À propos des Croisades

 

 

On a jugé les Croisades. Nous sommes loin aujourd’hui de l’époque ou Gibbon et Voltaire ne voyaient dans ces expéditions lointaines que des seigneurs crédules et trompés allant se faire inutilement tuer en Palestine, à la voix de moines fanatiques. Personne n’oserait écrire aujourd’hui, d’après Robertson 1, que c’est là « une étonnante frénésie de l’esprit humain » ; personne, disons-nous, à l’exception toutefois de M. de Lamartine qui a défini les Croisades « l’épopée du fanatisme chrétien 2 ». On les appellera, avec M. Guizot, l’évènement héroïque de l’Europe moderne.

Mais ce qu’on ne proclame pas assez haut, c’est que les papes furent les promoteurs de ces grandes entreprises. On sait assez de quels graves dangers les Turcs menaçaient l’Europe. Si ces dangers ont été écartés, pour quelques siècles du moins, si les Ottomans ne sont devenus maîtres de Constantinople qu’en 1453 et non dans le courant du XIIIe siècle, c’est aux Croisades qu’est dû ce résultat. C’est-à-dire que les guerriers de l’Occident, au lieu d’avoir la guerre religieuse chez eux, la portaient sur le territoire de leurs ennemis. Ajoutons que la chrétienté tout entière n’étant, aux yeux des Papes, pour parler avec le comte de Montalembert 3, qu’une majestueuse unité, qu’un seul royaume sans frontières intérieures, sans distinction de races, il importait de la mettre à l’abri de ses ennemis extérieurs. La sainte ardeur des combats pour la croix, dont Sylvestre II avait ressenti les premières atteintes, enflamma tous les pontifes romains jusqu’à ce Pie II, qui mourut croisé.

Il ne sera pas inutile, croyons-nous, de corroborer ces assertions par quelques preuves.

Au temps de Sylvestre II (999-1003), les chrétiens de Jérusalem et de la Palestine eurent beaucoup à souffrir de la part des Musulmans. Leurs voix plaintives, le bruit de leurs souffrances étant venus en Occident, y causèrent une émotion profonde. Le chef spirituel de l’univers chrétien écrivit, au nom de Jérusalem dévastée, une lettre à l’Église universelle. La lettre du pape était conçue en ces termes :

« L’Église qui est à Jérusalem, à l’Église universelle, qui commande aux sceptres des royaumes. Comme tu jouis d’une santé vigoureuse, épouse immaculée du Seigneur, dont je confesse être un membre, j’ai le plus grand espoir de pouvoir, par toi, relever la tête presque entièrement brisée. Pourrais-je avoir de toi quelque défiance, toi la maîtresse des choses, si tu me reconnais pour tienne ? Ce fameux désastre dont j’ai été frappée, est-il quelqu’un des tiens qui doive le regarder comme ne l’intéressant pas et le dédaigner comme la dernière des choses ? Quoique je sois abattue maintenant, l’univers a eu cependant en moi sa partie la meilleure. C’est à moi les oracles des prophètes, les monuments des patriarches ; c’est d’ici que sortirent les éclatantes lumières du monde, les apôtres ; c’est d’ici que l’univers a reçu la foi du Christ ; c’est chez moi qu’il a trouvé son rédempteur. Car, encore que, selon la divinité, il soit partout, c’est ici toutefois que, selon l’humanité, il est né, il a souffert, il a été enseveli, il a été élevé dans les cieux. Mais comme le prophète a dit : « Son sépulcre sera glorieux », les païens détruisent les lieux saints et le démon cherche à les rendre sans gloire. En avant donc, soldat du Christ, sois le porte-étendard et le compagnon de bataille ; et ce que tu ne peux par les armes, fais-le par le secours du conseil et des richesses. Qu’est-ce que tu donnes, et à qui le donnes-tu ? Tu donnes peu de beaucoup, et tu le donnes à celui qui t’a donné gratuitement tout ce que tu as, et qui cependant ne le reçoit pas gratuitement ; mais il le multiplie ici-bas et le récompense dans l’avenir. Par moi, il te bénit, afin que tu profites par tes largesses, et il remet les péchés, afin que tu vives et règnes avec lui. »

