Misère de la philosophie marxiste
par
Camille VETTARD
LA créance qu’accordent des représentants de l’intelligence, hommes de lettres, penseurs, savants, à la philosophie de Karl Marx, étonne. Que, plus particulièrement, chez nous, au pays de Pascal, l’un des esprits les plus fins d’aujourd’hui voie d’une seule vue qu’il y a assurément quelque chose « d’artificiel », voire « d’artificieux », « de fallacieux et d’inhumain », dans la doctrine du matérialisme dialectique et du socialisme dit scientifique, et qu’il s’avoue impuissant à définir quoi, qu’il tienne cet enseignement un monstre et qu’il ne sache où prendre ce monstre pour le vaincre, comment n’en être point interdit ? Ou, plutôt, serions-nous dans ce trouble si nous ne discernions, dans « le cas Gide », comme dans les autres, l’effet d’une cause très générale, et, ensemble, très lointaine.
Il faut bien dire qu’il y a un incroyable paradoxe dans la situation où le monde moderne se débat, une singulière antinomie entre ses richesses et ses misères. Ce monde meurt de contradictions. Que ne triomphent point ici les marxistes, en prenant argument de ce que leur thèse n’est pas autre, qui précise que la société moribonde est la seule société bourgeoise en convulsion d’enfantement d’une société ouvrière qui engendrera elle-même une société sans classes. Leur remède est pire que le mal, étant non de se restaurer mais de s’achever, non de se guérir mais de se suicider. Au vrai, dans ce siècle de progrès et de lumières où l’on constate, si l’on prend du champ, tant de reculs et de ténèbres, la crise est, d’abord, de l’esprit. Ce monde savant est un monde qui n’a pas de science véritable. Ce monde qui se croit à l’apogée de l’intelligence est à son périgée. Il se targue de comprendre et ne comprend pas. Il s’est éloigné de plus en plus de l’arbre de vie, et, à l’arbre de la science, cueille, de préférence, les fruits de mal et de mort. Il y a, en vérité, une mystérieuse profondeur dans le récit biblique de la chute, et parmi les ombres du crépuscule qui s’étend, nous ne saurions trop réfléchir ces lueurs d’aube. Le problème du siècle est le problème de la connaissance, que nous ne nous flattons certes pas de résoudre, mais que la spécieuse doctrine de Karl Marx nous contraint de poser.
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Karl Marx était un colosse, du gabarit d’un Mirabeau ou d’un Danton, avec même face à gros plans et crinière léonine, des yeux de charbon ardent, une lippe méprisante, et un teint si imprégné de bile que ses proches ne l’appelaient que Mohr, le nègre ou le Maure. À Londres, où il a logé dans divers quartiers – Deanstreet, Maitland Park Road, Kentish Town, Haverstockill – son cabinet de travail, surempli de livres, de paquets de journaux et de manuscrits, était meublé principalement de trois tables, – deux supportant des paperasses, la troisième servant aux besognes d’auteur, – d’un fauteuil en bois, de quelques chaises pour les nombreux visiteurs qui venaient de tous les foyers révolutionnaires du globe, et enfin d’un divan en cuir sur lequel il se jetait, entre deux écrits, pour prendre quelque relâche. Un peu partout, – car il était grand fumeur, – traînaient des boîtes de tabac, des cigares, des allumettes.
Il était le plus souvent vêtu d’une cérémonieuse redingote noire, largement échancrée sur une petite cravate de même couleur et un plastron blanc empesé. Il fréquentait assidûment la bibliothèque du British Museum, se rendait parfois à quelque réunion de club révolutionnaire, et s’accordait, vers le soir, une brève flânerie dans les rues de la Cité ou le long des quais de la Tamise, plus attentif aux mouvements du trafic qu’aux aspects de féerie esquissés par la sépia du brouillard. Le dimanche, quand il faisait beau, c’était la pickwickienne randonnée, en familiale et intime compagnie, au-delà de la colline de Primrose, à la fameuse lande de Hampstead-Heath, le bois de Boulogne londonien.
