Notes sur le vampirisme
par
H. VERNIER
Qu’est-ce qu’un vampire ? Dites-nous ce que vous en savez ? Telle est la question que plusieurs de nos lecteurs posent à notre directeur.
Dès l’antiquité les vampires apparaissent dans les croyances populaires. Ils s’appellent alors lamies. Ce sont des démons au corps de femme, à la queue de serpent. Les lamies déterrent les cadavres et les mangent, mais c’est surtout aux enfants qu’elles en veulent.
L’Orient arabe perpétue cette tradition. Les vampires prennent alors le nom de Ghuls ou Ghols dont nous avons fait Goules.
Au commencement du XVe siècle vivait à Bagdad, Aboul-Hassan, fils d’un riche marchand de cette ville. Il s’éprit d’une jeune fille très belle, Nad-Illah, et l’épousa. Mais au bout de quelques mois il s’aperçut que sa femme quittait toutes les nuits la couche et la maison nuptiales et n’y revenait qu’à la pointe du jour. Il la suivit, la vit entrer dans un cimetière, pénétrer dans un mausolée où l’attendaient d’autres goules, et prendre part à leur festin macabre.
Aboul-Hassan n’échappa lui-même une première fois à la mort qu’en tuant sa femme. Mais trois jours après qu’il l’eut fait enterrer, Nad-Illah lui apparut, le prit à la gorge et lui ouvrit une veine pour boire son sang. Il parvint à s’échapper, fit ouvrir le tombeau où l’on trouva le corps chaud et semblant respirer comme si elle eût été vivante encore. On reconnut alors que Nad-Illah était une Ghul : on déterra le cadavre, on le brûla et on en jeta les cendres dans le Tigre.
Dans les croyances du Moyen Âge, le vampire apparaît fréquemment sous divers noms ; mais c’est surtout dans les pays slaves que les légendes le mentionnent, ainsi qu’en Hongrie.
Le récit qui consacre pour ainsi dire officiellement l’existence du vampirisme et qui a servi de base à toutes les reproductions, adaptations, transformations qui en ont été faites sous des titres divers et avec une affabulation modifiée, ne remonte qu’au XVIIIe siècle.
En 1732, il arriva que les habitant du village de Mettwett (que les documents officiels autrichiens appellent Medvegya, dom Calmet, le Mercure historique et le marquis d’Argens Medreiga ou Medruegna), située sur la Morawa non loin de Belgrade, se plaignirent d’avoir eu treize morts dans l’espace de six semaines, et cela par la faute des vampires.
Le Physicus contumaciæ cesareæ, que nous appellerions aujourd’hui le médecin légiste inspecteur du cercle de Parakim, dont faisait partie Mettwett, se transporta dans ce village et fit ouvrir les tombes suspectes. Voici un extrait de ce rapport conservé aux archives de Vienne, que nous traduisons textuellement, afin de lui conserver sa saveur.
« Miliza, vampire, âgée de quarante-cinq ans, ensevelie depuis sept semaines, est venue il y a quelques années de chez les Turcs et s’est établie à Metwett, a toujours vécu en bon voisinage, sans qu’on sache qu’elle ait jamais servi le diable ; de constitution maigre : mais, pendant qu’elle vivait encore, elle a raconté à ses voisins qu’elle avait mangé en Turquie deux moutons que les vampires avaient tués et qu’en conséquence, lorsqu’elle mourrait, elle deviendrait elle-même un vampire ; sur lesquels discours le commun peuple a fermement établi sa croyance ; laquelle personne j’ai vue en effet et comme la dite était, paraît-il, d’une constitution très maigre, âgée, depuis sept semaines dans la tombe et non dans un terrain sec, mais tout à fait humide, aurait dû être à moitié déjà décomposée ; au contraire, avait encore la bouche ouverte, le sang frais et clair coulant du nez et de la bouche, le corps très enflé, toutes les veines gonflées de sang encore liquide – ce qui me parut suspect à moi-même et n’est pas pour donner tort aux gens. »
Le Physicus de Parakim ne s’en tint pas à Miliza. Il fit ouvrir la tombe d’une autre femme, Stanno, âgée de vingt ans, morte à la suite de ses couches, ensevelie depuis un mois. Celle-là « avait reconnu et racontait à ses voisins, que tandis qu’elle était encore en Turquie, où les vampires sévissaient très fort, pour se protéger contre eux, elle s’était frottée une fois avec le sang d’un vampire et avait dit qu’à cause de cela elle deviendrait aussi un vampire après sa mort. »
De même que le corps de Miliza, celui de Stanno n’était pas décomposé, celui de son enfant, mort presque en naissant et qu’on avait enfoui derrière la haie qui bordait l’enclos de sa cabane, parce qu’il n’avait pas été baptisé, était également intact.