Après avoir cité ce document, l’abbé Rohrbacher 4 ajoute :

« Tel est le programme politique de l’Europe chrétienne à l’encontre du mahométisme ;.... programme à l’exécution duquel l’Europe n’a cessé de travailler et ne cesse de travailler encore, tantôt par la force de la persuasion, tantôt par la force des armes, tantôt par le moyen des négociations diplomatiques. »

La situation des chrétiens s’empira sous les successeurs de Sylvestre II. La puissance des Turcs ne cessait de grandir. À la tête d’une armée nombreuse, Togrul-Beck avait assiégé Bagdad et conduit ses hordes victorieuses jusqu’aux bords de l’Euphrate. Son neveu, Alp-Arslan, fit prisonnier l’empereur romain Diogène et répandit la terreur jusque dans Constantinople. Sous le règne de Michel VIII, Soliman envahit la Romanie et établit sa résidence à Nicée. Les Grecs n’avaient plus dans l’Asie-Mineure que les côtes et quelques places fortes. Une autre horde se jeta sur la Syrie et étendit ses conquêtes jusqu’aux frontières de l’Égypte.

Dans ces tristes conjonctures, l’empereur de Constantinople s’adressa au Saint-Siège. Depuis l’année précédente, saint Grégoire VII occupait le trône de saint Pierre. Une croisade parut à l’intrépide pontife un moyen de se concilier l’affection des Grecs et de parvenir à la réunion des deux Églises. Le schisme, le lecteur se le rappellera, avait été consommé, en 1054, par Michel Cérulaire. Pour parvenir à la réalisation de ses vues, saint Grégoire écrivit plusieurs lettres qui toutes « peignent (le protestant Gibbon en convient) l’ardeur de son zèle et de son ambition ». Au mois de février 1074, il en adressa une à Guillaume, comte de Bourgogne, pour lui rappeler la promesse qu’il avait précédemment faite à Alexandre II de contribuer au salut de l’Église. Un passage de cette lettre semblerait même indiquer que Grégoire voulait faire partie de la sainte expédition. « Nous espérons aussi, dit-il, dès que nous aurons signé la paix avec les Normands, nous diriger vers Constantinople pour voler au secours des chrétiens. » Le mois suivant, saint Grégoire adressa une autre épître à tous les chrétiens, pour leur faire connaître les ravages causés par les infidèles. « Les chrétiens excités par le sang et les blessures des chrétiens doivent (c’est là sa conclusion) voler à leur secours et soutenir un empire ébranlé. » Cet appel n’ayant pas été écouté, le pape, en janvier 1075, s’adressa encore une fois à tous les fidèles, mais sans plus de succès que l’année précédente.

« Grégoire lui-même était trop préoccupé de l’accomplissement de ses vues pour se mêler efficacement des affaires d’Orient. » Cette réflexion appartient à Voigt 5, écrivain protestant et professeur à l’université de Königsberg. Voulez-vous l’entendre méchamment commentée par un auteur catholique ? Écoutons M. Michaud : « Il (Grégoire) ne tint pas la promesse qu’il avait faite, et les affaires de l’Europe, où l’ambition (?) du pontife était plus intéressée que dans celles de l’Asie, vinrent suspendre l’exécution de ses projets. » Suivent quelques lignes sur les dangereuses prétentions de ce pontife, prétentions encouragées par les opinions de son siècle ; ce sont encore ces prétentions qui l’engagèrent dans de violents démêlés avec l’empereur d’Allemagne. L’historien nous montre Hildebrand qui, « ne s’occupant plus que de se faire reconnaître pour l’arbitre des États, lança ses anathèmes jusque sur le trône de Constantinople, qu’il avait voulu défendre, et ne songea plus à délivrer Jérusalem 6 ».

