Georges Rouault

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Lionello VENTURI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1941 Georges Rouault dut quitter la Côte d’Azur pour rentrer à Paris. À Juan-les-Pins il manquait de couleurs et de toiles : autant dire qu’il ne pouvait plus vivre, puisque vivre, pour lui, c’est peindre. Et, depuis, le silence. Aucune toile de lui ne nous est connue après 1939. Tout ce que nous savons est qu’en 1939 il était en pleine création et dans une de ses meilleures époques. Après beaucoup d’années d’élaboration infatigable, tant de toiles patiemment effacées renaissaient plus brillantes de couleurs, plus synthétiques, plus simplifiées, plus profondes de substance, et surtout plus sereines, transposées dans un monde idéal. C’est seulement alors qu’il les tenait pour finies et les signait. La récente tragédie de la France a fait naître ou renaître maints poètes. De quelle manière a-t-elle touché Rouault ? Nous l’ignorons. Notre espoir est, après ces années d’angoisse, de le retrouver et de le retrouver grandi, si possible, dans toute la mesure où il aura réagi aux malheurs de l’humanité.

Il n’est que de remonter le cours de sa longue activité pour distinguer les deux périodes de sa vie où prennent place ses créations les plus heureuses. C’est, d’une part, la période qui va de 1903 à 1912 environ, le temps du « coup de barre », de la conquête de l’ordre intérieur, de la rébellion contre l’ordre social aussi bien que contre l’ordre artistique. C’est, d’autre part, de 1930 à 1939, la période de sérénité retrouvée. Le rebelle a atteint son équilibre, il tient sa victoire, non qu’il se repose, il va tout droit à son but, à son idéal, sans plus rencontrer d’opposition, ni de la part du public, ni surtout de lui-même. Une nouvelle confiance, née de la certitude de sa valeur, rayonne de ses toiles.

Rien de plus vulgaire que les thèmes de la « Clownesse » de 1906 et des « Filles » de 1910 : on sent que Rouault est tout à la fureur, qu’il abomine le vice, son effronterie, sa vulgarité, sa brutalité. Il ne les atténue pas, au contraire il les jette au visage de l’observateur, comme pour dire : « Tu peux être fier de ta société. Vois ce que tu as fait. » C’est une charge. Rouault ne pardonne pas, il n’a pas d’« esprit », il est trop sérieux, il explose. L’art est dans la force même de cette explosion. C’est elle qui révèle la participation de Rouault au monde de la plus sévère moralité et cela par le truchement d’une expression visuelle qui ne saurait être plus convaincante.

L’effet plastique est d’une rare puissance. Les figures de premier plan s’affirment par des volumes solides, impérieux. Derrière elles il n’est qu’allusions fuyantes, que commentaire par la lumière et l’ombre. C’est que la forme plastique des figures n’est pas réalisée par le clair-obscur, mais par des lumières violentes et des ombres profondes. Ces figures ne sont pas des formes sculpturales, elles sont des volumes. Leur solidité n’est pas due à la construction intérieure mais au choc de la lumière et à sa disparition subite dans l’ombre. L’élément le moins solide de la peinture, qui est la lumière, conditionne la grande solidité des images de Rouault. Ici se révèle déjà un des principes de son art, la réalisation d’une qualité par son contraire : ce qu’on peut appeler chez lui le principe de « l’autre moitié ». En effet la solidité plastique lui est donnée par la lumière fuyante. De même sous sa main le contour ne contourne pas, il sort de l’image pour encadrer des reflets de lumière, il s’enfonce dans l’image pour déformer, blesser, flétrir. C’est que ce ne sont pas des images de femme que Rouault nous présente, mais bien plutôt les monstres de sa propre colère.

En substituant ainsi, de manière délibérée, un état d’âme subjectif à l’objet physique de la représentation, si d’un côté Rouault transforme la femme en une sorte de monstre, de l’autre il attache à ce qu’il montre comme vulgaire et abject la valeur spirituelle de la réaction morale qu’elle lui inspire.

