Juan Donoso Cortès

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Louis VEUILLOT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

22 mai 1853.

 

 

Le 4 janvier 1849, un membre du Parlement espagnol parut à la tribune pour donner son avis dans une discussion sur la politique générale. Il appartenait à la majorité conservatrice, et il venait répondre à l’un des chefs du parti progressiste, M. Cortina. On débattait la thèse qui se débat sans fin entre le Gouvernement et l’Opposition, partout où la tribune exerce quelque empire. Le gouvernement avait maintenu l’ordre au milieu des formidables crises de 1848 ; l’Opposition lui reprochait d’avoir offensé la légalité. On s’était de part et d’autre exercé là-dessus assez éloquemment, et la joute, ayant satisfait au decorum parlementaire, pouvait finir. Au fond, il n’existait pas plus de division dans les esprits que de doute sur le vote. L’exemple de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, était là : progressistes et conservateurs voyaient suffisamment clair aux lueurs de la foudre. L’honorable M. Cortina, tout le premier, s’accommodait d’une illégalité qui, en écartant la République, le préservait de l’ignominie d’être conservateur à son tour. Un discours de plus semblait donc inutile ; personne ne croyait nécessaire de réfuter davantage M. Cortina. Mais aussitôt que le nouvel orateur eut ouvert la bouche, l’Assemblée s’aperçut qu’il restait quelque chose à dire, quelque chose que personne encore n’avait dit, sur ce thème trop rebattu, où la casuistique constitutionnelle espère limiter, dans un équilibre parfait, la résistance du pouvoir et les entraînements de la liberté. Dès les premiers mots, la question changea de place et de face.

En argumentant contre les progressistes sur le point de fait, la majorité, qui se piquait d’être libérale, avait scrupuleusement respecté, comme son bien propre, le fonds de leurs idées. L’orateur commença par déclarer qu’il venait enterrer au pied de la tribune, dans leur naturelle sépulture, toutes les idées de l’Opposition, c’est-à-dire toutes les idées libérales ; idées stériles et désastreuses, dans lesquelles se résument les erreurs inventées depuis trois siècles pour troubler et dissoudre les sociétés humaines. Il tint parole. Tout accoutumés qu’ils fussent aux hardiesses de son éloquence et de sa probité, ses auditeurs ne s’attendaient pas à cet héroïsme de conviction qui venait heurter avec dédain, l’un après l’autre, les dogmes le plus universellement reçus de la liberté moderne, qui prédisait à cette liberté sa mort imminente, qui flétrissait cette mort comme un suicide. Annonçant à la civilisation du XIXe siècle des humiliations aussi prodigieuses que les élans de son orgueil, et la montrant prochainement accroupie et tremblante sous quelque dictature, il lui criait : « Tes orateurs ne te sauveront pas, tes arts ne te seront d’aucun secours, tes armées hâteront ta perte ; le despotisme même trahira tes espérances ; tu ne trouveras pas un despote ; tu ramperas et tu périras sous les pieds et sous le couteau de la multitude, si tu ne t’inclines pas devant la croix !... »

Tout cela n’avait pas été dit dans la discussion, ceux qui l’avaient pu penser s’étonnaient de l’entendre ; l’orateur lui-même, se reportant un peu en arrière dans son propre passé, pouvait s’étonner de le dire. Ces idées, si nouvelles pour son auditoire, n’étaient guère moins nouvelles pour lui. Il avait partagé les illusions du siècle ; il avait cru à la presse, à la tribune, aux constitutions, aux assemblées, au progrès ; son talent et ses succès l’avaient sacré l’un des pontifes de ce culte de l’esprit humain, dont il bafouait maintenant les superbes et frivoles mystères. Mais il venait de perdre un frère pieux et tendrement aimé, et il contemplait les convulsions misérables au milieu desquelles la monarchie européenne, infidèle depuis longtemps, périssait sans ressource. Ses yeux, faits pour la vérité, avaient vu dans son propre cœur et dans les choses humaines tout ce qu’éclairent les flambeaux qui escortent la mort. À cette lumière il était devenu chrétien. Le Christianisme le tirait de ce groupe des gens de lettres et des beaux esprits qui n’est que l’élite du vulgaire. Désormais ses pensées, mises en ordre et illuminées par la foi, allaient retentir dans le monde. Cent échos répétèrent aussitôt son discours, et l’Europe apprit, pour ne plus l’oublier, le nom jusqu’alors à peu près inconnu de Donoso Cortès.

