Les protégés de sœur Marguerite

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre VÉLY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi les nombreuses sœurs de charité qu’il m’a été donné de rencontrer, il en est une qui m’a toujours particulièrement édifié. Quand je l’aperçois traversant les laids quartiers de Paris, avec sa grande cornette, sa guimpe, sa robe de drap gris, son large tablier, je ne puis m’empêcher de me la représenter telle que je l’ai vue à dix-huit ans au bal, portant sur un front superbe un diadème fait de bluets et d’épis d’argent, traînant avec une grâce inimitable la longue queue de sa robe légère, et traversant en reine deux haies d’admirateurs.

Sa beauté était si réelle, que ni la vie austère du noviciat, ni les fatigues de la fille de Saint-Vincent de Paul n’ont pu l’amoindrir. La reine vêtue de bure est toujours la reine, et ce n’est pas trop de l’ampleur de la cornette et de l’épais drap gris pour dissimuler une taille et un visage qui attireraient beaucoup trop l’attention. De cette attention, sœur Marguerite ne s’est guère jamais souciée ; mais je sais que l’ascendant du charme physique a servi son apostolat, et que de pauvres jeunes filles vaniteuses ont suivi volontiers ses conseils, uniquement parce qu’elles trouvaient admirable que cette femme si remarquablement douée eût dédaigné le monde pour se donner à Dieu. Or se donner à Jésus-Christ est plus grave qu’un monde léger ne le pense, car c’est appartenir à la plus triste, à la plus laide, à la plus exigeante partie de l’humanité. Aujourd’hui c’est encore comme autrefois : an banquet du Christ sont conviés les infirmes, les boiteux, les pécheurs, les lépreux, assemblée bénie où se glissent ses épouses et où elles vivent par un dévouement sans nom.

N’allez jamais devant une religieuse médire des invités de son adorable Maître. Elle leur découvre des qualités, elle leur inspire des vertus, les anime à la résignation, les fait mourir dans l’espérance.

Sœur Marguerite était de celles qui ne voient l’humanité qu’à travers l’amour de Jésus-Christ : elle avait pris cette voie si étroite, au point de vue de l’égoïsme, et elle exerçait son ministère de miséricorde à Paris. Je ne voudrais pas ôter au peuple parisien ses qualités bien connues. Je sais qu’il est intelligent, généreux, capable d’enthousiasme ; mais, si vous voulez pratiquer l’humilité en même temps que la charité, occupez-vous des pauvres de Paris. J’ai dit des pauvres, tout en sachant bien que pas un pauvre à Paris n’accepterait d’être appelé ainsi. Il manque souvent de dignité ; mais qu’il est orgueilleux, mon Dieu ! Et je ne parle pas du pauvre déchu, je ne parle pas de ces familles jetées par les circonstances, par ambition, ou le plus souvent par une mauvaise administration de leur fortune, dans les souffrances doublement cruelles de la pauvreté. Non, je parle du plus incapable des ouvriers, de la plus obscure des ouvrières. L’esprit d’orgueil souffle jusque dans ces régions qui pourraient si facilement lui échapper, et il y sème à pleines mains les désirs inassouvissables, les murmures et la discorde. Et ces personnes qui n’ont souvent, hélas ! ni capacité, ni fortune, ni santé, ni appuis, sont toujours exposées à perdre dans les grandes villes les seules choses qui rendent heureux dans toute condition, mais particulièrement au bas de l’échelle sociale : la foi qui les fait grands et les sauvegarde du désespoir, le bon sens qui les rend inaccessibles à certaines passions.

Il faut le dire : à Paris tout conspira contre eux. Ils volent, ils entendent, ils sont trompés et tentés, et l’aumône elle-même se fait la complice de l’ennemi. Qui a sorti cette pauvre femme de sa simplicité ? Le don d’une robe à falbalas et d’un corsage de velours fané. Qui inspira tant d’ambition à cette enfant qui s’est éveillée à la vie dans une pauvreté honnête mais absolue ? La loque fripée, la bottine éculée, mais élégante, dont une protectrice charitable lui a fait présent ne pouvant peut-être lui donner autre chose. Une fois ce toquet placé sur ses cheveux bien ou mal peignés, une fois cette petite bottine à ses pieds, elle perd absolument les notions de la simplicité de sa position et s’imaginerait déchoir en revenant à d’autres habitudes.

Ce n’est pas par un sentiment outré des égards dus aux classifications sociales, ce n’est pas dans l’intention de faire regretter les anciennes lois somptuaires que j’appuie sur ce malheur des nivellements de ta toilette ; c’est parce que cet état de choses jette une quantité d’êtres dans le faux, surtout à Paris où l’imagination exerce une si redoutable influence. Mon Dieu ! si de porter une robe fripée garnie de volants produisait un bien quelconque, je ne songerais pas à m’attrister de ce mauvais goût ; mais, si les toilettes splendides ne donnent pas le bonheur, les toilettes prétentieuses seront absolument impuissantes à le procurer. Or il vaut mieux souffrir dans sa vanité que dans sa santé, et les familles sans ressources devraient pour leurs enfants accorder la préférence au bifteck sur le panache. Les pauvres qui pourraient se donner un bon dîner et une toilette compliquée, sans mendier, ne seraient plus des pauvres. Mais me voici bien loin, il me semble, de sœur Marguerite et du tout petit incident se rapportant à ses protégés.

