Regards sur la vie et l’œuvre de Joseph de Maistre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Bernard de VAULX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« JE SUIS originaire de Nice, et plus anciennement de Provence. Je suis fils d’un homme célèbre de son pays, président du Sénat de Savoie, et titré par le feu roi après soixante ans de services continus sous trois règnes. Ma famille est admise à la cour. » Ces lignes d’une lettre de Joseph de Maistre à Blacas, datée de Turin, 10 février 1798, précisent utilement la fierté que lui donnait le loyalisme de son père. Celui-ci, François-Xavier de Maistre (1706-1789), en entrant dans la magistrature, avait fait franchir une étape considérable aux Maistre, anciennement adonnés au négoce, muletiers au seizième siècle, puis meuniers, puis marchands drapiers au dix-huitième siècle, comme notre Colbert. Après un stage réglementaire chez l’avocat fiscal général, il fut nommé Sénateur de Savoie en 1740. Dix ans plus tard, il épousa, à Chambéry, Christine de Motz, la fille d’un magistrat, dont il eut, en vingt-quatre ans, quatorze enfants.

Des dix qui survécurent : cinq filles et cinq garçons, Joseph, né le 1er avril 1753, devint l’aîné. Il eut un précepteur, suivit en même temps le cours du collège de Chambéry, et étonna ses maîtres par sa mémoire. Il avait fait le pari de réciter un livre entier de l’Énéide et le gagna. Sainte-Beuve, rapportant le fait, observe qu’une telle capacité de mémoire, quand elle ne fait pas obstruction, « est le propre de toutes les têtes fortes, de tous les grands esprits ». Mais le goût, une mère exquise le lui forma en lui lisant les tragédies de Racine. « C’était un ange à qui Dieu avait prêté un corps », disait-il de cette femme admirable. « Mon bonheur était de deviner ce qu’elle désirait de moi, et j’étais dans ses mains autant que la plus jeune de mes sœurs. » Quelque ascétisme s’ajoutait à cette vie heureuse et disciplinée. Joseph de Maistre, à quatorze ans, faisait partie des pénitents noirs, une corporation dont les membres avaient pour mission d’assister les condamnés à mort et de les ensevelir. Mais on sait aussi que la maison n’était pas morose, et qu’il y acquit cette « gaieté native » dont il écrira, beaucoup plus tard, dans son exil de Saint-Pétersbourg, que rien n’avait pu l’altérer.

En 1769, il quitta ce foyer patriarcal pour aller étudier le droit à Turin. Rentré à Chambéry avec le grade de docteur en 1772, il fut nommé, après un stage de deux ans, substitut surnuméraire de l’avocat fiscal général. Il semble, étant donné la docilité de son adolescence, que s’ouvre devant lui une carrière toute simple de magistrat.

De magistrat exact. « Je faisais tranquillement des arrêts à Chambéry », écrira-t-il à Vignet des Étoles dans une lettre évoquant les années d’avant la Révolution. En 1780, l’année où son père est fait comte, il est nommé substitut de l’avocat fiscal général, après six années de surnumérariat. En 1786, il épouse, après sept années de cour, Mlle de Morand. De son aveu même, le contraste entre eux deux était ce qu’on pouvait imaginer de plus original 1 : « Moi, je suis, comme vous avez pu vous en apercevoir aisément, le sénateur Procurante, et surtout je me gêne fort peu pour dire ma pensée. Elle, au contraire, n’affirmera jamais avant midi que le soleil est levé, de peur de se compromettre. Elle sait ce qu’il faut faire ou ne pas faire, le 10 octobre 1808, à dix heures du matin, pour éviter un inconvénient qui arriverait, autrement, dans la nuit du 15 au 16 mars 1810... Elle est mon supplément, et il arrive de là que, lorsque je suis garçon, comme à présent, je souffre ridiculement de me voir obligé à penser à mes affaires ; j’aimerais mieux couper du bois. »

Adèle, sa fille aînée, naquit en 1787.

