De la sécheresse à l’inspiration

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maxence VAN DER MEERSCH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Dans l’ordre du travail intellectuel, le passage d’un plan inférieur à un plan supérieur est-il marqué par un temps d’aridité ? »

C’est une question que je ne me suis jamais posée. Il m’a fallu pour y répondre, procéder à une opération, à laquelle jusqu’ici je ne m’étais non plus jamais livrée ; analyser ma méthode de travail et de composition, revivre la série d’états par lesquels je passe au cours de l’élaboration d’un livre. C’est le résultat de cette introspection que j’apporte ici, sans d’ailleurs vouloir conclure. Que les états « d’aridité » tels que je crois les avoir rencontrés soient réellement des états parallèles à ceux que peut connaître un mystique en des sphères supérieures de la vie de l’âme, qu’ils ne représentent au contraire que des instants de lassitude cérébrale, de pause involontaire avant l’effort plus grand, je suis incapable de le discerner. Il convient donc d’examiner ce qui suivra comme un simple témoignage d’où j’ai intentionnellement repoussé toute conclusion.

 

 

*

 

L’idée d’un livre me vient comme au hasard. Une rencontre, une conversation, une lecture, me donne l’idée que tel milieu pourrait faire l’objet d’une étude intéressante, neuve, utile. Par exemple, la vie de l’ouvrier d’usine, la vie d’un grand port. Je pressens une matière riche, instructive. Je décide de me mettre à la besogne et – première étape – d’étudier ce milieu.

C’est le stade de la documentation, avec ses imprévus, ses longueurs, ses ennuis, ses soudaines révélations. Des journées entières, je traîne, par ci par là, pour ne recueillir rien. Puis en l’espace d’une heure je couvre de notes tout un carnet.

Aucune idée préalable ne guide le choix de ces notes. Aucun enthousiasme, aucune « inspiration » ne me visite jamais pendant cette période de travail qui s’apparente directement au reportage journalistique.

Mes notes recueillies, je m’enferme chez moi. J’ai dans l’esprit en ce moment une très grande confusion. Ma mémoire est encombrée d’une foule de matériaux disparates, parmi lesquels je distingue quelques maîtresses pièces, des caractères d’hommes intéressants, des conflits psychologiques ou d’argent, des exemples d’injustices et de réformes sociales utiles, etc.

Au total donc, le milieu que je viens d’étudier a laissé en moi un chaos, un magma d’idées sans ordre. Et au moment d’en venir au travail de clarification et de classement, je me sens une espèce de crainte et de répugnance. J’éprouve de la peur et de l’ennui. Volontiers je retournerais à mon premier travail de reportage, de récolte de documents. Il m’arrive d’ailleurs de m’éterniser sur ce travail beaucoup plus qu’il me serait nécessaire, précisément parce qu’une paresse inconsciente m’y retient. Je m’arrache enfin, je m’isole, avec mes notes, et j’accepte de subir quelque temps cet ennui, cette sécheresse d’esprit, ce labeur sans joie de classement et de synthèse.

De mes lectures, du compulsage de mes notes, peu à peu, émergent plus distinctement les caractères, les idées, les intrigues. Des associations, des rapprochements, des recoupements, favorisent la synthèse. Je commence à savoir ce que je veux dire, et comment je dois le dire : les erreurs, les fautes, les imperfections philosophiques et sociales du milieu que j’étudie, – les conflits moraux qui peuvent en découler, et comment dans ce cadre les hommes peuvent réagir suivant leur structure mentale et leur tempérament. Je rencontre donc là, en passant d’une étape à l’autre, un temps d’hésitation, de crainte, de fatigue, de répugnance, de vide, qu’on pourrait peut-être appeler « aridité ».

 

 

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Nouvelle épreuve : il s’agit, cette idée générale, de la tisser dans le roman. Comment dire ce que je dois dire ?

C’est un travail de répartition et de distribution. Il me faut avoir présent à l’esprit toutes mes notes, tous mes personnages. Attribuer à l’un ou à l’autre certains groupes de faits, de façon à illustrer par mon récit les idées que j’ai à mettre en relief. Cela me demande un gros effort de mémoire d’abord, – pour acquérir en quelque sorte cette faculté d’évoquer instantanément, en condensé, telle ou telle partie de toute ma documentation. Des associations d’idées, des rapprochements, la fusion de plusieurs groupes de faits, de plusieurs intrigues, de plusieurs personnages quelquefois, – arrivent à me donner un plan d’ensemble. Et on peut schématiser ainsi les étapes que j’ai dû traverser pour y parvenir :

1° – Des faits, des actes.