Quatre ans se sont à peine écoulés, et Donoso Cortès est mort. Comme Balmès, son compatriote, il est mort dans la vigueur de l’âge, emportant avec lui des clartés dont le monde avait besoin. Dieu est maître de couronner quand il veut ceux qui l’ont servi ; il dispose tout avec justice, il accomplit tout à l’heure utile. Mais, lorsque de tels hommes s’en vont, ils sont seuls à se réjouir de l’ordre qui les rappelle si tôt. Pour nous, nous mesurons le vide qu’ils laissent, et nos faibles yeux s’emplissent de larmes. La Providence avait amené M. Donoso Cortès à Paris, au principal foyer des erreurs qu’il devait combattre. Ceux qui l’ont approché, et qui étaient dignes de le juger, l’ont trouvé supérieur à sa réputation. En deux ans, sans y prétendre, il avait pris rang parmi les chefs de la société française. Il exerçait une influence considérable non seulement sur les catholiques, qui ne connaissent point entre eux d’étrangers, mais aussi dans le monde de la politique et des lettres, où il apportait tout à la fois l’autorité de son vaste esprit et les charmes de son incomparable simplicité. Ses idées, assurément, étaient bien éloignées de celles qui règnent encore dans ces régions moins éclairées qu’il ne semble, et où l’ombre se refait plus vite qu’on ne le croirait... Des vieillards illustres et d’un grand crédit n’ont pas mieux compris Donoso Cortès qu’ils n’ont compris les évènements de l’époque, si naturels en même temps que si prodigieux ; mais comme il n’y avait nul moyen de méconnaître sa force, il fallait bien compter avec cette raison qui ne reculait devant aucun préjugé anti-catholique et révolutionnaire, et qui n’en laissait aucun sans atteinte. Nous faisons une perte immense ; ce que perd l’Espagne, Dieu seul le sait ! Nous avons entendu souvent Donoso Cortès parler de la gloire, des malheurs, des périls présents de son pays. Il aimait l’Espagne par-dessus tout ce que Dieu lui permettait d’aimer, et la décadence religieuse de cette noble nation était le deuil le plus profond de son âme. Quoique sa modestie l’eût trompé sur ses propres aptitudes et qu’il se promît de n’être jamais qu’un conseiller, néanmoins son mérite le désignait pour un rôle actif que son patriotisme et sa foi même ne lui auraient pas permis de refuser toujours. L’Espagne avait un homme en réserve pour ses jours de ténèbres, si fréquents dans notre siècle, où il faut aux nations la double inspiration du génie et de la probité. Dans tous les cas, Donoso Cortès étant de ceux qui comptent pour peu de chose leur popularité, leur fortune ou de plus durs sacrifices, quand l’intérêt public le commande, sa voix si puissante n’aurait pas cessé de s’élever et d’enseigner. La supériorité de son talent littéraire devait lui attacher de nombreux disciples. Et qui peut dire ce qu’une école de politique chrétienne gouvernée par lui, n’eût pas accompli en peu de temps parmi le peuple du monde qui, peut-être, a fait le plus d’héroïques efforts pour se plier au joug de la vérité ?

L’école n’est pas encore formée, et le maître n’est plus. Dieu a clos ces lèvres éloquentes qu’il avait ouvertes pour confesser la justice de ces châtiments sur les sociétés humaines, coupables d’ingratitude envers sa rédemption et de forfaiture envers sa lumière. Il les avait ouvertes en envoyant la grâce, il les a closes en envoyant la mort ; et comme la grâce avait été inattendue, et presque soudaine, la mort a été prématurée. Quand la pensée de Donoso Cortès, habituellement tournée vers le ciel, revenait sur la terre, elle n’y voyait qu’un aspect général de décadence ; elle y sentait passer, presque sans relâche, un souffle de malédiction. L’atmosphère, disait-il, contient un poison qui ne laisse, hors le mal, rien parvenir à maturité. Ou l’esprit fléchit, ou l’homme tombe. Celui qui ne trahit pas sa destinée, la destinée le trahit. Le dernier siècle a été le siècle des débauches, nous sommes dans le siècle des avortements. La multitude est partout, elle étouffe tout ce qui ne se fait pas petit, sceptique et mobile comme elle. C’est le règne de l’égalité, et Dieu nous a permis de l’établir si bien, que nous périrons probablement faute d’un homme qui sache ou qui ose passer la mesure commune.