L’année suivante, il est nommé sénateur à trente-cinq ans, mais on le sent insatisfait, et pour des motifs de l’ordre le plus élevé. Quand il se dit : « Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme huître attachée à son rocher ? », ce n’est pas par vaine ambition temporelle. Peu d’hommes en ont été aussi dépourvus. Et de ce côté, il est comblé. C’est la médiocrité ambiante qui lui pèse. Il le dira plus tard dans une lettre à son frère Nicolas : « J’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie de l’énorme poids du rien. » Ce qui incline à penser que le passage par la loge a été, aussi, un dérivatif. Il lit beaucoup, il prend des notes, commence à remplir ces fameux cahiers, où il puisera plus tard pour soutenir sa puissante argumentation. Mais toutes ces richesses, comme celle de l’ordre spirituel, qui fermentent dans son âme secrète, restent pour lors sans emploi. Sa vie manque d’un objet à la mesure de ces immenses ressources. Si bien qu’on peut rêver avec mélancolie sur le sort qui leur eût été réservé sans la Révolution qui leur donna une utilisation digne d’elles.

 

*

 

Ce n’est pas douteux, il a commencé par la saluer avec enthousiasme. L’homme, que tant d’ignorants s’obstinent à voir à travers ce morceau de bravoure qu’est le portrait du bourreau, détestait l’arbitraire. Sur ce point il n’a pas varié. À son souverain il demandait la permission de parler « avec la sainte liberté dont je ferai toujours profession », et, passant aux actes, le priait de rapporter plusieurs jugements honteux de ses tribunaux. Il écrira encore : « Je voudrais me mettre entre les rois et les peuples pour dire aux peuples : Les abus valent mieux que les Révolutions, et aux rois : Les abus amènent les Révolutions. » Mais, en 1789, il a cru qu’il était possible de corriger les abus sans révolution. Les journées d’Octobre le désillusionnèrent, et, comme il craignait la contagion en Savoie, il demanda des précautions efficaces. Elles ne furent pas prises. En septembre 1792, les troupes de Montesquiou entrèrent à Chambéry, et Joseph de Maistre se réfugia au delà des Alpes. Comme le roi désapprouvait l’émigration, il revint en Savoie, mais le dégoût que lui donnait le jacobinisme triomphant le détermina à passer à Genève, puis à Lausanne, où il arriva le 13 avril 1793. Le 3 juillet il fut nommé correspondant du ministère des Affaires étrangères de Turin, sans traitement.

Dans ce centre d’émigration qu’était Lausanne, l’anti-jacobinisme naissant de Maistre trouva de précieux stimulants. Il entra en rapport, nous disent MM. René Johannet et François Vermale 2, avec des prêtres réfractaires du diocèse d’Annecy, anti-gallicans, adversaires farouches de la Constitution civile du clergé, qui contribuèrent à l’orienter vers l’ultramontanisme. Il vit les plus notoires des émigrés et spécialement Mallet du Pan. Son Journal fait savoir que le surlendemain de cette visite, il commença à rédiger les Lettres d’un royaliste savoisien à ses compatriotes. Beau début de polémiste que Mallet du Pan encouragea. Qu’on en juge : « Quand on voit ces prétendus législateurs de France prendre des institutions anglaises sur leur sol natal et les transporter brusquement chez eux, on ne peut s’empêcher de songer à ce général romain qui fit enlever le cadran solaire à Syracuse et vint le placer à Rome sans s’inquiéter de la latitude. Ce qui rend cependant la comparaison inexacte, c’est que le bon général ne se vantait pas de savoir l’astronomie. » C’est déjà le ton des Considérations.

Maistre ne pense pas encore à ce grand livre, qui s’élabore à son insu dans la lutte quotidienne, en attendant l’exécution foudroyante qui suivra la lente fermentation. Pour lors, on n’en peut douter depuis la découverte des Carnets, il prend une part directe à la contre-révolution. Il est, en 1795, en communication avec le général Perrin de Précy, le chef malheureux de l’insurrection lyonnaise de 1793, qui prépare sa revanche, mais dont les projets vont être jetés à terre par l’échec de Quiberon. Il compose une nouvelle brochure politique (Adresse du Maire de Montagnol à ses concitoyens), où il prête à Jean-Claude Têtu, laboureur, de sages propos pour mettre ses concitoyens en garde contre la volonté d’annexion de la France.

Il suit le développement de la Révolution et son œuvre constitutionnelle et administrative avec une attention passionnée, un esprit critique aigu, un sens de l’ironie impitoyable, une véritable haine philosophique, comme en témoigne cette partie si curieuse de ses œuvres posthumes, intitulée : les Bienfaits de la Révolution, où il a réuni toutes les critiques et tous les aveux d’impuissance sortis de la bouche même des constituants successifs, ou de leurs porte-parole. Quel arsenal contre 1789 ! et toutes ces armes ont été prises chez l’ennemi. Sa mémoire était si imprégnée de l’idéologie et de la phraséologie révolutionnaire (pour les combattre), qu’il s’amusa un jour à écrire le Discours du citoyen Cherchemot, commissaire du pouvoir exécutif près l’Administration centrale, le jour de la fête de la Souveraineté du peuple, qui est un vigoureux et divertissant pastiche.

