Les Espagnols en Amérique et les Anglais dans l’Inde
par
Philippe VAN DER HAEGEN
Nous avons bien souvent entendu reprocher à l’Espagne les cruautés qui ont été commises dans ses possessions d’Amérique. Presque toujours cette accusation est formulée de manière à en faire retomber tout l’odieux, non-seulement sur des aventuriers rapaces et cruels, mais encore sur le roi et sur le clergé. La conclusion que l’on en tirait tout naturellement est facile à deviner : l’Espagne marchait à la clarté de la foi catholique, donc celle-ci est coupable des maux qui ont fondu sur le nouveau continent. – Les écrivains anticatholiques ont une prédilection toute particulière pour cette sorte de calomnie : l’un d’entre eux n’est-il pas allé tout récemment jusqu’à dire que les provinces wallonnes de la Belgique sont plus morales et plus instruites que les provinces flamandes, parce que celles-ci sont plus catholiques ?
Sans nous arrêter à la fallacieuse argumentation de l’auteur auquel nous faisons allusion et qui sera réfuté en son temps, passons aux causes de la dépopulation de l’Amérique, après l’arrivée des Espagnols. Nous n’avons pas à les examiner dans tous leurs détails, mais seulement au point de vue des accusations auxquelles elles ont servi de base contre le catholicisme. Plusieurs écrivains, et entre autres Montesquieu, si souvent égaré par l’esprit de système, ont attribué cette dépopulation à une combinaison aussi impolitique qu’atroce. D’après eux, les Espagnols, convaincus qu’ils étaient impuissants à se maintenir dans les immenses pays découverts par eux, et à établir leur autorité sur les peuples puissants qui les habitaient, auraient résolu de faire de l’Amérique une vaste solitude 1.
Cette idée absurde en elle-même le devient bien davantage si l’on considère que la rapacité fut le principal mobile des premiers aventuriers en Amérique, et que cette rapacité ne pouvait être satisfaite que par l’exploitation des mines. Or, qui eût pu fouiller les entrailles de la terre si ce n’est les indigènes ? Donc en détruisant ceux-ci, les conquérants du nouveau monde eussent tari la source de leurs richesses.
Robertson, ministre protestant, fait table rase du système de Montesquieu : « Il est rare, dit-il, que les nations portent leurs vues aussi loin, et forment des plans aussi réfléchis ; et l’on doit observer, pour l’honneur de l’humanité, qu’il ne s’en est jamais trouvé aucune qui ait conçu un projet aussi exécrable. Les monarques espagnols, loin d’avoir adopté un système aussi destructif, ne s’occupèrent que du soin de conserver leurs nouveaux sujets.
» La reine Isabelle n’eut d’autre vue, en favorisant les découvertes de Colomb, que de contribuer à la propagation de la foi chrétienne, et de procurer la connaissance de la vérité qu’offre la religion à des peuples plongés dans les ténèbres. Ayant réussi dans ses projets, elle eut soin non-seulement de veiller à l’instruction de ses nouveaux sujets, mais encore de leur procurer le traitement le plus doux possible. On en trouve une preuve dans le testament où Isabelle témoigne les sentiments les plus doux et les plus humains pour les Indiens. Ces sentiments louables de la reine ont été consacrés par la législation espagnole.
» Les successeurs d’Isabelle adoptèrent les mêmes idées, et interposèrent dans plusieurs occasions leur autorité, pour garantir les Américains de l’oppression des Espagnols. Ils publièrent à ce sujet plusieurs lois qui font honneur à leur sagesse et à leur humanité. Les règlements qu’ils dressèrent après avoir étendu leurs possessions dans le nouveau monde furent aussi doux que s’ils n’eussent concerné que les îles. Ils craignaient si peu de ne pouvoir conserver leurs domaines que leur sollicitude pour les Indiens augmenta à proportion que leurs conquêtes s’étendirent. Ils avaient tellement à cœur de rendre les Indiens heureux qu’ils soulevèrent des colons espagnols et en mécontentèrent d’autres, pour avoir voulu faire exécuter leurs lois avec trop de rigueur.