Quel jugement doit-on porter d’un écrivain, au reste fort estimable, quand on lit de pareilles assertions ? Si saint Grégoire VII, se constituant l’héritier de la glorieuse pensée de Sylvestre II, ne put cingler vers les eaux du Bosphore et les plages de la Palestine, et réaliser un projet cher à son cœur, est-ce à lui qu’il faut reprocher la non-exécution de cette grande entreprise ? Ne faut-il pas faire porter le poids de cette lourde responsabilité à son implacable adversaire, l’empereur Henri IV, à ce monstre de luxure et de rapacité ? Il est certain que Grégoire VII ne cessa de porter ses regards sur l’Orient, qu’il ne cessa de conjurer les princes chrétiens de voler à sa défense. Nous n’en voulons d’autre preuve que l’extrait suivant d’une lettre qu’il adressa à Henri IV et qui se trouve insérée au livre IIe de sa correspondance 7.

« ... En outre, je donne avis à votre grandeur que les chrétiens d’au delà des mers, cruellement persécutés par les païens, journellement mis à mort comme de vils animaux et pressés par la misère extrême qui les accable, ont envoyé me prier humblement de les secourir de la manière que je pourrais, et d’empêcher que la religion chrétienne, ce qu’à Dieu ne plaise, ne périsse entièrement chez eux. J’en suis navré de douleur, jusqu’à désirer la mort et aimer mieux exposer ma vie pour eux, que de commander à toute la terre en négligeant de les secourir. C’est pourquoi j’ai travaillé à y exciter tous les chrétiens et à leur persuader de donner leur vie pour leurs frères, en défendant la foi de Jésus-Christ, et de montrer, par cette preuve éclatante, la noblesse des enfants de Dieu. Les Italiens et ceux d’au delà des monts, inspirés de Dieu, je n’en doute point, ont reçu de bon cœur cette exhortation, et il y en a déjà plus de cinquante mille qui se préparent à cette expédition, s’ils peuvent m’y avoir pour chef et pour pontife, résolus de marcher à main armée contre les ennemis de Dieu, et d’aller, lui conduisant, jusqu’au sépulcre du Seigneur.

« Ce qui m’excite encore puissamment à cette entreprise, c’est que l’église de Constantinople, divisée d’avec nous au sujet du Saint-Esprit, demande à se réunir au siège apostolique. Presque tous les Arméniens s’écartent de la foi catholique, et presque tous les Orientaux attendent que la foi de saint Pierre décide entre leurs diverses opinions. Notre temps demande l’accomplissement de ce que le Rédempteur a daigné, par une grâce spéciale, ordonner au prince des apôtres, en disant : « J’ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille point ; lors donc que tu seras converti, affermis tes frères. » Et parce que nos pères, dont nous désirons suivre les traces, malgré notre indignité, ont souvent passé en ces pays-là pour confirmer la foi catholique, nous sommes aussi obligés d’y passer, pour la même foi et pour la défense des chrétiens, si Dieu nous en ouvre la voie. Mais comme un si grand dessein a besoin d’un sage conseil et d’un puissant secours, je vous demande l’un et l’autre ; car si je fais ce voyage, c’est à vous après Dieu que je laisse l’Église romaine, afin que vous la gardiez comme votre sainte mère, et que vous défendiez son honneur. Faites-moi savoir au plus tôt votre résolution à ce sujet ; car, si je n’espérais pas plus de vous que beaucoup ne se l’imaginent, je vous adresserais vainement ces paroles. Mais parce qu’il n’est peut-être pas un homme à qui vous ajoutiez une entière foi sur la sincérité de ma dilection, je m’en remets à l’Esprit-Saint, qui peut tout, pour vous faire connaître, à sa manière, ce que je vous souhaite et combien je vous aime, et pour disposer de même votre âme à mon égard, de telle sorte que le désir des impies périsse, et que celui des bons s’accroisse. Car ces deux désirs touchant nous deux, quoique d’une manière diverse, veillent incessamment et combattent, suivant la volonté de ceux dont ils procèdent. Que le Dieu tout-puissant, de qui procèdent tous les biens, par les mérites et l’autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul, vous absolve de tous les péchés, vous fasse marcher dans la voie de ses commandements, et vous conduise à la vie éternelle ! »

Est-ce clair, est-ce évident ?...

