Vie du Curé d’Ars

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maxence VAN DER MEERSCH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Je te rends grâces, Ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et de ce que tu les as révélées aux humbles. »

 

(MAT. XI, 25.)

 

 

 

Le 9 février 1818, par un temps brumeux et froid, un jeune prêtre pauvrement vêtu, en compagnie d’une brave paysanne, chemine dans le brouillard sur le triste plateau de la Dombes, au pied du Jura. Une mauvaise carriole les suit, chargée d’un vieux bois de lit, d’une caisse de livres, d’un paquet de linge modeste. Les voyageurs marchent au hasard, à travers les champs, les pâturages maigres, où errent des moutons. À un berger, à un autre plus loin, le jeune prêtre, au passage, demande :

– Le chemin d’Ars, s’il vous plaît ?

On ne le comprend pas, on lui répond en un patois rude. Les pèlerins se remettent en route. Et le jeune prêtre, – il s’appelle Jean-Marie-Baptiste Vianney et il a trente et un ans, – commence à désespérer de jamais trouver sa nouvelle paroisse, le village d’Ars, dont il vient d’être nommé curé.

Un gamin, par bonheur, le renseigne. Ils aperçoivent enfin, parmi les brumes, la tour basse et carrée d’une misérable église. Autour, les champs. Çà et là, une quarantaine de chaumières d’argile, éparses. Voilà Ars, la nouvelle paroisse de l’abbé Vianney. Le cœur du jeune prêtre se serre. Il se met à genoux sur la terre, prie un instant, se relève, et marche vers Ars.

 

 

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Il ne paie guère de mine, le nouveau curé. D’allure paysanne, il a l’air gauche et naïf. Il porte des souliers ferrés, et sa soutane est minable. Fils de pauvres laboureurs, il a fait de piètres études ! Malgré d’effrayants efforts, jamais le latin ne lui est entré dans la tête. Au grand séminaire de Lyon, après six mois de labeur, les directeurs lui ont conseillé de renoncer au sacerdoce, et l’ont renvoyé. Désespéré, il a dû quitter le séminaire. Et il avait vingt-neuf ans ! C’est alors que son grand ami, le vieil abbé Balley, curé d’Écully, l’a pris chez lui pour lui enfoncer de force dans la caboche les quelques rudiments de latin indispensables à la prêtrise. M. Vianney, trois mois plus tard, s’est présenté aux examens, s’est épouvanté devant le jury, a bredouillé pitoyablement, – et s’est fait « recaler » !

L’abbé Balley, de nouveau, a tout sauvé. Il s’y connaît en hommes. Il a jugé Vianney, et veut qu’il soit ordonné. Il s’est démené si énergiquement qu’à la fin, après de longues hésitations, étant donné que l’Église à cette époque manque terriblement de serviteurs, l’évêché accepte Vianney par charité. C’est ainsi que Jean-Marie-Baptiste Vianney est devenu prêtre – par charité.

Nommé d’abord vicaire auprès de son ami l’abbé Balley, Vianney s’est trouvé à bonne école. Austérité, mortification, sacrifice, voilà l’exemple du vieux serviteur de Dieu. Pommes de terre et pain noir, discipline, prières... Et chacun d’eux s’effraie pour l’autre :

– Vous allez trop loin !

– Vous vous tuerez !

Le curé dénonce son vicaire à l’évêché, et le vicaire dénonce son curé, « pour excès de mortifications ». À la mort de l’abbé Balley, Vianney est trempé pour la lutte.

On nomme à Écully un nouveau curé. La flamme de son vicaire Vianney l’effraie sans doute un peu. Car très vite Vianney est nommé curé d’un misérable petit village de deux cents habitants : Ars.

Tout cela, les habitants d’Ars ne le savent pas. Ce qu’ils remarquent seulement, dès les premiers jours, ce sont les simplifications qu’il apporte dans l’installation déjà sommaire du presbytère. Il fait rendre au châtelain, qui les avait prêtés, la rôtissoire et sa broche, les fauteuils, presque tous les meubles. Il ne désire garder que deux tables, une bibliothèque, une armoire, quelques chaises, une poêle et une marmite.

Et son existence de curé commence. Offices, mariages et enterrements, visites aux familles, aux malades, bréviaire, prières, préparation des catéchismes et des sermons. La lourde besogne, il l’accomplit laborieusement. Il fait de sévères catéchismes. Il élabore, à la sueur de son front, les sermons du dimanche, son martyre hebdomadaire. Car il prêche mal, il ne sait pas parler, il faut qu’il apprenne par cœur, le samedi soir, tout son discours. Les paysans attardés passant devant le presbytère l’entendent qui se récite son sermon tout haut, dans la nuit. Et le lendemain, à la messe, une heure durant, notre malheureux curé s’épuise à crier d’une voix trop haute, à toute vitesse, le fameux sermon. Il perd haleine, s’embrouille, s’égare. Bien souvent il est obligé, le pauvre abbé Vianney, de redescendre de la chaire sans avoir fini, arrêté court en plein sujet.

Tout cela n’a rien de bien remarquable ! Batailles contre les bals publics, le travail du dimanche, les décolletés, le cabaret, les blasphèmes, tous les prêtres connaissent cela. L’abbé Vianney ne fait pas autre chose. Entre temps, entre deux catéchismes, il court jusqu’à Lyon, il en revient avec deux têtes d’angelots pour le maître-autel. Ou bien il repeint lui-même les panneaux du tabernacle, « pour embellir le ménage du Bon Dieu », comme il dit. Besogne de prêtre, humble et quotidienne. Mais l’abbé Vianney est avant tout un humble. Ne croyons pas qu’il réussisse tout de suite et en toute chose mieux que les autres. Il n’arrive pas à obtenir la présence régulière des hommes à la messe, ou leur adhésion unanime à la confrérie du Saint-Sacrement, et on s’obstine à organiser des bals populaires...

Mais ce qu’on commence à remarquer pourtant, c’est sa pauvreté, son dénuement voulu. Tout ce qu’on lui donne s’en va en aumônes aux miséreux. C’est de bien bonne heure aussi qu’on aperçoit, à travers le cimetière, passer comme une lueur falote la lanterne de Monsieur le curé. Vers trois heures, vers deux heures du matin, il se lève ainsi pour s’en aller prier à l’église, et commencer sa journée. Et sa prière dure jusqu’à l’aube, jusqu’à la première messe. Des paysannes matinales s’effarent d’avoir vu ainsi au pied de l’autel, à genoux, à peine éclairé par la clarté pauvre de sa lanterne, Monsieur le curé prier tout haut pour elles, pour les gens d’Ars, et parler tout seul, et sangloter... Il a donné son matelas à un pauvre. Les bonnes choses, le pain frais, les œufs qu’on lui apporte, il les distribue aux vagabonds. Et il leur reprend les vieilles croûtes qui traînent au fond de leur sac, pour les manger. Des visiteurs arrivant à l’improviste l’ont mis dans l’obligation de leur offrir une part de son repas : une assiettée de pommes de terre froides, cuites depuis plusieurs jours, et déjà velues d’un léger moisi.

– Je les trouve bonnes encore, s’est excusé l’abbé Vianney un peu gêné. Elles ne sont pas gâtées.

Et ce qu’on ne sait pas, ce qu’on soupçonne seulement, ce sont les heures de solitude, les mortifications qu’il s’inflige, le soir, les longues et douloureuses flagellations, la discipline aux pointes de fer... Il répare lui-même ses instruments de supplice. Le matin, on trouve à terre des morceaux de chaîne, des débris de fer. La lessiveuse s’effraie à voir l’épaule gauche de sa chemise toute hachurée de stries sanglantes. Quelquefois, après une heure de martyre, il tombe à terre, il s’évanouit, adossé au mur. On voit encore aujourd’hui sur ce mur la marque brune de son épaule nue, d’où des filets ont coulé jusqu’au dallage. Il revient à lui, il se relève péniblement. Et sa main pleine de sang a laissé au mur les grandes empreintes de ses doigts, de ses paumes, qui subsistent encore de nos jours. Il s’en va se coucher. Non dans son lit neuf de matelas, mais sur des fagots, au rez-de-chaussée. L’humidité de cave qui règne là lui cause de telles névralgies qu’il doit y renoncer. Alors il s’en va au grenier, s’allonge sur le plancher nu. Ceux qui viennent l’appeler de nuit l’entendent descendre de là-haut. Ses voisines, la veuve Renard et sa fille, dont la maison touche au presbytère, perçoivent le bruit d’un billot de bois qu’il remue dans son grenier. Elles seront longtemps avant de deviner que ce bloc de chêne sert d’oreiller à leur curé.

À l’étonnement des villageois commence à succéder l’admiration. Il faut être un rude homme, pour mener cette vie-là !

– Notre curé, c’est un vrai saint ! murmure-t-on.

Les plus sceptiques se décident à risquer un pied dans l’église, pour jeter un coup d’œil sur ce phénomène. On vient écouter son catéchisme aux enfants. Et ceux qui l’ont entendu parler de Dieu sont conquis. La réputation du petit curé d’Ars grandit. On vient à lui des alentours. Et les paroisses voisines l’appellent ou lui demandent d’y aller « prêcher des missions ». Ce n’est pourtant pas un Lacordaire ni un Bourdaloue, l’abbé Vianney. Il n’a guère d’éloquence, ou plutôt, en fait d’éloquence, il a celle qui se moque de l’éloquence. Et il n’est personne qui puisse rester insensible quand le curé d’Ars, en chaire, oublie ses sermons laborieux, parle de la seule chose qu’il connaisse, l’amour de Dieu, et s’exalte et pleure avec une telle sincérité, une telle intensité de foi qu’il force la foule à pleurer. Quelquefois, on, lui prépare sans le lui dire un auditoire de choix, des ecclésiastiques, « des gens distingués », comme il dit. Il appelle cela, en son langage naïf, « lui faire une farce ».

– Cela m’intimida pour commencer, avoue-t-il en une de ces occasions. Cependant, je me mis à prêcher sur l’amour de Dieu. Et il paraît que ça alla encore bien. Tout le monde pleurait.