» Mais l’avarice des individus était trop grande pour se soumettre aux lois. Des aventuriers avides et entreprenants, éloignés du siège du gouvernement, peu accoutumés à la contrainte de la discipline militaire pendant qu’ils servaient, et encore moins disposés à respecter la faible juridiction de la puissance civile dans une colonie naissante, méprisèrent ou éludèrent tous les règlements qui mettaient des bornes à leurs exactions et à leur tyrannie. La cour d’Espagne donna un édit pour empêcher l’oppression de ses sujets d’Amérique ; les colons n’y eurent aucun égard ; et, se confiant sur l’impunité dont l’éloignement des lieux les assurait, ils continuèrent à regarder les Indiens comme des esclaves et à les traiter comme tels. Les gouverneurs mêmes, et les autres officiers employés dans les colonies, dont plusieurs étaient des aventuriers aussi indignes et aussi rapaces que ceux qui leur étaient soumis, adoptèrent les idées méprisantes qu’on avait du peuple nouvellement conquis, et se firent complices de ceux qu’ils auraient dû punir.
» On ne doit donc point imputer la désolation du nouveau monde à la cour d’Espagne, ni au système de gouvernement qu’elle avait adopté, mais aux conquérants et aux premiers colons de l’armée ; eux qui, par des mesures aussi imprudentes qu’injustes, empêchèrent l’effet des édits de leur souverain, et déshonorèrent leur pays 2. »
D’autres écrivains, faisant grâce aux rois d’Espagne des malheurs de leurs sujets en Amérique, en attribuent la cause immédiate au clergé lui-même. À leurs yeux, c’est sur les ministres de la religion de paix que retombe le sang répandu dans le nouveau monde ; sans leur fanatisme et leur cruauté, les Indiens eussent coulé des jours heureux sous la domination de leurs conquérants.
Cette seconde accusation est tout aussi peu fondée que la première.
Henri Hawks, négociant anglais et par conséquent très peu disposé à flatter l’Espagne et son clergé, parle de la manière la plus avantageuse des missionnaires envoyés en Amérique : il jugeait cependant en parfaite connaissance de cause, puisqu’il avait habité cinq ans la Nouvelle-Espagne 3. Thomas Gage, dominicain apostat et recteur de Deal, qui avait résidé douze ans au Mexique, rend également justice aux prêtres catholiques des colonies espagnoles. Robertson, que nous avons déjà cité, s’exprime de la manière la plus formelle à cet égard.
« Les premiers missionnaires qui furent envoyés en Amérique, écrit-il, n’étaient point lettrés à la vérité, mais ils avaient de la piété. Ils prirent de bonne heure la défense des Indiens, et les protégèrent contre leurs conquérants, qui, les représentant comme des hommes incapables de remplir les devoirs de la vie civile et de comprendre les doctrines de la religion, prétendaient qu’ils étaient une race inférieure d’hommes, sur lesquels la main de la nature avait empreint la marque de la servitude.
» Rien ne fait plus d’honneur aux missionnaires espagnols que ce zèle humain et constant avec lequel ils protégèrent les faibles ouailles qu’on avait confiées à leurs soins ; et ce que j’en ai dit répand sur leur ministère un éclat que rien ne peut effacer. C’étaient des ministres de paix qui s’efforçaient d’arracher la verge des mains de leurs oppresseurs. Ce fut à eux que les Américains durent les règlements que l’on fit pour adoucir la rigueur de leur sort. Les Indiens regardent encore aujourd’hui le clergé régulier et séculier établi dans les colonies espagnoles comme leur protecteur naturel, et c’est à lui qu’ils ont recours toutes les fois qu’on les opprime 4. »
Aussi les souverains espagnols avaient-ils compris de prime abord combien le concours du clergé catholique leur était non pas nécessaire, mais indispensable. Charles-Quint enjoignit aux évêques et aux prêtres d’avertir et de réprimander les magistrats civils qui tenteraient de dépouiller quelque Indien de ses droits ou privilèges ; il leur prescrivit les moyens à employer pour garantir de l’oppression les personnes et les biens des indigènes, et leur donna ainsi une influence salutaire, dont les anciennes colonies espagnoles se ressentent encore aujourd’hui 5. Bien différents en effet des missionnaires anglais qui ne s’occupent que de leur famille et de leur trafic de Bibles ou de marchandises, les missionnaires catholiques se vouèrent tout entiers, en Amérique comme partout ailleurs, aux soins des fidèles. Comme d’autres Ambroises, quelques confesseurs refusèrent même l’absolution à ceux de leurs compatriotes qui s’étaient emparés des biens des indigènes, ou qui, regardant ceux-ci comme esclaves, les faisaient travailler aux mines 6.