« Ce fut un homme, a écrit Paul Lafargue, prenez-les les uns après les autres, je ne reverrai jamais son pareil. » Et Friedrich Engels a déclaré : « Marx nous dominait les uns et les autres, il voyait plus loin, plus large, plus vite que nous tous, étant un génie, et nous, tout au plus, des talents. » Un homme, dans ce sens où Napoléon avait dit au sage de Weimar : « Vous êtes un homme, monsieur Goethe » ? Un génie ? Il était, tout au moins, difficile d’échapper à cette impression qu’il était démesuré dans les petites choses comme dans les grandes.
Littéralement, ce géant, qui était charpenté pour vivre cent ans et qui est mort à soixante-quatre ans, s’est tué par les excès de travail, de tabac, de café, de poisson fumé, de salaisons, de caviar et de pickles, auxquels il se livrait au mépris de son foie malade et des prescriptions médicales. Il avait sa quotidienne explosion de fureur, qui faisait trembler et fuir ses proches – sa femme, ses trois filles – ainsi que ses familiers, et que, seule, habile à le sermonner et à le calmer, osait affronter la servante Hélène Demuth, la fidèle Lenchen, celle qui repose dans la même tombe que ses maîtres, sur la colline, au nord de Londres, au cimetière de Highgate. Son activité cérébrale étonnait. Sa prodigieuse mémoire puisait tour à tour aux philosophies, aux littératures, aux systèmes économiques, à l’histoire, aux sciences, aux techniques. Il se divertissait à la mathématique, où il fait figure de précurseur de M. Hadamard pour la formulation de la différentielle d’une fonction de plusieurs variables. Polyglotte, il joignait à la connaissance des langues mortes classiques celle des principales langues vivantes européennes, lisant dans le texte original ses auteurs préférés, Eschyle, Dante, Shakespeare, Cervantès, Fielding, Goethe, Pouchkine, Gogol, Balzac, sans oublier Alexandre Dumas père. Il possédait ensemble à un très haut degré le don de l’image et celui de l’abstraction. L’esprit prophétique se mariait étrangement dans cette forte tête avec l’esprit positif. Enfin, il ne laissait pas d’avoir la maîtrise du verbe, un verbe dont l’amertume, parfois, fait songer à un flot de fiel, et la détente à celle d’un fauve qui bondit sur sa proie.
En vérité, avec son visage auréolé d’anthracite par la chevelure et la barbe fluviales, son œil fulgurant, sa bouche sardonique, son goût du tragique chez les poètes, sa fureur d’invectives et de sarcasmes, l’étrange magnétisme qui irradiait de son être et qui lui soumettait tous ceux qui l’approchaient, et, d’autre part, son bagage encyclopédique moderne, il pouvait faire songer à quelque prophète hébreu, un Isaïe, un Ézéchiel, un Zacharie, un Amos, un Habacuc, ressuscité dans un âge de science en pays d’Occident, et que son impécuniosité et quelquefois ses privations, nonobstant les secours de ce bon et un peu naïf Engels, vouaient à sentir, avec une douloureuse acuité, la fatalité économique du siècle et des siècles écoulés, et à se réfugier dans la vision d’une Terre Promise, où l’homme serait affranchi de ce terrible déterminisme.
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... Dans un monde sans Dieu, sous des cieux vides où ils n’ont point d’allié, sur une terre maigre qu’ils doivent travailler, s’ils veulent vivre, à la sueur de leur front, les êtres à face humaine sont les jouets d’une implacable Nécessité, d’une Moïra inflexible, l’Économie, Oikonomia. « Tout naît de la guerre, disait le vieil et hautain Héraclite d’Éphèse. Elle engendre et régit tout ce qui existe. Elle est le Droit, étant la Force, elle est l’ordre du monde. » Combien vraies appliquées à la guerre économique ces paroles d’airain du philosophe ionien ! Car, sur ce globe terraqué, Oikonomia a, toujours et partout, en tout temps, en tout lieu, divisé la race des humains en deux camps fratricides, en deux classes ennemies, les riches et les pauvres, ceux qu’elle a comblés et ceux qu’elle a dénués, ceux qu’elle a gorgés de superflu et ceux qu’elle a privés du nécessaire, ceux qui font travailler et oppriment, et ceux qui travaillent et sont opprimés, ceux qui imposent, selon leurs intérêts et leurs goûts, les croyances, les idées, les lois, les institutions, les ouvres d’art, les écrits, et ceux qui les subissent envers et contre leurs désirs. Mais, dans son vouloir inexorable, l’implacable Oikonomia a engendré de telles injustices et de telles inégalités, elle a infligé de tels désordres et semé de tels maux que les pauvres, les humiliés et offensés, brisant les chaînes qui les lient et les blessent, vaincront, non seulement les riches, les superbes et les glorieux, mais l’Économie elle-même. Car, d’un bond, l’humanité sera transportée par leur victoire, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, d’une société asservie aux luttes de deux classes, dont l’une a les récompenses et l’autre les peines, dans une société sans classes dont chaque membre produira selon ses capacités et puisera selon ses besoins à même les fruits et les biens d’une terre que la science aura permis de faire grasse à souhait.