Ses couleurs aussi bien que ses formes sont les instruments de sa passion. Des rouges, tantôt oranges, tantôt violacés, ont pour fonction de révolter l’observateur, comme des noirs ou des bleus foncés d’exprimer l’abominable vulgarité de la chose représentée. C’est sur la cohérence intime que se fonde la grandeur de cet art, c’est elle qui tout à la fois donne l’élan à l’expression, et lui permet de se développer jusqu’à ses extrêmes limites. En effet, le courroux gigantesque de Rouault est imprégné d’absolu ; il participe du sentiment religieux. Les limites atteintes par les hommes sont dépassées. C’est la peinture d’un homme, mais c’est aussi la malédiction d’un prophète.

De là, qu’on passe au « Vieux Roi » de 1937 environ, à la « Crucifixion » de 1939 et l’on sera presque tenté de croire qu’ils sont l’œuvre d’un autre peintre. Le courroux gigantesque a disparu et avec lui cette insistance sur la vulgarité. Le drame cependant demeure, mais il est traduit avec un détachement inconnu auparavant. C’est de ce détachement que dépendent et l’état d’âme exprimé et la vision réalisée.

Le « Vieux Roi » offre une image de sévérité, de tristesse, et, si l’on veut, de lassitude, mais en même temps de noblesse, de réserve, il parle d’un déclin dans lequel entrent toutes sortes de vestiges de grandeur. Rouault participe avec sympathie à l’humanité de son image ; il n’y a plus d’opposition, de polémique, de révolte, mais bien une contemplation attristée de révoltes passées.

De même la forme peut en être définie une polémique sans polémique. Celle des œuvres produites entre 1903 et 1912 révélait l’effort, la lutte contre toute forme établie tant par l’académie que par les impressionnistes et les postimpressionnistes. Cette lutte, en elle-même, était épique et devait être victorieuse. Mais elle n’allait pas sans blessures, d’où ces défauts artistiques. Dans le « Vieux Roi », toute lutte a cessé. Rouault est devenu à tel point le maître de sa forme, qu’il peut se détendre sur la toile sans courir le risque de répéter aucune forme du passé. Il n’a plus même besoin d’insister sur l’énergie plastique. Sa forme nouvelle est ce qui vient naturellement enclore ses effets de couleurs. La production monochrome, à elle seule, montre que sa forme inclut la même certitude, la même solidité, le même volume que si elle était plastique.

Les zones coordonnées pour former l’image sont nettement distinguées par de gros contours. On a mainte fois insisté sur l’analogie entre cette forme et celle des anciens vitraux du XIIIe siècle, mais il s’agit d’une coïncidence superficielle. En effet, les gros contours du « Vieux Roi » ont une valeur essentiellement picturale : ils ont pour fonction, non de limiter les couleurs comme la bordure de plomb des vitraux, mais de les faire valoir par contraste.

Les couleurs ne sont plus des instruments de la passion du peintre comme de 1903 à 1912 : elles jouissent de leur propre autonomie ; et leur jeu doit être identifié avec l’art de Rouault tout entier. Elles se multiplient, elles s’éclaircissent, elles chantent. Les ombres elles-mêmes gardent leur valeur chromatique. La couleur de Rouault, dans ces dernières années, n’a rien de comparable à tout ce que nous fait connaître l’histoire de l’art. Elle n’obéit pas à la composition de lumières et d’ombres, ce sont au contraire les lumières et ombres qui se subordonnent à la couleur. Autrement dit, chaque couleur apporte de la lumière et de l’ombre, mais elle joue son rôle à elle, et l’ensemble suit le rythme des couleurs. La lumière ou l’ombre ne sont que des moyens pour exalter la couleur. L’effet est aussi étrange, aussi frappant que possible. On peut comprendre la nature de cet effet en se reportant aux vitraux du XIIIe ou du XIVe siècle. Les zones colorées y reçoivent la lumière par transparence : c’est le soleil qui ajoute l’effet de lumière à la couleur sans lumière. Mais la peinture ne peut prétendre à la transparence des vitraux : d’où les effets de clair-obscur plastique ou de luminisme pictural que la peinture a acquis depuis la Renaissance en subordonnant la couleur à la lumière. Rouault renverse les rapports entre la couleur et la lumière et, par une suite de touches magiques, suggère par la couleur le brillant, l’éclair, que seule la transparence avait pu rendre auparavant. C’est là le plus prestigieux résultat de la méthode des contraires. C’est elle qui permet de transposer la réalité dans un monde idéal, elle qui, avec le secours du génie, confère à l’irréel la qualité d’une réalité supérieure, la réalité de l’art.