Le gouvernement et le clergé de la péninsule sont donc à tort accusés d’avoir été cause des malheurs et en définitif de la perte des colonies espagnoles d’Amérique. Cependant cette accusation, quelque perfide et quelque erronée qu’elle soit, donne constamment lieu à des comparaisons entre l’Espagne et l’Angleterre, – ce qui, aux yeux des adversaires de la foi, signifie entre le catholicisme et le protestantisme, – et il va de soi que ces comparaisons tournent au détriment de l’Espagne et de la vérité.
L’Angleterre était devenue, – on ne sait trop comment, – maîtresse de l’Inde : « Conquête sans éclat, dit M. Ph. Chasles ; usurpation qui ressemble à un escamotage ; triomphe inaperçu de la civilisation européenne sur la décadence asiatique ; revanche prise par le nord sur le midi jadis dominateur ; premier coup décisif de cette bataille commerciale, livrée au monde par les Anglais 7. »
Voilà les droits acquis par l’Angleterre, encore faut-il en retrancher le triomphe, car comment ne pas s’écrier avec M. Villemain : « Que de flots de sang répandus ! que de princes mahométans, indiens, n’importe, trahis, dépouillés, massacrés ! que de noires iniquités froidement commises ! Puis cette dérision singulière de la fortune ! cet exemple, unique dans l’histoire, d’une justice de conquérants, d’un brigandage à main armée, exercé par une compagnie de commerce, qui ruine une province, confisque un empire, afin de compléter le dividende de ses sociétaires 8 ? »
Clive est le premier brigand fameux qui gonfla le bilan sanguinaire de la compagnie anglaise des Indes orientales. L’Inde n’offrait pour lui qu’un pays à exploiter et des peuples à pressurer afin d’en extraire le plus grand profit possible. Tous les moyens étaient bons pour atteindre ce but : l’injustice comme la justice, la violence comme la douceur, la torture comme la persécution. Le clergé anglais éleva-t-il la voix contre cette tyrannie ? La royauté britannique protégea-t-elle les Indiens contre les marchands, qui dominaient en son nom et pour son compte ? Du clergé, pas de mention ; et du gouvernement, hélas... ! Isabelle portait des lois et s’efforçait de les faire observer ; les déprédations de Clive lui valaient les titres de pair d’Irlande, de baron de Plassey, et de gouverneur général des Indes, et, accusé devant le parlement en 1773, il fut renvoyé absous.