Il a succombé avant le temps, comme pour confirmer ces prévisions de son génie attristé. Cependant, depuis sa conversion jusqu’à sa mort, il a fait bon et fidèle usage du don de Dieu, et l’extraordinaire retentissement de sa parole permet de croire qu’il n’aura pas parlé en vain. Ce premier discours de 1849, par lequel il se révéla, est devenu presque instantanément, dans les meilleurs esprits de l’Europe, la formule des instincts conservateurs qui luttaient sans doctrine contre l’entraînement des dogmes et des habitudes révolutionnaires. À partir de ce moment, le mal des sociétés modernes a été connu et qualifié ; le remède est devenu évident aux yeux de toute raison assez haute et assez saine pour se déprendre de l’erreur. On peut espérer, contre Donoso Cortès lui-même, que cette prompte adhésion des intelligences les plus sincères, adhésion renouvelée chaque fois qu’il a eu l’occasion d’élever la voix, ne sera pas universellement suivie de l’infécondité à laquelle il craignait que toute vérité religieuse ne fût pour longtemps condamnée dans le sol politique. On relira ses discours, ses lettres, ces mâles écrits dont une critique inconsidérée n’a pu que hâter le succès et constater la valeur. Les mesquines passions qui s’attaquent aux vivants, s’éloignent des morts, insensibles à leurs piqûres. Donoso Cortès est enseveli ; personne, à présent, ne dira plus, comme on nous l’a fait lire, que sa renommée était le chef-d’œuvre d’un prospectus. Le voilà préservé des aigres protestations de l’envie, des vaines objections de la fatuité, des étonnements passionnés de l’ignorance. Ces misères, qui sont la poussière et la fumée du combat, et qui réussissent parfois à faire un nuage autour du héros, tombent lorsqu’il arrive au tribunal de la postérité, où ne montent que les vainqueurs. Le nom de Donoso Cortès ne périra point, il grandira, au contraire, et ses pensées, loin d’être mises en oubli, acquerront plus d’empire à mesure que les symptômes qu’il a prévus se manifesteront. Dieu veuille seulement ne pas donner à la maladie un cours assez rapide pour emporter la société avant que celle-ci ait commencé d’élever le faible rempart derrière lequel il croyait qu’elle pourrait encore se mettre à l’abri!

Il n’est point nécessaire d’exposer longuement ici ce que l’on pourrait appeler le système politique et philosophique de Donoso Cortès. Nos lecteurs le connaissent assez. Nous avons eu soin de recueillir, depuis quatre ans, tout ce qu’il a dit et écrit pour le public ; et l’on a pu voir combien nos propres convictions sont identiques aux siennes, ou s’en approchent. Il nous suffira de rappeler, par quelques citations, les principales lignes du vaste ensemble qu’il avait conçu.

Le 26 mai, dans une lettre qui eut un retentissement européen, Donoso Cortès disait à M. de Montalembert :

« La destinée de l’humanité est un mystère profond, qui a reçu deux explications contraires : celle du catholicisme et celle de la philosophie. L’ensemble de chacune de ces explications constitue une civilisation complète. Entre ces deux civilisations il y a un abîme insondable, un antagonisme absolu. Les tentatives faites pour amener entre elles une transaction ont été, sont et seront toujours vaines. L’une est l’erreur, l’autre est la vérité ; l’une est le mal, l’autre est le bien. Il est nécessaire de faire entre elles un choix suprême, et, ce choix fait, de proclamer l’une et de condamner l’autre dans toutes ses parties. Ceux qui flottent entre elles deux, ceux qui acceptent les principes de l’une et les conséquences de l’autre, les éclectiques, enfin, sont tous hors de la catégorie des grandes intelligences, et sont condamnés irrémissiblement à l’absurde.