Depuis des années Rouault a préféré reprendre sans cesse ses toiles ébauchées et les achever, quitte à y revenir parfois au bout d’un temps très long, les recouvrant inlassablement, par fragments, pour approfondir leur sens pictural. Si l’on demande à Rouault ce qu’il entend faire quand il superpose une couleur à une autre, il répond qu’il cherche un ton plus riche et plus juste, une plus riche harmonie d’ensemble. Nul doute que, par ce repliement sur ses propres créations, vieilles parfois de dizaines d’années, il n’ait pu intensifier la vie de ses toiles, d’où la nécessité d’une compensation. Dans ses œuvres récentes, l’épaisseur de pâte n’a pas d’autre origine. La vitalité de ses toiles, Rouault ne l’obtient pas par le renouvellement continuel de sa vision de la nature, mais par une superposition de tons de plus en plus élaborée.

À la base de l’ébauche, il y a un motif naturel. L’œuvre finie, son rapport avec la nature est du troisième ou quatrième degré. Dans le tableau, plus le rapport avec la nature devient lointain, plus le rapport avec l’imagination devient intime. Voilà pourquoi les tableaux de Rouault sont surtout des entretiens de Rouault avec lui-même.

La « Crucifixion » de 1939 contient les mêmes éléments de style que le « Vieux Roi », mais marque un pas en avant dans la voie de la simplification. C’est, il importe de le noter, à l’occasion d’une Crucifixion que vers 1918, pour la première fois, Rouault a été amené à sa simplification de la forme : il s’agit du tableau qui se trouve chez M. McIlhenny à Philadelphie. Tout jeune, Rouault avait peint des sujets religieux, après quoi, de son propre témoignage, il s’en était abstenu pour éviter le conventionnel de toute peinture ecclésiastique.

Si, par exception, il y revint dans quelque Sainte Face, les résultats furent malheureux, ou bien cela ne lui servit, comme dans la « Tête de Christ » de 1905, qu’à exprimer sa propre révolte contre la cruauté.

Mais, à partir de 1913, Rouault n’a plus à redouter de peindre d’une manière conventionnelle. Il peut affronter de nouveau la scène religieuse. Du même coup on découvre l’explication et la justification de toute sa forme nouvelle. Il s’est refait primitif et populaire pour atteindre plus librement Dieu. Il a retrouvé cette solidité, cette fermeté, cette certitude qui sont caractéristiques de la forme dans le monde de l’art comme de la conscience dans le monde de la religion. Dans la recherche spontanée d’une forme synthétique à l’unisson de sa conscience religieuse, Rouault a remonté le cours des siècles jusqu’au moment où toute image, sur terre, est en fonction de Dieu. Hors du réalisme comme du symbolisme, hors de la culture classique ou du rêve romantique, Rouault crée ses images pour lui et pour l’éternité.

Dans la « Crucifixion » de 1939, la forme n’est pas essentiellement modifiée par rapport à celle de 1918, mais le coloris est plus clair, plus brillant et compliqué. Le fond est vert, la Madone et la Madeleine sont vêtues de vert, saint Jean de rouge. La forme est plus synthétique sans être plus sommaire, parce que toute pétrie d’expression ; mais cette expression est plus transcendante, plus empreinte de la présence de Dieu. Rien de plus loin matériellement et de plus près spirituellement du grand art italien du XIIIe siècle, de Cimabue par exemple.

Les quatre tableaux de Rouault observés jusqu’ici nous ont suggéré certains aspects de son art, le courroux gigantesque du rebelle à la tradition artistique aussi bien qu’à la vie sociale, le dépassement de la passion dans la vie primitive et dans l’adoration du Christ, la forme parfaite qui est en même temps une composition de zones de couleurs magiques.

Ce ne sont là que trois aspects d’un art suprêmement riche en imprévus, mais qui déjà peuvent orienter l’observateur vers la connaissance de la personnalité de Rouault.