Clive laissa des imitateurs dont le plus tristement célèbre est Warren Hastings. Son portrait a été habilement tracé par M. Chasles. « Il ne procédait pas franchement, dit cet auteur, mais par ruse ; et ce noyau britannique, en apparence livré aux soins du négoce, pouvait être écrasé en quelques heures. Il prit son parti. C’était un homme politique, l’homme de l’exécution, du résultat et du succès. Il fut le Louis XI de l’Asie, tua les uns, emprisonna les autres ; marcha, comme Richelieu, sur des têtes coupées, au milieu des sacs de roupies extorquées aux races indigènes ; servit les haines mutuelles ; divisa pour régner ; ménagea de vieux préjugés ; respecta les antiques mœurs ; ne confondit jamais le crime inutile et le crime utile ; ruina les forteresses, dévasta les provinces rebelles, soudoya les hommes puissants, et finit par tisser et fabriquer autour de la péninsule hindoustanique un réseau tellement solide qu’elle n’a pas brisé, au moment où nous écrivons, une seule maille de ce filet qui l’enveloppe 9. »
L’auteur que nous citons, traçait ces dernières lignes en 1846 ; il les effacerait à cette heure, comme M. Villemain n’écrirait plus : « Aujourd’hui, les parjures, les rapines, les crimes qui ont affermi la puissance anglaise dans l’Inde, ont disparu dans la grandeur de l’entreprise achevée. » – Hastings accumulait crime sur crime ; sa férocité ravageait-elle une province, on se taisait parce que cette province devenait anglaise ; un roi périssait-il, on se taisait encore, parce que sa couronne passait aux Anglais ; un prince réclamait-il vengeance, on le vengeait, puis on le détrônait, sans que cette perfidie reçût de châtiment, parce qu’elle remplissait les caisses du trésor britannique.
Cependant des voix généreuses se firent entendre, et ce que la nation anglaise renfermait encore de catholique, c’est-à-dire de vraiment attaché au sentiment juste, se révolta à la vue d’une suite d’infamies que rien n’excusait, si ce n’est le succès.
Dans la session du parlement de 1782, le comité de la chambre des communes, chargé des affaires de l’Inde, travailla avec une infatigable activité, et dressa des rapports lumineux et très-étendus sur les accusations dont elle avait été saisie. Le comité secret, présidé par l’avocat général d’Écosse, fit cent onze propositions, dont quelques-unes censuraient très sévèrement la conduite de certaines personnes, et présenta un bill tendant à punir et à condamner à l’amende trois des plus coupables. Le comité choisi en inculpa fortement une et proposa une adresse au roi, pour demander le rappel de sir Impey, que Hastings avait, contrairement à un acte du parlement, nommé à un emploi qu’il devait tenir aussi longtemps qu’il plairait au gouverneur général 10.
Hastings restait calme et impassible ; il amassait des trésors d’indignation et des richesses ; il ne voulait que celles-ci et se moquait de l’opinion publique. Il fit plus encore : il affronta l’opinion publique, et cet homme, devenu de simple employé le plus riche des nababs orientaux, se présenta devant ses adversaires, succombant sous le poids de ses crimes autant que sous le fardeau de son inique fortune.
Burke, Fox et Sheridan prirent en main la cause des opprimés, sans égard pour les droits et les conquêtes que cette oppression avait consacrés pour l’Angleterre. Le premier de ces orateurs était excité, non-seulement par le sentiment de la justice et par ses opinions politiques, mais encore par la peinture qu’un de ses parents lui avait faite des horribles exécutions dont la péninsule était le théâtre et bien plus encore par la rencontre de deux envoyés du nabab Ragganaut, parcourant les rues de Londres, tremblants de froid et objets des railleries d’une populace dédaigneuse 11.
Burke instruisit le procès contre Hastings dans la chambre des communes, au mois de février 1786 12.
Quels étaient les chefs d’accusation ? En voici un entre mille, qui a fourni à M. Villemain l’occasion de peindre le pillard anglais, au moment où il s’aperçoit qu’il lui manque 50 millions pour régler ses comptes.
« Hastings projette alors de marcher vers un autre de ses alliés, le raja d’Oude. Ce prince avait une mère et une sœur, les princesses Begoum. Ces noms un peu bizarres ont tant figuré dans le procès qu’ils nous sont devenus familiers.
» Retirées dans l’asile du Zennenah (ce sont les harems de l’Inde), les Begoum avaient d’immenses richesses, que l’imagination cupide des Anglais grossissait encore.