Il ne sait lui-même ni s’il a fait du bien ou non, ni si son sermon valait quelque chose. « Il paraît que ça alla bien. » Ce que tout le monde voit, simplement, c’est qu’après ces prédications, dans toutes les églises où il passe, les pénitents assiègent son confessionnal. Tout le matin, toute l’après-midi, la foule vient à lui se confesser. Et cela tout le temps que dure la mission. Et bien souvent jusqu’à minuit, une heure du matin ! Les derniers jours, parfois, de telles bousculades se pressent autour de l’abbé Vianney qu’on manque de culbuter confesseur et confessionnal ensemble. Il y a des villages où les ouvriers ruraux exigent qu’on chôme et abandonnent l’ouvrage en plein cours, pour accourir à l’église.

– S’il faut payer les heures perdues, on paiera, disent-ils à leur patron. Mais nous aussi on veut aller entendre le curé d’Ars. (Catherine Lassagne, Procès apostolique.)

Tous ces voyages, il les fait à pied, par tous les temps. Il arrive couvert de boue, exténué. Quelquefois, parti à jeun, il s’égare en route, on le retrouve évanoui dans les neiges, on le ranime, et on l’amène à l’église glaciale où il s’enferme dans le confessionnal pour confesser. Et il s’effare de voir, sur son passage, les villageois sortir de leurs maisons et accourir en foule pour voir celui qu’on appelle déjà un saint.

 

 

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Le clergé des alentours s’inquiète de cet intérêt populaire. Les fortes têtes, les anticléricaux du pays attribuent à des vices secrets l’ascétique maigreur de son visage, où la chair manque. On fait sur lui des chansons, obscènes, on griffonne des saletés sur sa porte, on l’accuse d’avoir séduit quelque fille, on vient l’insulter sous sa fenêtre. L’Évêché croit devoir procéder à une enquête. Suprême amertume.

– Si j’avais su en arrivant à Ars tout ce que je devais y souffrir, dira plus tard le malheureux prêtre, je serais mort sur le coup.

Mais comme il a pris pour Maître le Christ, l’abbé Vianney accepte et pardonne, et rend service un peu plus tard à la famille d’un de ses persécuteurs tombé dans la misère.

Et les insultes n’empêchent pas la moisson de lever. « Ars n’est plus Ars. » Ce village lourd et sans âme, en vingt années, par la seule présence d’un prêtre qui a consenti à se donner jusqu’à en mourir, s’est transformé. On y aime l’église, les processions, les beaux offices. On y prie plus qu’ailleurs. On y jure moins. Pas d’ivrognes. Et des berceaux partout. En six années, on compte quarante enterrements et quatre-vingt-seize baptêmes. À la mort de l’abbé Vianney, la population d’Ars aura doublé. Le christianisme est une philosophie de vie.

L’Évêché nomme l’abbé Vianney curé de Salles. Et tout Ars s’ébranle, se soulève. On va jusqu’à l’évêché. C’est une insurrection. L’évêché s’incline de bonne grâce. C’est bien : les gens d’Ars garderont leur cher curé.

Il a fondé un « petit pensionnat ». Un drôle de pensionnat, baptisé « la Providence », où il élève et éduque les jeunes filles pauvres, et où personne ne paie. Il l’a bâti sans un sou. Il a travaillé de ses mains, chaque jour, à monter aux maçons les briques et le mortier. Drôle de pensionnat, oui, où la Providence est bien le grand économe. Tout y est gratuit. Ceux qui le veulent fournissent des provisions. Combien d’élèves ? On ne sait pas. On ne compte pas. On accueille qui demande. Et le curé d’Ars ne veut pas d’argent. Il y vient jusqu’à des malheureuses filles de vingt ans ! Ou bien c’est un nouveau-né qu’on trouve sur le seuil. Et le curé d’Ars accepte tout. On imagine les soucis et les angoisses que connut, sous un tel directeur, Catherine Lassagne, la dirigeante de la « Providence ». Il lui arrive de s’épouvanter devant les épaves, les miséreuses couvertes de croûtes et de poux que lui amène triomphalement l’abbé Vianney.

– Plus de vivres ! Monsieur le curé ! Plus de place ! plus même un lit ! s’exclame Catherine.

– Un lit ? Il reste toujours le vôtre ! répond l’abbé, à la honte de la pauvre Catherine.

Quand on n’a plus ni bois, ni blé, le curé d’Ars court mendier chez les riches, « pour ses enfants ». Et si rien n’arrive, il prie, il prie, « à en casser la tête à ses saints ». Et quand miraculeusement le blé et le bois affluent dans le grenier, quand un reste de farine emplit par prodige tout le pétrin, la stupeur et la joie de tous étonnent un peu l’abbé Vianney.

– Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Le Bon Dieu a soin de ses pauvres, dit-il. Voilà tout.

Mais la foule, la foule des hommes de peu de foi, ne trouve pas cela si simple. De plus en plus la renommée de celui qu’on appelle « le saint curé d’Ars » s’étend. On parle de ses miracles. On se redit la puissance de rayonnement qui émane de ce petit prêtre, sans qu’il le sache. Et de plus en plus les gens accourent à Ars voir l’abbé Vianney, l’entendre et se confesser à lui. Le pèlerinage d’Ars commence. Il ne finira plus. L’abbé Vianney s’en étonne à peine. Il ne soupçonne même pas que c’est pour lui qu’on vient. N’a-t-il pas dans son église les reliques d’une petite martyre de quatorze ans, sainte Philomène ? Et sainte Philomène n’a-t-elle pas réalisé à Naples de merveilleuses guérisons ? Si des miracles se produisent à Ars, si ce malade vient d’être guéri sous les yeux du curé d’Ars, si ce paralytique marche, pas de doute, sainte Philomène en est cause ! Naïf, sincère, avec la magnifique inconscience des saints, le curé d’Ars rend grâces à sa petite sainte, inaugure en son honneur processions et pèlerinages, l’invoque, l’appelle désormais « son chargé d’affaires près de Dieu ». Et pendant trente années, les prodiges des premiers âges du christianisme se déroulent en pleine France contemporaine, en plein dix-neuvième siècle, sous l’égide de sainte Philomène, et sans que l’angélique modestie d’un vieux prêtre inconscient de sa propre sainteté ait à en être effleurée...

 

 

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Et croyants et incroyants, par vagues de plus en plus denses, été comme hiver, affluent à Ars. Et il en est sans doute un certain nombre qui, au début, au premier contact de ce village et de ce prêtre, doivent se trouver déçus. Des miracles ? C’est toujours discutable, un miracle. Un paralytique qui rejette ses béquilles, un sourd qui entend, un muet qui parle, cela peut, à la rigueur, s’expliquer. Choc moral, commotion nerveuse. Ah ! si ce manchot revenait d’Ars avec ses deux bras ! Le croyant, lui, sait que si ce miracle-là est possible, il n’est pas souhaitable. Car le miracle comme tout le reste de la création est fait de telle sorte qu’il laisse intact chez l’homme le libre choix, l’adhésion ou le refus, – le mérite. Dieu ne veut pas de saint Thomas. Il faut qu’au bout de toutes les routes, même du miracle, nous nous retrouvions devant un choix à faire, une adhésion ou un refus, – un effort. Et voilà pourquoi les manchots ne guérissent pas.

Mais si seulement à défaut de ces prodiges-là le curé d’Ars, par son aspect, sa parole, le flamboiement de son intelligence, éblouissait les hommes, arrachait à l’incrédule le cri d’admiration qui salue le maître ! Hélas ! Il est évident qu’au premier aspect l’humble curé d’Ars doit singulièrement décevoir les curieux ! Il est petit, il a un visage tellement maigre que les joues en sont comme aspirées, vidées. Il a l’air chétif et malade. Il a un regard bleu naïf, un regard de simple. Il a des cheveux gris qui tombent sur son cou et sur ses oreilles. Et parce qu’il souffre dans son confessionnal d’atroces maux de tête qui l’obligent à porter une serviette mouillée en bandeau sur le front, il coupe ses cheveux sur le haut de la tête, ce qui lui fait une bizarre apparence. Il flageole sur ses jambes maigres, il est voûté comme un vieux. Et il sait si bien tout cela qu’il se raille lui-même sans compassion aucune. Il appelle sa drôle de figure : « Mon carnaval. »

– C’est comme les masques de la mi-carême, dit-il, ça ne peut servir que trois jours par an !

Il passe dans le village, il aperçoit un de ces innombrables portraits qu’on a faits de lui et qu’on vend partout. Et il se moque :

– Regardez un peu ! Ne dirait-on pas que je sors du cabaret !

S’il le laisse vendre, c’est parce qu’on lui a assuré que cela faisait vivre de pauvres gens.

– Ils les vendent deux sous, Monsieur le Curé.

– Deux sous ! C’est bien cher pour le « carnaval ! » Alors, faites...

« Carnaval », « Grappin », il a des mots à lui, simples, naïfs, qui ne rachètent pas, hélas ! l’aspect décevant de son physique, qui laissent douter s’il est vraiment intelligent. Il fait des fautes de français. Nous avons vu la peine qu’il se donne pour prêcher bien mal. Le démon, pour lui, c’est « le grappin ». Quand on lui annonce que sa chambre vient de prendre feu :

– Ce vilain grappin ! il n’a pas pu prendre l’oiseau, il a brûlé la cage !

Un jour qu’il loge au presbytère de Saint-Trivier, on trouve son lit, en pleine nuit, mystérieusement roulé au milieu de la chambre, sans que le curé d’Ars, du reste, en ait bougé. Effarement général. Lui sourit, s’excuse :

– Ce n’est rien, c’est le grappin... Mais, il y aura demain un gros poisson...