Il est né à Paris le 27 mai 1871, soit le jour de la prise de Belleville, les coups de canon de la guerre civile ayant présidé à l’accouchement de sa mère. Après quelque apprentissage comme maître verrier et des études à l’École Nationale des Arts Décoratifs, il entre à vingt ans à l’École des Beaux-Arts, où il est l’élève préféré de Gustave Moreau.

Rouault doit à Moreau non seulement sa maîtrise absolue du dessin académique, mais surtout son intérêt pour tout ce qui dépasse la matière et les apparences naturelles : pour le sens spirituel des choses.

Toutefois il n’est rien de plus éloigné que la peinture de Rouault et celle de Moreau. La rencontre avec Léon Bloy et la révolte des Fauves devaient très vite le soustraire à l’enseignement de ce dernier et l’entraîner dans une tout autre direction.

Rouault a conçu en propre une interprétation religieuse du monde parce qu’il a imprimé son sentiment religieux à chacun de ses motifs, que ce fût le Christ, un clown ou une prostituée. Mais cette interprétation ne se manifeste pas avant 1903. Auparavant, il a peint des sujets religieux sans se départir du dessin académique appris de Gustave Moreau et sans éviter, dans les attitudes qu’il prête à la piété, de bizarres coïncidences avec la peinture lombarde du XIVe siècle.

Rouault se trouvait encore dans une période de tentatives et de soumissions quand il fit la rencontre de J. K. Huysmans, qui appréciait Gustave Moreau et était apprécié de lui. Mais ce contact ne pouvait être fécond. Huysmans juxtaposait son réalisme et sa piété. C’était un velléitaire de l’art religieux, un raffiné qui s’accusait lui-même « de ne pas être nu et dépossédé, errant sur les chemins du Calvaire » et rêvait d’un centre écarté et discret pour se livrer à l’art en dehors des luttes et des ambitions.

C’est d’une tout autre nature et d’une tout autre portée que devait être la rencontre de Rouault avec Léon Bloy. Bloy n’était pas un converti. Son point de départ comme son point d’arrivée était la foi chrétienne. Il parlait toujours au nom de l’absolu. Les nuances infinies de la réalité humaine lui étaient inconnues. C’est pourquoi il manquait souvent d’humanité. Comme dans sa soif désespérée d’absolu il condamnait la totalité du monde qui l’entourait, sans se préoccuper de justice, sans distinguer entre le bien et le mal, il était naturellement injuste. Et comme la réaction fut générale contre lui, aussi bien de la part des gens d’Église que de la part des hommes de lettres et des politiciens, dans son continuel vomissement d’injures il en vint souvent, comme il est naturel aux réprouvés, à confondre l’intérêt de Dieu avec son propre intérêt, contingent et personnel. Mais lorsqu’on évoque les accents religieux sincères et même les plus sincères de son temps, qui furent les siens, aussi bien que la misère et les continuelles souffrances que lui valut l’impitoyable violence de ses croisades, on ne peut manquer de lui reconnaître une certaine grandeur... grandeur de polémiste, certes, et non d’artiste, mais enfin de polémiste capable de s’évertuer à faire valoir les droits de Dieu sur la terre. Sa force, qui est exceptionnelle, tient à la sincérité à tout prix de sa foi, à son extrémisme et à la fureur qu’ils engendrent contre toutes les hypocrisies que traîne à sa suite n’importe quelle religion constituée.

Ni la Contre-Réforme ni le catholicisme romantique des Nazaréens, ni le néo-catholicisme de la fin du siècle n’avaient pu préparer des conditions propres à une renaissance de l’art religieux, parce qu’ils admettaient une limite pratique, politique et sociale. Il fallait revenir aux sources premières de la foi religieuse, retrouver la foi au risque de provoquer la fin du monde, vivre un Dieu antérieur à Satan, pour que cette foi redevînt sentiment spontané, et nécessité absolue de vie. En dépit de toutes ses insuffisances, ce fut l’œuvre de Léon Bloy. Et il est naturel qu’un tempérament sincèrement religieux, véhément dans la colère, extrémiste et catastrophique comme celui de Rouault ait trouvé en Léon Bloy mieux qu’un ami : un frère aîné.

