Ils se sont toujours trompés
(1756-1939)
par
Pierre VAN ALTENA
LES Jacobins, les gens de l’An II, se disaient « patriotes », patriotes aussi les libéraux de la Restauration, les hommes de 1830 et de 48, les Jules Favre et les Gambetta. Et depuis 1936, nous voyons refleurir ce patriotisme révolutionnaire qui se prétend le seul véritable, le seul valable. On peut lire par exemple dans des feuilles de gauche : « La droite, depuis la Grande Révolution, ce fut toujours l’Anti-France » et « depuis 1792, il existe une catégorie de Français dont la tradition est de pactiser avec l’étranger ».
De telles affirmations peuvent être reçues comme des vérités par la foule de ceux qu’a enseignés l’école officielle, mais n’en sont pas moins des impostures. Bien plus, il suffit à tout esprit libre de se pencher sur notre passé pour constater que depuis près de deux siècles, la gauche – nous employons ce mot, si vague soit-il, pour simplifier – a toujours, en politique extérieure, pris parti contre l’intérêt du pays. Toujours, depuis les encyclopédistes jusqu’au Front populaire, depuis Voltaire et d’Alembert jusqu’à MM. Herriot et Blum, ils se sont trompés.
Les Capétiens qui ont fait la France, si rois « très chrétiens » qu’ils fussent, n’hésitaient pas, lorsque le bien de leur royaume le commandait, de s’allier avec le Turc ou l’hérétique. Mais vers 1750 naquit une religion nouvelle, plus exigeante. Ce n’est plus la France d’abord, mais la France au service d’une idéologie, pour user du jargon moderne. Par malheur, depuis le milieu du dix-huitième siècle, le service de cette idéologie fut toujours en contradiction avec l’évident intérêt du pays. La France a payé et continue de payer les aberrations passionnées d’une secte. Il ne s’agit pas là d’affirmations aventurées, rien n’est, hélas, plus aisé à démontrer. Et alors que l’on célèbre le cent cinquantième anniversaire de la Révolution, il ne nous semble pas superflu de dresser un tel bilan.
Louis XV et les Philosophes.
Depuis François Ier et Charles-Quint, la Maison d’Autriche était pour la France l’ennemie essentielle, succédant en cette place à l’Angleterre. Mais après les traités de Westphalie, « chef-d’œuvre » qui avait organisé l’anarchie germanique, après l’accession au trône d’Espagne d’un petit-fils de Louis XIV, l’empereur, s’il représentait toujours une puissance non négligeable, ne pouvait plus prétendre à l’hégémonie, ne pouvait plus mettre la France en danger. Pourtant, on continuait par habitude à le considérer comme un ennemi, et, à la mort de l’empereur Charles VI, Versailles et Paris furent remplis de gens proclamant qu’il fallait profiter de l’occasion pour anéantir à jamais cette maison d’Autriche abhorrée. Louis XV, plus avisé, répondait à un courtisan l’interrogeant sur ses intentions qu’il comptait demeurer sur le mont Pagnote, c’est-à-dire rester hors de la mêlée. Mais le cri public, la force de l’opinion emportèrent tout : le sage Fleury dut céder. Cependant, cette guerre de la Succession d’Autriche engagée d’abord contre Marie-Thérèse se transforma bientôt en une lutte acharnée contre l’Angleterre. Et la paix faite, paix qui rétablissait pour nous le statu quo, quelques esprits clairvoyants comprirent que l’Angleterre était maintenant notre véritable adversaire. Tranquille en Europe où nulle puissance n’était en mesure de l’inquiéter, la France d’un mouvement naturel se tournait vers la mer, les terres lointaines, et là, fatalement, se heurtait au nouveau Royaume-Uni.
La paix d’Aix-la-Chapelle n’était qu’une trêve dans la longue, dure partie où le point suprême devait être marqué à Trafalgar et dont l’empire des mers était l’enjeu. Des deux côtés on se préparait pour le prochain combat, mais la France devrait-elle se battre de nouveau sur terre et sur l’eau alors que l’Angleterre pouvait sur cette dernière concentrer ses forces ? Le désir de se soustraire à ce désavantage fut indubitablement en l’esprit de Louis XV à l’origine de ce qu’on a appelé le renversement des alliances. Pendant les guerres précédentes, l’Autriche avait été sur le continent le soldat de l’Angleterre ; traiter avec Vienne, nous assurer de sa neutralité, c’était pour nous la liberté de pouvoir tout consacrer à la guerre maritime. Mais le préjugé anti-autrichien était si profond que Louis XV dut négocier secrètement avec Marie-Thérèse, à l’insu même de ses ministres.
Tandis qu’en pleine paix, sans déclaration de guerre, les Anglais nous attaquaient sur mer et en Amérique, Bernis négociait avec Starhemberg un accord purement défensif auquel Frédéric II devait être invité à accéder, accord qui assurait la paix sur le continent. Mais, au même moment, le monarque prussien traitait avec l’Angleterre qui comptant toujours sur sa vieille entente avec l’Autriche espérait ainsi nous isoler, dresser contre nous une coalition. Et pour échapper à cet isolement, il nous fallut aussitôt signer avec Vienne, nous engageant à secourir Marie-Thérèse si Frédéric l’attaquait. Pour prix de ce concours, l’impératrice s’engageait d’ailleurs, lorsqu’elle aurait récupéré la Silésie, à nous abandonner la partie frontière des Pays-Bas, le reste – première conception de la moderne Belgique – devant former un État pour l’Infant don Philippe, gendre de Louis XV. Celui-ci, pourtant, malgré une tulle perspective, ne désirait pas une guerre continentale, et si Frédéric n’avait pas pris l’initiative d’envahir soudainement la Saxe, cette guerre eût pu être évitée.
Le génie militaire de Frédéric II, génie qui devait lui permettre de tenir tête aux armées de la France, de l’Autriche et de la Russie, rendit vain tout ce travail diplomatique dont le principe n’en demeure pas moins inattaquable. Sans un véritable miracle – c’est l’expression de Frédéric II lui-même – qui sauva la Prusse, la France consolidait sa frontière du Nord et un Bourbon régnait à Bruxelles. D’ailleurs, contrairement aux assertions de la plupart des historiens orthodoxes accusant Louis XV d’avoir épuisé la France au service de l’Autriche, le concours prêté à celle-ci contre Frédéric Il fut insignifiant. La guerre menée en Westphalie et sur le Rhin fut « notre » guerre avec un objectif précis, le Hanovre, domaine particulier du roi de Grande-Bretagne et dont la conquête nous eût servi de gage, de monnaie d’échange pour récupérer nos colonies perdues.
La paix de Paris ne fut qu’une armistice, et lorsque, quinze ans plus tard, le soulèvement prévu par Louis XV des colonies anglaises d’Amérique fournit l’occasion ardemment attendue de la revanche, la France recueillit tout le fruit de l’alliance autrichienne. Grâce à celle-ci, selon le dessein de Louis XV, la paix fut maintenue sur le continent, l’Angleterre impuissante pour la première fois – la Prusse sans Frédéric II n’osant bouger – à créer contre nous la diversion classique. Libre de tourner vers la mer tout son effort, la France infligea à l’Angleterre le plus sensible échec qu’elle ait jamais subi, la força à s’incliner et à accepter cet échec 1.
Or, soit attachement routinier à un principe politique n’ayant plus de raison d’être, soit simplement haine de l’Autriche catholique et admiration fanatique de Frédéric II, le monarque athée, le « tyran éclairé », tous les tenants des « idées nouvelles », des « lumières » et de la « philosophie » s’élevèrent contre ce renversement des alliances. Ils ne voulurent y voir que le résultat d’une intrigue de cour et leur opposition obstinée à la nouvelle politique, opposition qui confina parfois à la trahison et qui explique certains déboires de la guerre de Sept Ans, ne désarma jamais. Jamais ils ne voulurent comprendre que la France et une Autriche usée, assagie, vieilles puissances ayant trouvé leur équilibre et par la force des choses devenues conservatrices, devaient désormais s’entendre pour maintenir un statu quo dont elles étaient les bénéficiaires, et, tout bouleversement ne pouvant se faire qu’à leurs dépens, s’entendre pour contenir les ambitions des tard venus, la Prusse, la Russie. « Le fait que les écrivains émancipateurs du dix-huitième siècle n’ont pas vu, ont refusé de voir le péril prussien est écrasant pour leur philosophie politique, » a écrit Jacques Bainville. L’avenir a montré qui avait eu raison du monarque vilipendé et des « penseurs », pères spirituels de la Révolution.
L’Autrichienne.
Comme le constate Albert Sorel au seuil de son ouvrage capital, l’Europe et la Révolution française, la position de la France en 1789 était excellente. Alliée aux Bourbons d’Espagne, de Naples et de Parme, égale sur mer de l’Angleterre, elle n’avait pour voisins, mis à part l’Espagne et les Pays-Bas, que de petits États dont la plupart comme les Électorats du Rhin étaient des clients, presque des vassaux. Le point noir était à l’Orient, du côté de la Pologne, de la Turquie, mais l’entente avec la Suède et avec l’Autriche formait obstacle à l’avidité de la Prusse et de la Russie. Cependant, pour le monde des sociétés de pensée qui allait fournir à la Révolution son état-major, cette alliance autrichienne était toujours une monstruosité. Tous ces sectateurs des « idées nouvelles » étaient paradoxalement, en politique extérieure, des attardés pour qui rien n’était changé depuis Richelieu et la guerre de Trente Ans. La Prusse, « nation la plus philosophique du continent », était seule digne de mériter notre alliance, ainsi que peut-être la libre Angleterre.