« Un gros poisson », c’est un grand pécheur. Car il est toujours averti ainsi, quand un malheureux à la conscience chargée va venir à lui confesser sa misère. Mais voilà le vocabulaire du curé d’Ars. Non, son intelligence n’est pas de celles que se plaisent à saluer les hommes. Voulez-vous un échantillon de son éloquence. Écoutez ce fragment de catéchisme qu’il fait à l’église pour les enfants, et auquel, bientôt, des foules innombrables viendront assister. Il parle à ses petits du mariage :

– Ah, mes enfants, quand deux époux se sont nouvellement mariés, ils ne se lassent pas de se regarder, ils se trouvent si aimables, si pleins de qualités. Ils s’admirent, ils se font mille compliments ! Mais la lune de miel ne dure pas toujours... ils oublient les belles qualités ! Et voilà des défauts qu’ils n’avaient pas aperçus ! Alors, il y en a qui ne peuvent plus se supporter ! Et le mari appelle sa femme : « Chipie ! fainéante ! propre-à-rien ! »

Pour son église, il achète des ornements sans grande finesse. Rien de ce qu’il a acquis n’a de valeur artistique. Il se laisse prendre aux dorures. Il est enfant. Il s’exclame et danse comme un gamin autour des grandes caisses qu’on déballe. Il rit, il pleure. Il appelle tout le monde à venir contempler ces splendeurs. Il hèle jusqu’à de bonnes vieilles :

– Mère ! Mère ! Venez ! Venez voir une belle chose avant de mourir.

Une âme enfantine. Il se juge lui-même du reste sans indulgence. Il dit :

– Quand je suis avec les autres prêtres, je suis comme Bordin, l’idiot du village...

On lui montre un portrait de lui. Il reconnaît :

– C’est bien moi ! Voyez comme j’ai l’air bête !

Et il explique avec simplicité :

– Dans les familles, il y en a toujours un qui a moins d’esprit : chez nous, c’était moi.

Mais cet homme croit en Dieu et aime Dieu comme nul de nous ne sait plus croire et aimer. Cet homme vit selon la parole de Dieu. Et cela suffit, cela le pare d’une grandeur surhumaine, et montre aux foules stupéfaites ce que pourrait être l’humanité, si nous en faisions tous autant. Et c’est pour cela qu’accourent les multitudes : pour voir enfin matérialisé ce que nous déclarons si souvent un rêve impossible : un homme qui réalise en lui la leçon de l’Évangile.

Et l’inimaginable existence publique du curé d’Ars va commencer. La vie d’un homme que tous veulent apercevoir, toucher, entendre, à qui chacun, croyant ou incroyant, veut apporter ses peines, ses soucis, ses crimes, parce que tous les hommes, du fond de la plus insondable ignominie, gardent encore on ne sait quel souvenir de la lumière, et pressentent confusément, sans plus pouvoir se l’expliquer, qu’un être pur et bon possède bien, en vérité, l’étrange pouvoir de les soulager, de les purifier. Désormais, et pendant trente ans, été comme hiver, le curé d’Ars verra accourir à lui les populations. En plein hiver, (et les hivers ne sont pas une plaisanterie sur le plateau de la Dombes, au pied du rude Jura), il passera de onze à douze heures par jour au tribunal de la pénitence. L’été, ce seront quinze et seize heures qu’il donnera à ce supplice. À une heure du matin, à la lueur d’une vieille lanterne, il traverse le cimetière, pénètre dans les ténèbres de l’église, et va lui-même sonner l’angélus, pour avertir que la journée commence. Et les pèlerins, qui depuis longtemps attendent, se précipitent dans la nef, tandis qu’il récite sa prière devant l’autel. Il arrive au confessionnal, s’y enferme. Et jusqu’à sept heures du matin, il écoute les misères et les crimes des hommes. Il sort alors pour dire sa messe. Le temps d’avaler une gorgée de lait, (son médecin a exigé de lui ce « déjeuner », qu’il prend à contrecœur), et le curé d’Ars se remet aux confessions. Bréviaire. Et confessions encore, jusqu’à onze heures du matin. Alors débute le catéchisme, ce bizarre catéchisme qu’il faisait autrefois dans le pensionnat de la Providence, et que les gens du village venaient écouter. Les visiteurs les ont imités. Bientôt, là aussi, ç’a été la grande foule. Et le curé d’Ars a dû s’installer dans l’église même. Il y a là, autour de lui, les enfants, et, derrière eux, le public, la multitude. Il ouvre le catéchisme, lit une question et sa réponse, commente, oublie le sujet, s’égare, en retourne immanquablement à la seule chose qu’il connaisse, qu’il aime, et dont il sache parler : la foi en Dieu, la joie d’aimer Dieu. Sa voix grêle, la gaucherie de ses premiers mots, sans doute aussi une naïveté qui sent les champs et l’enfance, font un instant sourire et rire même. Puis on est pris. Il s’exalte, s’échauffe, s’enflamme. Il crie, il pleure, il sanglote. Et la passion de ce vieux petit prêtre pleurant de douleur pour les pauvres hommes qui n’aiment pas Dieu ébranle tout le monde, bouleverse la foule. Et toute l’église pleure avec le curé d’Ars, aux étranges catéchismes de l’abbé Vianney.

C’est fini. Il sort de l’église, et après avoir béni la cohue qui l’assaille, il se réfugie dans son presbytère. Il est midi. Debout, il mange son écuelle de soupe et de légumes, apportée de « la Providence ». Et il lit en même temps son courrier. Puis il balaye sa chambre, se rase et fait un somme. Le tout lui prend bien vingt à trente minutes. Il s’en va alors visiter ses malades, consoler les moribonds, administrer les derniers sacrements. Et aussitôt qu’il a fini, il accourt de nouveau à l’église, récite à genoux sur les dalles vêpres et complies, et reprend les confessions. Il peut être deux ou trois heures de l’après-midi. Jusqu’aux prières du soir, le curé d’Ars confesse. Et, les prières du soir et le chapelet récités du haut de la chaire, l’abbé Vianney rentre à la cure, où l’attendent ceux qui lui ont demandé une entrevue particulière. Ces entretiens se prolongent. Quand ils sont terminés, il reste encore à dire laudes et matines du lendemain, et à lire une page de la vie des saints. Il est dix heures quand il se couche. Mais bien des fois sa fenêtre reste éclairée, il ne dort pas, l’insomnie le ronge. Et à une heure du matin, il se lève à nouveau, il recommence sa journée.

« Une des merveilles de cette existence simplement sacrifiée au service des autres, dit judicieusement le chanoine Trochu, le grand historiographe du curé d’Ars à qui nous devons l’essentiel de notre documentation, c’est qu’elle se soit passée à la fois parmi le mouvement continu des foules, et dans un profond recueillement. » « On importunait le saint curé d’Ars de toutes manières, et rien ne semblait troubler sa vie intérieure » (Frère Athanase). C’est que toutes les actions du curé d’Ars sont « centrées » sur Dieu. Il fait tout « pour l’amour de Dieu ». C’est sans doute ce qui ramène l’unité et la cohésion dans cette vie d’agitation et de tiraillement perpétuels. Il a su mettre Dieu en chacun de ses actes. En chaire, au confessionnal, en pleine conversation, partout, à tout instant, il ramène sa pensée à l’unique fin de son activité, Dieu. Et cela le sauve, lui donne cette miraculeuse puissance qui magnétise les âmes des pauvres hommes, jouets des passions et du monde, et qui viennent chercher une leçon de paix, de bonheur, auprès de ce martyr, qui n’a rien à lui, qui vit de foi, d’humilité, de charité, de pauvreté.

Humble, il l’est demeuré intégralement. Des prêtres du voisinage commencent à jalouser cette popularité singulière d’un petit curé « qui n’a pas seulement une ceinture ! » Un ignorant qui n’a reçu les ordres que par raccroc, par charité, qui ne sait pas trois mots de latin ! Pas une bribe de théologie ! On ne se gêne pas pour l’écrire à l’évêché, ou au curé d’Ars lui-même. Que va-t-il se mêler de confesser les foules ! de trancher souvent des cas complexes et périlleux ! Certains curés prêchent en chaire à son sujet, interdisent formellement d’aller le voir ! Il reçoit des lettres de cette encre :

 

« Monsieur le curé, quand on a si peu de théologie que vous, on ne devrait pas entrer dans un confessionnal ! »

 

Et c’est signé « abbé Borjon ». Et le curé d’Ars éclate en sanglots, et s’exclame :

– C’est vrai ! c’est vrai !

Et il se hâte de répondre de tout son cœur ;

« Mon très cher et très vénéré confrère, que j’ai de raisons de vous aimer ! vous êtes le seul qui m’ayez bien connu ! Aidez-moi à obtenir la grâce que je demande depuis si longtemps, afin que, étant remplacé dans un poste dont je ne suis pas digne à cause de mon ignorance, je puisse me retirer dans un petit coin pour y pleurer ma pauvre vie ! »

L’abbé Borjon, bouleversé, accourt, et se jette aux genoux de celui qu’il vient d’insulter, et qui l’embrasse.

Pendant huit ans, l’abbé Raymond, son vicaire, lui infligera mille petits affronts et avanies que le curé d’Ars acceptera en silence. À peine arrivé, il s’est emparé de la chambre du curé, obligeant l’abbé Vianney à descendre coucher dans le rez-de-chaussée tout délabré. Puis il va commencer les critiques : la paroisse est mal gérée, le pèlerinage à sainte Philomène est organisé de façon pitoyable ! Si l’abbé Raymond était le maître, que ne ferait-il pas ! Quel rendement ! L’abbé Raymond rêve de devenir curé d’Ars, traite son supérieur avec dureté et, de très haut, le contredit publiquement en chaire, en prend d’autant plus à son aise que l’abbé Vianney se tait, s’efface, subit tout sans protestation, défend à l’occasion son vicaire quand les villageois attaquent celui-ci en paroles, ou quand l’évêché parle de changer de paroisse cet abbé Raymond.

– Laissez-le moi ! dit-il. Il me dit mes vérités. Combien je lui ai de reconnaissance !

L’abbé Raymond en profile et se croit curé. Désormais il signe tous les actes sur les registres paroissiaux :

Raymond, curé d’Ars.