« Je crois que la civilisation catholique contient le bien sans mélange de mal, et que la civilisation philosophique contient le mal sans mélange de bien.

« La civilisation catholique enseigne que la nature de l’homme est corrompue et déchue, corrompue et déchue d’une manière radicale dans son essence et dans tous les éléments qui la constituent. Dans sa corruption, la volonté ne peut vouloir le bien ni le faire sans secours, et ce secours ne lui vient que quand elle est assujettie et contenue. Cela étant, il est clair que la liberté de discussion conduit nécessairement au mal. La raison humaine ne peut voir la vérité si une autorité infaillible et enseignante ne la lui montre. La volonté humaine ne peut vouloir faire le bien, si elle n’est réprimée par la crainte de Dieu. Quand la volonté s’émancipe de Dieu, et quand la raison s’émancipe de l’Église, l’erreur et le mal règnent sans obstacles dans le monde.

« La civilisation philosophique enseigne, au contraire, que la nature de l’homme est une nature parfaite et saine : saine et parfaite dans son essence et dans les éléments qui la constituent. Étant sain, l’entendement de l’homme peut voir la vérité, la discuter, la découvrir. Étant saine, la volonté veut le bien et le fait naturellement. Cela supposé, il est clair que la raison, abandonnée à elle-même, arrivera à connaître la vérité, toute la vérité, et que la volonté, par elle seule, réalisera forcément le bien absolu. Il est également clair que la solution du grand problème social est de rompre les liens qui compriment et assujettissent la raison et le libre arbitre de l’homme. Le mal n’est que dans ces liens : il n’est ni dans le libre arbitre ni dans la raison. Si le mal consiste à avoir des liens et le bien à n’en avoir pas, la perfection consistera à n’en avoir aucun d’aucune espèce. S’il en est ainsi, l’humanité sera parfaite quand elle niera Dieu, qui est son lien divin ; quand elle niera son gouvernement qui est son lien politique ; quand elle niera la propriété, qui est son lien social, et quand elle niera la famille, qui est son lien domestique. Quiconque n’accepte pas toutes ces conclusions se met en dehors de la civilisation philosophique, et quiconque se met en dehors de la civilisation philosophique et n’entre pas dans le sein du catholicisme, marche dans le désert du vide.

« Du problème théorique, passons au problème pratique de ces deux civilisations : laquelle remportera la victoire dans le cours du temps ? Je réponds sans que ma plume hésite, sans que mon cœur tremble, sans que ma raison se trouble : La victoire appartiendra incontestablement à la civilisation philosophique. L’homme a voulu être libre ? Il le sera. Il abhorre les liens ? Ils tombent en poussière à ses pieds. Un jour, pour essayer sa liberté, il a voulu tuer son Dieu. Ne l’a-t-il pas frappé ? Ne l’a-t-il pas crucifié entre deux voleurs ? Des légions d’anges sont-elles descendues du ciel pour défendre le Juste qui était à l’agonie sur la terre ? Eh bien ! pourquoi descendraient-elles aujourd’hui qu’il s’agit, non pas du crucifiement de Dieu, mais du crucifiement de l’homme par l’homme ? Pourquoi descendraient-elles aujourd’hui, quand notre conscience nous crie si haut que, dans cette tragédie, personne ne mérite leur intervention, ni ceux qui doivent être les victimes, ni ceux qui doivent être les bourreaux ?

« Il s’agit ici d’une question très grave : il ne s’agit de rien moins que de vérifier quel est le véritable esprit du catholicisme touchant les vicissitudes de cette lutte gigantesque entre le mal et le bien, ou, comme disait saint Augustin, entre la cité de Dieu et la cité du monde. Quant à moi, je tiens pour prouvé et évident qu’ici-bas le mal finit toujours par triompher du bien, et que le triomphe sur le mal est réservé, si l’on peut s’exprimer ainsi, à Dieu personnellement.