» Hastings accuse ces femmes timides d’avoir conspiré contre la puissance anglaise et fomenté la sédition de Benarès. Sur ce prétexte, il charge le propre frère, le propre fils de ces princesses, le raja d’Oude, de les punir en son nom, de les dépouiller de leurs trésors. Des soldats anglais sont donnés pour auxiliaires à ce fils envoyé contre sa mère. Il s’empare sans obstacle de la ville et du palais de ces princesses ; mais le préjugé de l’Inde, auxquels les Européens eux-mêmes s’étaient insensiblement habitués, arrêta les spoliateurs aux portes du Zennenah, plus inviolable encore que les sérails des mahométans. Hastings alors fit saisir deux vieux eunuques, confidents des Begoum, et les fit mettre à la torture, jusqu’à ce que les princesses épouvantées aient livré leurs trésors. Cette expédition rapporta 50 millions. Après s’être ainsi servi du fils pour dépouiller la mère, Hastings se joua cruellement de ce misérable allié et lui enleva ce qu’il lui avait assuré par un traité, pour salaire de son obéissance. Si ce mélange de fraude, d’avarice et de lâcheté vous paraît moins odieux encore que les cruautés inouïes du proconsul romain, songez à la différence des temps, au progrès de la civilisation et des mœurs, et vous avouerez que le crime n’est pas moins grand 13. »
Ce crime énorme, cette série d’autres crimes tous aussi révoltants, ont-ils enflammé le clergé de la protestante Angleterre de l’indignation et du zèle qui avaient animé jadis le clergé catholique de l’Amérique ? Pas le moins du monde, et toute la satire de Sheridan, toute l’éloquence de Fox, toute l’ardeur de Burke furent impuissantes dans leur assaut contre le coupable, triomphant par l’audace et le succès.
« Commis de magasin, s’écriait Burke, qui se mettent sans façon à la place des monarques ; banquiers frauduleux qui escamotent des diadèmes, vendant à faux poids les trônes dont ils trafiquent, négociant les peuplades pour en garder l’escompte ; recors de la tyrannie, dont ils n’ont que la cruauté, pas le courage ; insectes dévastateurs, plus funestes que le lion et le tigre ! Apprenez donc que c’est peu de chose de conquérir ! Tout le monde peut voler ; l’honneur est de conserver, de civiliser, de gouverner, d’administrer les nations soumises !.... Parce que l’Inde a été mille fois dépeuplée, ravagée, décimée, vous croyez avoir le droit de la dépeupler, de la ravager, de la décimer ! Vous osez réduire en code et en principe les fraudes, les tyrannies et les violences de ces bandits, de ces misérables qui l’ont couverte de larmes et de cendres ! Vous consolidez cette masse d’absurdités et de crimes pour en faire la charte de l’Inde ! Mais les conquérants tartares eux-mêmes, ces hommes inexorables, vénéraient la justice et s’agenouillaient devant l’équité 14. »
Tous les efforts des amis de la justice et de l’humanité furent vains ; Hastings triompha. Les pairs, réunis le 23 avril 1795, déclarèrent, à l’unanimité, l’accusé non coupable sur deux chefs ; sur les autres, les voix varièrent de trois à six pour coupable et le reste pour non coupable. En conséquence, la chambre prononça la sentence suivante : « Warren Hastings, vous êtes absous de tous les chefs d’accusation intentés contre vous par les communes, et de tous les objets qui y sont contenus ; vous et votre caution êtes déchargés. » Quoi qu’il en soit de ce verdict, que l’on a fortement soupçonné d’avoir été obtenu à prix d’or, la compagnie des Indes paya à Hastings les frais de son procès, qui se montèrent à près de 70,000 livres, et lui donna en outre une somme d’argent 15.
Nous laissons à nos lecteurs le soin de comparer cette conduite du pouvoir civil anglais et l’abstention complète du clergé protestant, en ce qui concerne l’Inde, avec l’administration sage et prévoyante des souverains de l’Espagne, et le zèle du clergé catholique en Amérique ; ils en concluront, comme nous, qu’il est infiniment plus honorable pour l’Espagne catholique d’avoir perdu ses colonies que pour l’Angleterre protestante d’avoir gardé les siennes : nous corroborerons cette conclusion par un rapprochement qui, pensons-nous, n’a pas encore été fait.