Au moment de mourir, saint Grégoire désigna pour son successeur le cardinal Didier, abbé du Mont-Cassin, et, pour parler avec le chroniqueur Paul Bernfried, « en signe de la victoire qu’il remporterait, il voulut qu’on le nommât Victor ». Le successeur d’Hildebrand mourut sans avoir pu réaliser le projet d’attaquer les infidèles en Asie. Il eut néanmoins le bonheur de voir les ennemis de la croix défaits sur les côtes d’Afrique. Depuis longtemps les Sarrasins infestaient la Méditerranée. Résolu de mettre un terme à leurs brigandages, Victor III invita les chrétiens à prendre les armes. À cet appel répondirent les villes du littoral italien, Pise, Gênes et quelques autres. Elles équipèrent des flottes, levèrent des troupes, firent une descente sur la plage africaine et taillèrent en pièces une armée de cent mille musulmans 8.

Nous ne croyons pas devoir nous étendre sur le pontificat d’Urbain II. On sait que ce pontife fut le successeur immédiat de Victor. Nous ne rappellerons point que ce fut lui qui convoqua les conciles de Plaisance et de Clermont, qui reçut Pierre d’Amiens avec affabilité, lorsque celui-ci revint de la terre sainte ; qui ne sait aussi que ce fut Urbain qui octroya a l’Hermite la permission de prêcher la guerre sainte ?

Il est un pontife qui projeta aussi de délivrer la terre sainte et dont le nom est jusqu’à présent demeuré dans l’oubli. Ni M. Michaud, ni M. Rohrbacher n’ont proféré le nom de Sergius IV. Ce pape avait été sacré vers le mois de juillet 1009. C’était l’époque où l’église du Saint-Sépulcre, si renommée dans toute la chrétienté, fut détruite par Hakem, dont les historiens musulmans eux-mêmes signalent les barbares extravagances. À cette nouvelle, une douleur mêlée d’inquiétude s’empara de tout l’Occident, et tandis que quelques chrétiens étaient saisis de frayeur, supposant que la destruction de ce temple vénéré présageait celle du monde, le plus grand nombre n’en conçut qu’un désir plus ardent d’attaquer les infidèles et sans doute aussi de venger ces profanations.

C’est dans ces conjonctures que retentit la grande voix de Sergius IV. Dans une bulle restée jusqu’à présent inédite et publiée, selon toute probabilité, au commencement de l’année 1010, le pape indique nettement le besoin de l’union, si nécessaire aux chrétiens, s’ils veulent combattre avec succès les enfants du prétendu prophète ; il s’adressa à tous ; princes et prélats, grands et petits, il les convoqua tous à la conquête de la terre sainte. Il appuie sur les idées qui se trouvent déjà dans la lettre de Sylvestre II, et qu’Urbain II devait développer plus tard au concile de Clermont. La bulle fut sans doute portée dans les différents pays de l’Europe, par des évêques chargés d’exciter parmi les fidèles une ardeur belliqueuse, de les enrôler sous la bannière de la croix, ou de recueillir des offrandes pour les frais de la guerre. Le silence des auteurs contemporains nous laisse entrevoir que ces démarches furent infructueuses. Cette idée de délivrer Jérusalem, semence jetée au vent, devait plus tard germer et porter ses fruits. Les temps n’étaient pas encore venus.

Il serait peu équitable néanmoins de ne pas tenir compte des généreux efforts de Sergius IV. Il appartient à la justice tardive de l’histoire de rendre hommage à un pontife si longtemps oublié. La Bibliothèque de l’École des Chartes, ce recueil si estimé du monde savant, a publié tout récemment le texte latin de la bulle de Sergius 9. Nous allons faire passer sous les yeux de nos lecteurs une traduction de ce remarquable document.