Léon Bloy est contre la civilisation chrétienne : il est pour la barbarie chrétienne. Il tient toute discussion sur la religion pour oiseuse. Au principe : « Le tout est plus grand que la partie », il oppose l’Eucharistie, et il affirme que « le rôle unique de la Raison est de croire ». Il considère le XIIIe siècle l’apogée de l’esprit humain. Il abomine ce qu’on appelle « les honnêtes gens, c’est-à-dire des monstres mous et collants, également incapables des abominations du vice et des abominations de la vertu ».

Malheureusement, Léon Bloy ne possède aucunement le sens de l’art figuratif. « La tradition universelle et la Raison disent que l’étude de la figure humaine doit être au début de tout enseignement du dessin. » Léon Bloy défenseur de la Raison quand il s’agit de dessin ! Il y a de quoi désespérer de la logique humaine.

Le 16 mars 1904, Bloy note dans son Journal que Georges Rouault s’est passionné pour lui, après avoir lu la Femme pauvre. « Ce livre l’a mordu au cœur, blessé incurablement. Je tremble de penser à la punition de ce malheureux. » Le 1er mai 1905, il visite le Musée Gustave Moreau, où est exposée cette œuvre scolaire de Rouault qu’est le « Christ Enfant au milieu des Docteurs » (1894). « Je ne savais pas, note-t-il, que Rouault avait un talent immense. Je le sais maintenant, et je le lui ai dit avec enthousiasme. » Mais le 31 octobre 1905, il découvre au Salon d’Automne les œuvres les plus récentes de Rouault. « C’est navrant. Il cherche une voie nouvelle, hélas ! Cet artiste qu’on croirait capable de peindre des séraphins, semble ne plus concevoir que d’atroces et vengeresses caricatures. L’infamie bourgeoise opère en lui une si violente répercussion d’horreur que son art paraît en être blessé à mort. » Et le 1er mai 1907, après avoir visité le Salon des Indépendants, il éprouve le besoin d’écrire à Rouault : « J’ai vu naturellement votre unique et sempiternelle toile, toujours la même salope ou le même pitre, avec cette seule et lamentable différence que le déchet, chaque fois, paraît plus grand... J’ai aujourd’hui deux paroles pour vous, après quoi, vous ne serez plus pour moi qu’une viande amie. Primo : vous êtes attiré par le laid exclusivement, vous avez le vertige de la hideur. Secundo : Si vous étiez un homme de prière, un eucharistique, un obéissant, vous ne pourriez pas peindre ces horribles toiles. Un Rouault capable de profondeur sentirait un peu d’épouvante. »

C’est précisément parce qu’il eut le courage de suivre son plus profond penchant d’artiste que Rouault continua tout droit son chemin. Son contact spirituel avec Bloy cessa. Ils restèrent amis, mais étrangers.

Rouault, en fait, exprimait dès cette époque à la perfection ce dégoût de la vie bourgeoise qu’il avait éprouvé si profondément et qui n’avait pu que se fortifier sous l’influence de Bloy lui-même. Ce dégoût, il se montrait capable de l’élever à une grandeur lyrique et tragique à laquelle Bloy n’était jamais parvenu. En lui demandant de lui obéir, Bloy l’empêchait d’obéir à lui-même. Rouault s’y refusa. Il passe comme un écho de ce refus dans ces lignes de lui, datées de 1937 : « Je suis un obéissant, mais il est à la portée de tout venant de se révolter, plus difficile d’obéir en silence à certains appels intérieurs et de passer sa vie à trouver les moyens d’expression sincères et appropriés à notre tempérament ou à nos dons, si nous en avons. »