Le Physicus n’en revenait pas. Il fit encore ouvrir les tombes de Milloï, garçon de quatorze ans, Joachim, garçon de quinze ans, Huschitza, femme de quarante ans, qu’il trouva « moitié suspecte » et Pierre, enfant de cinq ans, qui lui parut « très suspect ».
C’est en 1732, comme nous l’avons dit, que se passait ceci. La Serbie appartenait alors, depuis 1718, à l’Autriche, et à la suite des troubles de Medreiga et de l’enquête du Physicus de Parakim, le chirurgien du régiment baron de Furstenbusch, Jean Fluckingen, fut chargé d’une contre-enquête qui est conservée aux archives du ministère des finances de Vienne (section hongroise) sous le titre de « Visum et Repertum ueber die sogenannte Vampyrs oder Blutauszaugers so zu Medvegya in Servien an der Turkischen Grani den 7 Jannar 1732 gesehchen ».
Dans les Lettres juives, le marquis d’Argens qui raconte l’histoire de Mettwett qu’il appelle Medreiga, l’accompagne d’une autre qui se passe dans la même région, à Kissilova.
« On vient d’avoir dans ces quartiers une nouvelle scène de vampirisme, qui est dûment attestée par deux officiers du Tribunal de Belgrade, qui ont fait une descente sur les lieux, et par un officier des troupes de l’empereur à Gradisch (en Esclavonie), qui a été témoin oculaire des procédures. »
« Au commencement de septembre, mourut dans le village de Kisilova, à trois lieues de Gradich, un vieillard âgé de soixante-deux ans ; et trois jours après avoir été enterré, il apparut la nuit à son fils, et lui demanda à manger. Celui-ci lui en ayant servi, il mangea et disparut. Le lendemain, le fils raconta à ses voisins ce qui était arrivé. Cette nuit, le père ne parut pas ; mais la nuit suivante, il se fit voir et demanda à manger. On ne sait pas si son fils lui en donna ou non ; mais on trouva le lendemain celui-ci mort dans son lit. Le même jour, cinq ou six personnes tombèrent subitement malades dans le village et moururent l’une après l’autre peu de jours après. L’officier ou baillif du lieu, informé de ce qui était arrivé, en envoya une Relation au Tribunal de Belgrade, qui envoya dans ce village deux de ses officiers, avec un bourreau, pour examiner cette affaire.