« Sergius, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les catholiques, rois, archevêques, évêques, abbés, prêtres, diacres, sous-diacres, clercs, ducs, marquis, comtes, grands et petits, pleins d’espoir en Dieu tout-puissant, salut et bénédiction apostolique.

« Nous nous reconnaissons rachetés par le précieux sang de Dieu le Fils, notre Seigneur Jésus-Christ. Aussi devons-nous, en toute humilité, le bénir toujours davantage, le louer et lui offrir des victimes agréables. Dieu, très-chers fils, a enduré beaucoup de souffrances à l’effet de nous délivrer de l’esclavage du démon ; il a supporté, par amour pour nous, les soufflets, les coups, la couronne d’épines, la croix et la mort. Le troisième jour, comme l’affirme le texte sacré, il est ressuscité ; et, en présence de ses disciples, il est retourné dans la gloire du Père.

« Il n’a pas manqué d’hommes, chers frères, qui, enflammés de l’amour du Christ, se sont mis à rechercher les lieux qu’il marqua de l’empreinte de son pied, qui ont vénéré la montagne du Calvaire, où il nous racheta par son sang, et le mont des Oliviers. Mais c’est principalement le sépulcre, où reposa son corps, qui est l’objet de leur dévotion. Dans ce but, ils ont abandonné leurs foyers, et ressenti les atteintes de la fatigue et des angoisses. Les veilles laborieuses ne les ont pas arrêtés ; ils ont bravé les tourments de la soif, du froid et de la nudité. Pourquoi ? semblables à saint Paul, au milieu de Jérusalem, qui lui est étrangère, ils poursuivent la trace des pas de Jésus-Christ ! Ils ne se préoccupent point d’affaires temporelles ; ils ne sont chargés que de leur croix et entendent, à l’imitation de Jésus-Christ, fouler de la seule croix le sol de la route. C’est à nous que le Christ a confié son sépulcre ; et ce sépulcre est, pour quelques pénitents, un moyen de s’emparer du royaume des cieux.

« Nous notifions à tous les chrétiens une nouvelle qui nous est parvenue des régions de l’Orient : le Saint-Sépulcre de notre Seigneur Jésus-Christ a été entièrement dévasté par les mains sacrilèges des infidèles. L’annonce de ce malheur a plongé l’Église universelle et la ville de Rome dans le trouble et le deuil. Tout le monde déplore cette infortune et de grandes nations versent des pleurs. Le sommeil fuira nos paupières ; le chagrin prendra possession de notre cœur. Grande a été notre douleur. Nulle part, en effet, soit dans les écrits des prophètes ou les chants du psalmiste, soit dans les livres des docteurs, nous n’avions trouvé la destruction du tombeau du Rédempteur annoncée ou mentionnée. Ce tombeau, croyions-nous, devait subsister jusqu’à la fin des temps. N’était-il pas prédit que « son sépulcre serait glorieux à jamais » ?

« Que la chrétienté l’apprenne : s’il plaît à Dieu, je désire quitter le rivage italique, en compagnie des Romains, des Toscans et de tout chrétien qui voudra nous suivre. Je veux, avec la grâce de Dieu, combattre les enfants d’Agar et rendre au Saint-Sépulcre son ancienne splendeur. Chers fils, les flots de la mer ne doivent pas vous arrêter ; les fureurs de la guerre ne peuvent glacer votre courage. Écoutez cette promesse divine : « Quiconque renonce, en vue du Christ, à la vie présente sera récompensé par la vie éternelle. » Il faut combattre, il faut lutter ici, non pour s’emparer d’un pauvre royaume, mais pour conquérir en quelque sorte le Seigneur lui-même. Notre devoir consiste à entrer en lice : Dieu se charge du soin de venger ses offenses. Songez-y bien : nous ne faisons que passer à travers ce siècle. Combattons les ennemis de Dieu, et nous entonnerons dans le ciel des chants de triomphe.