C’est très curieux : il semble que le génie discursif et critique de Maistre a presque toujours eu besoin de l’aiguillon de l’attaque pour être ébranlé, déchaîné. Toujours, plus ou moins, il réplique, il rectifie, il corrige. Il défend, mais en attaquant, et avec quelle vigueur. Les Considérations sur la France, œuvre maîtresse, où l’essentiel de ses idées est inclus à tel point que les livres qui suivront apparaissent presque tous comme des développements, des annexes ou des compléments de ce départ fulgurant, les Considérations sont très probablement une réplique à Benjamin Constant. Dans une lettre au comte d’Avaray, datée de Turin, 30 août 1797, parlant des emprunts qu’il avait faits, pour le chapitre VII des Considérations, au Développement des principes fondamentaux de la Monarchie 3, Maistre écrivait : « Je m’en suis servi comme d’une table des matières, qui me fut indiquée par le mal qu’en disait ce petit drôle de Constant, dans son vilain pamphlet : De la force du gouvernement actuel. » Ce pamphlet était un chaleureux plaidoyer pour le Directoire ; il avait paru à Paris au début de 1797, et MM. René Johannet et François Vermale en ont révélé les dessous sordides. « Le petit drôle », poussé par la passion du jeu, dont il fut possédé toute sa vie, avait réalisé une partie de ses immeubles à Lausanne, à un change des plus favorables, et les avait employés en biens nationaux. On comprend quel intérêt il avait à la stabilité du Directoire.

La réplique de Maistre, ce fut les Considérations, composées en quelques semaines, au début de 1797. L’exécution foudroyante s’explique par le fait que la documentation juridique de l’œuvre, Maistre l’avait accumulée pour un ouvrage auquel il travaillait depuis son arrivée à Lausanne : un Traité de la Souveraineté, qui fut édité après sa mort.

Faite à Bâle, d’après un manuscrit raturé et surchargé et hors de la surveillance de Joseph de Maistre, qui était alors en fonction à Turin, la première édition des Considérations vit le jour en mai 1797, remplie de fautes qui irritèrent profondément l’auteur. L’entourage de Louis XVIII et le prince lui-même comprirent, pourtant, tout de suite l’immense portée d’une critique aussi solide et aussi cinglante du Contrat social et de l’absurde application que la France venait d’en faire. Louis XVIII adressa à Maistre une lettre de félicitations qui annonçait une subvention et discutait des moyens de faire pénétrer l’ouvrage en France. Cette lettre fut saisie par la police de l’armée d’Italie. Maistre pressentit tout de suite que, du portefeuille de Bonaparte (qui avait commencé par lire les Considérations avec un vif intérêt), elle ne ferait qu’un saut dans celui du Directoire. « Songez, écrivait-il à d’Avaray, Turin (20 octobre 1797), au danger épouvantable auquel cette lettre expose le roi de Sardaigne (l’allié de la France depuis Cherasco)... Tandis que ce malheureux prince n’ose pas seulement employer ses sujets les plus fidèles pour se tenir en règle avec ses ombrageux alliés, il se trouverait exposé aux plus terribles soupçons pour une chose dont il n’a jamais ouï parler. Enfin, monsieur, je suis inconsolable. »

Maistre ne craignait rien pour lui, tout pour son souverain. Lui seul subit le contrecoup de l’imprudence des services de Louis XVIII, qui n’avaient pas pris soin d’adresser la lettre par la Suisse : le poste de conseiller d’État, presque promis, ne lui fut point accordé. Charles-Emmanuel IV craignit que cet avancement, donné à un homme qui faisait figure de conspirateur, ne le brouillât avec le Directoire. Maistre n’avait plus qu’à disparaître. En plein hiver, en février 1798, il partit de Turin pour se réfugier à Venise, où il vécut dans la misère pendant un an, ses biens étant confisqués depuis qu’il avait quitté la Savoie pour servir son prince. Le 28 novembre 1799, on se souvint tout de même de lui pour lui confier le poste de régent de la grande chancellerie de Sardaigne. L’année suivante il suivit la cour à Cagliari. Il y resta environ deux ans, et, en 1802, la maison de Savoie, dépossédée par la France, détestée de l’Autriche, abandonnée par l’Angleterre, n’ayant plus d’espoir qu’en la Russie, l’envoya à Saint-Pétersbourg, pourvu du simple titre d’envoyé extraordinaire. La mission extraordinaire devait durer quinze ans.