En 1790, comme il y avait une menace de conflit entre celle-ci et l’Espagne, le successeur de Vergennes, Montmorin, proposa l’armement d’une escadre à l’Assemblée nationale. Mais il fut reçu de la façon la plus froide. Pour tous ces disciples de Rousseau, nourris d’humanitarisme vague, la guerre était une abomination gothique. « Que toutes les nations soient libres comme nous et il n’y aura plus de guerre », s’écriait à l’Assemblée le curé Rollet. Et le 22 mai, sur la proposition de Robespierre, la Constituante déclara la paix au monde. « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des conquêtes et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple. »
Cependant, un mois après ce décret, le légat du Pape ayant été chassé d’Avignon et une partie des habitants ayant demandé leur réunion à la France, le même Robespierre ergote : « La réunion libre d’un peuple à un autre peuple a-t-elle quelque chose de commun avec les conquêtes ? »
C’était déjà le distinguo qui allait permettre de justifier les annexions révolutionnaires. Déjà, Camille Desmoulins proclamait la solidarité de tous les mouvements révolutionnaires : les peuples contre les tyrans. « La Révolution, écrit Albert Sorel, n’est plus seulement une réforme sociale et politique, un idéal de cité que la France propose aux hommes... la Révolution est une religion universelle que la France a pour mission d’imposer à l’humanité. » Et le comte de La Marck, l’ami de Mirabeau, écrivait après la réunion par décret d’Avignon et du Comtat : « Il est évident que, d’après cette conduite, la France va être en véritable état de guerre avec tous les gouvernements ; elle les menacera sans cesse d’insurrection chez eux et les insurrections la conduiront à la conquête. »
À ce besoin de prosélytisme qui n’a rien de commun avec le véritable patriotisme vint s’ajouter, dès le début de la Législative, une manœuvre de politique intérieure. La Constitution votée, le roi l’appliquant à la lettre, le pays, après deux années de troubles et d’incertitudes, aspirait au repos, à l’ordre, tout tendait à s’apaiser, à s’assoupir. « La Révolution est terminée », disait-on. Mais l’Assemblée, élue déjà dans cette atmosphère d’indifférence avec des majorités qui représentaient le plus ordinairement un infime pourcentage des électeurs inscrits, était dominée à gauche par ceux qu’on appelait alors les « Brissottins » et à qui l’Histoire devait laisser le nom de Girondins. Ceux-là n’admettaient pas que fût terminée la Révolution, ce besoin de tranquillité, de stabilité les désolait ; ne plus avancer, pour eux c’était reculer. C’est alors que leur vint la pensée que pour faire rebondir la Révolution, il fallait la guerre. La guerre, et la guerre contre l’Autriche avec qui serait enfin rompue « l’alliance monstrueuse » de 1756, la guerre avec le propre frère de la reine, de « l’Autrichienne ».
« La guerre est nécessaire, proclame Gensonné ; l’opinion publique la provoque ; le salut public en impose la loi ». Brissot répète aux Jacobins et à l’Assemblée : « La guerre est actuellement un bienfait national et la seule calamité à redouter, c’est de n’avoir pas la guerre. » Il ajoutait : « Je n’ai qu’une crainte, c’est que nous ne soyons pas trahis... Nous avons besoin de grandes trahisons. » Hérault de Séchelles plus cyniquement encore, dévoile leur arrière-pensée à tous : pour lui, la guerre, c’est la ruine de la contre-révolution, c’est le moyen d’écraser toutes les résistances intérieures. « Vous pouvez, précise-t-il, prendre en état de guerre des mesures que l’état de paix pourrait faire trouver trop sévères. »
Mais, écoutons Jaurès. « La guerre, a-t-il écrit en une page souvent citée de son Histoire socialiste de la Révolution, permettait aux partis du mouvement d’entraîner les modérés, de les violenter au besoin, car leur tiédeur pour la Révolution serait dénoncée comme une trahison envers la patrie elle-même. La guerre enfin, par l’émotion de l’inconnu et du danger, par la surexcitation de la fierté nationale, raviverait l’énergie du peuple. Il n’était plus possible de le conduire directement par les seules voies de la politique intérieure à l’assaut du pouvoir royal. Une sorte de cauchemar d’impuissance semblait peser sur la Révolution... Pour rompre le charme séculaire de la royauté, il faut qu’elle s’abandonne enfin à la Révolution ou que par une trahison flagrante contre la patrie elle suscite contre elle la colère des citoyens déjà enfiévrés par la lutte contre l’étranger. »
Pour Louis XVI qui avait toujours dirigé de fort près, avec une prédilection particulière, la conduite des affaires extérieures, qui connaissait l’Europe mieux que quiconque, pareil conflit avec- l’Autriche, notre alliée, était une absurdité, profitable seulement à notre vieille ennemie l’Angleterre ainsi que peut-être à la Prusse et à la Russie. D’ailleurs, ni l’empereur ni aucune autre puissance n’avait le désir d’assaillir la France et surtout d’intervenir pour faire restituer à Louis XVI son ancienne autorité. Les amis, comme l’Espagne, se désolaient et les ennemis se réjouissaient. Le ministre Hertzberg écrivait à Frédéric-Guillaume : « La monarchie française est renversée, l’alliance autrichienne est anéantie, c’est le bon moment et aussi la dernière occasion qui s’offre à Votre Majesté pour donner à sa monarchie le plus haut degré de consistance. » Et l’agent prussien Éphraïm fournissait d’argent les chefs révolutionnaires. L’empereur Léopold lui-même, propre frère de Marie-Antoinette, disait au secrétaire de cette dernière : « Il n’est aucun souverain dans l’univers qui ait le droit de demander compte à une nation d’une constitution qu’elle se donne : si elle est bonne, tant mieux pour elle ; si elle est mauvaise, ses voisins en profiteront. » Pacifique par nature, le second fils de Marie-Thérèse l’était aussi par calcul ; devinant les desseins de Catherine II sur la Pologne, il tenait à garder les mains libres.
Nous voici loin, on le voit, des affirmations de nos manuels scolaires, des rois ligués contre la France révolutionnaire. Personne ne voulait la guerre, hormis les maniaques de l’alliance prussienne, hormis surtout les Girondins. Ne pouvant dissimuler tout à fait la responsabilité écrasante de ces derniers, les historiens conformistes, les Lavisse et autres, essayent de faire partager cette responsabilité à Louis XVI et à l’Autriche. Rien n’est plus contraire à la vérité. Le roi qui, d’accord avec Bernave, caressait la chimère d’un congrès européen, accepta l’idée d’un ultimatum à l’Électeur de Trèves, peur lui enjoindre d’expulser les émigrés de ses domaines. Ultimatum devant être appuyé en cas de refus d’une démonstration contre ce principicule, opération sans risque militaire mais qui, le comte de Narbonne, ministre de la Guerre, le faisait espérer, serait l’occasion de rétablir la discipline dans l’armée.
Mais, sur le conseil de Léopold, l’Électeur de Trèves s’inclina, imité aussitôt par son voisin l’Électeur de Mayence. Grande colère des Girondins qui voient la guerre qu’ils désirent leur échapper ; le renvoi de Narbonne, qui passait lui aussi pour souhaiter la guerre, déchaîna la tempête. On connaît la tirade fameuse de Vergniaud : « Je voie de cette tribune les fenêtres d’un palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution nous a donné, forgent les fers dont ils veulent nous enchaîner et préparent les manœuvres qui doivent nous livrer à la maison d’Autriche... »
M. de Lessart, le ministre des Affaires étrangères, coupable de ne pas chercher à tout prix une rupture avec Vienne fut décrété d’accusation et renvoyé devant la Haute-Cour d’Orléans pour trahison.
Au ministère feuillant succéda constitutionnellement un ministère girondin avec Dumouriez aux Affaires étrangères.
Avec celui-ci, ami, et disciple de Favier, aviateur des Conjectures raisonnées, bible des austrophobes, l’affaire fut vivement menée : le 27 mars, un ultimatum rédigé en termes comminatoires fut envoyé à Vienne, exigeant avant le 15 avril le règlement de toutes les questions pendantes entre les deux gouvernements. Malgré l’insolence du procédé, Léopold, son attention fixée jusqu’au bout sur la Pologne, eût trouvé, peut-être, quelque moyen d’éviter le conflit, mais il était mort subitement le 1er mars. Son fils François se contenta de repousser l’ultimatum. Cette réponse n’entraînait pas nécessairement une rupture, mais pour couper les ponts, contrairement à tous les usages, Dumouriez fit lecture des deux notes devant l’Assemblée. Et le 20 avril 1792, Louis XVI dut proposer de déclarer la guerre au roi de Hongrie et de Bohême. Malgré les efforts des orateurs de la droite, Becquet, Jaucourt, Mathieu Dumas, le décret fut voté d’acclamations. On devait faire la paix vingt-trois ans plus tard, après Waterloo...
Ainsi, après avoir déclaré la paix au monde, les conducteurs de la Révolution allaient faire massacrer des millions d’êtres sans profit pour le pays, et leur responsabilité de ce massacre ne peut être contestée.
À l’intérieur, la manœuvre girondine amena le résultat escompté par Brissot et ses amis, c’est-à-dire la chute du trône, mais à l’extérieur, elle eut pour première conséquence l’anéantissement de la Pologne. Comme l’avait craint Léopold, dès que l’Autriche et la Prusse furent engagées contre la France, les armées russes marchèrent vers la Vistule. Les préoccupations de François II et de Frédéric-Guillaume touchant la Pologne expliquent les hésitations, les lenteurs des deux alliés pendant l’année 1792 ; et, plus tard, d’ailleurs, la résistance de Kosciusko sauva la Convention. Ce répit permit à Carnot d’organiser les armées qui devaient tenir tête à la coalition puis réaliser le vieux rêve des frontières naturelles. Quelques-uns des hommes d’État révolutionnaires croyaient sincèrement continuer la grande politique royale, sans s’apercevoir que par leurs conquêtes hâtives et les moyens employés pour tenter de consolider celles-ci, ils allaient à l’encontre de cette politique.
Depuis Henri II, « tenir les affaires d’Allemagne dans la plus grande difficulté qu’on pourra », tel était le principe essentiel de la politique française. Les traités de Westphalie annulant l’autorité impériale, poussant d’autre part le morcellement territorial à son point extrême (trois cent soixante États souverains) fut le triomphe de cette politique. Et depuis Mazarin, tous, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, « protecteurs des libertés germaniques », eurent pour règle absolue la conservation de ces « libertés » si précieuses pour nous. Nul ne devait dominer en Allemagne, et les alliances avec le Brandebourg, la Bavière, la Saxe ou bien l’Autriche, suivant les circonstances, n’étaient que des moyens concourant au même objet : maintenir le statu quo.
Or, après avoir annexé la rive gauche du Rhin, le Directoire, pour obtenir la paix, proposa afin de dédommager les princes lésés, la sécularisation à leur profit des États ecclésiastiques de la rive droite. C’était le premier pas dans cette politique des compensations dont le résultat, pour la France, devait être si fâcheux. Mais alors que Sieyès et la plupart des hommes d’État révolutionnaires déplorant le chaos germanique voulaient réorganiser rationnellement l’Allemagne, oubliant que la France avait été la créatrice et était toujours la bénéficiaire de ce chaos, Bonaparte écrivait : « Culbuter le corps germanique, c’est perdre l’avantage de la Belgique, de la limite du Rhin ; c’est mettre dix à douze millions d’habitants dans la main de deux puissances dont nous nous méfions également. Si le corps germanique n’existait pas, il faudrait le créer tout exprès pour nos convenances. »
Napoléon, père de l’Allemagne et de l’Italie.