« C’est donc à bon droit que nous comptons sur vos conseils et votre active coopération. Les secours fournis par l’Italie, par les citoyens de Venise et de Gênes et ceux que nous attendons de toute nation chrétienne, nous fourniront, il faut l’espérer, les ressources nécessaires à l’équipement de mille vaisseaux. Soutenus par la Providence, nous cinglerons, avec cette flotte, vers la Syrie ; nous laverons les injures faites au Rédempteur. Sondez les replis les plus secrets de votre conscience ; rappelez à votre souvenir le jour du jugement, et sachez que si vous avez fait des bonnes œuvres, vous posséderez les joies du paradis. Volez, chers fils, à la défense de Dieu ; élancez-vous à la conquête d’un royaume sans fin. Je l’espère, je le crois, je le tiens pour assuré : par la vertu de Jésus-Christ, la victoire sera à nous !...

« Nous connaissons l’inébranlable fidélité de nos peuples qui avoisinent le rivage de la mer. Dans une lettre qu’ils viennent d’envoyer, ils nous apprennent qu’ils se sont défaits d’une partie de leur avoir et ont sacrifié, les uns, l’amour de leurs enfants, d’autres, l’attachement aux parents, pour s’occuper uniquement de la construction des navires et de la fabrication des armes. En s’exerçant au maniement des armes, ils préludent aux luttes qu’ils devront soutenir sur une terre étrangère. Nos peuples brûlent du désir de délivrer le tombeau du Christ et de voir se réaliser cette promesse de l’Évangile : « Quiconque aura quitté pour mon nom son père ou sa mère, son épouse ou ses champs, recevra le centuple et possédera la vie éternelle. » Nous vous en conjurons, par ce que vous avez de plus cher : veillez au salut de votre âme ! faites des bonnes œuvres !... Le bienheureux apôtre Pierre avertissait, dans les termes suivants, les brebis que son divin maître lui avait confiées : « Humiliez-vous, leur disait-il, sous la main toute-puissante de Dieu, afin qu’il vous élève au temps de sa visite. » Et ailleurs : « Soyez sobres et veillez : car votre ennemi, le démon, semblable à un lion rugissant, tourne de tous côtés cherchant qui dévorer. Résistez-lui et mettez votre force dans la foi. » Sans les œuvres, vous le savez, la foi est morte, c’est-à-dire la véritable foi, celle qui fuit le mal et pratique le bien.

« Il est une chose qu’il importe de savoir et surtout de comprendre : antérieurement à la venue du Messie, le monde était un royaume de mort, où le démon tenait le sceptre. Au sortir du corps, l’âme humaine, soit juste, soit pécheresse, était, en expiation du péché commis par Adam dans le paradis terrestre, privée de la vue de Dieu. Le ciel était fermé. Dieu eut pitié de ce monde condamné à périr. Il envoya son Fils à l’effet de racheter les coupables. Le Fils de Dieu, qui est le Verbe, a daigné descendre de la droite de son Père dans le sein de la Vierge Marie. L’humilité, il l’a employée pour écraser le démon, auteur de la mort ; c’est par la croix qu’il a opéré la délivrance du genre humain. Si Dieu, dans lequel il n’y a pas l’ombre de péché, a tant enduré de souffrances, que ne devons-nous pas faire pour expier nos iniquités ?

« Par l’autorité du Dieu tout-puissant, par celle de tous les saints et la nôtre propre, pour le salut de vos âmes, nous entendons et ordonnons que toute église et province, tous peuples et tous lieux, que grands et petits, observent la paix. Sans elle, on ne saurait plaire à Dieu. N’a-t-il pas dit aux apôtres : « Bienheureux ceux qui sont pacifiques ; ils seront appelés enfants de Dieu ? » Celui qui aime la paix commence, par le fait, à être enfant de Dieu ; quiconque n’aime point la paix, prouve qu’il ne veut guère être réputé enfant de Dieu. Celui qui méprise la paix prouve qu’il n’est pas enfant de Dieu. La paix du Christ est utile au salut ; la paix qui vient de Satan conduit à la damnation. L’exemple de Judas, abusant du signe de l’amitié pour trahir son maître, est une leçon pour nous. Un baiser causa la ruine de cette âme.

