Le romantisme religieux

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Edmond VERMEIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sec et abstrait dans sa forme nue, le schéma bien connu de la pensée romantique : thèse, antithèse et synthèse, prend vie et signification quand on l’applique à la situation européenne concrète en face de laquelle les écrivains des deux écoles romantiques se trouvaient placés.

Ils raisonnaient de manière fort simple et fort claire, car ils n’étaient point conduits uniquement, comme on le croit trop souvent, par des conceptions purement instinctives ou obscures et des pensées confuses. L’Europe médiévale, disaient-ils, a connu une belle unité sous l’égide du christianisme catholique. Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel s’y mariaient harmonieusement. Mais cette forte cohésion ne pouvait durer, car elle était en soi pauvre et incomplète. La Réforme du XVIe siècle y a mis fin, provoquant la fragmentation du christianisme, l’indépendance de la civilisation profane, les multiples différenciations qui se sont produites sur le vieux continent au cours de trois siècles et en ont prodigieusement enrichi la culture. Fort bien. Nous ne nions pas cette richesse. Elle est notre gloire et nous voulons la conserver. Mais, si l’Europe continue, elle aboutira, du train dont elle va, à l’anarchie et à la désagrégation de ses énergies matérielles et spirituelles.

Il faut donc mettre un terme à la dispersion des forces qui s’annonce dans tous les domaines. Comment cela ? En revenant à l’unité médiévale, mais enrichie de tous les apports subséquents. C’est une œuvre d’intégration suprême qu’il s’agit d’accomplir pour sauver le continent du tragique destin qui le menace.

Vue profonde et suggestive, qui donne tout son sens, tout son prix au romantisme allemand, en même temps qu’elle le rapproche singulièrement de nous, de nos préoccupations les plus actuelles et les plus angoissées. Lien subtil, mais vivant, entre un passé vieux à peine d’un siècle et notre époque si incertaine et tourmentée. Mais peut-être les romantiques allemands ne distinguaient-ils pas avec autant de netteté que nous les deux tragédies dont l’Allemagne religieuse avait été le théâtre de 1517 à 1815 environ. Car il y avait ici une tragédie catholique, la plus ancienne en date, et une tragédie protestante ou luthérienne, plus récente, plus douloureuse sans doute.

La première remontait à l’époque qui avait précédé la Réforme. On admet généralement que les Germains ne se sont convertis au christianisme catholique et aux influences gréco-latines que vers le Xe siècle. Jusque-là, il y a eu lutte, et lutte atroce. Or, du Xe au XVIe siècle, ce conflit se poursuit, plus sourd, plus voilé, mais non moins significatif. Et, quand la Réforme survient, toute l’Allemagne semble se dresser contre l’Idée romaine, contre tous les éléments qui s’y trouvent impliqués : rêve d’une civilisation universelle, religion fortement hiérarchisée, humanisme de la Renaissance, conceptions républicaines de l’État. Que la Contre-Réforme réussisse partiellement et installe, à côté des territoires protestants, les territoires catholiques en terre allemande, alors la tragédie s’inscrit sur ce sol ravagé par une guerre qui a duré trois décades. L’Allemagne du Nord et de l’Est s’est faite luthérienne et évangélique. Mais il faut bien qu’elle accepte d’être encore fragmentairement catholique. Le dualisme confessionnel y correspond à la tragique coupure entre Nord-Est et Sud-Ouest, entre région racialement nivelée et région différenciée, entre le rêve politique prussien et la culture qui fleurit sur les ruines du Saint-Empire. Dès lors le catholicisme ne sera plus qu’une monstrueuse écharde dans la chair allemande. Les luttes actuelles ne le prouvent-elles pas ?