Ces quelques lignes sont un hommage à la séculaire politique de la monarchie française. Non, même la possession de la Belgique, même celle de la rive gauche du Rhin ont moins de valeur pour la France que le maintien de l’anarchie germanique.
Mais, devenu Premier Consul, continuateur obligé de la politique de la Convention et du Directoire, la fatalité du rôle assumé par lui devait lui faire oublier cette clairvoyance. Par les fameux Recès de l’Empire du 25 février 1803, suite du traité de Lunéville, la « déplorable manie » de Sieyès et du Directoire eut enfin satisfaction : tous les princes ecclésiastiques furent supprimés sauf trois. Et après la sécularisation, la médiatisation : dès 1803, les villes libres sont réduites de cinquante et une à six ; puis bientôt, ce fut le tour de la noblesse immédiate, quasi souveraine, les Innombrables comtes et barons relevant directement de l’Empereur étant assujettis aux princes sur les territoires desquels leurs domaines étaient enclavés.
Napoléon concentre territorialement l’Allemagne, mais, si préjudiciable que fut pour la France cette politique, une de ses conséquences, devait être plus funeste encore. Il y aura désormais des « Allemands en Allemagne ». « Napoléon, écrit Albert Sorel qu’il faut toujours citer, agglomère, façonne l’argile du Saint-Empire. Il réunit en groupes compacts les Allemands parqués entre tant de comtés, baronnies, abbayes et seigneuries équestres. Il n’existait entre ces êtres, nés du même sang, aucun lien d’affection et d’intelligence. Par le service militaire commun, il leur apprend à se connaître ; ils discernent entre eux les membres épars d’une même nation... Napoléon croyait, en supprimant tant de frontières, en dressant ces voies stratégiques, n’ouvrir que le chemin des casernes : il ouvre les routes d’une patrie... »
L’Allemagne n’existait que dans la pensée, réfugiée dans la littérature, la poésie, la musique, la philosophie. Le patriotisme était pour les Allemands un anachronisme, une chose du passé. Et brusquement, le monde germanique passe du cosmopolitisme dissolvant où il se complaît à l’égoïsme nationaliste. « Unissons-nous », enseigne Fichte. Et Arndt précise : « La cause première de tous nos maux est le défaut d’unité. »
Pour l’Italie, même enchaînement, avec quelque chose de plus marqué.
Rapprochés entre eux comme les Allemands par le service militaire dans une même armée, les Italiens le furent plus encore par l’unité de domination et l’assujettissement à de mêmes nouvelles lois. En effet, soit directement à Turin, Florence, Rome, soit par des prête-noms à Milan et à Naples, toute la péninsule fut soumise à Napoléon. Et si celui-ci travailla à l’unification de l’Allemagne, presque sans y prendre garde, ignorant d’ailleurs les Allemands et les méprisant, pour l’Italie, on ne saurait dire de même. Sain arracher, comme Taine, une importance excessive à son origine, il est certain qu’il se sentait chez lui outremonts et qu’il releva sans déplaisir le vieux titre oublié depuis le Moyen Âge de roi d’Italie.
Dès 1797, jouant au souverain à Monbello, il avait rêvé d’« affranchir » la patrie de ses ancêtres, rêvé de supprimer peu à peu les rivalités locales, rêvé de créer, de dégager une âme nationale. Pendant toute la durée de sa domination, il s’efforça, par l’identité de régime et la similitude de l’administration de dresser les Italiens à l’unité. Et plus tard, à Sainte-Hélène, il devait dire : « Mon intention était qu’après ma mort toute l’Italie fût réunie en un seul royaume ayant sa capitale à Rome et dont mon deuxième fils eût été le souverain. »
Mais quand vint l’heure du reflux, quand les soldats de la Révolution devenus les soldats de l’Empereur, partis de Valmy, se retrouvèrent sur les bords de la Seine après avoir cherché à travers toute l’Europe jusqu’à Moscou une paix qui se dérobait toujours, quand le Grand Empire, cette machine de guerre dressée contre l’Angleterre pour la contraindre à capituler, s’écroula sous son propre poids, il y avait désormais des Allemands, des Italiens.
La chance des Traités de Vienne.
En cette catastrophe, dénouement quasi fatal de l’aventure commencée en 1792, le destin offrit une chance à la France.
Du pays épuisé par vingt-trois années de luttes, du pays dont venaient de fouler le sol les armées coalisées de toute l’Europe, Louis XVIII et Talleyrand presque aussitôt surent faire de nouveau l’arbitre du continent. Soutenir, imposer le principe de la légitimité, c’était pour Talleyrand soutenir, imposer l’intérêt de la France, puisque la légitimité c’était autant que faire se pouvait, le retour à une Europe où la France naturellement primait.
Et trois mois après l’ouverture du Congrès de Vienne, ou plus exactement des négociations, le 3 janvier 1815, Talleyrand ayant réussi à briser l’union des alliés, signait avec Metternich et Castlereagh un accord secret auquel les États secondaires étaient invités à accéder et dont les contractants s’engageaient à imposer, par les armes s’il le fallait, une limite à l’avidité de la Prusse et de la Russie. Grâce à cet accord de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche, le tsar dut abandonner la pensée de grouper à son profit toutes les terres polonaises et la Prusse d’absorber la Saxe.
Certes, la France ne retrouvait plus tout à fait sur ses frontières la poussière d’États d’avant 1792. Les anciens Pays-Bas autrichiens unis à la Hollande formaient un royaume d’une consistance respectable et au lieu des trois cent soixante princes, évêques et républiques du défunt Saint-Empire, la Confédération germanique ne comptait plus que trente-huit membres. Au lieu des inoffensifs électeurs rhénans, nous avions maintenant la Prusse pour voisine, mais une Prusse coupée en deux, et en rivalité avec l’Autriche. Au sud-est enfin, l’Italie avait retrouvé son heureux émiettement. Dans l’ensemble, on le voit, c’était un retour à l’idéale situation d’avant 1792 : la France n’était en contact sur ses frontières qu’avec des États de second ordre ; par sa masse, sa cohésion, elle dominait le continent, et à condition qu’on ne craignît plus de la voir repartir à la conquête de l’Europe, elle en était naturellement l’arbitre.
L’aventure des Cent-Jours qu’on a coutume de parer d’une auréole et qui, au vrai, fut un crime contre la France, faillit tout remettre en question. Mais si, comme le remarque Albert Sorel, l’œuvre de Louis XVIII, le Bourbon « rentré dans les fourgons de l’étranger » de la légende imbécile, avait besoin d’une justification, Napoléon devait alors la fournir. À peine de retour aux Tuileries, lui, l’homme des « limites naturelles », lui dont la souveraineté n’avait eu d’autres raisons d’être que de les maintenir, s’empressa de notifier aux puissances qu’il acceptait les frontières du traité de Paris. C’était la preuve que dans la situation où venait de se trouver Louis XVIII, personne n’eût pu faire mieux.
Nul et Napoléon lui-même n’avait un doute sur le dénouement de l’équipée, tous les témoignages des contemporains sont là-dessus unanimes, et la responsabilité de tous ceux dont la légèreté, le fanatisme, allaient faire s’abattre sur la France de nouveaux et inouïs malheurs, demeure donc sans excuse. Et si l’on contemple la France envahie, meurtrie, mutilée d’après Waterloo, on est moins tenté de s’apitoyer sur le sort du maréchal Ney.
Si les Cent-Jours, outre l’humiliation et les souffrances d’une seconde invasion, coûtèrent au pays Landau, Sarrelouis, Bouillon, Philippeville et la moitié de la Savoie, ils ne firent rien changer, néanmoins, au statut territorial européen dont Talleyrand avait été le principal artisan.
Et, peu d’années après, grâce au gouvernement véritablement restaurateur de Louis XVIII, la France, en rétablissant à Madrid Ferdinand VII, malgré l’Angleterre, faisait la preuve de son indépendance et de sa puissance retrouvée. Mais ceux qu’on appelait alors les libéraux, tous ceux dont on eût pu dire aussi qu’ils n’avaient rien appris ni rien oublié ne désarmaient pas. La plupart avaient vitupéré Napoléon au temps de sa puissance, avaient maudit sa tyrannie, sa « folle ambition », et maintenant le Mémorial de Sainte-Hélène était leur bible ! Béranger qui en 1813 opposait le débonnaire roi d’Yvetot à l’insatiable conquérant, chante maintenant le « géant des batailles », le « gigantesque fantôme ». D’ailleurs, par une dernière métamorphose, l’époux de Marie-Louise, celui qui avait été le maître le plus absolu qu’ait jamais eu la France, jouait sur son rocher au démocrate, presque au républicain. « Chaque jour me dépouille un peu plus de ma peau de tyran », devait-il dire alors. Et « nouveau Prométhée », « il s’attribue, écrit Jacques Bainville, les intentions des choses qu’il a faites et il revendique les résultats. Il avait soulevé les passions nationales contre la France : il devient le père du principe des nationalités. C’était exprès qu’il réveillait les peuples de leur antique léthargie. Ses conquêtes, ses annexions ? Il voulait former une seule Italie, une seule Allemagne, assises de l’Europe future et d’une Société des Nations libres au lieu de la Sainte-Alliance des rois. »
Et, anciens jacobins, anciens constitutionnels à la La Fayette, bonapartistes enfin, communient dans la même haine anachronique de l’Ancien Régime, mais en même temps et plus encore peut-être, dans la haine des traités de 1815, le désir de reconquérir les « limites naturelles » se mêlant en eux à celui de libérer les peuples. « Contre l’intérêt bien entendu de la France, dit Albert Sorel, on fit de la nation française l’alliée naturelle de tous les peuples qui se révoltèrent contre ces traités... »
Qu’importait à ces gens obsédés du désir de recommencer la croisade de 1792, qu’importait la prise d’Alger, assise de notre empire africain et dont la conquête valait plus pour la France que tous les retentissants mais vains triomphes de la Révolution et de l’Empire ? À la nouvelle de la prise d’Alger, les Parisiens « patriotes » répondirent par des barricades. « En 1830, la révolution se fit autant pour la limite du Rhin que pour la Charte », dit encore Albert Sorel. Godefroy Cavaignac ne déclarait-il pas à Louis-Philippe : « La vue du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple, et il serait certainement plus facile de pousser Paris vers le Rhin que vers Saint-Cloud. » Nous avons d’ailleurs un texte qu’on ne peut récuser, ces lignes de M. Charlety, l’un des augures de l’histoire officielle : « La Révolution de Juillet fut aux yeux des Français une protestation contre les traités de 1815 autant qu’une prise d’armes contre les ordonnances de Charles X... La victoire impliquait donc une explosion de sympathie en faveur des peuples opprimés ou asservis par la Sainte-Alliance... Rendre à la France ses frontières naturelles, telle est certainement la plus ardente pensée de ceux qui chassèrent Charles X, on recommencera ensuite la guerre de propagande qui émancipera les peuples. C’est l’enthousiasme girondin de 1792 renforcé par la notion alors nouvelle de la mission historique des peuples : la France est dans le monde le champion du progrès politique et social de la civilisation. »
C’est le drame de 1792 qui recommence. Comme nous avons vu Louis XVI défendre la paix et l’intérêt permanent de la France contre l’hystérie girondine, nous allons voir Louis-Philippe reprendre la tâche de défendre la nation contre elle-même. « La Révolution, proclamait Godefroy Cavaignac, c’est notre patrie remplissant cette mission d’affranchissement qui lui a été confiée par la providence des peuples... » Et ces quelques lignes résument cent pages enflammées de Louis Blanc, de Michelet, de Quinet. Pour accomplir cette mission, il fallait délivrer la Pologne d’abord, puis affranchir du joug de leurs princes l’Allemagne et l’Italie. Il fallait faire une grande Allemagne, une grande Italie, cela avec l’arrière-pensée imbécile qu’une grande Allemagne s’empresserait aussitôt de nous céder la rive gauche du Rhin. Que n’avaient-ils lu, ces hommes, la lettre déjà citée de Bonaparte : « Culbuter le corps germanique, c’est perdre l’avantage de la Belgique, de la rive gauche du Rhin... Si le corps germanique n’existait pas, il faudrait le créer tout exprès pour nos convenances. »
Mais l’eussent-ils lu, cette lettre, bien qu’admirateurs passionnés de Napoléon pour la plupart, sans doute se fussent-ils écriés comme Armand Carrel : « Honte, mille fois honte à l’impertinent et lâche système qui veut proclamer l’égoïsme politique de la France », ce même Carrel honoré par nos pacifistes et répondant à ceux qui lui reprochaient de vouloir mettre le feu à l’Europe : « L’opposition se moque de la guerre générale. »
Plus heureux que son cousin Louis XVI, Louis-Philippe devait tenir bon pendant dix-huit ans d’une lutte incessante, et le jour de février où il dut fuir devant l’émeute peut être considéré comme l’un des plus funeste de notre histoire. 1848 est véritablement un tournant. La France a le choix : persévérer sur la route royale de la raison et de l’intérêt national, persévérer dans l’entente avec l’Autriche pour le maintien du statu quo en Allemagne et en Italie, la route d’un raisonnable équilibre européen et de la paix, ou bien se ruer vers les abîmes de la « cause des peuples » au bout duquel il y a la guerre, Sedan, 1914, Hitler, l’Allemagne éternelle.