Il ne s’en ira qu’après avoir éprouvé durant huit ans la sainteté de l’abbé Vianney. Alors seulement il verra clair, il comprendra qu’il a été à la fois l’instrument de Dieu et le jouet de l’esprit du mal, et son cœur s’emplira de remords et de tendresse pour son malheureux curé d’Ars.

 

 

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Voilà l’humilité. Que dire de la pauvreté ? Pauvre, il l’est effroyablement. Il a, pour en faire des aumônes, presque complètement dégarni son presbytère des quelques meubles qui y restaient. Pour ses fondations, pour ses œuvres, il vend ses vêtements, son aube, toutes ses hardes. Jamais il n’aura de manteau. Été comme hiver, la même soutane. On la lui double en hiver, sans qu’il le voie. Il se fâcherait. Comme il reprise lui-même sa soutane, on devine l’aspect pittoresque de ces reprises innombrables. Catherine Lassagne le surprend un jour en train de raccommoder à son genou une déchirure de sa culotte. Il rit :

– Hé, hé ! Catherine ! Vous avez cru trouver votre curé, et vous tombez sur un tailleur !

Mais un jour d’hiver, en revenant sous la pluie d’une mission, il tombe dans la boue, se trempe jusqu’aux os, est obligé de se réfugier chez un de ses paroissiens, qui doit lui prêter un pantalon et un veston dont s’affuble le curé d’Ars, pendant que sèche son unique soutane. Les murs du presbytère se lézardent, le plâtre dégringole par plaques, le carrelage est descellé. Par les fenêtre sans vitres les arbres poussent des branches. Les ronces ont envahi la cuisine. Dans la cheminée, une semence tombée a germé, pris racine, est devenue un jeune arbre. Une marmite, une poêle, une écuelle et une cuiller, voilà tout son ménage. Il vit dans un dépouillement total, sans jamais garder ni dépenser un sou pour lui. Pas une fois dans sa vie il ne paiera quelque chose destiné à son usage. Il vit de ce qu’on lui donne : de la soupe de « la Providence », et des dons en nature qu’on lui fait. Et il manie de grosses sommes, l’argent afflue vers lui et lui coule entre les doigts sans y laisser une trace, instantanément volatilisé en charités. Sa « poche à navette », comme il dit, où l’argent entre sans cesse pour en ressortir aussitôt, est toujours vide. Avant l’aube, il a déjà distribué plusieurs louis d’or. Le soir, il compte ce qui lui reste : ses « bénéfices ». S’il n’a plus rien et qu’on le sollicite, il emprunte, ou bien il vend ses draps, son mobilier, tout ce qui lui tombe sous la main. Ceux qui veillent sur lui ne peuvent mettre dans son armoire qu’une chemise à la fois. Il supplie :

– Mettez-m’en davantage !

Mais on reste inflexible. On sait ce qu’il en fait, quand il a du linge. Il héberge les gueux du pays dans sa chambre, leur allume un bon feu, et les fait changer de chemise à ses frais. Jeanne Chanay, une de ses paroissiennes, lui donne des bottines fourrées. Le soir même, elle le retrouve chaussé de très vieux godillots hors d’usage :

– Vous avez encore donné les autres !

– Peut-être bien...

Et il s’esquive.

Ou bien, en allant faire son catéchisme à la Providence, il rencontre un mendiant nu-pieds, lui offre ses souliers, et arrive à pieds de bas à la Providence, essayant tant bien que mal de dissimuler ses chaussettes sous sa soutane. Sa culotte, raccommodée par lui comme nous l’avons vu, est depuis longtemps en ruine. Ses ouailles se cotisent, lui offrent une culotte magnifique, en gros velours. Quelque chose d’inusable ! Quelques jours après, en revenant de mission, il rencontre dans la campagne un pauvre hère tout déguenillé et tout transi.

– Attends une minute ! dit le curé d’Ars.

Il passe prudemment derrière une haie, et, plus généreux que saint Martin, reparaît, tenant à la main, aux yeux du mendiant ébloui, la splendide culotte de velours, dont il lui fait cadeau. Le troc est accepté avec enthousiasme. Et quand, les jours suivants, on demande à l’abbé Vianney des nouvelles de son fameux pantalon :

– J’en suis très content, dit-il. Je l’ai prêté « à fonds perdus »...

Un matin qu’il prêche à l’église, il aperçoit de loin, parmi la multitude, un pauvre qui l’écoute, et, debout, las, s’appuie au mur. Il dégringole l’escalier de la chaire, court chercher le mendiant, l’amène à travers le public, et l’installe à côté de lui sur le siège, dans la chaire.

– Na ! dit-il en riant.

Et il continue à prêcher, content, radieux, avec sans doute, l’impression, la certitude, d’avoir à cet instant le Christ tout près de lui.

 

 

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*    *

 

L’afflux des pèlerins a encore grandi. Tout cela se dit, se répand. Un saint, un vrai saint, en pleine vie, en plein dix-neuvième siècle. De plus en plus, il est la proie, la pâture de la foule. Sans cesse davantage, il se sacrifie à elle, il lui donne tout son temps, toutes ses forces, toute sa pensée. À peine a-t-il encore le loisir de prier. Il se rappelle avec tristesse le passé, les temps heureux où il n’était qu’un humble petit curé ignoré :

– Que j’étais heureux, en ces temps-là ! soupire-t-il. Que j’étais heureux, quand je n’étais qu’un petit berger ! Je pouvais prier Dieu tout à mon aise !

Le fardeau l’accable, par moment :

– Si j’avais su ce que c’était qu’un prêtre, je me serais sauvé à la Trappe !

Il en rêve, de cette Trappe, de cette solitude qu’on lui a toujours refusée. Il implore l’évêché, il écrit, il supplie qu’on lui permette de quitter Ars. Une première fois vers 1840, une nuit, en pleine obscurité, vers deux heures du matin, il quitte sa cure, il s’enfuit. Un remords le saisit en route, la pensée des âmes à sauver qu’il abandonne. Il revient.

Trois ans après, la tentation renaît. Il vient d’être malade, il croit sa fin prochaine, il veut l’isolement « pour pleurer sa pauvre vie ». Par une nuit de septembre, à nouveau, il s’évade, un paquet à la main, traverse la haie, disparaît. Mais il a eu le tort d’en parler, la veille, à la « Providence ». On l’a guetté. On le poursuit. Il court à travers les champs, s’égare dans les terres labourées, se laisse rejoindre, mais persiste à vouloir s’en aller. Et il atteint Dardilly, son village natal, se cache chez son frère François, tandis qu’à Ars règne la consternation. L’abbé Raymond essaie bien d’organiser le pèlerinage à sa mode. Mais le premier il s’aperçoit avec stupeur que sainte Philomène n’attire plus les foules, que le pèlerinage ne marche plus, que ce pouvait fort bien être ce vieux prêtre tout simple et tout naïf, tant dédaigné, qu’on venait voir, avant tout le reste ! Et de fait, voilà que l’abbé Vianney, au fond de sa cachette, un matin, voit arriver à lui, avec stupeur, les premiers des pèlerins... d’Ars, ou mieux du curé d’Ars. Leur nombre grandit très vite : en quelques heures, c’est à Dardilly la même bousculade qu’à Ars. Il faut d’urgence que le malheureux curé demande pouvoir à son évêque, s’installe dans un confessionnal de l’église de Dardilly et se mette à confesser. L’invraisemblable existence a repris, sans sommeil, sans nourriture. Les visiteurs assaillent le logis du curé d’Ars, envahissent la ferme de son frère, le pauvre François, qui en perd la tête et déclare avec désolation :

– S’il reste ici, je vais devoir crier au secours ! Je ne suis plus maître chez moi !

Et voilà l’abbé Raymond qui arrive, qui vient rechercher son indispensable curé méconnu. Les gens de Dardilly le regardent de travers. À eux le curé d’Ars ! C’est bien leur tour ! Ils surveillent leur nouveau saint, ils ne le laissent pas s’en aller. Après toute une conspiration, on décide l’abbé Vianney à réintégrer sa cure d’Ars. Mais c’est de nuit, comme un voleur, qu’il doit se sauver de Dardilly, pour échapper aux patrouilles des villageois qui gardent la maison de François. Et avant même de rentrer à Ars, en chemin, l’abbé Vianney est reconnu en passant à Saint-Marcel : on l’entoure, on le presse, le voilà de nouveau obligé de monter en chaire, de prêcher, avant de pouvoir se remettre en route, « sur la rapidité de la vie et le bonheur du ciel ».

Et voilà Ars, enfin. Ars où les cloches sonnent à toute volée, où toute la population est venue à la rencontre de son curé. Il n’en peut plus, il étouffe d’émotion, lève les bras, fait le tour de la place, bénit ses paroissiens agenouillés à ses pieds, fait réciter à tous la prière du soir...

Sa vie de martyr recommence, elle ne finira qu’avec sa mort.

 

 

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*    *

 

Des foules énormes, maintenant, affluent de tous côtés vers Ars. Dans la gare de Perrache, à Lyon, il a fallu ouvrir un guichet supplémentaire pour les tickets à destination d’Ars. Et le ticket de retour, par faveur, est valable pour huit jours. Car il est connu qu’il fallait ce temps-là pour pouvoir parler au curé d’Ars. Des services de voitures spéciaux sont inaugurés. On loge chez les habitants d’Ars. L’été, on dort à la belle étoile dans les prairies. L’église, de jour et de nuit, est pleine d’une multitude qui attend. Le perron est obstrué. Le cimetière aussi, et jusqu’aux ruelles voisines. L’abbé Vianney confesse maintenant dix-huit heures par jour. En moyenne un pèlerin doit attendre deux jours et deux nuits son tour, devant le confessionnal. On s’est organisé. Les plus aisés paient des pauvres pour garder leur place, on se distribue des numéros. La nuit, on la passe sur la place, dans un abri, ou dans le vestibule du clocher. Les malades obtiennent un rang de faveur. Il est bien des gens qui patientent six et huit jours entiers. Le curé d’Ars n’y suffit plus. Dans les chapelles contiguës, des missionnaires, pour le soulager, reçoivent les pénitents.