Vision qui, du fond des âges, venait hanter les jours et les nuits de Karl Marx, vision séculaire, est-il besoin de le souligner, de l’antique millénarisme hébreu, de l’espoir d’Israël dans un miraculeux royaume terrestre et une charnelle félicité. Rêve où la moderne Bourgeoisie était aussi chargée d’iniquité, d’opprobre et de honte que les antiques Tyr et Babylone, et où la classe ouvrière, le Prolétariat, prenait figure de Peuple élu de Dieu. Mirage où, tels les anciens prophètes de sa race, le Juif allemand proscrit, Karl Marx, voyait luire le jour, « ardent comme un four », qui « embraserait les orgueilleux ainsi qu’il fait le chaume », ne leur laissant « ni racine ni rameau », cependant que « les plus pauvres seraient repus » et que « les misérables reposeraient en sécurité ». « Ils bâtiront des maisons, a dit Isaïe, et ils les habiteront ; ils planteront des vignes et ils en mangeront le fruit. »
Mais Karl Marx appartenait à un âge de science qui ne voulait point des fables, mais des systèmes. Dans l’Allemagne féodale et champêtre des années 35 à 40, il a étudié la philosophie aux Universités de Bonn et de Berlin. Il s’est nourri à Hegel. Il a d’abord été hégélien orthodoxe, c’est-à-dire idéaliste. Sous l’influence de Bruno Bauer, il est devenu, par la suite, un hégélien de gauche, adversaire du trône et de l’autel, un « Jeune-Hégélien ». Enfin, avec Feuerbach, le voici hégélien matérialiste ; il estime désormais que le processus dialectique n’est plus ici-bas le reflet d’une Idée absolue, remplaçant le Dieu personnel chrétien, mais le reflet, dans le cerveau des hommes, d’une Matière absolue, laquelle se développe en Nature et en Histoire, suivant le mode thèse, antithèse, synthèse, ou, en d’autres termes, affirmation, négation, négation de la négation. Qu’est-ce, va dire Marx systématisant sa vision atavique, qu’est-ce qui se présente, comme cause première, dans l’Histoire ? L’économie, les méthodes de production et d’échange qui dispensent à l’humanité ses moyens de subsistance. « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain, le moulin à vapeur la société avec le capitaliste industriel. » Qu’est-ce qui occupe la pensée des hommes ? Leurs intérêts matériels, qui, directement issus des méthodes de production et d’échange, mettent aux prises les diverses classes de la société. Derrière le voile des idéologies, des textes de lois, des religions, des philosophies, voire des arts et des lettres, ces intérêts transparaissent. Toute manifestation spirituelle les exprime sous une forme plus ou moins sublimée, ou, pour tout dire, plus ou moins hypocrite. Dans la société capitaliste, dans la société que caractérisent la machine à vapeur, l’usine et l’emploi industriel de l’argent, les intérêts respectifs des patrons et des salariés, des capitalistes et des prolétaires, des bourgeois et des ouvriers, sont en antagonisme. Une lutte sans merci est engagée entre ces deux classes. L’une, celle des ouvriers, le Prolétariat, vaincra. L’autre, celle des capitalistes, la Bourgeoisie, périra. Pourquoi ? Comment le triomphe du Prolétariat est-il certain et inévitable, fatal ? En vertu de cette dialectique immanente de l’Histoire qui veut que la thèse ou l’affirmation – en l’espèce, la société bourgeoise – soit niée ou supprimée par l’antithèse ou la négation – en l’espèce, la société ouvrière. Cette dernière sera à son tour niée ou supprimée par la synthèse ou la négation de la négation, – en l’espèce, la société sans classes.