Pourtant, une chance encore fut offerte à la France. À la nouvelle de l’insurrection parisienne, toute l’Europe avait pris feu, l’Italie, l’Allemagne, la Hongrie s’étaient soulevées. Mais grâce à Lamartine retrouvant sa raison avec les responsabilités du pouvoir, la France n’intervint pas. Aussitôt, tous les « vrais » républicains, les radicaux comme alors on commençait à dire, clamèrent leur déception. Ledru-Rollin, ministre de l’intérieur du gouvernement provisoire, désapprouvait hautement son collègue et organisait des corps francs devant passer en Allemagne, en Italie, en Belgique. Le 15 mai, la foule conduite par Blanqui, Barbès, Louis Blanc, envahit l’Assemblée Constituante nouvellement élue, au cri de : Vive la Pologne ! L’émeute fut contenue, mais l’Assemblée par son vote du 26 mai indiqua assez que si elle différait d’avis avec les purs révolutionnaires sur l’opportunité d’une intervention, son cœur était avec eux. « Pacte fraternel avec l’Allemagne, reconstitution de la Pologne indépendante et libre, affranchissement de l’Italie », telle fut la résolution que la commission exécutive fut invitée à prendre pour règle de sa politique extérieure. Si la République de 1848 laissa partout en Europe se rétablir l’ancien état de choses, ce fut plus par crainte de la guerre que par une vue raisonnée sur le véritable intérêt de la France. La page de Michelet, qu’il faut toujours citer, montre à quel degré d’aveuglement, d’aberration, peut conduire la passion politique, ou plutôt religieuse : « J’ai dit quelle fut l’émotion commune quand, à la fête du 4 mars 1848, mous vîmes devant la Madeleine, parmi les drapeaux des nations qu’apportaient les délégations d’exilés de chaque pays, le grand drapeau de l’Allemagne, si noble (noir, rouge et or), le saint drapeau de Luther, Kant et Fichte, Schiller, et Beethoven et, à côté, le charmant tricolore vert de l’Italie.
« Quelle émotion. Que de vœux pour l’unité de ces peuples. Dieu nous donne, disions-nous, de voir une grande Allemagne, une grande et puissante Italie. »
Hélas ! le souhait inepte, impie, allait bientôt se réaliser. Le 10 décembre 1848, près de cinq millions et demi de suffrages appelèrent à la magistrature suprême de l’État Louis-Napoléon Bonaparte, le neveu de l’Autre, l’homme qui, pour la plupart des Français, était par sa naissance une protestation vivante contre les odieux « traités » de 1815, qui pour la plupart des Français apparaissait comme l’exécuteur naturel du testament de Sainte-Hélène, celui qui devait à la fois affranchir les peuples et reconquérir les « limites naturelles ». Élevé hors de France, dont pendant longtemps il parla même fort mal la langue, et par l’esprit, par l’éducation, beaucoup plus Allemand que Français, nourri de tout ce que la légende, la littérature napoléoniennes contenaient de plus faux et au vrai de plus anti-français, il allait faire servir au suicide de la France l’épée que lui confiait celle-ci.
Honni par la gauche après le 2 décembre, cette même gauche l’applaudit lorsque sous le César d’occasion le carbonaro reparaît. Déjà, Jules Favre, dans la péroraison de sa plaidoirie pour Orsini, s’écriait : « Prince qui vous glorifiez d’être sorti des entrailles du peuple, relever le drapeau de la nationalité 2 que votre vaillant prédécesseur avait restauré... Prince, les racines de votre pouvoir tiennent à une souche révolutionnaire, soyez assez fort pour assurer l’indépendance et la liberté, elles vous rendront invulnérable. » Et Guéroult, coryphée de la presse libérale d’alors écrivait : « Nous n’aimons pas la guerre et nous espérons qu’elle disparaîtra un jour de la surface de l’Europe ; mais nous voudrions en voir une et qu’elle fût dirigée contre l’Autriche. » Quelle exaltation chez tous ces adversaires de la veille, lecteurs des Louis Blanc, des Michelet, des Quinet, à la seule pensée d’une guerre contre l’Autriche catholique, absolutiste, d’une guerre pour la libération, c’est-à-dire pour l’unification de l’Italie. Lorsque enfin, les dés jetés, Napoléon partit pour rejoindre son armée, le Paris des barricades l’acclama. « À mesure que l’on s’avançait à travers la rue Saint-Antoine, la place de la Bastille, la rue de Lyon, écrit Pierre de La Gorce, les acclamations gagnèrent en intensité. À toutes les fenêtres flottait le drapeau tricolore : de toutes les bouches s’échappaient les cris : Vive l’Empereur ! et surtout : Vive l’Italie ! »
À droite, au contraire, dans tous les milieux où le ralliement à l’Empire n’avait pas fait disparaître tout sens de notre politique traditionnelle, c’était la consternation. Le ministre des Affaires étrangères, Walewski, tenu d’ailleurs par Napoléon III en dehors des négociations secrètes avec Cavour, lutta jusqu’au bout contre l’intervention. Morny ne se cachait pas pour la déplorer et au Corps législatif, même la guerre déclarée, tandis que Jules Favre exaltait le principe des nationalités, M. Plichon, député du Nord, exposait tous les périls de l’entreprise et concluait ainsi : « On voit ce que la France peut perdre à la guerre, on ne voit pas ce qu’elle peut y gagner. » Ce que tout le monde à droite concevait plus ou moins clairement, Talleyrand, quelque soixante ans plus tôt, avec sa clairvoyance ordinaire, l’avait exprimé dans un mémoire au Directoire : « L’intérêt de la République est surtout de rendre nuls tous les efforts qui pourraient tendre à réunir les républiques italiennes en une seule... Cette République deviendrait trop puissante pour que la France n’eût pas à redouter qu’elle oubliât bientôt le bienfait de sa création et qu’elle voulût rivaliser avec la République mère. Il y a longtemps qu’on a dit que la reconnaissance n’est pas la vertu des peuples... Nous devons nous garder de faire des ingrats trop puissants. »
Les conséquences ne devaient pas tarder à apparaître. Jamais Bismarck n’eût rien tenté contre l’Autriche, si lors des entretiens de Biarritz, Napoléon III eût manifesté par un mot son intention de s’opposer à un agrandissement de la Prusse. Ce mot qui eût sauté aux lèvres d’un Bourbon, non seulement il ne le prononça pas, mais obsédé du désir de procurer Venise à l’Italie, avec une « inconsciente complaisance », il poussa celle-ci à s’unir à la Prusse. Comme, malgré tout, l’Italie, craignant d’être jouée, hésitait à conclure, il dit au comte Arèse, compagnon de sa jeunesse : « Signez le traité ; comme ami, je vous donne ce conseil. » Jusqu’au bout, pourtant, un signe de la France pouvait tout empêcher : Bismarck, n’en pouvant croire sa bonne fortune, trois jours avant la signature du traité, déclarait au général Gavone, plénipotentiaire italien : « Tous nos arrangements ne sont bien entendu valables que si la France le veut, car si elle venait à montrer de la mauvaise volonté, rien ne se pourrait faire. »
En France, cependant, comme en 1859, l’alarme s’emparait de tous ceux qui avaient conservé le sens de l’intérêt national, tous ceux qui ne faisaient point passer d’abord l’attachement au principe des nationalités, tous ceux qui ne pensaient pas comme Edmond About, grand homme de la gauche, lequel écrivait : « Nous ne craignons pas un royaume de 26 millions d’Italiens, nous ne craignons pas davantage 32 millions d’Allemands sur la frontière orientale. »
Thiers, se souvenant qu’il avait été ministre de Louis-Philippe mais oubliant la politique qu’il avait préconisée alors, fut l’interprète de cette alarme. Son discours du 3 mai 1866 au Corps législatif ne fut que trop prophétique : « Le plus grand principe de la politique européenne à toutes les époques est que l’Allemagne soit composée d’États indépendants réunis par un lien fédératif. Ce principe a été proclamé par toute l’Europe au Congrès de Westphalie... Ce qui est certain, c’est que la Prusse, si la guerre lui est heureuse, s’emparera de quelques-uns des États allemands du Nord et ceux dont elle ne s’emparera pas, elle les placera sous son influence. L’Autriche sera admise comme protégée. Et alors on verra se produire ce grand phénomène vers lequel on tend depuis plus d’un siècle : l’empire germanique qui résidait autrefois à Vienne résidera maintenant à Berlin, serrant et pressant notre frontière, et cet empire, au lieu de s’appuyer sur l’Espagne comme l’ancien Empire de Charles-Quint, s’appuiera sur l’Italie. Voilà l’avenir que l’on réserve à la politique européenne, à la politique française... Ce résultat était facile à prévoir, et quant à moi, ce que j’ai surtout reproché à l’unité italienne, c’est de conduire à l’unité allemande... » Ces paroles de bon sens, ce rappel de l’immuable politique capétienne, piquèrent au vif l’Empereur en sa chimère, et trois jours plus tard, parlant à Auxerre, il découvrit le fond intime et permanent de sa pensée : « Je déteste, s’écria-t-il, je déteste comme la majorité du peuple français les traités de 1815 dont on voudrait faire aujourd’hui l’unique base de notre politique extérieure. »
Ces paroles où Napoléon III se réaffirmait ainsi l’homme de la Révolution et du testament da Sainte-Hélène, le champion de la « cause des peuples » contre les princes, furent accueillies avec enthousiasme par toutes les gauches. Déjà, le 3 mai, au Corps législatif, Jules Favre s’était élevé contre les conclusions du discours de Thiers, discours qualifié de « harangue d’un autre temps » dans le Siècle où, après qu’était souhaité l’établissement général de la démocratie, on pouvait lire : « Alors un nouvel équilibre européen, plus solide que celui dont M. Thiers est si chaud partisan, s’établirait sur les bases inébranlables du suffrage universel ; et cet équilibre international assurerait la paix du monde. »
Pareille déraison se retrouve dans toute la presse de gauche d’alors ; aux extraits que Jacques Bainville a donnés de cette presse dans son Histoire de deux Peuples, nous ajouterons quelques autres. On peut lire dans le Siècle du 2 juillet 1866 :
« Répétons-le pour la millième fois : nous sommes pour l’Italie... pour le héros légendaire qui représente toutes les aspirations de la Révolution, Garibaldi.