Il existe dans l’Inde une race bâtarde et honnie, issue de pères anglais et de mères hindoues, et que l’on désigne sous le nom d’Eurasiens, mot qui rappelle l’Europe et l’Asie. Le correspondant du Pays donnait, il y a quelques jours, sur cette malheureuse race, les détails qui suivent :
« Après l’avoir traitée, pendant deux générations, avec le plus grand mépris, après l’avoir privée même de nom, car la dénomination de half-caste qui la désigne ne peut être regardée comme définitive, on a été obligé de compter avec elle, et de l’enregistrer dans les fastes du pays sous un nom qui la distingue des deux races dont elle est issue ; ainsi dans tous les nouveaux actes publics, dans toutes les ordonnances du gouvernement, vous voyez « les Anglais, les Indous, les Mahométans et les Eurasiens ».
» Ces enfants du hasard, rejetés par les uns, rebutés par les autres, sont pourtant doués de la plus grande beauté physique et de la plus grande distinction de tenue. Fils de père anglo-saxon et de mère indoue, possédant la haute taille de l’un et l’extrême délicatesse de forme de l’autre, nous les voyons grandir autour de nous sans nom, sans place, sans avenir. La caste se transmet par le père : ils n’ont par conséquent aucune place dans la hiérarchie de Brahma, pas de nom, même parmi les Soûdra, dernière caste de toutes.
» Pour la plupart du temps, non reconnus par le père, ou abandonnés par lui lors de son départ pour l’Angleterre, qu’ont-ils à réclamer de la part du gouvernement anglais ? Aussi n’existe-t-il pas de race sur la terre plus malheureuse et plus abandonnée que celle-ci. Les négociants de Calcutta, effrayés de l’accroissement rapide de ces bâtards, se sont coalisés, il y a quelques années, pour les transporter en masse à l’île Maurice.
» Le projet a réussi jusqu’à un certain point, mais la nouvelle de la mortalité parmi eux, conséquence de ce changement de pays, a empêché de donner suite à cette émigration forcée. Les voilà donc face à face devant la civilisation de l’Europe ; témoins muets, mais irrécusables, de ses vices et de son hypocrisie, par leur multitude effrayante, par leur ignorance et leur misère faisant sourire le philosophe et rougir l’homme de Dieu, hôtes incommodes, importuns, accusateurs.
» Le missionnaire anglais détourne son regard, de peur que sa conscience ne lui reproche le zèle avec lequel il s’est empressé de venir prêcher la justice et la vertu ici, quand il est évident que sa mission est restée inachevée là-bas. Après l’expédition malencontreuse dont je viens de parler, les négociants anglais, toujours dominés par un sentiment mêlé de terreur et de honte, se coalisèrent encore une fois et résolurent de recevoir dans leurs comptoirs tous les jeunes Eurasiens qui se montreraient aptes à la comptabilité et au commerce.
» Un nombre considérable se présenta. Un nombre considérable y demeure encore, mais, hélas ! la marée monte toujours, et, loin de diminuer, la masse des Eurasiens augmente chaque jour. La difficulté de les employer devient aussi de plus en plus imminente. Doux et mélancolique, faible de complexion, découragé et triste, l’Eurasien accepte sans se plaindre la position que la nature lui a faite.
» Sans initiative, sans désir d’avancement, il a été trouvé incapable d’aucun effort, exigeant une pensée originale, et dans les comptoirs, il ne peut être employé qu’à copier les lettres, transmettre les messages et interpréter les phrases de compliment banal qui se passent entre le marchand anglais et son banquier. Mais la nature outragée se venge quelquefois en bonne mère et d’une manière éclatante de tous les dédains avec lesquels ses fils orgueilleux traitent les humbles et les petits. Les femmes de cette race méprisée sont chargées par elle de revendiquer ses droits. Rien ne peut vous donner en Europe une idée des dons que la nature a prodigués aux Eurasiennes.