Tel est le système de Marx. Il y applique, toute sa vie durant, ses dons titaniques d’érudition et de ratiocination, sa faculté, digne d’Adam Smith et de Ricardo, de représentation et d’analyse des phénomènes économiques. Il l’expose avec des moyens d’expression remarquables, tour à tour abstraits et concrets, où alternent la froide lucidité et la chaleur prophétique. Il le défend avec une verve pittoresque et une étonnante puissance de sarcasme. Il échoue. Il ne pouvait pas réussir.
Dans le bref résumé que nous avons fait, le lecteur aura certainement remarqué cette incohérence : la société qui jusqu’à l’ère capitaliste a changé ensuite d’inventions nouvelles va désormais changer par le fait de la lutte des classes et de la victoire prolétarienne. Que si le lecteur s’engage dans la lecture de Marx, il rencontrera bien d’autres contradictions. Il s’y heurtera à nombre d’équivoques. Il constatera, par exemple, qu’on lui cache soigneusement que les inventions soient œuvre de l’esprit. Il y verra d’étranges prédictions : en 1848, dans le Manifeste du Parti communiste, est annoncée la fin, à peu près immédiate, des nations et « des antagonismes entre les peuples » ; ailleurs, c’est un avenir d’USA, et non d’URSS, qui est promis à la Russie. Jamais Marx n’aurait supposé qu’au mépris de ses principes, une Révolution ouvrière éclaterait dans un pays de peu d’ouvriers et de beaucoup de paysans, et qu’elle serait due au nez de Cléopâtre, je veux dire à un hasard, celui de l’existence d’un révolutionnaire de génie, Wladimir Ilitch Lénine. Il prévoyait la concentration du capital chez quelques magnats industriels : elle s’est faite, chez les banquiers, grâce à l’ingéniosité de leur esprit. À tout moment, cet esprit nié, rejeté, refusé, vient troubler les affaires de la matière telles que les avait réglées Marx. Quant à la dialectique, c’est un pur appareil à mystifications.
En vérité, loin de ne savoir, comme Gide, où prendre le monstre, je ne sais où ne le point prendre. C’est un colosse, mais aux pieds d’argile. Aussi bien, comment Marx aurait-il pu construire un système intellectualiste qui tînt debout ? Les intellectualistes les plus intransigeants du siècle, les logiciens les plus stricts, les plus subtils et les plus rigoureux, reconnaissent que tout système intellectualiste est un leurre. L’intellectualisme en est arrivé à se nier lui-même et à professer une manière d’agnosticisme. C’est ce que j’appelle le suicide de l’intellectualisme. Écoutez le plus catégorique et le plus impavide de nos logiciens, Ludwig Wittgenstein : « Toutes les propositions de la logique disent la même chose, c’est-à-dire rien. – Le monde se divise en faits. Aucun ne peut être ou ne pas être la cause d’un autre... Les événements du futur ne peuvent s’inférer de ceux du présent. Superstition pure est la croyance en un lien ou un nexus causal. » Ces formules à l’emporte-pièce, qui caractérisent la manière de Wittgenstein, sont extraites d’un volumineux ouvrage en langue allemande, Tractatus logico-philosophicus, qui n’a malheureusement pas été traduit en français, et qui se clôt sur cette déclaration : « Celui qui me comprend... doit rejeter l’échelle après en avoir gravi les degrés. » Piquante invitation à ces « suicides intellectualistes » dont je parlais à l’instant !
Wittgenstein est dans le vrai : il n’y a pas possibilité d’un discours qui se tienne, se suive et signifie quelque chose pour un intellectualiste – Marx ou tout autre – qui reste dans le plan des phénomènes. Ils sont désespérément déliés, discontinus, atomiques, et l’on ne peut que parier leur répétition par couples, groupes, ou suites. Les recettes des savants et la systématisation qu’ils en font n’ont de signification que pratique. Quant à Marx, en particulier, il nous moque quand il nous baille que la Matière, sous les espèces de la Nature et de l’Histoire, agit comme Hegel conduisait sa pensée. Nous ne mangeons pas de cette pâtisserie-là, nous étant assurés chaque jour davantage que l’esprit, seul, « sauve les phénomènes » 1.