 

*

 

Ce séjour en Russie tient une place capitale dans la vie et l’œuvre de Joseph de Maistre. Il semble bien qu’il y ait trouvé tout d’abord un antidote à « ce poids du rien » dont il se plaignait à Chambéry et qu’il avait senti de nouveau à la minuscule cour de Cagliari. « Ici tout est grand », écrit-il de Saint-Pétersbourg (14 février 1805) à son frère. Mais il déplore d’être séparé des siens... « Je suis seul, et à mesure que mes enfants se forment (Adèle était née en 1787, Rodolphe en 1789 et Constance en 1793), je sens plus vivement la peine d’en être séparé », lit-on dans la même lettre. On entrevoit sa situation morale dans cet exil. Ayant vite pris une place éminente dans la Société et dans le Corps diplomatique, jouissant de la confiance, presque de l’amitié du tsar Alexandre, Maistre trouva à Saint-Pétersbourg, l’un des foyers de la lutte contre Bonaparte, un observatoire digne de son regard d’aigle. Il y souffrit cependant beaucoup, non seulement de la solitude du cœur et de la misère, mais encore de l’incompréhension, de la ladrerie et de l’ingratitude de son souverain, que de pâles louanges, servies platement par des ministres sans envergure, dissimulaient à peine de loin en loin.

C’est à Turin qu’il s’installa à son retour dans sa patrie. Le roi l’avait nommé régent de la Grande Chancellerie, c’est-à-dire chef de la Magistrature, avec le titre de ministre d’État. Il siégeait au Conseil des ministres, prenait une part active aux débats. Ce grand laborieux méthodique trouva encore le temps de mettre la dernière main aux ouvrages qu’il avait apportés en portefeuille de Pétersbourg. Ce fut ainsi que parurent successivement le Pape, dont la préface est datée de Chambéry, 1er juillet 1820, l’Église gallicane, datée du mois d’août 1820, puis les Soirées de Saint-Pétersbourg, en 1821, quelque peu après sa mort.

Depuis 1818, sa santé était chancelante, sa démarche incertaine, une paralysie lente le gagnait, qui laissait au cerveau toute son activité. Une lettre datée de Turin, le 21 février 1821, contient encore une curieuse discussion sur l’unité italienne, où il apparaît que l’idée de ressusciter l’Italie le séduisait et l’effrayait. Il semble avoir redouté, dans l’aventure, l’ébranlement du Piémont qu’il tenait pour un tout qu’on ne peut amalgamer avec rien, « à moins d’un bouleversement de l’univers ».

La dernière lettre qu’il écrivit fut adressée à Lamennais : c’était pour lui dire avec finesse qu’il ne voyait pas sans inquiétude son acharnement à humilier la raison humaine : « Je voudrais, monsieur l’abbé, vous dire un mot essentiel. Vous voulez saisir la raison sur son trône et la forcer à faire une belle révérence, mais avec quelle main saisirons-nous cette insolente ? Avec celle de l’autorité sans doute, je n’en connais pas d’autre que nous puissions employer : nous voilà donc à Rome, réduit au système romain et à ses arguments qui ne vous semblent plus rien 4. Les démonstrations d’Euclide sont aussi concluantes de nos jours qu’elles l’étaient de son temps, mais si Abbadie, Pascal, Ditton, Scherlock, Bergier et compagnie peuvent faire aujourd’hui des incrédules, que devons-nous en conclure ? Prenez garde, monsieur l’abbé, allons doucement, j’ai peur, et c’est tout ce que je puis dire. »

Voilà pourtant l’homme dont on a prétendu faire un détracteur forcené de la raison, et le chef d’une théocratie. Au vrai, son dernier écrit a été pour revendiquer les justes droits de la raison. Il est daté du 24 février 1821. Maistre est mort deux jours plus tard, à soixante-sept ans, laissant avec l’exemple de sa vie si pleine, si riche de labeur et de curiosité, une œuvre d’une force et d’une richesse unique.