Un jour une visite me fut annoncée, et je vis paraître sœur Marguerite, dont la haute taille me cachait presque une femme qui marchait derrière elle avec deux petits garçons. La religieuse m’adressa ce sourire divinement humble de la charité catholique, qui signifie : « Pardonnez-moi de vous déranger, mais vous savez pour qui je vous dérange. » Et, faisant avancer la petite femme, elle me dit :

– Je viens tous parler de madame Martin.

Je les fis asseoir, et l’histoire touchante de la veuve me fût racontée. Son mari, un bon ouvrier cordonnier, avait été tué à Buzenval. Depuis ce jour fatal, elle avait vécu de privations, se défaisant peu à peu de tout ce qu’elle possédait et ne pouvant obtenir la petite pension qui loi avait été promise.

– Voici des papiers, me dit sœur Marguerite en me passant une liasse de feuilles un peu salies, regardez-les, je vous en prie.

Pour lui faire plaisir, je me rapprochai de la fenêtre et feuilletai les pages. Une lettre, la dernière que le brave soldat eût écrite, m’intéressa particulièrement. La forme en était quelque peu ridicule, c’était le style ampoulé particulier aux gens qui ont reçu un semblant d’éducation, et qui ont achevé de perdre la belle simplicité du vrai dans la fréquentation des petits théâtres et des réunions démocratiques. Il parlait tour à tour de courage, de résolution, d’amour sacré, de citoyenne française, d’égalité, d’Être suprême, de la tente du soldat (sa lettre était cependant datée d’une caserne) ; il recommandait sa vieille mère ; il ordonnait que son dernier fils s’appelât, comme lui, Victor-Alphonse-Gabriel Martin, tous les noms y étaient. Au fond de tout ce jargon, je découvris un très honnête homme, un brave citoyen, un excellent mari, un très bon fils et un très bon père, et j’étais persuadée que j’avais même affaire à un ouvrier encore chrétien, quand j’arrivai à la dernière phrase que je copie textuellement.

– C’est mon désir que nos enfants soient le plus instruits possible, qu’on leur donne l’état le plus convenable pour gagner leur vie honorablement, avec cela, l’amour de la patrie, le civisme, le respect de Dieu sans...

Ici je levai les yeux, puis les baissai de nouveau sur la page et lus – sans fanatisme.

Mon Dieu ! comme cette réflexion venait à point ! Il y a des moments où la Providence vous ménage de ces charmantes surprises.

Que n’est-il présent ! pensai-je. Que ne puis-je lui montrer cette charmante femme du monde qui, de par ce fanatisme qu’il a la simplicité de redouter, perd son temps à caresser ses pauvres enfants et à consoler sa femme. Évidemment c’est une fanatique, cette religieuse : il y a du fanatisme à quitter des salons pour hanter des mansardes, à s’éloigner de femmes agréables, d’amies chères, d’hommes instruits ou aimables, d’enfants au teint transparent, aux cheveux d’or, pour se rapprocher de femmes vulgaires, d’hommes malappris, d’enfants malpropres. Fanatisme que tout cela, pur et sublime fanatisme, ou plutôt preuve palpable, mathématique de la divinité de celui qui inspire cet étrange fanatisme.

Naturellement je me laissai gagner par l’exemple, et j’accordai à sœur Marguerite tout ce qu’elle venait me demander.

Aujourd’hui la veuve de l’ignorant est très bien placée, ses enfants s’élèveront joyeusement à ses côtés, car sœur Marguerite, dont le fanatisme est incorrigible, a pris ses mesures pour cela. L’aîné des garçons, nommé Louis, est devenu l’apprenti d’un ancien ouvrier de son père, qui est un très brave homme, et qui, à la suite d’une grave maladie, est devenu bon chrétien, grâce à sœur Marguerite. Mais une fois Louis placé chez M. Baron, la bonne sœur a fait comprendre à ce dernier qui ne se connaît pas un parent, qu’il était bien seul, qu’il se faisait vieux et que la cuisine de son petit restaurant lui délabrait l’estomac. Madame Martin est devenue sa femme de ménage, et le bonhomme a fini par lui céder dans son arrière-boutique un petit appartement qui n’était pour lui qu’une sorte de garde-meubles.

Il est devenu le parrain de Victor, qui a suivi sa mère, et à cette heure tout ce monde fait bon ménage et vit honnête et content.

Victor va à l’asile voisin de l’échoppe, et les bonnes sœurs lui donnent, avec le goût de l’ordre, l’habitude de se servir lui-même. C’est pourquoi vous le voyez dans cette position pittoresque dans laquelle se révèle le zèle du nouveau converti.

 

 

 

Pierre DU VÉLY.

 

Paru dans La Semaine des Familles en 1875.

 

 

 

 

 

 

 

 

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