2° – L’ensemble de ces faits et actes met en relief le caractère des personnages.

3° – Ces personnages, dans leur comportement et leur vie intérieure, apportent la démonstration des thèses et des idées générales que je veux défendre.

C’est une besogne où l’inspiration n’entre guère. Mes joies sont d’ordre purement intellectuel : joies du bon écolier dont le problème tend vers une solution exacte.

Tout ce qui au cours de ce travail pourrait fournir la moindre exaltation est à écarter soigneusement. Musique, poésie, lecture, marche à travers les champs. Il me faut au contraire le silence, la paix, sans nulle influence extérieure. La musique en particulier est dangereuse : elle me fait voir comme résolues des difficultés qui ne le sont pas, et qui renaissent une fois l’émotion artistique dissipée. Mon travail est une besogne de fonctionnaire de l’État Civil, d’historien, d’archiviste. Je fabrique une espèce de reconstitution d’un monde, jusqu’à le tenir tout entier classé, distribué, réparti dans les fichiers de mes personnages. Quand tout est ordonné, je tiens en quelques feuilles récapitulatives, en quelques « tables des matières » de mes fichiers, tout mon livre à l’état de condensé. Je le sais par cœur. Il est fini. Il y manque l’essentiel.

 

 

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Cet essentiel j’y parviens très diversement. Vite, ou lentement. D’un coup, ou après de longues hésitations. Il s’impose à moi, ou je le cherche en de multiples essais.

Mais d’abord qu’est-ce que je cherche ? Qu’est-ce que je veux dire quand je parle de l’« essentiel » ?

Exactement j’entends par là le « Ton » du livre. Son rythme, je dirai presque sa sonorité. Sera-ce une confession personnelle ? Ou bien la longue histoire d’un homme, autour duquel tout le livre sera « axé ». Ou bien une succession de scènes rapides, hachées, des tableaux juxtaposés, et sans liens apparents, mais d’où peu à peu surgira l’idée générale, la thèse ?

Tel et tel chapitre, sous quel aspect se présentent-ils à moi ? Comment me les raconterai-je à moi-même ? Est-ce sous la forme d’une conversation entre deux personnages, ou d’un long monologue, ou d’un récit ? Ou sous formes de notes diverses, éparses, tronquées comme les pensées rapides jetées sur un carnet ?

Est-ce isolément ? Ou bien en contraste, ou bien en harmonie avec une autre section du livre ? C’est l’ensemble de tout cela que j’appelle la « sonorité », le « ton » du livre, – et qui me vient tantôt tout à coup, comme au hasard, tantôt après de très longues recherches, dix tentatives infructueuses, dix rédactions différentes, semblables aux esquisses que pourrait brosser un peintre avant de commencer son tableau. À ces heures, une lecture, une promenade à la campagne, un morceau de musique, peuvent avoir un effet d’inspiration brutal et décisif, faire « choc », et me révéler brusquement à moi-même l’ensemble et le ton de l’œuvre, telle qu’elle doit être, et comme si quelqu’un m’en faisait la lecture, comme si je l’entendais lire à haute voix... À mesure que je vois en pensée les chapitres, je les « entends » ainsi, chacun avec son rythme et son mode à lui d’expression. Et quelquefois ce « timbre » diffère d’un chapitre à l’autre, et ce sera à moi de garder ces tonalités différentes de chaque partie par un procédé assez souple pour les respecter sans toutefois altérer l’unité de l’œuvre. Dès lors je puis commencer à écrire. La besogne m’est infiniment légère. Je sais que je suis en « veine », en inspiration. Et si quelquefois elle me manque, les éléments extérieurs (musique, lecture, promenade) qui me l’avaient apportée la feront renaître en moi immédiatement, si j’ai recours à eux. Je me garde d’ailleurs d’en abuser, pour ne pas détruire par la répétition leur effet de stimulant psychique.

Toute page rédigée sous cette influence acquiert elle-même pour moi une puissance inspiratrice, comme par aimantation. Souvent, le matin, en me remettant à l’ouvrage, je commence par relire une demi-feuille du travail de la veille. Et je retrouve ainsi l’« état de grâce » qui fait le travail heureux et fécond.