À la mort de Gustave Moreau en 1898, Rouault obéissait à un ordre extérieur. Il lui fallut cinq ans pour donner les premiers fruits de son ordre intérieur. Les conditions dans lesquelles le changement se produisit sont de nature à éclairer à la fois sur l’homme et sur l’art. Avec Moreau, Rouault ne perdait pas seulement son maître, mais encore son ami, le seul ou presque. Il tomba dans un grave abattement. Sa mère appelée vers le même temps à se rendre en Algérie pour assister une fille devenue veuve, le sentiment de sa solitude s’accrut encore. Il songea à entrer en religion, sans donner pratiquement suite à cette idée. Il ne réagit pas par la révolte, ne se proposa pas de s’étourdir dans l’action, ne chercha pas même de refuge dans le travail mais seulement s’abandonna au destin. Il ne fut pas tenté d’accepter la proposition qu’on lui faisait d’ouvrir à Marseille ou à Bordeaux une école continuant la tradition de Moreau. Quand un marchand lui fit des offres honorables pour des tableaux religieux exécutés avec soin et bien finis, Rouault ne put se décider à lui en apporter qu’un ou deux, et s’arrêta. On commençait à dire au Salon : « Il y avait un Rouault qui était un peintre sérieux, mais il y en a un autre qui est un fumiste. » La forme nouvelle, la transformation de la forme académique naissaient en effet sans que Rouault s’en aperçut. Certes il avait conscience qu’il se fût déshonoré en exploitant une renommée qui appartenait à Gustave Moreau. Mais il éprouvait aussi l’angoisse d’employer une forme que les autres méprisaient et qui lui valaient des lettres d’injures. Quand il vit pour la première fois le tableau de sa nouvelle manière au milieu des tableaux de ses camarades, restés dans la tradition, il eut peur. « C’est effrayant ce que je fais. » Timidement, avec hésitation, il n’en suivit pas moins son destin jusqu’au jour où les autres s’aperçurent qu’il était un agressif et un violent et proclamèrent que son lyrisme était « outrageant ».

Les élèves de Moreau, après la mort de celui-ci, furent, peu à peu, exclus du Salon. Rouault eut pour ressource d’exposer plusieurs fois aux Indépendants. En 1902, il prit part aux réunions qui devaient amener à la fondation du Salon d’Automne en 1903. Parmi ses amis du Salon d’Automne, Rouault commença à moins ressentir sa solitude, à percevoir que d’autres peintures se développaient dans un sens parallèle au sien. Ce fut un encouragement.

Entre-temps, il avait travaillé avec une telle intensité qu’il tomba malade. Sa famille était revenue d’Afrique, on le soigna et il put se rendre en convalescence à Évian. « Quand je revins, dit-il, j’étais dégoûté de ma peinture sombre... Le repos là-bas, le ciel, la neige, m’avaient nettoyé l’œil. »

Rouault avait demandé un jour à Moreau de lui permettre d’aller dans le Midi pour peindre « sur le motif », comme Cézanne. Moreau l’avait dissuadé de le faire. Après la mort de Moreau, Rouault avait eu loisir d’étudier « le motif », de s’intéresser au paysage. Le morcellement obtenu au moyen de gros contours qui jouent rôle d’ombre beaucoup plus que de limite, et aussi ces accords de bleu et d’orangé qui sont essentiels dans son art, remontent à Cézanne.

Il doit à Cézanne plus encore, mais dans un autre ordre, qui est l’ordre de l’imagination et non plus celui de l’exécution picturale. Il lui doit ce que les Fauves lui doivent. En fait, dans la recherche des affinités, qui est pourtant nécessaire pour comprendre l’individuel, on trouve que l’ordre intérieur de Rouault s’apparente à divers égards avec le goût des Fauves. Rouault s’en défend : selon lui il a été le compagnon et l’ami des Fauves, mais il n’a jamais été Fauve. On peut le lui accorder dans la mesure où il a été toujours à part des mouvements et des tendances, où il n’a pu ni voulu s’associer avec d’autres mais a suivi sa route en n’obéissant qu’à lui-même.

Au reste, tous les Fauves ont été des individualistes. Ce sont eux qui à les prendre en commun ont réalisé la révolution du goût la plus importante après l’impressionnisme. Mais ce phénomène d’ensemble ne doit pas nous dérober que leurs tendances sont similaires beaucoup plus parce qu’elles s’opposent à d’autres tendances, que parce qu’elles procèdent d’un caractère unitaire. Bornons-nous à considérer Matisse. Celui-ci a su réaliser avec une imagination d’une admirable fécondité son programme de 1908 : « Ce que je rêve c’est un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant... un lénifiant, un calmant... quelque chose d’analogue à un bon fauteuil. » Que peut avoir de commun Rouault avec son ami Matisse ? S’il avait formulé avec la même clarté son programme en 1908, il n’eût pu manquer de substituer l’idéal de la croix à celui du fauteuil.