« Nous sommes de plus les partisans actuels de tous ceux qui défendent l’Italie, soit directement, soit en opérant une diversion contre ses oppresseurs qui sont en même temps les représentants du droit divin et la contre-Révolution. Nos vœux sont donc dans la bataille qui se livre peut-être en ce moment où nous traçons ces lignes pour les Prussiens contre les Autrichiens. »
Voici maintenant à la date du 13 juillet dans le libéral Journal des Débats : « Aujourd’hui, la première puissance militaire de l’Allemagne force l’Autriche à jeter dans les bras de la France cette province qu’elle voulait naturaliser allemande 3. Ce sont des faits plus réels que ces fantômes de 60 millions d’Allemands unis que l’on évoque chaque jour devant nous... Il est manifeste que la Prusse représente le progrès en avant et l’Autriche le retour en arrière.... »
Mais en regard de ces textes qui montrent jusqu’à quel point peut être poussé l’aveuglement, il est bon de citer par exemple la traditionnelle Gazette de France : « En dépit de ce que les journaux qui défendent l’œuvre prussienne ont pu dire en faveur d’un empire allemand sous la haute pression de la Prusse, nous conservons notre égoïsme national : nous pensons qu’une Italie forte de 26 millions d’âmes, une Prusse forte de 45 millions forment une ceinture autour de la France qui pourrait singulièrement lui presser les flancs. »
Ces paroles de simple sagesse dont nous retrouvons l’équivalent dans l’Union, dans le Monde, dans toute les feuilles de tendances légitimistes, orléanistes, ou même purement catholiques, étaient tournées en dérision par les esprits forts de la presse de gauche, les Guéroult, les La Bédollière, les Lemoinne, les Peyrat, les Girardin. Michelet encore ne devait-il pas écrire : « La France se réjouit de la victoire de Sadowa. Nous étions charmés d’opposer à nos vieux traîneurs de sabres, aux militaires de métier, un succès dû en partie à la landwehr citoyenne... Nous étions frappés d’y voir la belle culture protestante victorieuse de la barbarie catholique. »
Tout cela s’imprimait, se proclamait, le Paris républicain illuminait pour fêter la victoire de la Prusse, alors que, comme le note Bainville, « on était à si peu de mois de l’année terrible. Jamais foule n’aura crié d’un meilleur cœur : Vive ma mort, meure ma vie. »
Une chance encore : le lendemain de Sadowa, Napoléon III saisi d’une demande de médiation de François-Joseph pouvait imposer à Bismarck un armistice et sauver l’Allemagne de la domination prussienne. Quatre-vingt mille hommes pouvaient être immédiatement rassemblés sur le Rhin totalement dégarni du côté prussien et leur intervention eut renversé le sort des armes. Mais malgré les instances de Drouyn, de Lluys, ministre des Affaires étrangères, du maréchal Randon, ministre de la Guerre et de l’impératrice, Napoléon III se refusa à cette décision. Porteur d’une demande d’armistice non appuyée d’une menace militaire, notre ambassadeur à Berlin, Benedetti, fut berné par Bismarck tout le temps nécessaire pour consommer la déroute de l’armée autrichienne et battre les contingents des États du Sud. Quand on en vint enfin aux conditions et que Bismarck eût manifesté son intention d’annexer purement et simplement le Hanovre et la Hesse Électorale, Napoléon, d’accord avec la Russie et l’Angleterre, eut pu sauver ces deux États, mais désavouant l’opposition de Drouyn de Lluys, il accepta tout. Les « petits États » ne l’intéressaient pas, offusquaient son goût de la symétrie en géographie, étaient pour lui une offense à son cher principe des nationalités. Il faisait d’ailleurs écrire dans la circulaire envoyée peu après aux agents diplomatiques : « Le véritable équilibre consiste dans la satisfaction des peuples. La grandeur d’un pays ne dépend pas de la faiblesse de ses voisins. » L’histoire, hélas, et une exacte connaissance de la nature humaine démentent ces aphorismes plus dignes d’un prédicant que d’un homme d’État. Quel peuple est jamais satisfait ? Après le risorgimento vient le primato.
Quand, cependant, quelques mois plus tard, la menace constituée par l’armée prussienne fut enfin sensible à l’esprit de Napoléon III et que Niel devenu ministre de la Guerre demanda au Corps législatif de voter son fameux projet de réorganisation de l’armée, il se heurta à l’opposition violente de la gauche. Maintenant que l’unité italienne était accomplie et l’unité allemande presque faite, maintenant qu’il ne s’agissait plus « d’affranchir les peuples » mais seulement de défendre la France, la gauche de belliqueuse devenait pacifiste. Au nom de celle-ci, Jules Simon déposa un contre-projet comportant des périodes d’instruction dont le total n’atteindrait pas douze mois, avec des exercices de tir le dimanche. Alors que Bismarck, déjà, méditait d’envahir, de démembrer la France, Jules Simon déclarait ineffablement : « Le projet du gouvernement est l’organisation de la guerre, le nôtre essentiellement défensif est l’organisation de la paix. » Le projet du maréchal Niel supprimant les « bons numéros » était impopulaire comme tout ce qui institue une charge ou une contrainte nouvelle ; cette opposition de la gauche fit loucher les membres de la majorité vers leurs fiefs électoraux, et devant cette crainte de l’électeur, les projets furent amendés, altérés, réduits à rien ou presque, surtout en ce qui concernait l’organisation de la garde mobile.
Toutes les erreurs dont chacune satisfaisait un vœu passionné de la gauche depuis 1815 étaient accomplies. Toutes ces fautes accumulées que la moitié du pays avait accueillies avec des transports de joie, les qualifiant de revanche sur les « odieux » traités de 1815 allaient produire leurs effets nécessaires : la France allait payer.
La France paie.
Le jour de l’échéance était venu : la défaite, l’invasion, conséquences fatales de la politique voulue par les gauches depuis 1815 et appliquée depuis 1859, s’abattaient sur la France. Et l’on vit alors les hommes dont la responsabilité était, moralement, au moins égale à celle de Napoléon III, se réjouir de la défaite. « Les armées de l’empereur sont battues », s’écriait joyeusement Jules Favre, et le lendemain de Sedan, le péril extrême où se trouvait le pays ne fit pas oublier aux républicains que l’occasion était bonne pour s’emparer du pouvoir, au risque d’une guerre civile devant l’ennemi. Les historiens officiels exaltent avec ensemble l’œuvre du gouvernement de la Défense nationale, mais pourquoi avec le même ensemble escamotent-ils tous, ou presque tous, que Bismarck après Sedan, aux entretiens de Verrières, se contentait de l’Alsace et de 3 milliards ? Gambetta et ses compagnons ont peut-être sauvé l’honneur – en faisant s’ajouter aux premiers désastres quelques autres désastres ! – mais ils ont sûrement coûté à la France Metz avec le tiers de la Lorraine et 2 milliards. D’ailleurs, après Sedan, la partie irrémédiablement compromise, la sagesse ne commandait-elle pas de traiter pour préparer la revanche, comme en de pareilles circonstances, en 1806 et en 1809, l’avait fait l’Autriche ? Il est vrai que la paix, c’était pour Gambetta et ses amis la fin de toute puissance, la fin de toutes les satisfactions que procurent l’exercice du pouvoir ainsi que la nécessité, peut-être, de devoir rendre des comptes.