La tragédie protestante n’est pas moins cruelle. Après la première et magnifique flambée de l’esprit luthérien, l’Église visible qui procède de l’Église invisible conçue par le génie ardent de Luther n’est qu’une Église fragmentée, étroitement unie à l’État sur le plan territorial. Au prodigieux unanimisme de la Réforme, qui a secoué le corps germanique tout entier, succède cette étrange République de Monarchies absolues qui se repaissent, après les Traités de Westphalie, de la décomposition même dont meurt lentement le Saint-Empire. Dans ces États-Églises territoriaux, le luthéranisme se dessèche rapidement, se transforme en rigoureuse orthodoxie et en pédagogie pédante. Or, les Allemands sont religieux de nature. Si leurs Églises ne satisfont plus leurs aspirations, ils les abandonneront. La sécularisation du christianisme s’est accomplie en Allemagne tout autrement que dans les nations occidentales. Dans ces dernières, en France particulièrement, il y a rupture et l’on passe du catholicisme au laïcisme des lumières. En Allemagne, au contraire, la religiosité chrétienne se réfugie dans la civilisation profane elle-même, la transfigure, lui donne une vibration sentimentale très curieuse, très originale, qu’on désigne par le terme intraduisible de Weltfrömmigkeit et, dans l’ordre de la pensée, par le terme non moins intraduisible de Weltanschaunng. Dès lors, les Églises territoriales et cette culture librement religieuse vivront séparées. Mais le lien subsiste toujours, subtil et tenace.

Qui ne comprend pas cette double tragédie ne comprend pas l’Allemagne, ne comprend pas non plus le romantisme allemand. Car ce dernier procède directement de ce drame trois fois séculaire.

Leibniz, Kant et les grands classiques allemands assurent la transition entre l’époque qui s’achève avec les Traités de Westphalie et les débuts du romantisme, vers la fin du XVIIIe siècle. Que font ces penseurs et ces écrivains ? Ils s’efforcent, plus ou moins consciemment, de libérer l’Allemagne du dualisme confessionnel et du conflit qui s’y dessine de plus en plus entre christianisme et civilisation nationale. Ils construisent une sorte de christianisme nouveau, pur produit de la haute pensée, au-dessus des confessions séparées. Ce faisant, ils sécularisent, humanisent et germanisent le christianisme à leur manière. De ce point de vue, la spéculation de Leibniz a une immense portée. L’idée qu’il se fait de la création du monde, de ses rapports avec Dieu, du péché originel et de la rédemption annonce toutes les interprétations, toutes les transpositions de plus tard. Sans doute la pensée de Kant s’inscrit-elle dans les limites de la raison. Mais elle n’est pas autre chose qu’un grand et vigoureux effort pour réduire les dogmes essentiels du christianisme aux affirmations du moralisme kantien. Et l’œuvre des grands classiques, de Goethe en particulier, est pleine d’une sorte de christianisme latent que recouvre mal un hellénisme d’emprunt. Le mal originel et le salut humain y sont presque toujours et partout confrontés.

Que feront alors les romantiques ? Ils rompront avec l’hellénisme, substitueront le rêve chrétien au rêve grec, la Concordantia catholica à l’harmonie antique, et entreprendront de rebâtir la Cathédrale démolie. Ici, la différence entre les deux écoles, entre les deux périodes du romantisme, est nette. La première reconstruction chrétienne apparaît chez Novalis et Schleiermacher, dans Christenheit oder Europa et dans les Reden über die Religion. La deuxième, plus historique et plus concrète, s’épanouira un peu plus tard sur les deux plans confessionnels. Elle sera entreprise par des publicistes, des philosophes et des théologiens. Entièrement libres à l’égard de tout Pouvoir international, les protestants iront jusqu’au bout de leur effort et de leur pensée. Mais l’élan prodigieux de la pensée catholique sera interrompu par les condamnations papales qui s’échelonnent entre 1830 et 1870.

Novalis et Schleiermacher procèdent tous deux du piétisme morave et, dans une certaine mesure, de la philosophie des lumières. Il n’y a, dans cette double origine, rien de nouveau. Leibniz n’avait-il pas tenté, le tout premier, une synthèse entre l’Aufklärung et le piétisme à leurs débuts, entre 1680 et 1715 environ ? Sa philosophie et sa théodicée ne sont-elles pas empreintes à la fois de rationalisme et de sentimentalisme ? Sa théorie des petites aperceptions ne fait-elle pas de la connaissance claire l’élaboration d’une connaissance directe et immédiate, dite « inférieure » ? Quand les lumières et le piétisme auront fait, dans la première moitié du XVIIIe siècle, de nouveaux progrès, Kant, Herder et Goethe reprendront, suivant leurs conceptions et leurs méthodes respectives, l’effort de Leibniz. En d’autres termes, tous les esprits supérieurs de ce temps s’engagent dans la voie royale qui leur permet d’éviter et la sécheresse d’un rationalisme mal compris ou mal imité, et les dangers de la Schwärmerei ou du mysticisme exalté. C’est cette tradition que Novalis et Schleiermacher renouvellent et élargissent.