Les voies des Fauves divergent donc. Mais toutes mènent à un monde immense qui part du besoin de redevenir primitif pour créer librement, de détruire les traditions pour atteindre un ordre nouveau, de préférer le surréalisme au réalisme, d’affirmer les droits de l’imagination. Les subjectifs sont borgnes. Mais les objectifs sont aveugles. Le mot est de Rouault.

D’autre part, pour expliquer le changement survenu dans le style de Rouault à partir de 1903 et sa participation, pour éloignée et liminaire qu’elle soit, au mouvement des Fauves, il faut garder présents à l’esprit deux caractères qui sont essentiels à son tempérament. Le premier est un flair très fin pour déceler tout ce qui est hypocrite, pharisien et faux, tout ce qui relève de la pure convention sociale : il le sent de loin et s’y oppose avec une violence inouïe. Le second est le besoin impulsif de se trouver « au cœur de la mêlée », de s’y dépenser, de s’y sacrifier héroïquement, non point en vertu d’un idéal longuement médité mais par besoin de se fier à la première impression qui passe. Dans ses « Souvenirs intimes » il fait allusion à « ce mouvement instinctif, ce coup de barre momentané ne venant ni de l’influence de Lautrec ni de Degas, mais d’un besoin intérieur plus pressant, d’un regard plus vif et plus pénétrant. Et aussi d’aborder de certaine manière des sujets religieux, crainte d’une certaine convention sournoise ».

Le coup de barre ne fut pas momentané. Il a modifié tout son art. Et pourtant Rouault ne l’a pas voulu, il l’a accepté comme un arrêt du destin de la même façon qu’il a accepté la solitude quand les autres se sont détachés de lui. « Il sait, dit-il de lui-même, jouir des biens de ce monde – mais il ne peut, sans lâcheté, renier ce qu’il sent, comprend et aime, n’étant pas toujours courtisan de naissance et souple comme jonc. Dans la confusion actuelle qui sert à certains, autant que demain un faux ordre servirait à d’autres, je pense parfois au bonhomme Corot errant au matin, sous les ombrages de Ville d’Avray – je peins comme ça vient – disait-il. »

Dans les années qui précédèrent la première guerre mondiale, l’énergie avec laquelle la liberté et l’individualité s’affirmaient était exaspérée et désordonnée. Il n’en faut pas moins se rappeler que ce furent des années fécondes pour l’art. La tendance à la généralisation de certains états d’âme d’alors explique la puissante action que les Fauves exercèrent sur le goût. Un critique des plus fins, Léon Werth, a écrit « Rose-Croix ou Cubisme ne sont que les aspects différents d’une même impuissance et d’une même épouvante. » Impuissance de l’imagination. Épouvante à l’idée de ne point pouvoir s’appuyer sur une règle, sur un principe, fût-il révolutionnaire. Ce manque cruellement ressenti ne trouvait à se compenser que dans un goût sans principes, obéissant à des intuitions éphémères, à des façons de sentir de l’artiste. N’était-ce pas là le goût des Fauves ? N’était-ce pas là le goût de Rouault de 1903 à 1912 ? Ils n’ont connu le regret de l’École Idéale que dans leurs moments étrangers à la création. Si les Fauves ont frayé la voie aux cubistes, ceux-ci se sont appuyés sur des principes qui ont fait défaut aux Fauves.