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We and the cosmos are one, a dit Lawrence, dans Apocalypse. « Nous et le cosmos sommes un. » Malheureusement, nous avons coupé le lien ombilical qui nous rattachait à l’Univers. Nous n’entrons plus en phase, comme Faust, avec « les puissances célestes qui se passent de mains en mains les seaux d’or (sich die goldnen Eimer reichen). » Nous ne savons plus communier aux grands rythmes cosmiques, entendre la musique des sphères, comme Pythagore ou, avec Dante, être mus, « telle une roue tournant d’une manière uniforme, par l’amour qui meut aussi le soleil et les autres étoiles ».
Si come ruota ch’ egualmente è mossa,
L’amor che muove il sole e l’altre stelle.
Nous nous sommes retranchés dans ce que M. Paul Valéry appelle notre « univers nerveux », ce système nerveux cérébral, à configuration de serpent, que Schopenhauer voyait à l’image d’un parasite. Ce serpent qui nous hante, greffé à notre organisme, ne sait nous parler que de mouvements, d’action, et, principalement, d’actes de mesure. Il a une mentalité marchande qui pèse, aune et compte. Il est froid, calculateur, cynique. Il réprime tout élan, tout amour, toute communion. Il ne croit à rien, ni à Dieu ni à diable, – plutôt au diable. Advocatus diaboli, disait Nietzsche. En plaidant pour le diable, ne plaide-t-il pas, d’ailleurs, sa propre cause ? N’est-il pas méphistophélique, luciférien, satanique ? Il veut s’égaler à Dieu, « non interpréter le monde, comme disait Karl Marx, mais le transformer ». Sa formule est celle de l’orgueil satanique, de la révolte des Anges : « Il n’y a que moi ! » Avec le serpent cérébro-spinal, le moi se substitue à l’ordre divin.
Platon disait que la contemplation des vérités mathématiques est digne de Dieu, mais comme « il savait, mieux que quiconque, ce qui, dans la vie humaine, mérite une place dans les cieux », il ne parlait point de ce que Blake appelait « la sainteté mathématique de Satan : la longueur, la largeur, la hauteur ». Il ne cachait point son mépris pour les calculs des praticiens, marchands, ingénieurs, arpenteurs. C’est la mathématique pythagoricienne qu’il divinisait. Elle recherchait la beauté de l’ordre, l’harmonie. Elle la trouvait par d’autres procédés que cartésiens, une contemplation directe, immédiate, une vision, une intuition, qui plaçait l’âme dans un état de bonheur suprême, d’euphorie ou d’extase, que Pythagore appelait l’eudaïmonie de l’âme. Toute véritable connaissance est magie. N’y a-t-il point quelque chose de magique dans la moindre perception, un véritable mystère de transsubstantiation ? « L’objet est là, et, par un sortilège de la connaissance, il est instantanément aussi dans l’esprit. » Ce miracle se produisait, pour l’homme, avant la fin du moyen âge, non seulement pour les objets matériels, mais aussi pour les forces et intentions spirituelles, et se traduisait par un accord, une mise en phase, un unisson, qui provoquait l’eudaïmonie dont parlait Pythagore. Environ la fin du Moyen Âge et le commencement de la Renaissance, lors de l’apparition conjuguée du mercantilisme et de la science modernes, le miracle de la transsubstantiation du spirituel cessa brusquement. L’homme s’était définitivement installé, si je puis dire, dans cet organe essentiellement moteur et pratique, cet organe d’action, qu’est son cerveau. Il allait prétendre à se passer de l’esprit et de Dieu, à se diviniser lui-même.