Mais d’un livre à l’autre, je ne retrouve pas cette inspiration. Il semble qu’elle soit spéciale, pour chaque livre et propre à lui. Il ne me sert absolument à rien de relire un passage d’un de mes livres une fois celui-ci achevé. Il ne fera que gêner l’élaboration du livre suivant. C’est sans doute une raison pour laquelle je ne peux pas écrire deux œuvres à la fois.

L’état d’inspiration, c’est un état de sécurité et de certitude, pendant lequel le travail avance beaucoup plus vite, se fait sans mal, et avec l’impression, – toujours vérifiée par la suite, – que ce que j’écris est bon, est le meilleur que je puisse écrire. Je me sens en pleine possession de l’œuvre toute entière, dans ses détails et en même temps dans son évolution générale. Tout se tient, tout est lié, orchestré et enchaîné. Pour un moment je domine pleinement mon sujet, je l’embrasse dans son ensemble, je le juge de haut, l’unifie, l’harmonise. C’est comme si, sous une feuille de papier saupoudrée de limaille de fer, on avait placé un aimant. Tous les atomes de métal s’aimantent et s’orientent, et forment de grandes lignes de force symétriques et régulières. Et cela d’un seul coup, par l’imperceptible changement de position de chaque atome.

Et cela dure aussi longtemps qu’agit l’aimant, – ou qu’en moi dure l’énergie physique capable de maintenir le courant. Car c’est pour beaucoup une question de résistance physiologique. Le travail accéléré que je puis fournir à ces heures ne laisse pas de m’épuiser. Et avec le déclin des forces, l’inspiration s’alanguit et disparaît. Il me reste un moment, dans ma fatigue, la vision de l’ordre, de l’harmonie générale et certaine, comme un souvenir rassurant, consolant, encourageant pour l’avenir. Puis cela s’estompe. Et quand je reviendrai au travail, les « lignes de force » se seront brouillées, l’aimantation aura disparu. J’aurai de nouveau à remonter la pente pour retrouver cet état qui s’apparente à la fièvre (chaleur dans la tête, pouls un peu accéléré, sensation de brûler, résistance accrue à la fatigue).

Certaines conditions matérielles entravent grandement l’accession à l’état d’inspiration :

– La surcharge alimentaire est nuisible.

– Le froid, une douleur physique, un exercice violent auquel je me serais livré immédiatement avant le travail intellectuel, une préoccupation pénible ou obsédante : achat d’un objet qui me tente, – souci d’argent ou de famille, de santé, rendent le travail pesant et moins bon.

– Le changement de cadre, de décor, de salle, de table de travail, une visite, une conversation trop intéressante, une lecture qui me passionne, l’idée soudaine d’un autre livre possible à réaliser, me jettent également hors de mon centre habituel de préoccupation et dissipent l’inspiration. Il me faut une certaine solitude, une existence monotone, un certain ennui... C’est pourquoi je sors peu et fréquente peu de gens, dans la période de construction d’une œuvre, tandis que je recherche au contraire les contacts avec l’extérieur dans la période de documentation et de « reportage » préalables. Il y a ainsi dans ma vie un certain rythme « extériorisation, intériorisation » suivant l’état d’avancement du livre en cours. Et comme je ne pourrais m’extérioriser pour l’un et m’intérioriser pour l’autre, cela aussi m’empêche de jamais avoir en même temps deux œuvres sur le chantier.

 

 

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J’abandonnerais, je pense, le métier d’écrivain, épuisant et desséchant, si je n’avais à de certaines heures le secours de ces illuminations. Elles seules me donnent le courage d’écrire. Elles sont la seule joie de mon métier. Plus rien de tout le reste ne m’intéresse. La parution, la carrière même de mes livres ne m’a jamais donné de satisfaction comparable. Et quand je les attends de longues semaines sans qu’elles me visitent, et qu’il me faut travailler quand même et avancer dans la construction ou la rédaction d’un livre, sans le secours de cette flamme, je suis profondément malheureux. Cette mystérieuse et trop brève visite de l’Inconnue, c’est la seule chose à mes yeux qui compense toutes les peines et les renoncements d’un écrivain véritable, et qui fasse d’un labeur insupportable le plus exaltant des métiers.

 

 

 

Maxence VAN DER MEERSCH,

dans « Illuminations et sécheresses »,

Études carmélitaines, 22e année,

vol. II, octobre 1937.

 

 

 

 

 

 

 

 

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