Ce qu’on vient voir ? D’abord, l’homme dont on crie partout qu’il fait des miracles. Il y a eu le miracle du blé dans le grenier du curé d’Ars, de la farine dans le pétrin de la « Providence », des infirmes et des malades soulagés ou guéris. Le curé d’Ars a eu beau demander le silence, ces choses-là ne restent pas longtemps cachées. Des paralytiques marchent, des aphones recouvrent la voix. Une maman vient à Ars avec sa petite fille, muette depuis des années. La pauvre femme s’agenouille au confessionnal, et commence sa confession. Et tout à coup elle s’arrête :

– Continuez, mon enfant, lui dit le curé d’Ars, étonné.

– Ah ! mon père ! Mon père ! balbutie la pauvre femme. Je n’en peux plus... Écoutez ! Écoutez ! Ma petite fille, là, à côté du confessionnal ! Elle parle ! Elle parle ! Oh ! Quelle grâce !

La malheureuse ne peut plus achever sa confession. Elle pleure trop. Elle ne sait plus que dire : « Quelle grâce ! Mon Dieu ! Quelle grâce ! »

De pareils évènements, et il s’en produira des centaines, font sur la foule un prodigieux effet. Et le curé d’Ars, effaré et content, célèbre sainte Philomène, sa chère petite sainte qui fait des miracles ! Car c’est elle, bien entendu, la responsable. Il en est sûr, il ne peut même pas soupçonner que lui-même y serait pour quelque chose. À peine est-il surpris de vivre ainsi dans le surnaturel. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’une sainte fasse des miracles ? Il le déclare tout haut, il n’en recommande que davantage le pèlerinage à sainte Philomène... Le voilà tout saisi lorsque les gens se mettent à lui dire :

– Monsieur le curé, vous qui faites des miracles, soulagez-moi...

Il en reste tout abasourdi ! Il proteste, il se fâche.

– Des miracles ! Moi ! Moi ! Je ne fais pas de miracles ! Un pauvre ignorant qui a gardé les moutons ! Adressez-vous à sainte Philomène !

Il a peur, vraiment. Ne va-t-on pas le prendre pour un guérisseur, un saint, lui, Jean-Marie-Baptiste Vianney, pauvre pécheur comme il se nomme lui-même ? Cette pensée l’indigne comme une profanation. C’est bien simple, il suppliera désormais sainte Philomène de ne plus faire de miracles à Ars. Ces folles histoires cesseront de se répandre !

Et sainte Philomène semble bien obéir à son curé. Plus de prodiges. Mais voilà bien une autre affaire ! C’est le curé d’Ars lui-même qui commence à s’apercevoir des dons miraculeux qu’il possède. Il ne s’en rendait pas compte, le malheureux. À des pénitents qui venaient lui confesser leur triste vie, il a raconté leur propre passé, leur a rappelé des choses dont ils ne se souvenaient plus eux-mêmes ! Il a cru reconnaître une femme. Il lui dit sévèrement :

– Ah ! vous voilà, vous qui refusez d’aller reprendre votre mari à l’hôpital !

La femme, saisie, lui réplique :

– Comment le savez-vous ? Je ne l’ai jamais dit à personne !

Voilà le curé d’Ars plus saisi qu’elle. On lui en parle, on le questionne. Il l’avoue :

– J’ai été plus attrapé qu’elle ! Je pensais qu’elle m’avait déjà tout raconté !

Il se méfie, néanmoins. Il devient prudent. Il surveille comme un ennemi ce pouvoir magique qui vient, bien inopportunément, de se manifester en lui, cette vue surnaturelle du passé et de l’avenir des hommes, dont il n’a pas conscience, cette connaissance des choses cachées qui est en lui comme un souvenir. Désormais, quand il a lâché quelques mots révélateurs et qu’on lui demande :

– Comment savez-vous ça ?

Il se dérobe, il fait l’innocent, il répond :

– Oh ! c’est une idée qui m’est passée dans la tête...

Ou bien il plaisante, il a un mot de paysan :

– Bah ! C’est comme les almanachs. Quand ça se rencontre, ça se rencontre...

Son nouveau vicaire, l’abbé Toccanier, témoin une fois de plus d’une de ces vues prophétiques, le questionne nettement :

– Hé ! répond le saint, bien embêté, j’ai fait comme Caïphe, j’ai prophétisé sans le savoir !

Et voilà les guérisons qui recommencent, les vrais, les grands, les éclatants miracles : Voilà une maman qui vient faire voir au curé d’Ars son garçonnet, affligé d’un énorme bourgeon de chair au-dessus de l’œil. L’abbé lève la main pour bénir le pauvre petit. La mère saisit cette main, la porte sur le mal. Et le mal disparaît. Stupeur, enthousiasme, tumulte. Le curé d’Ars, lui, se sauve, écrasé, honteux, misérable comme un criminel. Il en aura encore chaud le soir ! Il raconte l’évènement au frère Athanase, à l’abbé Toccanier :

– Oh, camarades ! Il m’est arrivé aujourd’hui « une belle farce » ! Que j’en ai honte ! Si j’avais trouvé un trou de rat, je m’y serais caché !

Et il fait le récit de la scène.

– Cette fois, remarque l’abbé Toccanier, vous ne direz pas que c’est sainte Philomène !

– Heu... fait le curé d’Ars, très gêné, elle pourrait bien encore y être pour quelque chose...

 

 

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*    *

 

Car il n’avouera jamais, il n’acceptera jamais qu’il puisse, lui, faire des miracles. Et c’est ainsi que naîtra l’amusante, naïve, touchante « association » le curé d’Ars-sainte-Philomène. La petite sainte chère au cœur du vieux prêtre est devenue « son chargé d’affaires », son « consul près du Bon Dieu ». Ils s’entendent fort bien ensemble, le pauvre curé et la petite sainte. Il parle d’elle comme d’une bonne associée fidèle, avec qui on discute et parle affaires. Tout ce grand bruit autour de lui l’importune. Il s’est arrangé avec sa collaboratrice. Il déclare :

– J’ai prié sainte Philomène de guérir les âmes chez nous tant qu’elle voudra mais pour les corps, de les guérir plus loin. Elle m’a bien écouté, cette fois ! Plusieurs malades sont venues ici commencer une neuvaine. Elles l’ont achevée chez elles, où elles ont été exaucées. Ni vu, ni connu !

Il est enchanté.

Pas toujours, cependant. Quelquefois sainte Philomène réalise malgré tout le miracle, guérit un petit estropié. Et le curé d’Ars proteste et s’indigne :

– Elle m’a manqué de parole ! Elle aurait bien dû guérir cet enfant ailleurs !

Il boude sainte Philomène, en parle moins... Et les pèlerins le suivent, délaissent la sainte... Alors, le curé d’Ars a des remords, revient à sa grande amie, demande pardon, permet, réclame de nouveaux miracles... Il ne faut pas que sainte Philomène perde sa réputation pour lui !

Jamais saint ne trouva plus naïve, plus sincère, plus touchante ruse pour se mentir à lui-même, pour sauver en face de lui-même sa modestie, son humilité, pour accepter sans orgueil et très simplement l’écrasante faveur du ciel. Il y a dans Tolstoï l’histoire d’un homme, le père Serge, qui sent tout à coup qu’il se damne tout en faisant des miracles, et peut-être justement parce qu’il fait des miracles. À ce péril terrible, à ce piège de l’orgueil, l’abbé Vianney échappe ainsi par un chemin tout à lui, un stratagème inconscient qui le fait tout simplement, dans son esprit candide, l’associé d’une sainte. C’est grâce à cela qu’il demeure humble au milieu des acclamations, qu’il reste véridique dans son étonnement, sa stupeur, sa terreur aux heures où la foule le salue du nom de saint. Des miracles ? Hé, c’est bien possible après tout qu’il s’en produise à Ars ! Pourquoi pas ?

– Je suis le rabot dans les mains du Bon Dieu, dit-il. Et s’il avait trouvé un prêtre plus ignorant, plus indigne que moi, il l’aurait mis à ma place, pour montrer la grandeur de sa miséricorde...

Ainsi pour lui, les miracles mêmes prouvent son humilité. La louange lui est une douleur. « Mon saint curé », a dit de lui l’évêque. Et l’abbé Vianney se désole, se désespère. Un écrivain lui apporte un livre d’éloges sur lui, sur le curé d’Ars. Et le lendemain l’abbé Vianney l’appelle, l’air navré, et sévère, des larmes pleins les yeux.

– Je ne vous croyais pas capable de faire un mauvais livre !

– Oh, monsieur le curé...

– C’est un mauvais livre ! Un mauvais livre ! Combien vous a-t-il coûté ? Je vais vous le rembourser tout de suite, et nous allons le brûler !

– Mais pourquoi donc, mon père ?

– Vous avez parlé de moi comme d’un homme vertueux, d’un saint...

Les larmes de l’abbé Vianney redoublent. Appuyé par l’évêque, l’auteur refuse de rien changer. Jamais l’abbé Vianney, qui signe d’innombrables livres, images et missels, n’acceptera de signer un exemplaire de ce livre-là.

Il se lamente de voir recueillir ses cheveux, ses objets personnels. Il brûle tout lui-même dans sa cheminée, surveille son coiffeur, fait enterrer le sang qu’on lui tire lors d’une saignée. Jamais on n’aura de lui un portrait, un buste, pas même une photo. Le seul homme qui ait su reproduire les traits du curé d’Ars, le sculpteur Émilien Cabuchet, se vit flanquer à la porte du confessionnal, quand il essaya d’exposer sa requête. Il dut, avec la complicité de l’abbé Toccanier, se mêler aux fidèles pendant la séance de catéchisme, et là, debout, contempler son modèle et pétrir sa masse de cire soigneusement cachée sous son chapeau. Et le dernier jour, brusquement, en plein catéchisme, l’abbé Vianney l’interpelle de loin :

– Hé là-bas, vous ! Quand vous aurez fini de donner des distractions aux autres !