Il semble qu’alors la France ait eu le sentiment des erreurs et des fautes qui avaient été les génératrices de la catastrophe. La majorité de l’Assemblée qui, le 13 février 1871, se réunit à Bordeaux était composée de légitimistes, d’orléanistes, d’hommes qui, directement ou indirectement, n’avaient nulle part de responsabilité dans les désastres qu’il s’agissait maintenant de réparer. Une période nouvelle commençait où, comme l’a dit Charles Maurras, la revanche fut véritablement reine de France. Mais, tandis qu’à droite, on songeait à celle-ci d’abord, et que, dès 1872, l’Assemblée nationale se consacrait à la réorganisation militaire du pays, les chefs de la gauche acceptaient la défaite : conquérir le pouvoir avait pour eux plus de prix que la reconquête de Metz et de Strasbourg. Grévy déclarait à Scheurer-Kestner : « Il ne faut pas que la France songe à la guerre ; il faut qu’elle accepte le fait accompli ; il faut qu’elle renonce à l’Alsace. » Et Gambetta, le « patriote » dont la légende est une imposture, l’homme qui, donnant à une fille sa photographie, écrivait sur celle-ci « À ma petite reine que j’aime plus que la France », Gambetta, dès 1874, par l’intermédiaire d’Henckel de Donnersmarck, l’amant de la Païva, dont il était le commensal assidu mais secret, s’entendait avec Bismarck que peut-être même il alla voir à Varzin. Le chancelier allemand ne voulait pas pour la France d’une monarchie dont la revanche eût été le but premier, dont l’alliance avec l’Autriche eût été aisée et sans doute immédiate. Tandis que la république, c’était le régime des luttes intestines sans fin, c’étaient les Français oubliant dans ces querelles la « trouée des Vosges ».
D’accord avec Bismarck et parallèlement à son Kulturkampf, le « borgne sonore », alors que les soldats allemands venaient de quitter notre sol, lança son cri de guerre civile, son cri impie : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi. » Bismarck désireux de garder à Gambetta son auréole de patriote avait voulu que restassent secrètes leurs relations ; pourtant, après le 16 mai, il jeta le poids de l’Allemagne dans la balance. L’ambassadeur Hohenlohe déclarait : « Si les conservateurs et Mac-Mahon, c’est-à-dire l’armée, prennent une trop grande place dans ce pays, l’Allemagne fera la guerre. » Aussitôt, les républicains de menacer de la guerre les électeurs s’ils votent pour la droite. « Jules Ferry plus que tout autre abuse de l’argument », écrit Juliette Adam. Et elle qui était alors l’Égérie des chefs de la gauche, mais d’abord passionnément française, ajoute : « Nous avons servi et servons aveuglément Gambetta, parce qu’il a été l’homme de la guerre à outrance ; nous avons parmi nos amis de soi-disant patriotes qui accusent les hommes du 16 mai d’être belliqueux. Alors, nos ennemis politiques veulent la revanche dont nous ne voulons plus, et Bismarck veut la république. Je suis affolée. »
La république avec son anticléricalisme dissolvant et plus dissolvant encore, son principe, son idéal, fut le cadeau empoisonné de Bismarck à la France. Et pour nous détourner tout à fait des provinces perdues, nous disperser, nous mettre en conflit avec l’Angleterre, avec même l’Italie, il poussa Gambetta et Ferry aux entreprises coloniales. Cette politique excluait toute idée de revanche prochaine et permettait à l’Allemagne d’attendre le moment où l’équilibre démographique serait rompu en sa faveur. Cet abandon de la revanche est marqué, d’ailleurs, par la régression des dépenses militaires. En 1881, les crédits pour constructions neuves et approvisionnements de réserve se montaient à 145 millions, contre 80 en Allemagne ; vingt-cinq ans après, ils se trouvaient réduits à 27 millions contre 137 en Allemagne. Au vrai, de 1878, date de l’arrivée au pouvoir des républicains jusqu’à 1895, la France n’eut pas de politique extérieure. Le scandale de Panama par le discrédit qu’il jeta sur les anciennes équipes opportunistes et radicales amena au pouvoir des hommes nouveaux, qui, rêvant de nous faire contracter des alliances, ne comprirent pas qu’une grande politique au dehors exigeait à l’intérieur une stabilité contraire au principe même du régime. Et quand en 1905, Delcassé, coupable aux yeux de l’Allemagne de son accord avec Londres, fut mis par Guillaume Il dans la nécessité de se démettre, la France, après la crise de l’Affaire et en pleine Séparation, se trouvait moralement et matériellement dans l’incapacité de relever le défi. Ce fut « l’humiliation sans précédent ».
Jaurès régnait alors. C’était le temps de la persécution religieuse de la liquidation des congrégations, de la rupture avec Rome, c’était aussi le temps de la suppression du Deuxième Bureau, des fiches et du « régime abject ». Le service militaire était réduit à deux années, l’armée était considérée par les maîtres du jour comme une survivance détestable. Il fallut l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche et la tension internationale qui suivit, pour amener ce qu’on a appelé la réaction nationale de 1912. Mais alors que la volonté de guerre de l’Allemagne apparaissait certaine à tous les esprits clairvoyants, lorsque Barthou en 1913 demanda le retour au service de trois ans, de même que Niel en 1867 s’était heurté à l’opposition des républicains, il dut vaincre l’opposition des socialistes et d’une partie des radicaux. Et au mois de mai de l’année suivante, moins de trois mois avant la déclaration de guerre, socialistes et radicaux firent campagne contre la « folie des armements » et pour l’abrogation des trois ans. Le suffrage universel, avec son aveuglement ordinaire et son goût pour le moindre effort, leur donna une ample majorité. Tout, cependant, annonçait la tempête, mais qu’importait à la gauche ? Lorsque Ribot, en cette séance de la Chambre qui vit la présentation et la mort de son cabinet, fit une allusion au danger extérieur, Sembat l’interrompant s’écria : « Pas ça, pas la panique. » Mais lorsque la guerre dont ces socialistes avaient nié la possibilité eut éclaté, ils acceptèrent – sans se faire prier – de participer au gouvernement du pays, et le même Sembat eut un ministère.
Pendant des mois, ce fut ce que Charles Maurras a appelé la « monarchie de la guerre », mais lorsque les hostilités s’éternisant le ressort se détendit, lorsque le Parlement fut de nouveau réuni, presque en permanence, la gauche devint le centre des pires agitations, du pire défaitisme. Il suffit de rappeler l’année 1917, le triste ministère Painlevé, les mutineries, les collusions du Bonnet rouge. Il fallut, pour forcer la victoire, la poigne de Clemenceau, sa véritable dictature.
Le Tigre avait conduit la guerre en réaliste, mais dès les pourparlers d’armistice, le religionnaire reparut, l’homme dont les Michelet, les Quinet, avaient été les maîtres intellectuels, pour qui il fallait accepter la Révolution « en bloc », pour qui les principes de 89 et de 48 étaient des dogmes. Après 70, le poids sur notre frontière de l’Est du nouvel empire germanique avait fini par contraindre les hommes de la gauche à un certain réalisme en matière de politique extérieure. Mais avec la victoire, cette nécessité s’évanouissait. L’ennemi à bas et en révolution, Clemenceau crut sa tâche accomplie, et, abandonnant la catholique Autriche à la fureur des dépeceurs, il repoussa comme sacrilèges toutes les suggestions qui lui furent faites de toucher à la sainte unité allemande. Il le fit bien voir à Mangin coupable de s’être mis en rapport avec les séparatistes rhénans. Et toute la gauche, toute la presse de gauche, était avec lui sur ce point en intime et total accord. Qu’importait que l’Allemagne restât unifiée, du moment qu’elle était en république. Tous se réjouissaient de voir tomber les roitelets et principicules germaniques sans vouloir reconnaître que la disparition des dynasties, support du particularisme, achevait l’œuvre de Bismarck. C’est de nouveau l’aveuglement que l’on a vu sévir de 1815 à 1870.
M. Marcel Cachin écrivait dans l’Humanité du 10 novembre 1918 : « Les vingt-deux monarchies d’Outre-Rhin vont être balayées par la tourmente, le kaiser en tête, et cet odieux monde de rois et de princes va disparaître de la scène. La prophétie wilsonienne va être demain réalisée ; les temps sont venus où les peuples seuls vont être appelés à prendre la parole. »
Dans le Populaire du 4 novembre 1918, on peut lire : « Il y a des gens qui ne se consoleront jamais d’avoir vu l’unité allemande se constituer... Ce n’est pas parce que Bismarck a fait cette unité par le fer et par le feu qu’elle doit être en principe condamnée et rompue... Rien ne serait plus monstrueux que de pratiquer le bismarckisme à rebours. »
Enfin, sur la question autrichienne, la déraison n’était pas moins complète. Voici ce qu’à la date du 30 octobre 1918 Gustave Téry écrivait dans l’Œuvre : « À la vérité, l’Autriche ne se “décompose” pas du tout... L’Autriche ou plus généralement l’Europe centrale est en pleine renaissance ; ce n’est pas d’une décomposition, mais d’une recomposition qu’elle nous offre le spectacle... Peut-on s’effrayer du nombre des unités nationales nouvelles qui surgissent ? À mettre les choses au pis, cet émiettement du bloc austro-hongrois n’offrira aucun danger tant que les Boches ne pourront en utiliser les morceaux. Et ce n’est pas de sitôt qu’ils en auront les moyens. »
Mais après avoir lu ces « Vive ma mort, Meure ma vie », ouvrons l’Action française du 14 novembre 1918 – trois jours après l’armistice –. « Seule, écrit Jacques Bainville, une sordide ignorance aura pu se réjouir de la chute des petites dynasties allemandes, de ces vingt-deux princes que les patriotes de là-bas dénonçaient depuis quinze jours comme un péril national. De même qu’il ne pouvait y avoir de fédération austro-hongroise qu’avec un Habsbourg, il ne pouvait y avoir en Allemagne de particularisme que dynastique. Devant quoi la France, au sortir de la grande joie de sa victoire, risque-t-elle de se réveiller ? Devant une République allemande, une République sociale-nationale supérieurement organisée et qui de toute façon sera deux fois plus peuplée que notre pays. Cette république (si l’Allemagne reste une république, ce qui n’est pas encore assuré) ... sera productrice et expansionniste. Cette République des Allemands-Unis qui aura achevé l’unité allemande continuera l’Empire...
« Quelques jours vont décider de la suite du siècle et dire si notre victoire aura des résultats durables ou si elle n’aura été qu’une victoire à la Pyrrhus... Au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’Allemagne s’étendrait dans toute l’Europe centrale et sa masse écraserait le continent... Ce ne serait pas la peine d’aller à Versailles pour y faire triompher l’idée de Bismarck – celle de l’unité allemande – vêtue à la mode du siècle et rajeunie. L’attitude des Allemands dicte la nôtre : les principes de M. Wilson appliqués dans leur rigueur absolue n’aboutiraient qu’à y faire une Europe dominée par l’Allemagne, où la France serait encore en danger, où ses reprises seraient précaires. Si l’on veut que la paix ne soit qu’une lugubre farce, il n’y a qu’à proclamer à Versailles en 1918 que Bismarck quand il unifiait l’Allemagne en 1871 avait bien fait. »
Deux jours plus tôt, il avait écrit : « Si le peuple français a été envahi deux fois par le même ennemi, en 1870 et en 1914... sachons-le à jamais, il le doit à deux erreurs, à deux illusions qui ont failli être mortelles.