Le moravisme a développé chez Novalis la vie imaginative. Des lectures mystiques et une philosophie naturiste qui vient à la fois de Goethe et des sciences contemporaines ont favorisé ce penchant. Une sorte de religiosité catholicisante sort de là. Elle a pour principe l’idéalisme magique qui s’exprime par l’œuvre entier de Novalis. L’imagination créatrice doit, pense Novalis, nous libérer de cette illusion qui nous entraîne à séparer la nature et l’esprit. Nous devons transmuer la pensée en matière et la matière en pensée, spiritualiser notre corps et matérialiser notre esprit. Nos facultés productives sont, en nous, antérieures à l’intelligence discursive. Les fictions du génie poétique sont aussi réelles que les objets les plus concrets. Nous engendrons par l’imagination le monde extérieur tel qu’il est. L’intuition intellectuelle nous restitue la réalité de l’univers. C’est elle qui nous régénère et nous sanctifie. Et l’on verra Novalis renouveler, en vertu de ces prémisses, la religiosité catholique dans ses « Hymnes » à Jésus, à la Vierge Marie, et dans ses Poèmes théosophiques, renouveler aussi, quelques années avant Frédéric Schlegel, la conception médiévale de l’Église et de ses rapports avec l’État. Il entrevoit une Église jeune « enlacée furtivement, dira M. Spenlé, par un Dieu d’amour et concevant un nouveau Messie dans ses membres innombrables ». Et le rêve ecclésiastique ira rejoindre le rêve monarchique du poète.

On ne saurait certes comparer la reconstruction catholique de Novalis à l’interprétation que Schleiermacher a risquée, dans ses « Discours » et dans ses « Monologues », du fait religieux, du christianisme et du problème confessionnel. Mais Schleiermacher ne joue pas de la tradition religieuse historique avec moins de liberté que Novalis. Au point de départ, une vigoureuse critique de l’Aufklärung et du faux mysticisme. Au centre même de ces prophétiques discours, une définition de la religion qui, se différenciant avec force de la philosophie et de la morale, nous apparaît ici comme sens de l’Infini, comme seule capable de nous révéler l’Univers et Dieu, de nous libérer des limitations auxquelles nous condamne le péché, de nous régénérer enfin. Que cette religion éternelle, qui n’a rien de commun avec certaine théologie naturelle et ne nous est révélée que par les religions concrètes et positives, se confonde finalement avec le christianisme, rien d’étonnant à cela. Mais le christianisme de Schleiermacher est aussi éloigné que possible du catholicisme et du protestantisme traditionnels. Dans ces deux confessions, le jeune théologien voit des phénomènes complémentaires absolument inséparables. Ni l’une ni l’autre n’épuise la totalité de l’Idée chrétienne. Et le vrai christianisme, qu’il faudra fonder un jour, participera à la fois des richesses de l’une et des richesses de l’autre.

Schleiermacher voyait juste. Le romantisme allemand n’a point engendré une religiosité abstraite et totalement séparée des confessions positives. Il faut plutôt dire que sa religiosité se réfracte de manières diverses dans le catholicisme et dans le protestantisme de l’époque. Quand vient le temps où l’on abandonne les premiers rêves, où, dans une Allemagne en mal d’unification territoriale et spirituelle, publicistes, philosophes et théologiens se demandent ce que vont devenir les deux confessions chrétiennes, écoles catholiques et écoles protestantes travaillent de concert. Elles réinterprètent, sur les deux plans à la fois, les vieilles dogmatiques traditionnelles. Elles mettent la science et la philosophie du temps au service du dogme pour le renouveler. Car elles croient que, si l’essence du dogme est et demeure immuable, sa formule varie selon les époques.

Floraison magnifique que celle de ce second romantisme, plus historique, plus concret, plus positif que le premier. Du côté catholique, ce sont des publicistes tels que Frédéric Schlegel, Görres et Adam Müller, pour ne nommer que les principaux, c’est le mystique Franz Baader, c’est la série des grandes écoles de théologie, celle de Georg Hermes à Bonn, celle de Drey, Möhler, Hirscher et Staudenmaier à Tubingue, celle de Günther à Vienne, sans oublier la science plus orthodoxe et conventionnelle des grandes cités rhénanes. Du côté protestant, c’est la continuation du grandiose effort de Schleiermacher, avec sa célèbre « Dogmatique », c’est l’école protestante de Tubingue, ce sont la droite et la gauche hégéliennes.