L’artiste en eut une sueur froide. Mais la cire était prête, le modelage achevé. Quand la statue fut terminée, on osa la présenter au curé d’Ars. Il y eut un second orage. À la fin, le curé d’Ars admit que son image existât. Mais il fit promettre qu’on ne la livrerait pas au public de son vivant.

 

 

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L’évêché a décidé de le nommer chanoine. Un saint nommé chanoine, cela nous paraît presque comique, aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, voilà l’évêque de Belley qui, le 25 octobre 1852, arrive à Ars.

L’abbé Vianney est naturellement occupé à confesser. Il s’empresse au-devant de son évêque, lui offre l’eau bénite, commence deux mots de bienvenue. Mais Monseigneur démasque soudain un objet de soie noire et rouge bordée d’hermine, un camail de chanoine. Le curé d’Ars devine.

– Non ! Non ! Monseigneur ! Donnez ça à mon vicaire !

Hélas ! À trois, l’évêque, le vicaire général et le vicaire du curé d’Ars revêtent de force l’abbé Vianney du fameux camail de chanoine. Lutte. Monseigneur parvient quand même à boutonner le vêtement. Et le Veni Creator éclate, couvre les protestations du malheureux curé d’Ars. L’abbé Vianney s’est précipité dans la sacristie comme un chat échaudé. On l’y poursuit, on le trouve en train de se démener pour s’arracher du dos le maudit camail. On lui expose qu’il est trop tard, que c’en est fait, que Monseigneur pourrait s’estimer blessé. Alors il rentre dans l’église, mais reste aux trois quarts dissimulé dans une encoignure, misérable au delà de toute idée. Et le pire n’est pas encore subi. Il lui faut, après la cérémonie, traverser l’église et la place. La foule qui voit sortir monsieur le curé ne le reconnaît plus. Il est écrasé de honte. Les joues lui brûlent, « il a l’air d’un condamné à mort ». Son camail est resté tout de travers sur son dos. Il a l’air tout ébouriffé. « On aurait dit que Monsieur le curé avait des épines dans le dos, racontent les témoins. C’était la scène la plus amusante qui se puisse imaginer. »

Et pourtant, ce camail, ce malencontreux camail, qui croirait que le curé d’Ars, huit jours après, s’estimera très content de l’avoir reçu ? C’est cependant ce qui arrivera. L’abbé Vianney a justement, comme par hasard, besoin d’un peu d’argent pour une œuvre. Tout de suite, il a une idée lumineuse. Il s’en va trouver une certaine demoiselle Ricotier :

– Mademoiselle, je voudrais vous vendre mon camail. Je l’ai déjà offert à Monsieur le curé d’Ambérieux, qui m’en a refusé douze francs. Vous, vous m’en donnerez bien quinze ?

– Mais il vaut plus que cela.

– Vingt alors ?

« Je lui versai vingt-cinq francs, conclut la narratrice. Mais je m’informai. J’appris qu’il avait coûté cinquante francs. J’en versai donc encore vingt-cinq, en ajoutant : « Il est à moi, mais je vous en laisse la jouissance. »

Et l’abbé Vianney est émerveillé. Qui diable aurait pu croire que ce damné camail pourrait rapporter tant d’argent. Il est si radieux, achève mademoiselle Ricotier en son récit, qu’il s’écrie dans son enthousiasme :

– Oh ! Que Monseigneur m’en donne encore un autre ! J’en ferai de l’argent !

Il exige pourtant que mademoiselle Ricotier emporte chez elle le camail.

– Si Monseigneur exige que je le revête, je le trouverai toujours chez vous.

Et il est si content, il trouve tout cela si bien, si heureux, si parfait, qu’il se hâte d’aviser de sa joie son évêque :

« Monseigneur le camaille que vous avez eu la grande charité de me donner m’a fait un grand plaisir car ne pouvant achever de compléter une fondation je l’ai vendu 50 francs avec ce prix j’ai été content... »

La lettre nous est restée, une lettre de simple, sans majuscule, ni point, ni virgule, avec ses fautes d’orthographe...

On pense comment, un peu plus tard, l’abbé Vianney recevra la croix de la Légion d’honneur ! L’évêque cette fois a jugé prudent de ne pas venir lui-même. Il a chargé l’abbé Toccanier de remettre la croix à son curé. L’abbé Vianney reçoit et ouvre curieusement la petite boîte. Il espère y trouver des reliques. Cri de déception.

– Ce n’est que ça !

L’abbé Toccanier essaie de persuader son curé d’accepter le présent. Vaine discussion. Le curé d’Ars dépose la croix dans la main de son vicaire.

– Tenez, mon ami, ayez autant de plaisir à la recevoir que moi à vous la donner !

C’est ainsi que le curé d’Ars devint chevalier de la Légion d’honneur.

Et c’est peut-être surtout cela que la foule accourt voir : plus qu’un faiseur de miracles, plus qu’un diseur d’avenir, un homme dont la vie est un perpétuel exemple. Sans doute, des miracles, il en fait. Sans doute il sait le passé le plus secret des âmes, et leur avenir. À des centaines de pénitents, d’une façon certaine, il dit leur vocation, il annonce une mort, une menace, un danger. Une mère vient le consulter, anxieuse au sujet du mariage de sa fille. Et en pleine église, en passant, lui qui ne l’a jamais vue, qui ne la connaît pas plus qu’aucun autre de ces pèlerins autour de lui, il s’arrête, la regarde, et lui souffle tout bas :

– Mariez-les. Ils sont heureux.

Vers cette malheureuse dont le mari s’est suicidé en se jetant à l’eau, il s’avance. Elle vient pour la première fois à Ars. Ils ne se sont jamais vus. Elle ne sait même pas pourquoi elle est venue ici, au hasard. Elle garde son angoisse et sa douleur en elle depuis des mois sans en avoir parlé à personne. Le curé d’Ars va pourtant droit à elle. Et il lui dit deux mots, deux mots que nul ne peut comprendre, et qui la sauveront du désespoir pour toute sa vie :

– Courage, Madame, entre le pont et la rivière, il y a place pour le repentir...

Des faits de ce genre, des « intuitions du curé d’Ars », le chanoine Trochu en a recueilli de quoi publier trois gros volumes.

Mais ce n’est pas encore cela que la foule vient voir. Ce qui l’attire irrésistiblement, ce qui soulève son enthousiasme, c’est le spectacle d’un homme qui vit enfin selon la parole de Dieu, qui aime Dieu jusqu’à se donner tout pour lui, jusqu’à en mourir. Elle vient voir un homme qui croit vraiment en Dieu. Et le seul spectacle de cette foi accomplit des miracles. Des gens sont arrachés à leur bassesse, à voir l’abbé Vianney dire sa messe en pleurant. Il a le don des larmes. Lorsqu’il fait un chemin de croix, les larmes inondent son vieux visage et les sanglots gonflent sa poitrine. C’est en pleurant d’émotion qu’il distribue la communion. C’est en pleurant, presque toujours, qu’il parle en chaire de la bonté de Dieu, de l’amour de Dieu. C’est en pleurant, au confessionnal, qu’il écoute les pécheurs lui avouer leurs fautes, leurs ingratitudes, leurs reniements, leur détresse. Ces larmes sur la misère et la souffrance de l’homme, voilà qui frappe le plus la foule, ce qui, plus encore que les prédications et les miracles, convertit.

Il a dit un jour, devant des prêtres, pour définir l’idée qu’il se fait d’une vie sacerdotale :

– Si un prêtre venait à mourir à force de peines et de travaux endurés pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, ce ne serait pas mal...

Ce programme, il n’est pas loin de l’avoir réalisé. Il touche à la limite de l’épuisement. La foule a eu sa vie. Elle l’a usé jusqu’à la mort. Une dernière fois, il a rêvé de lui échapper, de retrouver la solitude, d’aller pleurer ce qu’il appelle « sa pauvre vie » si pleine de fautes et d’indignité à ses yeux. Il a tenté de fuir vers la Trappe de la Neylière. Vers minuit, un soir, il s’est glissé une fois encore comme un voleur hors de son petit presbytère. Mais ses amis alertés par une « trahison » de Catherine Lassagne le surprennent, l’entourent, l’accompagnent en le suppliant de rester. On lui demande de réciter une dizaine de chapelet. On le retarde. L’abbé Toccanier lui subtilise son bréviaire. Le curé d’Ars doit revenir en prendre un autre. On lui brouille sa bibliothèque, il perd du temps. Et quand il sort, dans la nuit, les cloches de l’église s’ébranlent. Le tocsin. Tout le village croit à une émeute, un incendie, envahit la cour du presbytère, avec des seaux, des fourches, des bâtons. Plus personne ne veut laisser passer le curé d’Ars. Et voilà les pèlerins, les étrangers, les femmes, éveillés eux aussi, qui accourent, qui supplient désespérément :

– Mon père ! Mon père ! Ne nous quittez pas ! Pas sans nous avoir entendus !

C’en est trop.

– Rentrons à l’église, dit le pauvre curé d’Ars. Il va jusqu’au chœur, prie, passe brusquement dans la sacristie, prend son surplis, et revient tout droit, à travers la foule, vers le confessionnal, et reprend la tache.

À l’aube, il est redevenu lui-même. On lui parle de la nuit précédente. Il dit simplement :

– J’ai fait l’enfant...

Et c’est fini. Il s’est résigné, il a accepté désormais. Jusqu’au bout, jusqu’à la mort, il sera la proie de la foule.

 

 

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La proie de la foule. Tous les prêtres savent le martyre que représentent quelques heures d’emprisonnement dans l’étroite cellule du confessionnal. Ce martyre, le curé d’Ars l’endurera chaque jour, et pendant seize à dix-huit heures ! L’été, l’église est une étuve.

– Cette chaleur me donne une idée de l’enfer, avoue lui-même l’abbé Vianney.