« On avait cru jadis qu’il suffirait que l’Allemagne eût son unité, qu’elle formât un seul État comme les autres peuples, pour que, satisfaite, elle cessât d’agiter l’Europe par ses contestations et pour que la paix éternelle fut établie dans la famille des nations. Or l’Allemagne n’est devenue grande que pour vouloir être plus grande et posséder à son tour ce que les autres peuples, ses aînés, avaient acquis par leur labeur... »
Enfin, sur la question autrichienne, le même Bainville avait écrit, le 30 octobre 1918 : « Quand il n’y aura plus en Europe qu’une seule masse organique, la masse allemande, qu’elle soit républicaine ou ce que l’on voudra, où sera notre sécurité ?
« Il y a encore une ressource et il y en a plus qu’une : c’est l’État autrichien, centre autour duquel peuvent se cristalliser des forces... La monarchie habsbourgeoise est le seul fédérateur connu du magma ethnique de l’Europe centrale. Des alchimistes politiques se préoccupent en ce moment de fédéraliser l’Autriche future par des procédés imaginaires pour prévenir le danger, évident à tous les yeux, d’un bloc allemand entouré de petites nations impuissantes. Il n’existe pas pour obtenir ce résultat d’autre instrument que la dynastie des Habsbourg. Sinon, on poursuit une chimère aussi vaine que la fameuse confédération balkanique. »
Le cas est net : d’un côté, à gauche, un aveuglement grossier où le fanatisme de parti masque tout, sacrifie tout, et de l’autre, à droite, une lucidité exemplaire, une prescience sans égale de l’avenir, jusqu’à ces mots de « République sociale-nationale » dont il n’y aura qu’à intervertir les termes pour obtenir la désignation officielle de l’hitlérisme.
Et qu’on ne nous dise pas, comme l’ont répété après coup quelques-uns des auteurs du « mauvais traité », que la paix de Versailles était une paix de coalition, donc de compromis, qu’il était impossible de toucher à l’unité allemande ou au moins de maintenir pour lui faire équilibre l’empire habsbourgeois, qu’on ne nous dise pas cela, car ils n’ont pas essayé. Ils n’ont pas essayé, et il suffit de lire leurs propres déclarations ainsi que la presse officieuse pendant le temps des négociations, pour ajouter que, même si Wilson et Lloyd George n’avaient point existé, ils n’eussent pas davantage touché à l’unité allemande. Les occasions ne manquèrent pas, mais le gouvernement français sembla mettre son point d’honneur à ne pas vouloir en profiter. Une république allemande avec le drapeau noir rouge et or de 48 et, d’autre part, l’anéantissement de la monarchie austro-hongroise, c’était pour la plupart de nos hommes d’État la réalisation d’un rêve toujours caressé, le vieux rêve des Louis Blanc, des Michelet, des Blanqui.
« Cette paix doit être une création continue », avait dit Raymond Poincaré après la signature de ce traité « trop faible pour ce qu’il avait de dur, trop dur pour ce qu’il avait de faible », qui, laissant à l’Allemagne son unité, sa cohésion, instrument de son relèvement, ne lui infligeant que des blessures épidermiques et des entraves illusoires, lui donnait pour voisins à l’Est et au Midi une « poussière de petites nations impuissantes ». « Création continue », avait dit Poincaré ; tel qu’il était, en effet, et pour que ses stipulations fussent maintenues, ce traité exigeait de la France une politique de vigilance et même de coercition continue. Mais pareille politique était-elle compatible avec notre parlementarisme démagogique et anarchique ?
Proclamer qu’il fallait s’accommoder avec la bonne et démocratique Allemagne sans exiger d’elle l’exécution intégrale du traité, devint une machine de guerre électorale aux mains des partis de gauche. Les justes et raisonnables réparations imposées à l’Allemagne et qu’elle ne voulait pas payer étaient au moins un instrument de pression et d’intervention. Mais alors que Poincaré était avec l’occupation de la Ruhr au plein de son effort, le triomphe du Cartel des gauches aux élections de 1924 vint tout bouleverser. Herriot aussitôt évacua la Ruhr. À Herriot, vite englouti dans son désastre financier de 1926, succéda aux Affaires étrangères pour n’en plus bouger jusqu’en 1932, l’homme peut-être le plus funeste de notre histoire avec Napoléon III : Aristide Briand.
Orateur à la voix de velours, démagogue qui a l’intuition de ce qu’il faut offrir à la foule ignorante, de ce qui flattera ses instincts et satisfera son goût du moindre effort, Aristide Briand créa une mystique de la paix. De la paix par une réconciliation franco-allemande. Mais une réconciliation, un accord, entre créancier et débiteur implique toujours un abattement de la créance ; notre créance sur l’Allemagne se trouva bientôt réduite au « solde substantiel » du plan Young. Mais, chose infiniment grave, puisque tout était définitivement accommodé et réglé, pourquoi détenir encore le gage que nous avait donné le traité, pourquoi rester à Mayence ? Mais l’occupation de Mayence n’était pas seulement la garantie de clauses financières, elle constituait, dans la réalité, la seule garantie des stipulations essentielles, c’est-à-dire des clauses militaires et territoriales.
Tous ceux qui avaient lutté contre cette politique du « chien crevé au fil de l’eau », tous ceux qui n’étaient pas dupes des « finasseries » de Stresemann et que socialistes, radicaux, démocrates chrétiens, tous les caudataires de « l’apôtre de la paix » traitaient de bellicistes, jetèrent leur suprême cri d’alarme. À la Chambre, Louis Marin, qui avait refusé de voter la ratification du « mauvais traité », déclarait : « Nous ne voulons pas mettre le doigt dans l’engrenage qui nous conduit aux risques les plus graves au sujet de la sécurité de ce pays. Ce ne sera pas seulement l’évacuation prématurée, mais la question de la Sarre soulevée, mais l’Anschluss... Les évènements les plus graves pourront survenir sans que nous puissions y parer par avance et facilement, non seulement pour la France, mais pour nos amis belges, pour l’Europe centrale, pour nos amis de Roumanie, de Yougoslavie, de Pologne, de Tchécoslovaquie, pour d’autres encore... Ce n’est pas seulement parce que nous voulons que la justice financière soit réalisée entre les alliés, ce n’est pas seulement parce que les accords imposeraient à notre pays, à la génération actuelle et aux générations qui viennent, une charge trop lourde, c’est parce que nous craignons pour notre sécurité et pour la paix future que nous ne ratifierons pas ces accords. »
Et Jacques Bainville, toujours, lui, écrivait : « Cependant, la mise en vigueur du plan Young, c’est la fin de l’occupation, c’est-à-dire le commencement d’une période nouvelle dans l’histoire européenne d’après-guerre. On y entre tête baissée. On ne se demande pas comment on fera respecter les traités de 1919 dans leurs dispositions territoriales qui sont les plus importantes, lorsque cette garde au Rhin aura été levée. »
Le 30 juin 1930, les troupes françaises quittèrent Mayence comme M. Léon Blum écrivait : « Nous ne dissimulerons ni notre satisfaction ni notre fierté. Ce qui s’accomplit aujourd’hui est ce que nous avons voulu, ce que nous avons préparé, ce que nous avons fait. » Aussitôt, tout ce qui, en Allemagne, obéissant comme à un mot d’ordre secret, s’était refréné en l’attente de ce jour, fut comme libéré. Trois mois après l’évacuation, les électeurs allemands envoyèrent au Reichstag cent partisans de cet Hitler dont les beaux esprits du quai d’Orsay affectaient d’ignorer même le nom. Et trois années plus tard, celui qui était pour les Allemands l’incarnation de la revanche, celui dont le même Léon Blum, peu auparavant, avait ineffablement écrit « qu’il était exclu non seulement du pouvoir, mais de la possibilité du pouvoir » devenait chancelier du Reich. Voilà à quoi avaient abouti tous les abandons consentis depuis 1919, tous les actes de foi, ineptes ou criminels de Briand et des briandistes en la « bonne » Allemagne, toutes les effusions et déjeuners avec Stresemann, tous les « arrière les canons, arrière les mitrailleuses ». L’accession d’Hitler était déjà une répudiation morale du traité de Versailles ; avec un enchaînement inexorable, les actes allaient suivre.
Depuis la paix, depuis les incidents diplomatiques au sujet de Fiume et des promesses de 1915 à l’Italie, les relations entre Paris et Rome s’étaient refroidies et même étaient devenues tout à fait mauvaises après le triomphe de Mussolini. Même pour un Poincaré, une révolution de droite, une révolution populaire contre les saints principes quatre-vingt-neuviens, contre tout ce que les révolutions avaient fait triompher jusqu’alors, c’était un scandale. Et que dire des Briand, des Herriot, des Paul-Boncour – qualifiant Mussolini de César de carnaval – : pour eux, le dictateur italien était l’Ennemi. Cette hostilité systématique eut pour conséquence d’éveiller certaines sympathies italiennes pour l’hitlérisme considéré d’abord comme une mutation du fascisme. Mais les réalités politiques devaient être bientôt plus fortes que toutes les apparences : lorsque Hitler, en 1934, fit assassiner Dollfuss et tenta de mettre la main sur l’Autriche, Mussolini mobilisa sur le Brenner, menaçant d’une immédiate intervention militaire. Devant le danger allemand renaissant, on comprit à Paris, qu’un rapprochement avec l’Italie était indispensable pour sauvegarder l’indépendance autrichienne. Mais cet accord de Rome, mais cette politique d’entente, œuvre d’un gouvernement encore sous le signe du 6 février fit éclater à gauche une clameur indignée. Ce morceau de M. Léon Blum donne le ton : « M. Laval est donc à Rome. Pour la première fois un ministre français est l’hôte de l’assassin de Matteotti. Pour la première fois, un représentant de la République française reconnaît le tyran de l’Italie comme un chef d’État par l’initiative déférente de sa visite... N’importe, au risque de troubler le concert universel de joie, de battage et d’adulation, nous voulons comme socialistes et comme Français exprimer tout haut notre honte. »
Aussi, dès le début de l’affaire éthiopienne, quel frémissement de joie, quels cris de hyène parmi les religionnaires de l’antifascisme, les Cachin, les Blum, les Herriot, les Delbos, les Cot, les Paul-Boncour. Et comme en 1859 et en 1866, on vit un net partage de l’opinion : d’un côté tous ceux que leur passion partisane faisait travailler pour Hitler comme leurs devanciers avaient travaillé pour Bismarck, et de l’autre, ceux qui faisaient passer avant tout l’intérêt du pays, le strict intérêt du pays. On sait la situation dramatique de M. Pierre Laval, contraint de voter à Genève les sanctions pour complaire à l’Angleterre, mais surtout devant les attaques des Herriot, des Delbos, pour conserver sa majorité. S’y refuser, c’était la chute, c’était un successeur s’empressant d’anéantir son œuvre de réconciliation franco-italienne, cette réconciliation que, grâce à son action personnelle et malgré les sanctions, il espérait sauvegarder. La trahison rituelle d’Herriot et de ses radicaux, le força à démissionner cependant ; la fissure avec Rome fut élargie et le châtiment d’ailleurs ne se fit pas attendre : au mois de mars suivant, Hitler occupait la Rhénanie. Les élections allaient décider de nos relations avec Rome et par contrecoup du sort de l’Europe centrale et peut-être de l’Europe tout court...