 

*

 

Dans le désordre actuel des esprits, il est à souhaiter qu’on revienne à cette œuvre et qu’on l’étudie. Sainte-Beuve a fort bien expliqué que Joseph de Maistre n’est pas un constituant. Il ne faut pas lui demander un système politique. L’idée qu’on tenterait, un jour, de l’enfermer dans un programme en trois points lui eût fait horreur, et il faut ne l’avoir pas lu pour penser qu’il puisse se prêter à semblable plasticité. Au vrai, il est un merveilleux fournisseur de germes pour la réflexion, car il est et demeure, comme l’a écrit Charles Maurras, « pour la sagacité, pour le sûr et subtil instinct politique, le premier des hommes qui aient raisonné sur les Révolutions de la France et sur l’avenir de l’Europe ».

Le premier, dès 1797, dans les Considérations, il a vidé de leur contenu idéologique les mots sonores de Nation, de Souveraineté nationale, de volonté nationale ; montré, par l’examen de la Révolution de 1789, que la législation qu’ils avaient inspirée ne pouvait qu’aboutir à l’anéantissement des droits du peuple.

Ce lecteur et investigateur infatigable n’a pas limité son analyse aux évènements contemporains. On croit pouvoir surprendre de curieuses filiations. Quand on sait avec quel soin Sainte-Beuve l’avait lu, on se demande si ce n’est pas au chapitre II de l’Église gallicane qu’il a emprunté l’idée que l’opposition stérile des Parlements avait été une des causes de 1789. En tout cas, Maistre, dans un étonnant raccourci, a vu le Parlement « protestant dans le seizième siècle, frondeur et janséniste dans le dix-septième, philosophe et républicain dans les dernières années », en contradiction avec les véritables maximes fondamentales de l’État et paralysant, par son opposition, les réformes administratives et fiscales que voulait le gouvernement royal.

Sa soumission à l’histoire, « le premier maître en politique », demeurera toujours exemplaire. Pourquoi écarte-t-il, pour finir, la démocratie ? Pour des motifs d’un réalisme certain. Il reconnaît qu’elle a des moments brillants. « Rien n’égale les beaux jours des Républiques, écrit-il, mais c’est un éclair. » Ainsi pour Athènes. Pour décider qui doit l’emporter de la Démocratie et de la Monarchie, il ne faut pourtant pas comparer, moment à moment, mais considérer la durée « qui est un élément nécessaire de ces sortes d’estimation ». Et, afin de frapper son lecteur, il entre plus avant dans le concret. Supposons qu’un mécanicien habile propose, pour l’irrigation d’une prairie, un mécanisme ingénieux capable de fournir un rendement double d’un mécanisme simple et grossier, cet homme ne devra pas être écouté tout de suite, « car si la nouvelle machine est fragile, si l’entretien en est dispendieux, si elle coûte dix fois plus et qu’elle doive durer dix fois moins que l’autre, le père de famille doit la rejeter ».

Il y a chez Maistre essentiellement un grand apôtre de la stabilité et de la continuité. Son passage par le libéralisme et la franc-maçonnerie (à laquelle il s’était affilié dans sa jeunesse, dans un temps où elle était différente de ce qu’elle est devenue aujourd’hui) écarte d’emblée l’explication de cette attitude par on ne sait quel conservatisme étroit, quel prophétisme du passé. C’est l’expérience d’un esprit raisonnable et aigu, que Baudelaire a salué très bas dans ses Journaux intimes, qui l’avait conduit là.

On ne peut pousser beaucoup plus loin qu’il l’a fait le pessimisme devant la nature humaine. Il n’a pas eu d’illusion sur les dangers de l’absolutisme. L’intérêt le plus grand et le plus général de la souveraineté, c’est d’être juste, mais enfin elle peut être tentée de ne l’être pas. Inconvénient faible, observait-il, à côté de ceux qui résulteraient de l’absence de toute souveraineté. Pourtant « la race audacieuse de Japhet » n’a cessé de graviter vers ce « qu’on appelle la liberté ». Elle a tout tenté « pour se passer de maîtres ou pour restreindre leur puissance », mais les révolutions « commencées par les hommes les plus sages » sont « toujours terminées par les plus fous ». Maistre rêvait d’une impossible conciliation. Voit-on maintenant à la suite de quelle méditation il a été conduit à parler d’un pouvoir indirect du Pape qui « serait un moyen pour le moins aussi plausible que tout autre », pour « retenir les souverainetés dans leurs bornes légitimes » ? Tel est le double mouvement de cet esprit : son réalisme historique et son regard de voyant. Mais le passage de l’un à l’autre se fait dans un ordre logique et déductif impeccable, qui ne peut moins faire que de provoquer l’admiration du lecteur, à défaut de son adhésion. Car enfin Maistre a pensé que la stabilité et la continuité, si nécessaires au bien commun, pouvaient être garanties par le moyen de l’unité religieuse sous les Papes (cf. Lettres sur l’Inquisition espagnole) et d’unités politiques sous des monarques, à la condition expresse que ceux-ci gouvernent avec hardiesse, générosité, intelligence.

