de repenser Dieu en termes (...) de Cosmogénèse 85.

 

Ce n’est que de cette façon qu’il se sent « indissolublement lié à un courant chrétien 86 » et qu’il écrit, peu de jours avant sa mort, à Maryse Choisy : « Je me sens de plus en plus préoccupé (c’est-à-dire passionnément intéressé) par la recherche du Dieu (non seulement chrétien, mais transchrétien) devenu nécessaire pour les exigences croissantes de notre adoration 87. »

 

T... est logique, mais par attachement obstiné et irrationnel à son panthéisme matérialiste, en niant toute différence d’ordre entre matière et esprit, entre le naturel et le surnaturel, entre Dieu et le créé. Un homme de science respectueux de sa méthode refuse, comme tel, de traiter des Mystères de notre foi : au lieu de se fourvoyer en extrapolant, il préfère avouer son incompétence, et cette honnêteté le grandit. T..., lui, a préféré à tout ses « aspirations » d’enfant ; il a même osé y plier la Révélation divine. L’attentat sacrilège lui a valu d’être abandonné par Dieu à ses divagations insensées, et cela, semble-t-il, jusqu’à la possession diabolique... Car Dieu n’est pas mort, et ce n’est jamais impunément qu’on se moque de Lui.

 

3/ T... sait bien qu’il use indignement de l’équivoque lorsqu’il se dit « lié à l’Église hiérarchique et au Christ de l’Évangile ». Il entend l’Église, le Christ et l’Évangile de sa « transposition » impie. Aussi admet-il « pleinement » que Rome le désapprouve :

 

Je le sais, dit-il à Cl. Tresmontant le 8 fév. 1954, ce n’est pas pour des questions de mot que mes essais ont constamment été écartés (...) C’est parce que mes réviseurs ont senti, avec raison, que pour moi TOUT l’Univers (y compris les relations entre le Divin et le participé, et entre le Naturel et le Surnaturel) était d’étoffe organique (ou génétique, ce qui revient au même) et non simplement d’étoffe juridique 88.

 

(« Juridique » pour lui est méprisant et désigne la Théologie ; c’est une autre impiété.)

 

À noter les expressions : « constamment écartés », « avec raison », « tout l’Univers était d’étoffe organique ». Cet aveu, accablant pour son auteur, suggère plusieurs conclusions utiles :

 

a/ – T... admet à l’avance le bien-fondé de l’Avertissement donné par le Saint-Office le 30 juin 1962 et disant : « Il est manifeste que ces œuvres (de T...) foisonnent d’ambiguïtés et même d’erreurs graves qui offensent la doctrine catholique 89... »

 

b/ – T... discrédite lui-même ceux qui se donnent la tâche ridicule de défendre son orthodoxie. Signalons, en particulier, les contre-vérités énoncées par le T. R. P. Arrupe, général des Jésuites, dans sa conférence de presse du 14 juin 1965 90.

 

En outre, des ambiguïtés et des erreurs, qui n’étaient certainement pas voulues par le P. T. de Ch. – lequel a voulu rester absolument fidèle à l’enseignement de l’Église – peuvent aussi s’expliquer par le fait que, d’une part, le domaine dans lequel il se mouvait avait jusqu’alors été inexploré, et que la méthode utilisée par lui était nouvelle ; d’autre part, il n’était pas un théologien et un philosophe de profession...

 

– « certainement pas voulues » ? – Il les soutient avec « entêtement » et « impertinence », sachant qu’elles sont subversives.

– Il « a voulu rester absolument fidèle » ? – Il est lui-même « effrayé » de la « transposition » qu’il a opérée ; il y voit « une religion nouvelle », qu’il entend « diffuser » 91.

– « domaine inexploré,... méthode nouvelle » ? – « Élucubrations fantaisistes », défi à toute méthode rationnelle sérieuse.

 

... dans l’œuvre du P. T. ajoute le Général, les éléments positifs sont, de loin, bien plus nombreux que les éléments négatifs ou que ceux qui prêtent à discussion. (...) ; le P. T... est l’un des grands maîtres à penser du monde moderne...

 

– Nul système, si faux qu’il soit, ne peut être fait que d’erreurs ; mais, dit justement un auteur, chez T..., « des idées justes sont desservies et gâtées par une philosophie trop peu sûre de ses moyens et trop sûre de ses thèses les plus contestables 92 » ; autrement dit, il trahit les « idées justes » en les utilisant pour son panthéisme ; quand il s’agit de vérités surnaturelles, c’est une profanation blasphématoire. (Pareillement, nombre de choses, bonnes en elles-mêmes, deviennent viciées quand le communisme les utilise à ses desseins « intrinsèquement pervers ».)