L’air respiré par cette multitude est si vicié, si épais, qu’il est obligé continuellement de respirer du vinaigre. Et l’hiver, le vent rude du Jura glace la vieille église. Que de fois le malheureux prêtre s’évanouira de froid dans son confessionnal. « De la Toussaint jusqu’à Pâques, je ne sens plus mes pieds », avoue-t-il. Quand il ôte ses bas, le soir, la peau des talons y reste attachée. Il sort souvent du confessionnal courbé en deux, les reins cassés. D’interminables stations debout lui ont causé une double hernie, qui fait pour lui de la position verticale un martyre. Ses dents le torturent. De temps en temps, il demande à un ami de lui en arracher quelqu’une avec une tenaille ! Un coup à la jambe, qu’il n’a pas soigné, s’est gangrené, est devenu un ulcère. Et cette ruine vivante continue son existence de jeûne, de mortification, d’holocauste perpétuel à la multitude. La proie de la foule ! Une épreuve qu’on imagine mal, et qui pourtant peut martyriser un homme ! Cet être fait pour la solitude, la prière, la méditation, la communion cachée en Dieu, il faut se le représenter enfermé douze ou seize heures dans un recoin d’une petite église, écoutant cent ou deux cents personnes qui tour à tour viennent lui dire leurs tourments, leurs turpitudes, et sortant de là pour voir, à peine dehors, une cohue se jeter sur lui, lui faire mal, le blesser, l’étouffer. On le suit partout, on pénètre partout avec lui. Jusque dans la sacristie, pendant qu’il s’habille pour la messe, les gens le questionnent, le supplient, le harcèlent. Autour de lui, on dispute à qui servira la messe. Un Frère est obligé d’écarter les fidèles, de le défendre. À la messe, pendant qu’il prie, on le dévisage, on veut voir si c’est bien vrai qu’il connaît l’extase mystique, qu’il est loin du monde... À midi, il sort de l’église pour aller manger son pot de soupe à la cure. Il a dix mètres à faire. Il lui faut chaque fois une demi-heure. Une bousculade l’entoure, des gens qui veulent lui parler, lui dire un mot, une prière. Des malades titubent sur leurs béquilles. Des brancardiers poussent vers lui des civières. Une clameur monte :

– Bon Père ! Saint Père ! Bénissez-moi ! Guérissez-moi ! Priez pour moi ! Sauvez mon père ! Convertissez mon enfant... Guérissez mon mari ! Mon enfant !

Lui, le cœur déchiré, sourit à l’un, pleure avec l’autre, bénit les petits, montre le ciel... Trois hommes robustes lui servent de gardes du corps, mais ne peuvent empêcher qu’on se rue irrésistiblement sur lui. On embrasse ses pieds, ses vêtements. On lui coupe des morceaux de sa soutane. On lui arrache de dessous le bras son bréviaire ou son catéchisme, on y vole des images saintes, ou on s’enfuit tout simplement avec les livres, comme avec des reliques. Des audacieux, par derrière, lui tailladent des mèches de cheveux. Il arrive que son vicaire, l’abbé Toccanier, s’aperçoive, sans aucune satisfaction qu’on lui a coupé à lui-même, par erreur, un morceau de sa soutane. Méprise flatteuse dont le brave vicaire se passerait bien. Pour pouvoir rentrer chez lui, le pauvre prêtre doit parfois jeter une poignée de médailles sur lesquelles on se précipite. Souvent, pendant son absence, on pénètre jusque dans le presbytère, on lui vole des bouquins, un chandelier, de vieux souliers, des vêtements, tout ce qu’il a touché, tout ce qui a été à lui. Triste et insupportable existence. Il ne se doute pas toujours des mobiles de ces larcins.

– Je croyais tous ces gens convertis, se désole-t-il. Et voilà qu’on m’a encore volé mon chandelier...

Tout ce martyre d’une vie livrée en pâture au public, il l’accepte avec résignation. Il arrive au sortir de l’église qu’une poussée de la multitude bouscule ses gardes du corps, l’écrase, l’étouffe, meurtrisse son bras blessé, enfonce dans sa chair les pointes de sa ceinture armée de clous, et le fasse horriblement souffrir. Il ne se fâche pas. Il dit avec soumission :

– Doucement... Vous me faites du mal...

Il a compris que c’était là son destin : que tous ces gens le fassent mourir.

 

 

*

*    *

 

Et son calvaire touche à sa fin. Il ne dort plus. Il passe ses nuits à s’agiter sur un grabat trempé de sa sueur. À une heure du matin, il se lève sans avoir fermé l’œil, et s’en va quand même à l’église. Et dans ce court chemin, il lui arrive de s’évanouir quatre fois, de tomber quatre fois d’épuisement. Si bien que dans l’après-midi, en confessant, il s’endort, il perd conscience quelques minutes, par moment. Et ceux qui se confessent s’en aperçoivent, attendent qu’il revienne à lui. Aux processions, il titube, vacille, chancelle. On dirait toujours qu’il va s’effondrer avec l’ostensoir, s’écrouler sur le pavé. À la nuit, quand il rentre à la cure, il ne parvient plus à monter l’escalier, il défaille, tombe contre le mur. Il reste là adossé, à souffler. Et comme des voltairiens du pays l’ont appelé un vieux sorcier qui a trouvé un bon commerce, il a le courage de plaisanter, il sourit :

– Allons ! Le vieux sorcier a bien fait marcher son commerce, aujourd’hui !

À l’église, on ne l’entend plus. Il n’est plus qu’une forme qu’on aperçoit de loin, à la chaire, qui montre l’autel et pleure. De temps en temps, une toux qui ressemble à un cri de souffrance. Ses sermons, son catéchisme, ne sont plus qu’un geste, un élan de tendresse vers Dieu. Et il est si épuisé que quelquefois il s’affaisse au fond de la chaire, un instant. Puis on le voit qui se redresse...

Le dernier jour qu’il viendra à son église, c’est ainsi qu’on le verra pour l’ultime fois à la chaire : un très vieux prêtre au visage usé, qu’on n’entend plus, dont on devine seulement qu’il parle une fois encore de l’amour de Dieu. Il n’arrive plus à parler... Il souffle, se tourne vers l’autel, montre le tabernacle, des larmes plein les yeux...

C’est la suprême image qu’on emportera de lui. Ce soir-là, il sort de l’église, s’en va vers son presbytère. C’est fini, il le sent. Cette bénédiction du soir qu’il donne autour de lui à ses amis, à la multitude qui sanglote, il ne la donnera plus. Il tombe au pied de son escalier. On le relève. Il veut quand même monter seul. Il gagne son lit, s’y abat. Il demande seulement qu’on le laisse, qu’on le laisse tout seul.

À une heure du matin, Catherine Lassagne, qui veille dans la chambre voisine, entend frapper au mur, accourt. Elle le trouve mourant. Il murmure :

– Un confesseur... C’est ma pauvre fin...

Il agonisera encore six jours. Autour de lui, Ars est comme une cité frappée de malédiction. Les habitants, les pèlerins, la foule, assiègent l’église, jour et nuit. Il fait une chaleur torride, en cette fin du mois de juillet 1859. Un orage effrayant menace. Dans cette atmosphère tragique se déroulent messes et prières publiques, chapelets, chemins de croix. Et des pèlerins encore arrivent jusqu’au lit de l’agonisant, achèvent leur confession, reçoivent de sa main qu’on doit soutenir le geste d’absolution. Des corbeilles, des paniers, des caisses de médailles, d’images, de chapelets, d’objets de piété, affluent sans sa chambre pour qu’il les bénisse avant de mourir. Les paysans d’Ars, la veille de sa mort, réclament encore une bénédiction de lui. Ils forcent sa porte malgré médecins et prêtres, qu’ils bousculent :

– Nous entrerons malgré vous ! C’est notre curé avant le vôtre !

Et ils montent sans bruit, envahissent la chambre, s’agenouillent en pleurant tout bas. Le curé d’Ars les reconnaît encore, ses enfants, ceux qu’il est venu sauver en mourant pour eux. Un prêtre guide sa main, lui fait tracer sur eux le signe de la croix. Au dehors, sous les fenêtres, une multitude déferle, renouvelée sans cesse, jour et nuit, comme une mer. Elle aussi veut que le saint la bénisse. Et quand il retrouve, au milieu de son agonie, un reste de souffle, on lui demande cette bénédiction, il lève sa main déjà froide. On agite la clochette. Et la multitude, avertie, s’agenouille, et se signe... La proie de la foule, jusqu’au bout.

Il est très calme, le moribond. Très sage. Il parle à peine. Il dit seulement :

– Il me reste trente-six francs. Donnez-les au docteur Saunier. Et qu’il ne revienne plus, je ne pourrais plus le payer...

On l’administre. Il pleure.

– C’est triste de communier pour la dernière fois.

Autour de lui les hommes se disputent. Qui aura son corps ? Ars ? ou Dardilly son pays natal ? Il faut un testament, on interroge le mourant :

– Où voulez-vous être enterré, Monsieur le curé ? Ars ou Dardilly ? Où voulez-vous qu’on vous enterre ?

On arrache à cet être qui n’est déjà plus en notre monde les deux mots nécessaires :

– À Ars... À Ars...

Proie de la foule.

C’est tout. Il peut enfin mourir. On a commencé, dans la nuit du 4 août, les prières des agonisants. Un orage déchire le ciel. À deux heures du matin, au moment où on en arrive aux paroles : « Que les saints anges de Dieu viennent à sa rencontre et l’introduisent dans la céleste Jérusalem... », dans le fracas des éclairs et du tonnerre, l’abbé Vianney rend le dernier souffle de cette vie d’holocauste, et révèle à notre lâcheté que n’importe qui peut être un martyr, s’il le veut.

 

 

*

*    *

 

Il n’en a pas terminé, les hommes le veulent encore. Il avait demandé qu’on ne mît pas à nu son corps. On passe outre. Encore chaud, il est dépouillé. Il le faut. On sait déjà qu’il est un saint. Et on comprend, en voyant sur sa carcasse en ruine les stigmates de ses effroyables mortifications, pourquoi son humilité avait voulu les cacher. On le rhabille de neuf. On le descend au rez-de-chaussée. Et la foule défile, encadrée de gendarmes. Quatre gardiens, jour et nuit, quarante-huit heures durant, font toucher aux mains du mort des médailles, des chapelets qui deviendront reliques. On dévalise les boutiques. On ne paie plus, on emporte à pleins tabliers les images et les croix. Dans le presbytère, il ne reste rien, on vole tout, les sureaux du jardin n’ont plus une feuille. Au plein soleil, dans la cour, on a sorti le cadavre pour le photographier. Première photographie qu’on obtiendra enfin du curé d’Ars ! Pendant ce temps, Ars et Dardilly se disputent la propriété du corps. Ars veut tout garder, Dardilly veut au moins le cœur...