Aux souverains de trouver les moyens de rester debout sans croupir dans l’inertie. Car tout ce qui vit dans l’univers change, suivant les circonstances, en tout ce qui ne tient pas aux essences. « Cette variation, ajoutait-il, est le signe indispensable de la vie, l’immobilité absolue n’appartenant qu’à la mort. »

Si l’on descend des principes à leur application : même sagesse, même audace, même humanité ! Faguet disait qu’on n’eût pas voulu l’avoir pour législateur, mais pour père. Ceci, en raison de la délicatesse et de la fraîcheur de la fibre paternelle que l’on voit vibrer dans la correspondance. Mais le législateur n’eût pas été si différent du père, comme en porte témoignage l’admirable lettre de 1805, adressée au roi de Sardaigne, pour le prier de mettre fin dans son royaume à des injustices et à des iniquités qui déshonoraient sa couronne. Ce n’est pas d’un courtisan. Pas plus que ces autres lettres, adressées au Chevalier de Rossi, pour recommander que l’on ne brime pas les familles de nationalités savoyarde ou piémontaise, contraintes, par l’annexion, à demeurer en bonne intelligence avec l’Administration française. Il y a là les éléments d’un traité de politique pratique de premier ordre.

Ce grand homme s’est toujours attaché, en bon magistrat, à peser les responsabilités, sans sensiblerie inutile. Nul n’a mené le combat avec plus de fougue et de force, avec des moyens plus variés. Son plaisir est complet lorsqu’il peut ridiculiser l’adversaire en le citant ; prouver ainsi son ignorance, son défaut de logique, ou sa naïveté. Bacon, Locke, Rousseau, Voltaire, ont été ses principales victimes. Dans le combat, comme il est convenable, il n’a jamais séparé les idées des hommes qui les professent. Un jour, un ami lyonnais, M. Deplace, l’avait exhorté à respecter, du moins, les personnes. « Soyez bien persuadé, monsieur, répondit-il, que c’est une illusion française. » Dans les Lettres à un Gentilhomme russe sur l’Inquisition espagnole, il a écrit : « Jamais les grands maux politiques, jamais surtout les attaques violentes portées contre le corps de l’État, ne peuvent être prévenues ou repoussées que par des moyens pareillement violents. » On retrouve là, au vif, le commentateur de Machiavel qui, disait Maistre, avait toujours raison, sauf lorsqu’il recommandait l’assassinat.

Quelle magnifique intelligence politique, équilibrée et si humaine ! Même quand « la méthode aristotélicienne de comparaison et d’analyse cède le pas au vol platonicien », comme dans le paradoxe sur la guerre (Charles Maurras), Maistre demeure un vigoureux antidote contre l’idéologie, contre toutes les idéologies. On a prétendu faire de lui un détracteur de la raison. Au vrai, c’est la seule philosophie du dix-huitième siècle qu’il a combattue ; sa « paresse », son « ignorance orgueilleuse » : cette prétention qu’il lui attribuait de découvrir, par le seul pouvoir humain et par le seul raisonnement, ce qu’il importe de savoir pour assurer le bonheur du monde.

L’écrivain est puissant ; le commerce avec l’homme, avec l’épistolier, avec l’ami, avec le père, délicieux. Il a dit de l’amitié et de la confiance que c’étaient « plaisir suprême ». Et à Moscou, dans un monde hospitalier mais futile, il n’a pu les goûter que par la correspondance. Ce qui nous a valu l’un des plus riches et des plus beaux recueils de lettres qui soient. Il a eu pour correspondants des hommes politiques, et pour eux, il a continué pendant plus d’un quart de siècle l’examen, commencé dans les Considérations, du cataclysme déclenché en 1789. On y trouve des pages d’une étonnante pénétration, touchant la funeste anglomanie politique du Français ; le prestige dangereux que garderait Napoléon, même après son départ ; la fermentation révolutionnaire qui se ferait autour de son nom. Il l’avait bien vu : la Restauration n’arrêterait pas la Révolution. « Les têtes ne tombent plus, disait-il, mais elles tournent. »