 

– « l’un des grands maîtres à penser... » ? – Hélas, oui, s’il s’agit de son influence de fait : jusque sous les voûtes de Saint-Pierre !

 

Quelqu’un devrait relever toutes les interventions à résonance teilhardienne qui furent faites durant les assemblées conciliaires. Le clou fut celle où un archevêque proposa de remplacer saint Thomas d’Aquin par Teilhard. – Mais s’il s’agit de la qualité de son influence, on croit pouvoir dire qu’il est l’un des plus grands pervertisseurs de l’esprit chrétien en nos temps, et que son extraordinaire pouvoir d’envoûtement sur nos contemporains suppose lui-même une action spéciale de la puissance de l’enfer.

 

– Qu’on ne vienne pas nous parler de « la profondeur spirituelle » de cet ennemi de la foi. Des « profondeurs de son satanisme », oui 93. Comment peut-il être « à l’école de St Ignace », alors qu’il se vante de son « émergence » par rapport à son Ordre, et de ses goûts païens, et de son impudicité sacrilège ? Il déclare même avoir « définitivement émergé moralement » de l’Église ; il la domine et la juge en « adulte ou majeur », ne voulant rester « inséré » en elle que pour être plus « apte à travailler pour la libérer », c’est-à-dire la bouleverser.

 

C’est bien là une besogne infernale.

 

Apparemment, il y a persévéré jusqu’à ce 10 avril 1955, jour de Pâques, où, foudroyé par une embolie, il est mort en disant : « Cette fois, je sais que c’est terrible » (mots qui n’expriment pas le regret).

 

 

 

 

CONCLUSION

 

 

Ce n’est pas en vain que l’Écriture, par la bouche de Saint Paul, jette l’anathème sur quiconque ose altérer l’Évangile 94 ; ce n’est pas en vain qu’elle déclare que ceux qui, « se prétendant sages, ravalent la Majesté du Dieu incorruptible au niveau de l’univers périssable », Dieu les livre à un aveuglement insensé et à la perversion du cœur 95.

 

 

René VALNÈVE.

 

Paru en 1970 dans le numéro 14

de la revue Forts dans la foi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Marc XIII – 22.

2 I Timothée I – 19/20 ; II Timothée II – 16-18.

3 Matthieu XVIII – 17.

4 Le travail est facilité par un certain nombre d’études critiques de l’idéologie teilhardienne, laquelle a d’ailleurs beaucoup perdu de sa vogue ; le temps n’est plus loin, semble-t-il, où l’on se demandera comment elle a pu être l’objet de l’engouement qu’elle a connu durant la dernière quinzaine d’années. On se servira spécialement ici de l’Étude critique faite avec une grande probité par le R.P. Philippe de la Trinité, o.c.d., l’un des meilleurs connaisseurs du sujet. Philosophe et théologien, le R. Père analyse patiemment les articulations qui commandent l’idéologie de T..., et avec le souci d’appuyer ses dires sur des textes précis lus dans leur contexte et cités non en zigzag mais en respectant la succession chronologique des écrits. Grâce à son armature intellectuelle, le mirage du style ne l’éblouit pas ; il domine son homme et sait marquer ce qui heurte la raison et la doctrine catholique ; il le fait d’ailleurs loyalement et sereinement (on lui a même reproché d’être « trop bon pour T... »).

Des 4 volumes qui composent cette « étude critique », savoir : Foi au Christ-Universel, Vision cosmique et christique (les 2 aux éditions de La Table Ronde), Pour et Contre T. de Ch. (aux édit. S. Michel, 53 St-Céneré), Catéchèse évolutive (à paraître bientôt), le premier intéresse principalement ici, parce qu’il présente « l’intuition fondamentale » de Teilhard, « celle de l’évolution spiritualisante de la Matéria Matrix jusqu’au point Oméga, qui est le Christ en sa plénitude » (p. 83). Pour faciliter la consultation on indiquera les pages de ce volume avec ses références aux écrits du Père T... sous le sigle EtG (Écrits du temps de guerre) ; les Lettres à Léontine Zanta (Desclée De Brouwer, 1965 ; sigle LeZ) seront aussi fréquemment citées, parce qu’elles sont très éclairantes.

5 p. 56-57. EtG, p. 105-106 ; voir LeZ, 26. 5. 1923.

6 p. 55-56. EtG, p. 269. 14. 4. 1918.

7 Le Cœur de la Matière, 15 août 1950, cité par Cl. Cuénot, T. de C., p. 6.

8 p. 55-56. EtG, p 269-270.