De cette sorte d’homodéisme, d’orgueil humaniste, les péchés capitaux furent la Réforme, les Lumières du dix-huitième siècle, le Rationalisme, la Révolution, le Positivisme, le Matérialisme de 1740 et celui de 1835, le Matérialisme dialectique et le socialisme scientifique de Karl Marx. Nous expions ces péchés par la damnation de notre époque, cet Inferno où nous sommes plongés, mais qui a peut-être encore quelque chose de paradisiaque au regard de la Terre Promise marxiste, telle qu’elle est devenue visible en Russie aux yeux de la chair, véritable Satanocratie, pénitentiaire, homicide, abêtissante, qui façonne les hommes à un futur automatisme de société animale ou de coopérative de robots. Ces vicissitudes, ces misères, ce rythme de catastrophe qui accompagne nos jours montrent assez clairement, il nous semble, l’erreur que nous avons commise en embrassant la religion de l’Antéchrist, celle de nous-mêmes et celle du pain terrestre, et en dédaignant d’entendre que Jésus, étant dans le désert, n’ayant pas mangé depuis quarante jours, sentant la faim, et le diable lui ayant dit : « Puisque tu es Fils de Dieu ordonne à cette pierre qu’elle se change en pain », répondit : « Il est écrit : l’homme ne vivra pas de pain seulement. »
Je veux supposer des êtres extra-terrestres qui, ne sachant rien de l’industrie des hommes, mais étant doués d’une habileté mathématique au moins égale à celle d’un Gauss, ou d’un Hamilton, ou d’un Henri Poincaré, seraient dans l’incapacité absolue de concevoir que les cathédrales, en général, et Notre-Dame de Paris, en particulier, sont autre chose qu’un produit de la nature ou de la matière. Je ne tiens pas impossible, je tiens, au contraire, certain, qu’armés de tous les artifices de la géométrie moderne – énièmes dimensions, opérateurs fonctionnels, nombres hétérodoxes, probabilités d’Einstein-Bose, probabilités de Fermi-Dirac, que sais-je encore ? – et affranchis avec superbe, à l’instar de simples « relationnistes » ou « quantistes » terrestres, de tout préjugé de sens commun, ils édifieraient une construction d’idées-nombres, un système de « prestispatialisation », d’où il ressortirait, avec une évidence proprement cartésienne, que Notre-Dame de Paris (comme les autres cathédrales) a surgi de terre par naturelle et mathématique nécessité, et se résout, en dernière analyse, comme toute chose, en ondes de probabilités. Car on n’ignore pas que, pour nos physico-mathématiciens, « le soleil n’est plus que vagues de probabilités », comme le dit M. Bertrand Russell, qui, en dépit de sa vocation logico-mathématique, garde assez de bon sens – et d’humour – pour ajouter : « Que si vous demandez qu’est cela qui est probable (what it is that is probable) ou dans quel océan voguent les lames en question, le physicien, à l’exemple du Chapelier Fou d’Alice au pays des merveilles, vous répondra : “Si nous parlions d’autre chose.” Insistez, et il vous dira que les vagues ou ondes sont dans ses formules qui sont dans sa tête. Ensuite de quoi, il ne faudra pourtant pas conclure, j’imagine, que les vagues sont dans sa tête. »
Quelle que soit la théorie sur la génération, more geometrico, de Notre-Dame que commettraient nos algorithmistes extra-terrestres, ils prendraient – Bouasse, physicien sensé, dixit – « un ton (du plus excellent comique) pour dire qu’il faut être très fort pour les suivre ». Et quelle serait leur commisération pour tout minus habens, triste spécimen du genre humain, qui leur dirait, avec candeur, que Notre-Dame a été faite de main d’homme, ajoutant, comme un simple Victor Hugo – ô comble de mentalité prélogique ! – qu’elle est un livre où des pensées chrétiennes, catholiques, et, voire, hermétiques, sont écrites, non avec des caractères d’imprimerie, mais avec des pierres. « Le monde, dit l’Écriture, est un livre écrit au dedans et au dehors, et les choses visibles sont faites pour nous amener à la connaissance des choses invisibles. »
Une sophistique, assez pareille à celle de ces géomètres fictifs (et de certains géomètres réels), Karl Marx, nourri à la science et mathématicien-né, la fait écouter et la rend effective, qui démontre que l’homme ayant construit une machine n’est plus qu’une machine au pouvoir de cette machine, ensuite de quoi il faut construire encore plus de machines et faire de tous les hommes des constructeurs de machines qui n’étant plus que des machines au pouvoir de ces machines seront libérés de la machine...