 

*

 

La publication de cette correspondance, à partir de 1853, a modifié si profondément l’idée qu’on se faisait de lui, qu’il n’est pas excessif de parler de révélation. Et nous ne pensons pas simplement à l’homme privé, à cette âme humaine, tendre et fraîche que Sainte-Beuve découvrit avec enchantement. Jusque-là Maistre était surtout connu par la partie religieuse de son œuvre : Soirées, le Pape, l’Église gallicane, l’Essai sur les délais de la justice divine, les Lettres d’un gentilhomme russe sur l’Inquisition. Sans doute, certains lecteurs de Maistre, Auguste Comte notamment, avaient déduit de la lecture des Considérations que le philosophe savoyard avait eu, « le premier, l’idée d’une physique politique et sociale ». « L’histoire est la politique expérimentale », répétait-il. Mais cet aspect, si l’on ose dire, positiviste de la pensée du grand philosophe, restait un peu masqué, jusque dans les Considérations, sous un certain ton prophétique. La correspondance le mit en pleine lumière. Après sa publication, personne de bonne foi ne put désormais contester que Maistre avait été un analyste génial et très libre de la Révolution, aussi conciliant en fait qu’inflexible en principe.

« Je raisonne toujours dans les règles ordinaires de la prudence et de la politique humaine », écrivait-il au chevalier de Rossi. Il hait la Révolution, la voit dans le cœur de l’homme, constate avec tristesse qu’on ne trouve pas dans l’histoire « un seul exemple d’un abus général et profond qui ait été corrigé par des réflexions, par des lois, en un mot par la sagesse humaine », qu’ils ne l’ont jamais été que par « des révolutions, ou brusques ou insensibles, qui amènent un autre ordre de choses », mais la tornade passée, ce n’est pas lui qui rêve de terreur blanche. Le projet de « mettre le lac de Genève en bouteilles » lui semble « beaucoup moins fou que celui de rétablir les choses précisément sur le même pied où elles étaient avant la Révolution ».

Il avait conçu tout un système des peines et des récompenses... Mais tout cela, comme il écrivait à Rossi, était « renvoyé à l’autre monde ». Dans celui-ci, il conseille que son souverain emploie tout le monde, ne se venge de personne « et néglige même ses amis », manifeste en un mot « hautement le projet de laisser les hommes et les choses à leur place ». Dans la minorité des opposants à une restauration, il distinguait deux classes : « ce qui hait » et « ce qui craint ». Il voulait que le pouvoir restauré dans la plénitude de ses droits s’appliquât à gagner cette minorité et à « l’amincir s’il est possible », parce que c’était d’elle que pouvait partir tout le mal. Il observait encore que les fidèles eux-mêmes de la monarchie seraient « considérablement changés par la Révolution ». Tel homme, précisait-il à Rossi, « qui désire le roi sincèrement, et qui le lui aura dit et écrit, sera très capable de dire le lendemain de la Restauration : Cette mesure est tyrannique, le roi n’a pas le droit de faire cela. »

C’était en somme un excellent guide de Politique pratique qu’il rédigeait pour le ministre de Sa Majesté, en application de ce précepte qu’on trouve également dans sa correspondance : « Il faut prêcher sans cesse aux peuples les bienfaits de l’autorité et aux rois les bienfaits de la liberté. »

Montrait-il moins de sagesse en matière religieuse, lui, l’auteur des Lettres sur l’Inquisition ? En 1807, le 3 janvier, se demandant, dans une lettre à Rossi, quel asile pourrait être donné éventuellement à son roi, il pensait à la Grèce. Et la différence de religion ne lui paraissait nullement une objection valable contre ce séjour. « Un prince, qui arrive dans un pays nouveau pour lui, n’a pas droit de toucher à la Religion ; sa conduite est donc des plus aisées, car il n’y a rien de si facile que de ne rien faire. La Maison de Saxe ne vivait-elle pas heureuse et tranquille au milieu d’un peuple protestant ? » Beaucoup plus tard, en 1817, quand les Jésuites furent chassés de Russie, lui, leur défenseur fougueux, écrivait à son beau-frère Saint-Réal : « Si j’étais ministre au milieu d’une nation qui ne voudrait pas des Jésuites, je ne conseillerais point son souverain de les rappeler, malgré mon opinion qui leur est favorable... » Ce ne sont pas là les paroles d’un fanatique.