« L’officier impérial, dont on tient cette relation, s’y rendit de Gradisch, pour être témoin d’un fait dont il avait si souvent ouï parler. On ouvrit tous les tombeaux de ceux qui étaient morts depuis six semaines. Quand on vint à celui du vieillard, on le trouva les yeux ouverts, d’une couleur vermeille, et ayant une respiration naturelle, cependant immobile et mort, d’où l’on conclut qu’il était un signalé vampire. Le bourreau lui enfonça un pieu dans le cœur. On fit un bûcher, et l’on réduisit en cendres ce cadavre. On ne trouva aucune marque de vampirisme, ni dans le cadavre du fils, ni dans celui des autres. »
Mais déjà le Mercure galant de 1693 nous renseignait sur les vampires en ces termes :
« Vous avez peut-estre entendu déjà parler d’une chose fort extraordinaire qui se trouve en Pologne et principalement en Russie. Ce sont des corps morts que l’on appelle en latin Striges et en langue du pays Upierz et qui ont une certaine humeur que le commun peuple et plusieurs personnes sçavantes assurent être du sang. On dit que le Démon tire ce sang du corps d’une personne vivante ou de quelques bestiaux, et qu’il le porte dans un corps mort, parce qu’on prétend que le Démon sort de ce cadavre en de certains temps, depuis midy jusqu’à minuit, après quoy il y retourne et y met le sang qu’il amasse. Il s’y trouve avec le temps en telle abondance qu’il sort par la bouche, par le nez, et surtout par les oreilles du mort, en sorte que le cadavre nage dans son cercueil. Il y a plus. Ce même, cadavre ressent une faim qui lui fait manger les linges où il est ensevely et en effet on les trouve dans sa bouche. Le Démon qui sort du Cadavre va troubler la nuit ceux avec qui le mort a eu le plus de familiarité pendant sa vie et leur fait beaucoup de peine dans le temps qu’ils dorment. Il les embrasse, les serre en leur représentant la figure de leur parent ou de leur amy, et les affaiblit de telle sorte en suçant leur sang pour le porter au cadavre, qu’en s’éveillant sans connoistre ce qu’ils sentent, ils appellent au secours. Ils deviennent maigres et attenuez, et le Démon ne les quitte point que tous ceux de la famille ne meurent l’un après l’autre. Il y a de deux sortes de ces Esprits les Démons. Les uns vont aux hommes et d’autres aux bestes qu’ils font mourir de la mesme sorte en suçant leur sang. Le ravage serait grand sans le remède qu’on y apporte. Il consiste à manger du pain fait, pétry et cuit avec le sang qu’on recueille de ces sortes de cadavres. On les trouve dans leurs cercueils, mols, flexibles, enflez et rubiconds, et non pas secs et arides comme les autres cadavres, quelque temps qui puisse s’être écoulé depuis qu’ils ont esté mis en terre. Quand on les trouve de cette sorte, ayant la figure de ceux qui ont apparu en songe, on leur coupe la teste, et on leur ouvre le cœur, et il en sort quantité de sang. On le ramasse et on le mêle avec de la farine, pour le pétrir et en faire ce pain qui est un remède seul pour se garantir d’une vexation si terrible. Après qu’on leur a coupé la teste, ceux que l’Esprit tourmentait la nuit n’en sont plus troublez et se portent bien ensuite.
« Depuis peu de temps une jeune fille en a fait l’épreuve. La douleur qu’elle a sentie en dormant l’ayant éveillée pour demander du secours, elle a dit qu’elle avait veu la figure de sa mère qui estait morte il y avait déjà fort longtemps. Cette fille dépérissait tous les jours, devenant maigre et sans force. On a déterré le corps de sa mère qu’on a trouvé mol, enflé et rubicond. On luy a coupé la teste et ouvert le cœur d’où il est sorty grande abondance de sang. Après quoy la langueur où elle était a cessé, et elle est entièrement revenue de sa maladie. Des prestres dignes de foy, qui ont vu faire ces sortes d’exécution, attestent la vérité de tout ce que je vous dis, et cela est ordinaire dans la province de Russie. »
Dom Calmet, dans son « Traité sur les apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et vampires de Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie (Paris, 1751) », fait également de l’aventure de Medreiga le plat de résistance du chapitre qu’il consacre aux vampires.
Je ne veux pas, aujourd’hui, prolonger cet article déjà long. Mais s’il a intéressé les lecteurs de l’Écho du Merveilleux, je reviendrai sur ce sujet dans un des prochains numéros.
Pour ceux de nos lecteurs qu’intéressent les récits fantastiques, j’ajoute que les romanciers modernes ont tiré parti du vampirisme. Paul Féval, dans la Ville-Vampire et dans le Chevalier Ténèbre, Alexandre Dumas dans les Mille et un fantômes, Mérimée dans les Récits d’Illyrie, pour ne citer que les plus connus.
H. VERNIER.
Paru dans L’Écho du merveilleux
en mars 1898.