En vérité, on n’échappe pas à la pensée, quand, après avoir sacrifié à toutes ces logomachies, on s’est une bonne fois ressaisi, que c’est de toute évidence un effroyable égarement de l’esprit humain qui se trouve au principe de tous les maux du siècle. M. Russell – ce parangon (infiniment vénérable, au demeurant) des suicidés intellectualistes dont j’ai parlé – a défini la mathématique une technique où l’on ne sait pas de quoi l’on parle ni si ce que l’on dit est vrai, et qui introduit de l’ordre n’importe où et n’importe comment dans n’importe quoi. Il en est de même de la dialectique marxiste et autres fruits toxiques de l’arbre de science. Une fois encore nous avons voulu édifier une tour de Babel. Derechef, « tout notre fondement craque et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes ». Décidément, l’idée point – ne le sentez-vous pas ? – qu’il doit y avoir, en toute cette affaire, du diable.
Camille VETTARD.
Paru dans La Revue universelle
en juillet 1939.
1 Il ne faut pas confondre l’intellectualisme antique et médiéval avec l’intellectualisme moderne qui professe que « le progrès de l’esprit humain est en proportion de la résistance qu’on oppose à la philosophie d’Aristote ». En gros, la philosophie rationaliste du stagyrite et de la scolastique est une philosophie de l’être, de la substance et de la qualité. La philosophie des rationalistes, issus de Galilée et de Descartes, est une philosophie du non-être, des rapports et de la quantité. La première en était venue à abuser des qualités occultes. La deuxième exagère l’emploi des quantités cachées. Qu’on ne s’y trompe pas : nos bonnets carrés du vingtième siècle sont aussi justiciables d’une verve moliéresque que les bonnets carrés des années 1600. « Comment expliquez-vous telle correspondance ou suite de phénomènes ? – Oh ! c’est bien simple. Imaginez un infra-subéther, usez d’un espace à cent trente et une dimensions et appliquez l’opérateur “2 et 2 font 5”. Il s’ensuit immédiatement que... etc., etc. » Ainsi font-ils. Il suffit à un « esprit fin » qu’il ait une fois surpris le procédé ; il est fixé. Que si, néanmoins, cette « illustration » ne vous édifie qu’imparfaitement, examinez ce qui suit. Descartes – la pensée pratique faite homme, et, au fond, sous le masque, larvatus prodeo, un pragmatiste – nous confie ce précepte : « ... Conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître pour monter peu à peu comme par degré jusqu’à la connaissance des plus composés. » Parfait : voici de la houille formée par le cadavre d’une plante. En commençant par la houille, montez donc peu à peu comme par degré jusqu’à la connaissance de la plante. Il y faudra, j’imagine, bien des quantités occultes. Voici encore « quelques livres de carbone, quelques litres d’eau, de la chaux, un peu de phosphore et de soufre, une pincée de fer et de silice, une poignée de sels divers », bref ce qui reste d’un cadavre humain. En commençant par ces objets les plus simples et les plus aisés à connaître, montez donc, je vous prie, peu à peu, comme par degré, jusqu’à la connaissance d’un homme vivant. J’ai idée que, dans ces deux espèces que je viens de proposer, il ne faut peut-être pas « monter » du mort au vif, mais « descendre » du vif au mort, et je me demande si la méthode du géomètre, qui retrouve dans les composés les simples qu’il y a mis, s’imposait tellement à certains, à Darwin, par exemple. Quant à Marx, autre fils plus ou moins putatif de Descartes, ne voudrait-il pas que je déduisisse d’un moulin à bras Dante et la Divine Comédie ? J’y consens, et, sans doute, y réussirai-je à coups de thèses, antithèses et synthèses scandaleusement et ridiculement arbitraires, sachant que Dante a existé et, précisément, à l’époque des moulins à bras. Mais si j’ignorais absolument qu’il y ait eu, aux temps médiévaux, un Dante et une Divine Comédie, croyez-vous que je les déduirais d’un moulin à bras ?
En définitive, – sans aller plus profond, – on n’échappe pas à la nécessité ou de faire intervenir un invisible – quantitatif ou qualitatif – ou de conclure comme Wittgenstein, à un quasi-agnosticisme.