» Mais la Compagnie, toujours à la piste de tout mouvement spontané et naturel pour l’éteindre, a sagement déclaré que tout mariage entre Européen et half-caste ne serait point reconnu par elle, et que les veuves eurasiennes n’auraient aucun droit à la pension accordée par elle aux autres veuves d’officiers et de serviteurs civils. Depuis lors plus de mariages. Mais la race augmente d’une manière effrayante et menace d’envahir dans les villes la place qu’ont occupée jusqu’ici les basses castes parmi les Indous. Ô missionnaires ! ô Bible ! que de travail encore avant que votre tâche ne soit complète dans les Indes ! »
Quelle différence dans les colonies espagnoles ! À part les Espagnols proprement dits, elles renfermaient, outre les créoles ou descendants d’Espagnols et les nègres, une classe d’habitants appelés mulâtres ou métis, suivant qu’ils étaient issus d’un européen et d’une négresse, ou d’un européen et d’une indienne. Cette classe occupait donc une position identique à celle des Eurasiens de l’Inde. Loin d’agir au XVIe siècle comme les Anglais agissent au XIXe, la cour d’Espagne, qui prenait au sérieux les principes d’égalité prêchés par l’Église catholique, et mettant peut-être la civilisation au-dessus de ses intérêts, témoigna une sollicitude toute particulière pour cette catégorie de colons. Au lieu de les regarder comme une charge, de les asservir, elle les multiplia, persuadée que les unions entre les vainqueurs et les vaincus ne pouvaient amener que d’heureux résultats. Aussi engagea-t-elle fortement et à plusieurs reprises les Espagnols établis dans l’Amérique à épouser des femmes du pays 16. Un grand nombre s’unirent à des négresses et à des indiennes, et dès la troisième ou la cinquième génération, leurs descendants, dépouillés de tout caractère de race nègre ou indienne, jouissaient des mêmes privilèges que les Européens 17.
Ainsi donc dans l’Inde : froide religion du lucre, sentiments glacés du protestantisme ; dans l’Amérique, ardeur du zèle et de la charité catholique ; là, atrocités sans nombre impunies, parce que le protestantisme n’a ni le droit ni la force morale de répression ; ici, bien-être, civilisation, humanité, mêlés sans doute à des actes répréhensibles, mais toujours réprouvés par le catholicisme et par la majorité des conquérants, et souvent suivis d’un juste châtiment, – voilà ce que constate l’histoire.
Que ceux qui exaltent l’Angleterre et dépriment l’Espagne y songent, leur système faux et injuste ne tend, qu’ils le sachent ou non, qu’à attribuer, au point de vue de la civilisation, une supériorité imméritée au protestantisme sur le catholicisme.
Paru dans La Vérité historique en 1858,
sous la direction de Philippe
VAN DER HAEGEN.
1 Montesquieu, liv. VIII, c. 18.
2 Robertson, Hist. de l’Amér., liv. VIII.
3 Hakluyt, Les principales navigations, etc., liv. VIII.
4 L. C.
5 Recopil. Lib. I, tit. VII ; lib. VI, tit. VI.
6 G. d’Avila, Theat. eccles., p. 157.
7 Le dix-huitième siècle en Angleterre, t. I, p. 228.
8 Cours de litt. française, Paris, 1847, t. IV, p. 206.
9 T. I, p. 230.
10 Aikin, Ann. du règne de George III, an. 1782.
11 Ph. Chasles, t. I, p. 284 et 385.
12 Aikin, an. 1786.
13 T. IV, p. 209 et 210.
14 Ph. Chasles, t. IV, p. 287.
15 Aikin, an, 1795.
16 Herrera, dec. I, lib. V, c. 12. – Id. dec. III, lib. VII, c. 2. – Recopil. lib. VI, tit. I, l. 2.