De plus, ce besoin de renouvellement à partir des bases qui caractérisait le goût d’alors et non seulement le goût, mais encore toute la vie sociale, tendait à la vérité nue, à l’abolition de tout compromis raisonnable, au refus de toute indulgence. C’est de 1912 que date le cri « L’ornement est un crime. » Un naïf demande : « Que nous restera-t-il si vous nous enlevez le rêve ?... Puisque vous prétendez aimer les malheureux, pourquoi voulez-vous leur enlever Dieu, leur seule consolation ? » « Pour qu’ils en cherchent d’autres, répond Léon Werth... et qu’ils vous cassent la gueule. » Puis il conte : « Dans un bordel à soldats, j’ai vu trois vieilles attendant sur des bancs de bois. » On voit un tableau de Rouault. Telles sont les conditions dans lesquelles le jeune Rouault, timide, solitaire, studieux, fidèle à son maître au-delà de la tombe, ignorant qu’il fait figure de rebelle, crée des motifs lyriques, des types, des formes et des couleurs que lui-même trouve « effrayants », et qu’amis et ennemis jugent « outrageants ».

Toutefois, non seulement Rouault était porté à persévérer comme par une volonté supérieure à lui-même mais certains critiques, amateurs et marchands, comprirent que sous cette apparence de violence et d’outrage était cachée une force positive.

C’était, tout d’abord, la force de l’art populaire. Le savant dessinateur académique s’était dépouillé comme un arbre pour l’hiver. Tout ce qu’il avait appris lui semblait faux. En cherchant la vérité à tout prix, il avait découvert pour son compte cette grossièreté, cette spontanéité qui est, avec toutes ses contingences et tous ses excès, le propre de l’art populaire, soit quelque chose qui participe de l’art, mais aussi de la vie, de la forme et de l’informe, de la volonté et du hasard. C’est précisément en retrouvant les accents de l’art populaire que Rouault se plongea dans la vie. Il n’eut pas besoin d’attendre que la sculpture nègre devînt à la mode. Sa « sculpture nègre », Rouault l’avait trouvée dans le for intérieur de sa nature primitive.

Mais nul ne s’y trompait. Si l’art de Rouault avait quelque rapport avec l’art populaire, il était loin d’être populaire dans son essence. Ce n’était pas un art savant car c’était un art entièrement souffert et créé. C’était un art plébéien mais qui n’en portait pas moins l’empreinte de quelque chose de plus haut que tout art aristocratique. Et ce quelque chose était simplement Dieu.

Dans les cathédrales romanes, même l’image de Satan a quelque chose de Dieu. Et ces paysans qui labourent leur champ ou tuent leur cochon pour représenter les mois de l’année, pour raconter la vie quotidienne évoluant autour des paroisses, eux aussi ont quelque chose de Dieu. Par quoi cela se manifeste-t-il ? Par leur certitude, par l’orgueil de leur humilité, par leur gravité de gens qui participent à la vie éternelle. Partout, dans chaque relief roman, Dieu est présent. Il en est de même pour chacune des réussites de Rouault. Il s’y trouve une fermeté, une grandeur, une éternité qui sous-entendent la présence de Dieu. Rouault ne juge ni ses prostituées ni ses magistrats, ni ses clowns, ni ses misérables ; mais il les représente avec tant de passion, une telle adhérence à leurs laideurs, qu’ils deviennent, de par l’intensité même de leur vie, des créatures de Dieu.

Après avoir trouvé au prix de tant d’efforts son ordre intérieur, la vie de Rouault s’identifia avec son art. Les années de souffrances matérielles prirent fin en 1916 quand Ambroise Vollard acheta tout l’atelier de Rouault et lui assura une vie confortable. Vollard demanda à Rouault beaucoup d’illustrations de livres, qui sont autant de merveilles aujourd’hui célèbres. En 1929 Rouault composa les décors et les costumes du ballet « le Fils prodigue » pour Diaghilev. Il se plut même à écrire, alternant la langue poétique avec la prose. Somme toute, entre 1916 et 1930 Rouault chercha des voies nouvelles : parfois il sembla se perdre, sa production picturale de ces années est en effet assez restreinte, mais il s’enrichit, chemin faisant, de nouvelles expériences humaines.

C’est après 1930 que se révéla sa nouvelle qualité picturale. L’éclat de cette révélation fut tel que depuis lors l’homme a quelque peu disparu derrière l’artiste. Et l’artiste fait figure de géant en marge de tout l’art contemporain.

 

 

 

Lionello VENTURI.

 

Paru dans Gants du ciel en 1944.

 

 

 

 

 

 

 

 

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