Hélas ! M. Léon Blum devint président du Conseil. Aussitôt, ce fut avec Rome la rupture de fait, et pouvait-il en être autrement entre Mussolini et les hommes qui continuaient à le faire insulter dans leurs journaux, pour qui il était toujours « l’assassin fasciste ». Et cette rupture devint totale lorsque M. de Chambrun fut rappelé de Rome, Delbos et Blum sachant bien que le libellé des lettres de créances ne permettrait pas de lui donner un successeur. Avant ce rappel cependant, Mussolini s’était déclaré prêt à une politique d’entente avec la France, quel que fût son gouvernement, mais ces ouvertures se heurtèrent à un silence méprisant. À la séance de la Chambre du 24 juin 1936, comme M. Louis Marin précisait que le vrai danger, le seul, c’était l’Allemagne d’Hitler, et que par conséquent, il fallait éviter à tout prix la catastrophe que serait pour le monde entier une entente italo-allemande, il fut interrompu par M. Grumbach qui déclara : « Vous donnez à cette entente une valeur qu’elle n’a pas. »
Prise entre une Angleterre, une France hostiles et l’Allemagne qui semblant oublier 1915 et 1934 lui tendait la main, l’Italie était irrésistiblement poussée vers cette entente. C’était pour elle l’unique moyen de sortir de son isolement et d’imposer à la France et à l’Angleterre la reconnaissance de sa conquête éthiopienne. La guerre civile espagnole allait faire s’accentuer ce rapprochement et éloigner davantage encore la France de l’Italie. Tandis que l’Italie et l’Allemagne soutenaient Franco, les hommes de notre Front populaire se déclaraient pour leurs congénères d’Espagne dès l’origine, cependant, il était aisé de prévoir quelle serait l’issue de la lutte et que cette intervention en faveur du vaincu probable risquait de nous aliéner l’amitié espagnole, amitié pour nous capitale, en cas de conflagration européenne.
En Angleterre, cependant, après le couronnement du roi George VI, M. Neville Chamberlain devenait le chef du gouvernement britannique. Ce lucide et courageux vieillard que l’histoire, nous le croyons, égalera aux Pitt, comprit que la politique de M. Eden et le rapprochement italo-allemand qui en était la conséquence conduisait à une rupture d’équilibre au bénéfice du Reich. Pour contenir Hitler, pour assurer la paix, il fallait d’abord renouer avec Rome. Intention qui se heurta à l’opposition puis enfin à la démission du funeste M. Eden. Notons en passant que la faveur toujours accordée par une partie de notre presse et même par un journal comme le Figaro au « torpilleur » du plan Laval-Hoare est pour nous un constant sujet d’étonnement. M. Anthony Eden est en effet l’un des premiers auteurs de l’axe Rome-Berlin, l’un des premiers responsables, avec les Blum, les Herriot, de l’angoisse où vit présentement l’Europe. Comme les Blum, comme les Herriot, il se proclame l’adversaire d’Hitler, mais comme les Blum et les Herriot, s’il en eût été l’agent, eût-il agi différemment ? Et vraiment – si ce n’est une manœuvre –, le Führer est bien ingrat de le prendre pour tête de Turc en ses discours, car il lui doit ses plus éclatants triomphes.
Un accord fut vivement conclu entre Londres et Rome, mais devait se compléter par un accord parallèle entre Paris et Rome. Or, à Paris, les gauches, dont la presse avait pleuré sur le départ de M. Eden, n’avaient nul désir d’une réconciliation avec Mussolini. Antifascisme d’abord. Ne plus soutenir les Rouges espagnols était le moyen d’assurer cette réconciliation, mais le Quai d’Orsay, au contraire, exigea de Mussolini l’abandon préalable des nationalistes. Le discours de Gênes fut la réponse du Duce. Encore une fois, l’intérêt de la France avait été sacrifié à celui de la secte. L’évènement se chargea aussitôt de le démontrer. Hitler, inquiet du « tour de valse » esquissé par l’Italie, résolut de brusquer les choses avant qu’il ne fût trop tard : le 11 mars, les troupes allemandes occupaient l’Autriche. Et le rapprochement entre Rome et Paris, n’ayant plus pour l’Italie ce qui en faisait la raison d’être immédiate, devint plus difficile encore.
De 1815 à 1867, les gauches – tous ceux, libéraux, bonapartistes, républicains, dont l’ensemble formait ce qu’on appelait le « parti du mouvement », c’est-à-dire le parti de la guerre – avaient été belliqueuses. « L’opposition se moque de la guerre générale », disait sans peur Armand Carrel. Mais son idéal réalisé aux dépens de la France par l’unification de l’Italie et celle de l’Allemagne, la gauche, quand il ne fut plus question que de défendre la France, devint pacifiste, voire antimilitariste. Or, pendant l’année 1938, on assista à un nouveau retournement : la gauche devint belliciste comme elle l’était en 1792, en 1830, en 1848, et de la même façon. Pour la gauche, la guerre c’était et c’est encore la croisade contre l’hitlérisme, le fascisme, et au fond, à l’automne dernier, si elle se passionnait à ce point sur le sort de la Tchécoslovaquie, c’est surtout parce que la Tchécoslovaquie était une création maçonnico-wilsonienne. Et alors que la sagesse commandait impérativement de temporiser, de gagner le temps nécessaire pour refaire une aviation et des alliances, on put voir ces pacifistes, ces désarmeurs, tous ceux qui étaient véritablement les artisans de la renaissance allemande et de l’ascension d’Hitler, tous ceux qui avaient forgé de leurs mains l’axe Berlin-Rome et rendu fatale la disparition de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie, on put les voir, prêts, le « cœur léger », à déchaîner le cataclysme.
Ainsi, tous, depuis les Encyclopédistes jusqu’à M. Blum, ils se sont toujours trompés : tous, les hommes de la Révolution déclarant la paix au monde, puis menant une croisade qui, après vingt-trois années de massacres, devait se terminer par l’humiliation de la défaite et de l’invasion ; les libéraux, les républicains de la Restauration et de la Monarchie de Juillet, réclamant une aussi absurde croisade ; Napoléon III, réalisant leur rêve d’une grande Italie, d’une grande Allemagne ; les socialistes et radicaux d’avant 1914, dénonçant la « folie des armements » ; les mêmes en 1919, acharnés à mettre en pièces l’empire habsbourgeois et à interdire qu’il fût touché à l’unité germanique ; les mêmes toujours, quand la France, sans péril, pouvait dire « non », faisant le lit d’Hitler, puis, devant une Allemagne démasquée, guettant l’occasion de bondir sur Vienne ; puis, en 1938, enfin, alors qu’à tout prix il fallait gagner du temps, poussant au désastre.
Et ils avaient raison, l’histoire le prouve, leurs adversaires de toujours : Louis XV, résolu à refréner l’ambition de la Prusse ; les droitiers de la Législative votant contre la guerre ; les Charette, les Cadoudal dont la victoire eût épargné des années d’inutiles massacres, eût évité surtout les bouleversements européens d’où devaient sortir l’unité allemande et l’unité italienne ; Louis XVIII et Louis-Philippe luttant pour maintenir l’équilibre puis le statu quo européens ; les royalistes qui en 1859 et en 1866 s’élevèrent contre la politique révolutionnaire de Napoléon III ; les Maurras, les Bainville, les Louis Marin, dans leur opposition au « mauvais traité », dans leur lutte contre la mystagogie briandiste, puis en 1935 contre les sanctions, et en 1938, enfin, contre la guerre idiote et criminelle, la « croisade des démocraties. »
Une telle persistance dans l’erreur, d’une part, et d’autre part, une clairvoyance toujours vérifiée par l’évènement ne sont pas l’effet du pur hasard. Si à gauche on s’est toujours trompé, c’est que tous, depuis les Encyclopédistes jusqu’à M. Léon Blum, sont moins Français que citoyens d’une république idéale. Sans hésiter jamais, ils sacrifient la France à une abstraite idole. Ce n’est pas l’intérêt de la France qui les détermine, mais ce que leur commande le culte de cette idole. Face aux réalistes de la droite, ils sont ce que nous appellerons des « religionnaires ».
Et si l’on nous rétorque que la droite a elle aussi ses religionnaires, nous en serons quittes pour constater que l’idéal de ces religionnaires-là se confond toujours avec l’intérêt du pays. Et cela, également, n’est pas l’effet du pur hasard. « La France, écrivit un jour Jacques Bainville, est la nation la plus réactionnaire, la plus conservatrice de l’Europe », ce qui souleva l’indignation de tous les Paul-Boncour, mais il eût pu écrire sans conteste : la France, depuis la fin du dix-septième siècle, est la nation dont l’intérêt est d’être la plus conservatrice du continent. Parvenue à l’unité politique, alors que les mots Allemagne, Italie, n’étaient encore que des « expressions géographiques », la France était, par position, l’ennemie naturelle de tout bouleversement, l’ennemie naturelle de tout ce qui risquait de modifier un profitable état des choses. L’aberration révolutionnaire fit sacrifier cet intérêt à une sentimentalité, une « idéologie » ; mais malgré ce que lui a coûté cette espèce de suicide, la France n’en demeure pas moins une vieille nation, maîtresse d’un immense empire colonial. Si diminuée qu’elle soit depuis le dix-huitième siècle, tous les bouleversements, cependant, lui sont toujours contraires, et les seuls qu’elle puisse souhaiter seraient des « réactions ».
La Révolution, de par la position de la France en Europe et dans le monde, a toujours été et est encore antifrançaise. Si l’Allemagne, si l’Italie, fêtaient le cent-cinquantième anniversaire de cette Révolution qui leur a donné l’être, rien ne serait plus naturel, mais la France ?
Pierre VAN ALTENA.
Paru dans La Revue universelle
en août 1939.