Jean-François Millet
par
Émile VERHAEREN
Contrairement aux dires, Millet, ou plutôt son œuvre, s’impose plus dominatrice, les toiles, les pastels, les dessins réunis. Art de combat jadis, le voici calme et hautain – et les musées l’accueillent. Tant de paroles l’ont commenté qu’il serait inutile de l’étudier encore, s’il ne fallait appuyer, nous semble-t-il, sur un point : sa chasteté. Tragique, pastoral, hiératique, certes, mais chaste surtout.
Et d’abord les femmes, toutes celles qu’il nous montre : la Cardeuse, la Brûleuse d’Herbe, la Gardeuse d’Oies, la Lessiveuse, la Bergère, la Fileuse, les Glaneuses, les Lavandières, toutes, bien qu’abaissées aux travaux les plus humbles, bien que trempant des mains, des pieds, de l’être entier parmi les rusticités et les animalités de la vie, côte à côte avec les bêtes, dans les moiteurs des étables et des fumiers, dans les chaleurs des vêtements, toutes ces ployées et ces souffrantes sont au-dessus de la chair. Le travail qu’elles ahanent les dresse rigides, quoique serviles. Leurs attitudes, leurs gestes, leur tranquille, probe et sanctifié visage ! Pourtant rien de la réalité rude et grossière n’est tu. Elles sentent l’étable, la bouse, la glèbe. Leur corps connaît l’accouplement ; mais le rut ?
Millet est le seul peintre qui les ait comprises ainsi. D’autres – tel Bastien-Lepage – les ont endimanchées et leur ont fait chanter des romances (l’Amour au village) où des sous-entendus étaient blottis. D’autres – tel Lhermitte – les montre vaines et attaquantes et prometteuses de leur peau. La belle fille ne traverse point l’œuvre de Millet. L’alcôve qu’il nous entrouvre est purifiée et arrosée par le rameau de buis pleurant sur une croix.
Surtout, c’est en deux sujets : la Baigneuse et la Précaution maternelle (nos 51 et 62) que cette chasteté éclate.
N° 51 : « Une jeune fille s’est dévêtue sur le bord du ruisseau et tâte l’eau de son talon. » Les oies qu’elle garde s’approchent et la première interroge, seule étonnée. La chair est adorable, faite d’enfance timide, rustique et fraîche. Un modèle exquis, fleur des pubertés tranquilles et ignorantes. Pas un éveil de vice ou de plaisir à se voir. Ses sabots, ses jupes, sa coiffe reposent sur la berge. Le soupçon de se sentir regardée ne lui vient même pas. Sa nudité lui paraît aussi naturelle qu’une blancheur de lis. Elle s’ignore belle et jeune. Le peintre, à nous la présenter ainsi, insiste sur cette pensée que sa longue étude de la terre et des travailleurs a dû roburer en lui : la profonde innocence des choses naturelles. Le côté démoniaque de la nature, il ne l’a senti. Les landes, il ne les a jamais montrées comme décors de sabbat. Aucune de ses femmes n’est sorcière. Aucune ombre de buisson, aucun soir ne le sollicite vers l’occulte. Ses bergers sont bibliques. Pour lui, tout ce qui vient immédiatement de la terre, tout ce qui tient d’elle, l’arbre, les fruits, les animaux, les hommes, est à l’abri du mal et peut croître et se montrer dans sa nudité natale, sans aucune atténuation. L’artiste, selon lui, a le devoir de ne point modifier la création divine. Le rustre est sacré. Millet le grandit de stupidité hiératique. Il lui enlève ce qu’il faut de cerveau pour le maintenir dans l’innocence primitive. La ville qui corrompt, comme elle est loin du village dont on voit les tours, ci et là, aux horizons des toiles ! Le Vigneron, l’Homme à la Houe ne seront, ne pourront jamais être ni civilisés, ni dégrossis. Choses de la terre, ils ne seront jamais inquiétés par les choses des hommes. Le monde pour eux n’ira jamais au delà de leur dos. Ils sont des rocs de rusticité.
Plus probante encore pour la chasteté de l’art millettien cette toile cataloguée :
N° 62 : « La maman, sur les marches de sa maison, retrousse la robe du petit garçon. La petite sœur regarde. » Le sujet réside en cette fillette, si curieuse et interloquée, si enfantinement et vivement naïve, qui s’impose à la mémoire : petit saint Jean. Une absence totale de gaminerie et de malignité ; une innocence de rosée dans l’herbe. Grandie, la petite sœur deviendra la Baigneuse, et plus tard la Vachère, et plus tard, paysanne ménagère, la Femme à la Lampe, toujours ineffaçablement probe et sainte, pour laquelle partager son lit, accoucher, allaiter un enfant, seront besognes simples, ordonnées, providentielles. La vie des fermes, elle la partagera avec ses bêtes, très soumise à l’amour comme les champs et les jardins aux saisons, rude au travail et se sauvant de la luxure par lui ; forte de sève transfiguratrice.
Si on remonte les généalogies des écoles, c’est évidemment aux femmes des primitifs, profondément vierges et mères, que les femmes de Millet font songer. Dès la Renaissance, la femme, et surtout la paysanne, se transforme. Elle devient déesse ou courtisane. Les peintres des villageoises et des rustaudes les modifient en luronnes. Et, corsage et lèvres ouverts, les voici plus souvent couchées que debout. Pieusement, Millet les refait pures, elles, les serves, au rebours de Teniers, d’Ostade, de Steen, dans leurs scènes de cabaret, de Watteau, de Pater, de Lancret dans leurs bergeries. Leurs mains noueuses ont les doigts trop gourds pour tripoter de la volupté. Elles sont les épouses du Semeur, de l’Homme à la veste, de celui qui prie l’Angélus.
Au point de vue peintre, il reste à dire l’influence de Millet sur les modernes. Elle est très réelle. La lumière, sa soudaineté, il l’a saisie dans l’orage du Printemps, toile brusque d’électricité et de menace ; sa calme et pleine et régulière expansion, la voici dans les Falaises de Gruchy, sa dramatique bataille parmi les nuages, presque partout elle est notée, racontée, célébrée. Il a vraiment fait le portrait des ciels, dont un petit nombre, un très petit nombre, seuls sont conventionnels. Les problèmes de la clarté, les ombres portées, les chauffées à blanc de soleil qui dévorent les couleurs, il les a étudiés, avec soin, si pas toujours avec succès ; La Baigneuse que nous avons analysée peut servir d’exemple. L’ombre qui tombe des arbres sur le ventre est d’une très délicate teinte verte. Certes est-il resté loin en deçà du but, mais ses tâtonnements sont significatifs.
On lui a reproché sa facture lourde, ses traits noueux, son dessin gros. C’était ce qu’il fallait pour son art et ses modèles ; c’est par là qu’il arrive à ce robuste et décisif caractère, beauté de son œuvre. Le défaut signalé ? C’est la force.
Celui qui le voudra classer ne le rangera point, pensons-nous, parmi les peintres suprêmes, dont l’esprit plonge dans les épopées humaines et les renouvelle à coups de génie en leur donnant la marque du siècle : les Delacroix et les Moreau. Millet a son domaine, relativement étroit, mais combien creusé et bêché jusqu’à fond ! C’est le terreau habité par cette trinité rustique : le paysan, sa femme, leur enfant.
Paru dans L’Art moderne en 1887.