Le curé d’Ars reposera à Ars. On l’enterre dans son église au milieu de la nef. Et sans attendre la décision de Rome, tout de suite, tout de suite, le pèlerinage de sainte Philomène à peine achevé, spontanément un nouveau pèlerinage commence : le pèlerinage du curé d’Ars. Une grille entoure la tombe. On la surcharge de fleurs, de cierges, d’ex-voto. Le clergé est obligé d’enlever grilles et offrandes, pour ne pas compromettre la béatification en cours. Mais la foule n’en a cure. Elle continuera, elle ne cessera plus de venir s’agenouiller, prier, pleurer, dire ses souffrances, ses péchés, ses bassesses, ses crimes, les innombrables misères de notre humanité au grand consolateur, au pauvre curé d’Ars. Quarante-quatre ans plus tard, Rome, en déclarant saint le curé d’Ars, Jean-Marie-Baptiste Vianney, ne fera que consacrer le verdict du peuple.

 

 

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On voudrait ne jamais plus commettre de mauvaise action. On rougit de sa propre vie mesquine, égoïste et vile, tissue de craintes, de doutes, de calculs, de marchandages, perpétuelle transaction entre le désir de se donner et la crainte d’y perdre... On voudrait à son tour oser, s’élancer, se risquer, dans la prodigieuse aventure, éprouver soi-même la vérité du mot du Christ :

– Si vous aviez de la foi gros comme une semence de moutarde vous diriez à ce mûrier : « Déracine-toi et va te planter dans la mer ! » Et il vous obéirait !

Mais nous avons peur. Sur le peu de réalité terrestre que nous étreignons dans notre main avare, nous crispons désespérément les doigts ! Qu’au moins cela nous reste ! Cet atome de réalité tangible, cet éclair dans l’éternité qu’est notre vie humaine, nous lui sacrifions tout. Certitude unique et misérable ! Et pourtant, des hommes comme le curé d’Ars ne nous apportent-ils pas le témoignage d’une autre certitude ? Toute leur vie ne nous crie-t-elle pas :

– Suivez-nous ! Osez !

Mais l’étroitesse de la passerelle jetée sur les abîmes nous épouvante. Nous disons non, nous restons cramponnés à notre misère.

Est-il possible qu’il soit ainsi tout proche, à portée de nos yeux, le royaume de Dieu ? Qu’un vertige seul, une crainte veule, nous retiennent accrochés à cette terre ? Est-il possible que si nous osions, si nous disions une bonne fois oui, et si nous nous lancions sur la mer, nous marcherions, nous aussi, sur les eaux, nous ressusciterions des morts, nous connaîtrions brusquement un monde de réalités nouvelles, dont nous sépare seulement notre peur, notre doute. Mince cloison de papier dont notre lâcheté fait une muraille de fer, et le long de laquelle nous mourrons sans avoir tenté de la crever ! Oser ! Risquer ! S’élancer ! Quelle tentation ! Quel rêve ! Mais déjà nous reculons :

– Ces temps-là ne sont plus. L’homme ne marche plus sur les flots. Nous ne ressusciterons plus l’âge de l’Évangile...

Pourtant, de nos jours, en plein dix-neuvième siècle, au siècle de la machine à vapeur et du chemin de fer, sous nos yeux presque, un homme se décide. Il croit. Il s’embarque pour la gigantesque aventure. Et voilà devant nos foules soulevées de délire l’âge de l’Évangile qui recommence ! Les enthousiasmes des masses, les guérisons, les prophéties, les miracles. Qui réalise tout cela ? Le dernier des humbles, un ignorant, un prêtre ordonné par raccroc, par compassion, un homme qui écrit « camaille », ou bien « le grand plaisir que vous puissiez me faire est de prolongé le départ de Monsieur Raymond... » Et quelles sont ses armes, ses leviers d’action tout puissants ? Le sacrifice et la foi. Le sacrifice dans ce qu’il a de plus effrayant, de plus absurde en apparence, jusqu’à la discipline, le cilice, les coups de chaînes de fer sur l’échine. Vous haussez les épaules :

– Ça ne sert à rien.

Peut-être. Peut-être non plus que douze années d’agonie solitaire qu’a vécues la petite sainte Thérèse de Lisieux au fond de sa cellule, avant de mourir, n’ont servi à rien. Mais si nous comptons les guérisons et les miracles, si nous comptons surtout et avant tout la consolation morale, le soulagement, la résignation, l’espérance, la foi en la vie, le courage de vivre, d’être bon, de lutter, de faire régner autour de soi la justice, la charité, la vérité et l’amour, que sont venus puiser à la tombe du curé d’Ars et de la petite Thérèse des millions d’êtres humains qui sans ces exemples n’auraient peut-être plus vécu que comme des bêtes ou bien n’auraient même plus eu le courage de vivre, nous sommes bien forcés de nous incliner avec tout notre savoir inutile, et d’avouer :

– Ça a servi à quelque chose...

Et la foi ! la foi qui fait obéir les montagnes. Rappelez-vous le malheureux père du petit paralytique qui vint supplier Jésus de guérir son enfant.

– Si tu peux croire, lui répond Jésus, tout est possible à celui qui croit.

Qu’est-ce qui soulève les foules à Ars, qu’est-ce qui arrache aux plus sceptiques un cri d’admiration, de vénération, de repentir ? c’est avant tout la foi qu’on sent chez ce vieux prêtre moribond, une foi formidable, absolue, inébranlable, une foi qui lui fait dire au paralytique : « Jette tes béquilles ! », et qui l’emplit, l’imprègne, le submerge jusqu’à l’étouffer, l’empêcher de parler, ne plus faire de lui, à l’église, au catéchisme, en chaire, qu’une forme qui montre Dieu et qui pleure de tendresse. Il est venu à Ars des princes du monde et des princes de l’Église, un Lacordaire, des savants, tout ce que l’intelligence humaine comptait de plus noble et de plus glorieux. Pourquoi ? Parce que toute l’intelligence, toute la connaissance, tout le génie de la terre ne valent pas une parcelle de foi. Toute notre science est incapable de répondre à quelques grandes énigmes très simples, qui dominent la vie. Toute notre science est parfaitement capable de nous édifier un univers, une civilisation inhumaine, monstrueuse, inhabitable. Piétinant parmi les ruines, las des constructions cent fois relevées et cent fois ravagées, épouvanté de voir, à chaque expérience nouvelle, s’effondrer dans un éclaboussement de feu et de sang la nouvelle cité qu’il rebâtissait par un nouvel effort, découragé, et doutant de tout, l’homme, hagard, abandonne ce chaos, les écroulements embrasés où agonisent une fois de plus ses rêves ambitieux. Et il se tourne vers l’humble lueur tranquille, modeste et douce qui, très loin, à l’horizon, derrière la vitre d’une chapelle de village, n’a pas cessé de palpiter dans la nuit. Il s’approche, crispé encore, amer et meurtri. Une paix le pénètre et l’étonne. Il se sent bien. Il se sent heureux. Il s’aperçoit avec stupeur que la clé de l’énigme, la solution à toute notre misère terrestre, un pauvre vieux petit curé de campagne la possède !

« Je te rends grâces, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux prudents, et de ce que tu les as révélées aux humbles ! »

Ce que toute l’intelligence de l’homme, tout son savoir, tout son génie, tout son orgueil doivent s’avouer impuissants à bâtir, cette cité de Dieu qui n’est pour nous qu’un rêve inaccessible, voilà que le plus humble parmi les humbles, un homme qui n’a jamais pu retenir une déclinaison latine ni la grammaire française, qui n’a ni l’intelligence, ni le savoir, ni l’éclat qui fascine, ni l’éloquence qui entraîne, un déshérité de l’esprit, y atteint du premier coup. Avec une simplicité enfantine, il établit autour de lui le royaume de Dieu.

Quelle leçon pour nous, pour nous surtout, hommes d’aujourd’hui. Considérons le monde, en quel état nous l’avons mis. Contemplons les ruines, les naufrages, les Babylone en flammes, les cadavres saignant dans les sables, empourprant les neiges, roulés dans les vagues, les hommes brûlés dans les bombardiers lourds, asphyxiés dans le cercueil des sous-marins, broyés sous les chenilles des chars de quatre-vingt-dix tonnes, regardons pleurer les veuves, les petits enfants, les vieilles mamans, regardons passer ces visages affamés, ces êtres sans charbon, sans souliers et sans pain, écoutons par toute la terre s’élever le gémissement de la misère humaine, et tournons-nous vers Dieu, et crions-lui, comme le pauvre père du petit enfant paralytique :

– Seigneur ! Seigneur ! venez en aide à notre incrédulité.

Car nous avons, sous les yeux le témoignage qu’un curé d’Ars est venu rendre à la vérité, à la charité, au renoncement, la preuve de leur puissance de vie. Et nous mourons de haïr, de vouloir tout pour nous, de refuser tout à notre frère, de repousser tout sacrifice, de ne croire qu’à la terre. C’est à cause de cela que nous déchaînons l’enfer. C’est à cause de cela que jamais, jamais sans doute dans l’effrayante histoire des erreurs de l’homme le mot de saint Augustin ne s’est réalisé avec une vérité aussi épouvantable :

– Voilà que les ignorants se lèvent et nous ravissent le ciel. Et nous, avec notre science aride, nous restons embourbés dans la chair et le sang !

 

 

 

 

Maxence VAN DER MEERSCH,

Vie du Curé d’Ars,

Albin Michel, 1942.

 

 

 

 

 

 

 

 

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