Schleiermacher a dit lui-même que, si le catholique va au Christ par l’Église, le protestant, lui, va à l’Église par le Christ. Formule exacte et qui définit admirablement la différence irréductible entre les deux confessions. Mais, de part et d’autre, l’Idée organisatrice était la même. Il s’agissait d’établir un équilibre harmonieux entre la liberté et l’autorité, entre l’individu et la communauté. Les catholiques prétendaient que rien n’empêchait leur Église de faire place honorable à la piété et aux tendances individuelles. Inversement, les protestants affirmaient que, s’ils partaient de la piété personnelle, ils pouvaient édifier sur elle une Église digne de ce nom.

Car l’Allemagne de ce temps est déjà « totalitaire », pour employer un terme qui est aujourd’hui en faveur. Elle veut unir dans son sein, comme dans sa pensée, tous les contraires, unir la liberté et l’autorité, la multiplicité et l’unité, la diversité et la cohésion des parties, la république et la monarchie, les principes protestants et les principes catholiques. C’est pour cette raison qu’elle s’attribue en Europe une mission particulière, qui consiste à assurer simultanément sa propre unité et celle du vieux continent. Rien d’étonnant à ce que le pangermanisme procède de ce syncrétisme philosophique et religieux. C’est justement parce que l’Allemagne, non encore organisée et unifiée, rêve de l’organisation vraie, conforme aux exigences vraies de l’esprit humain, qu’on la proclame supérieure aux autres nations européennes. Cette prétention à l’hégémonie spirituelle et matérielle, on la trouve chez la plupart des auteurs romantiques. Elle naît, par un singulier paradoxe, d’une détresse sans nom et d’un constat d’impuissance totale. Du morcellement concret le plus terrible, cause de tant de défaites et d’humiliations, semble naître le rêve unitaire le plus grandiose.

C’est pourquoi le romantisme religieux n’est pas sans avoir quelque responsabilité dans les luttes présentes. Le Troisième Reich combat simultanément le luthéranisme évangélique et le catholicisme fidèle à Rome parce qu’il prend au sérieux le rêve romantique de la religion organisée et de la Communauté synthétique. Ce rêve national, il a subi à l’époque bismarckienne bien des vicissitudes. Il s’est de plus en plus matérialisé, en se laissant gagner par le racisme que l’on sait, par un biologisme autoritaire et dictatorial qui n’a guère plus rien de commun avec la synthèse grandiose que les romantiques prétendaient bâtir.

N’importe. La filiation est évidente. Et surtout, la tragédie reste la même. Il s’agit toujours d’opposer au morcellement, à la décomposition sociale, politique et intellectuelle qui menace l’Allemagne, un grand rêve unitaire. Les romantiques ont pensé, de bonne foi, qu’un christianisme modernisé pouvait être cette pierre de l’angle sur laquelle ils devraient bâtir. Puis, quand Rome a condamné cet effort théologique et quand la pensée protestante a détruit, avec le dogme, la transcendance chrétienne, alors il n’est plus resté que le rationalisme et, les critères historiques ayant également disparu, que l’affirmation collective brutale et simple, que ce racisme biologique qui, élaboré vers la fin du XIXe siècle, s’épanouit aujourd’hui dans la doctrine national-socialiste. Dépouillées du nimbe dont la pensée romantique les avait entourées, les deux confessions chrétiennes se défendent comme elles peuvent contre la menace grandissante. Et toute l’Europe tremble devant l’éventualité d’une catastrophe que provoquerait le Troisième Reich, ce Reich qui, tournant le dos au christianisme et détruisant toutes les Internationales du passé, prétend ne vouloir réaliser, dans le cadre d’un solidarisme massif auquel il donne le nom de socialisme, qu’un programme strictement national et absolument mortel pour la liberté du vieux continent.

 

 

Edmond VERMEIL.

 

Paru dans les Cahiers du Sud en 1937.

 

 

 

 

 

 

 

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