9 Cité dans Cuénot, Pi. T. de Ch.. Les grandes Étapes de son Évolution, p. 16.

10 cité p. 138, en note.

11 Le Paysan de la Garonne, p. 390.

12 Dr. Vernet, La Grande Illusion : J. Rostand, Figaro Littéraire 20. 4. 1957. L. Bounoure, Recherche d’une Doctrine de la vie.

13 Voir C. Cuénot, Pierre Teilhard de Chardin, aux mots « Christ », « Dieu ».

14 Romains I 21/32.

15 voir aussi saint Jacques IV – 6 ; I Corinthiens V – 5.

16 Jean XX – 21.

17 Matthieu XXVIII – 18/20.

18 p. 37-38. EtG, p. 371-372.

19 cité par de Lubac, « La Prière du P. T. de Ch. », p. 131, n. 4.

20 à Marguerite Teilhard-Chambon, 17. 4. 1923.

21 I Corinthiens I 18/25 ; II – 6/16.

22 Actes des Apôtres XVII – 16-34.

23 Jean VI – 64.

24 7. 8. 1923, p. 57.

25 3. 10. 1923, p. 63.

26 28. 8. 1926, p. 76.

27 7. 5. 1927 ; p. 86-87.

28 22. 8. 1928 ; p. 89.

29 24. 1. 1929 ; p. 97.

30 15. 4. 1929 ; p. 99.

31 ibid., p. 100.

32 23. 8. 1929 ; p. 205.

33 ibid.

34 p. 223-224.

35 Le Spiritualisme, mai 1962.

36 LeZ, Introduction, p. 39, de 1929.

37 LeZ, p. 39.

38 p. 193-194 ; Science et Christianisme, p. 196.

39 dans Seminarium, oct.-déc. 1965, p. 721.

40 p. 194-196 ; Science et Christianisme, p. 209-212.

41 p. 197.

42 LeZ, 26. 1. 36, p. 127.

43 Apocalypse XIV – 1-10 ; 2 Thessaloniciens II – 3/5.

44 26. 1. 1936 ; LeZ, p. 127-128.

45 20. 5. 1924, LeZ, p. 73.

46 14. 12. 1929, LeZ, p. 109.

47 3. 2. 1930, LeZ, p. 112.

48 avril 1929.

49 15. 4. 1929, LeZ, p. 101 ; encore le 23. 8. 1929, LeZ, p. 104.

50 p. 106 ; EtG, p. 271-272.

51 LeZ, p. 61.

52 20. 3. 1932, LeZ, p. 118.

53 II Timothée III – 7.

54 LeZ, p. 111.

55 LeZ, p. 103-104.

56 p. 104.

57 20. 3. 1932. LeZ, p. 119.

58 encycl. Pascendi, 8. 9. 1907, 3e alinéa.

59 Matthieu XII – 13.

60 LeZ, p. 113 – 114.

61 Le Milieu divin, p. 184-185 ; comment il sympathise avec le communisme chinois, LeZ, 80, 86.

62 Jean III – 14. Voir tout le chapitre.

63 LeZ, p. 79.

64 7. 5. 1927, LeZ, p. 86.

65 p. 87.

66 p. 96-97.

67 LeZ, p. 104-105 ; voir p. 57, et aussi P. Philippe, Foi au Christ-Universel, p. 132-139.

68 LeZ, p. 119.

69 LeZ, p. 124.

70 P. Demeron, dans Arts, 24-30 sept. 1958.

71 Matthieu XIX – 11. Voir I – 12.

72 Matthieu XXII – 25-30.

73 Le P. Philippe la reproduit p. 226-229.

74 p. 226-227.

75 p. 227-228.

76 p. 228.

77 p. 50 ; voir p. 48-50 et 229-230.

78 20. 3. 1932, LeZ, p. 120.

79 p. 71.

80 LeZ, p. 66.

81 7. 2. 1930, LeZ, p. 112.

82 Documentation Catholique, 1949, Col. 329-330.

83 P. Philippe, Comment je crois, p. 167.

84 Œuvres de T., T. 9, p. 293.

85 4. 10. 1950, cité au ch. II.

86 Cf. Grenet, T... de Ch... Un évolutionniste chrétien, p. 131.

87 Psyché, No 99-100.

88 P. Philippe, p. 60.

89 Documentation Catholique, 1962, col. 949...

90 Documentation Catholique, 1965, col. 1220.

91 26. 1. 1936, LeZ, p. 127.

92 P.-B. Grenet, Pierre T... de Ch... ou le Philosophe malgré lui, p. 197.

93 Cf. P. Philippe, p. 138, note, avec la citation de Maritain.

94 Galates I – 8/9.

95 Romains I, 18/32.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net