« Quant à vous, très-chers fils, maintenez-vous dans un état de paix parfaite. C’est le moyen d’arriver à la vie éternelle. Quiconque n’accomplira pas nos injonctions n’est déjà plus catholique ; Dieu le rejettera de sa face. La paix, et puis les prières de tous les chrétiens doivent nous aider à remporter la victoire. Quiconque voudra combattre les combats du Seigneur n’a qu’à se ranger à notre suite. Ceux qui ne pourraient nous accompagner viendront à notre aide en nous fournissant l’argent qui nous est indispensable : ces secours pécuniaires nous seront transmis par l’intermédiaire de Jean 10, évêque. Ce sera pour ce dernier une consolation de voir les fidèles répondre ainsi au cri d’alarme que nous avons jeté. Nous vous recommandons notre envoyé, et ne doutons nullement qu’à son retour nous n’ayons de grandes actions de grâce à rendre à Dieu et des remerciements à vous adresser. Salut en notre Seigneur. »

Nos lecteurs ont donc sous les yeux la bulle de Sergius IV, dont le recueil français auquel nous l’avons empruntée a donné le texte latin, d’après une copie du XIe siècle. Il nous reste à tirer quelques conclusions.

Documents historiques à la main, nous avons constaté que l’idée d’un pèlerinage armé, avec la délivrance du Saint-Sépulcre pour but, avait germé dans la tête des papes longtemps avant Pierre l’Ermite. Si nous écrivons ces mots, ce n’est pas que nous entendions dénier au prédicateur de la première croisade toute influence dans ce grand mouvement d’un continent se précipitant sur un autre. Telle n’est pas notre pensée ; mais nous n’aimons point l’exagération. M. Michaud nous assure que « la gloire de délivrer Jérusalem appartenait à un simple pèlerin qui ne tenait sa mission que de son zèle (?) et n’avait d’autre puissance que la force de son caractère (??) et de son génie (???) ». Assertions bien contestables ! L’auteur de l’Histoire des Croisades aurait pu se demander : Au concile de Clermont, quelle allocution fit tressaillir l’assemblée d’enthousiasme ? Est-ce le discours d’Urbain II ou celui de Pierre d’Amiens qui fut interrompu par le cri de Dieu le veut ? M. Michaud a donné lui-même, quelques pages plus loin, la réponse à ces deux questions.

Au résumé, si la civilisation européenne n’a pas disparu sous les flots envahissants de l’islamisme ; si la religion de l’amour et de la liberté n’a point cédé le pas à un culte de sang et d’esclavage, c’est aux croisades que nous en sommes redevables. Elles eurent les papes pour auteurs. À eux nos hommages pour les bienfaits que ces grandes expéditions ont procurés au monde. Oui, pontifes romains, nous sommes fiers de vous proclamer avec un grand homme 11 agents suprêmes de la civilisation, créateurs de la monarchie et de l’unité européennes, fondateurs de la liberté civile, ennemis du despotisme, bienfaiteurs du genre humain !...

 

AD. D.

 

Paru dans La Vérité historique en 1858,

sous la direction de Philippe

VAN DER HAEGEN.

 

 

 

 

 

 

 



1 Histoire de Charles-Quint, introduction.

2 Histoire de la Restauration.

3 Histoire de sainte Élisabeth de Hongrie, introduction.

4 Histoire universelle de l’Église catholique, t. XIII, p. 366.

5 Histoire de Grégoire VII, ch. VI.

6 Histoire des Croisades, liv. I.

7 Lettre 31e.

8 Michaud, ouvrage cité. Rohrbacher, t. 14.

9 T. IIIe de la 4e Série, p. 249. Paris, 1856.

10 Nous ne sommes point parvenus à savoir quel est ce personnage.

11 J. de Maistre, Du Pape. Conclusion.

 

 

 

 

 

 

 

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