On l’a qualifié de « prophète du passé », mais le premier il avait compris que le jacobinisme déchaîné avait sauvé l’unité de la France. Et qui donc a prévu avec plus de force le prestigieux avenir que l’épopée napoléonienne préparait aux idées de la Révolution ? L’attachement inébranlable des soldats français pour Napoléon, en pleine retraite de Russie, l’avait profondément frappé. Il y revenait souvent. Il citait à Rossi le cas d’un groupe de prisonniers auxquels on avait tâché de faire comprendre l’extravagance de leur chef. Le plus téméraire de tous avait répondu : « Il est vrai qu’il est un peu ambitionnaire. » Pareil envoûtement lui faisait prévoir que jamais ces soldats ne se détacheraient du chef chargé de tant de gloire. Il n’avait cessé de prédire la chute de Napoléon, mais l’exil de Sainte-Hélène n’arrangerait rien : « Sa personne seule est partie et ses maximes nous restent... Il n’y a plus de repos en Europe, du moins pour nous : c’est l’affaire de nos enfants. »

La démolition de la vieille Europe sous l’action des maximes napoléoniennes : liberté des peuples, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, a été encore plus complète que ne le prévoyait ce voyant.

Il haïssait l’Autriche pour les torts qu’elle avait envers la Maison de Savoie. « Si je n’ai point de fiel contre la France, n’en soyez pas surpris ; je le garde tout pour l’Autriche » écrivait-il à Vignet des Étoles, mais malgré sa haine « piémontaise » contre Vienne, il se déclarait prêt, dans une lettre au comte de Front, en 1806, à payer d’une partie de son sang le rétablissement de cette puissance dans ses droits et prétentions légitimes, « car l’équilibre est nécessaire au monde et la politique ne se règle pas par des affections ».

Et qui a mieux défini l’inflation ? Les guerres ayant ruiné les finances de la Russie, le gouvernement russe, mandait-il à son roi, a d’abord imprimé des billets, « espèce de remède qui tue le malade après l’avoir amusé un moment », puis il est revenu à un remède autre que l’inflation : « On a donc mis sur toute la nation un impôt de 42 millions de roubles. »

Enfin, c’est dans cette correspondance qu’il faut aller chercher le cœur de Joseph de Maistre. Certaines pages des lettres à Mme Huber-Alléon, à la duchesse des Cars, à ses filles Adèle et Constance, à divers amis, sont parmi les plus spirituelles, les plus touchantes, les plus belles qu’aient inspirées la séparation et le souvenir. Et il a parlé de sa misère matérielle avec autant d’enjouement que de dignité. Son âme avait vraiment une magnifique élévation, une exquise sensibilité, comme a dit Sainte-Beuve.

 

*

 

Maistre inspire au lecteur des sentiments variés : admiration chaleureuse pour sa rigueur logique, pour sa langue, pour son caractère, pour la générosité du polémiste qui s’engage toujours à fond, avec une rare adresse, et qui frappe fort ; admiration amusée pour une certaine virtuosité dans le paradoxe ; étonnement parfois devant certaines injustices ; agacement pour le ton apocalyptique de certains morceaux : d’où qu’on vienne, quel que soit le point de départ, ce penseur, cet écrivain est capable de faire éprouver tous les sentiments, excepté l’indifférence. Il en est peu qui éveillent, qui aiguillonnent à ce point.

Et à tous ces sentiments la lecture de sa correspondance ajoute bientôt l’amitié. Il y a une finesse, une bonté qui éclate là plus qu’ailleurs, et qui achève de nous attacher fidèlement à cet homme dont le plus aigu de ses commentateurs a pu écrire : « On ne peut plus méconnaître en lui un philosophe politique de premier ordre, un de ceux qui, en nous éclairant sur l’esprit d’organisation des anciennes sociétés, donnent le plus à penser sur les destinées et la direction future des sociétés modernes. »

 

 

Bernard de VAULX.

 

Paru dans La Revue universelle le 1er février 1940.

 

 

 

 



1 Lettre à Mme Hubert-Alleon.

2 Introduction aux Considérations sur la France. Paris, Vrin (1935).

3 Ouvrage paru à Neufchâtel en 1793, consacré à la Constitution traditionnelle du royaume et qui était l’œuvre de magistrats émigrés.

4 Allusion à l’Essai sur l’Indifférence.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net