« Aussi n’y a-t-il aucune période historique qui ne vienne aboutir à une catastrophe. La première période historique commence à la création du monde et aboutit au déluge. Et que signifie le déluge ? Deux choses : le triomphe naturel du mal sur le bien et le triomphe surnaturel de Dieu sur le mal, par le moyen d’une action directe, personnelle et souveraine.

« Les hommes ruisselaient encore des eaux du déluge quand la même lutte recommença. Les ténèbres s’amoncellent à tous les horizons. À la venue de Notre-Seigneur, la nuit était partout, une nuit épaisse, palpable. Le Seigneur est élevé en croix, et le jour revient pour le monde. Que signifie cette grande catastrophe ? Deux choses : le triomphe naturel du mal sur le bien, et le triomphe surnaturel de Dieu sur le mal, par le moyen d’une action directe, personnelle et souveraine.

« Que disent les Écritures sur la fin du monde ? Elles disent que l’Antéchrist sera le maître de l’univers, et qu’alors viendra le jugement dernier avec la dernière catastrophe. Que signifiera cette catastrophe ? Comme les autres, elle signifiera le triomphe naturel du mal sur le bien, et le triomphe surnaturel de Dieu sur le mal, par le moyen d’une action directe, personnelle et souveraine.

« Telle est pour moi la philosophie, toute la philosophie de l’histoire. Vico fut sur le point de voir la vérité, et, s’il l’eût vue, il l’eût exposée mieux que moi ; mais, perdant bientôt la trace lumineuse, il se trouva enveloppé de ténèbres. Dans la variété infinie des évènements humains, il a cru découvrir un nombre toujours fixe et restreint de formes politiques et sociales. Pour démontrer son erreur, il suffit de regarder les États-Unis, qui ne s’ajustent à aucune de ces formes. S’il fût entré plus profondément dans les mystères catholiques, il aurait vu que la vérité est dans cette même proposition prise à revers La vérité est dans l’identité substantielle des évènement, voilée et comme cachée par la variété infinie des formes.

« Voilà ma croyance. Je vous laisse à deviner mon opinion sur le résultat de la lutte qui se livre actuellement dans le monde. »

On sait quelles belles applications Donoso Cortès tirait de cette théorie, et comment elle lui servait à expliquer la marche rapide et le caractère effrayant des révolutions contemporaines, qui se font toutes au nom de la liberté et qui toutes tendent et doivent logiquement aboutir à la diminution, à la suppression, à la négation suprême et définitive de toute liberté. Dans son discours du 4 janvier, il demande aux progressistes espagnols, grands parleurs de liberté comme les nôtres, s’ils ignorent que déjà la liberté n’est plus.

« N’avez-vous pas assisté comme j’ai assisté moi-même, en esprit, à sa douloureuse passion ? Ne l’avez-vous point vue persécutée, raillée, perfidement frappée par tous les démagogues du monde ? Ne l’avez-vous point vue traîner son angoisse sur les montagnes de la Suisse, sur les rives de la Seine, sur les bords du Rhin et du Danube, sur le rivage du Tibre ; ne l’avez-vous point vue enfin monter au Quirinal qui a été son Calvaire ?... Oui, la liberté est morte, et elle ne ressuscitera ni au troisième jour, ni à la troisième année, ni au troisième siècle peut-être. Vous vous effrayez de la tyrannie que nous souffrons ? Vous vous effrayez de peu ; vous verrez bien autre chose... Le monde marche à grands pas à la constitution d’un despotisme le plus terrible et le plus gigantesque que les hommes aient jamais vu... »

Et il développait ce beau et saisissant parallèle des deux freins, qui est encore dans toutes les mémoires. Il n’y a que deux sortes de répressions possibles contre l’homme, l’une intérieure, l’autre extérieure ; l’une religieuse, l’autre politique. Elles sont de telle nature que, quand le thermomètre religieux est élevé, le thermomètre de la politique est bas, et quand le thermomètre religieux est bas, le thermomètre politique, la répression politique, la tyrannie s’élève. C’est une loi de l’humanité. Voyez le monde de l’autre côté de la croix : la société ne se composait que de tyrans et d’esclaves. La liberté, la liberté véritable, la liberté de tous et pour tous, n’est venue au monde qu’avec le Sauveur du monde. Là s’inaugure et règne la répression politique. Jésus fonde avec ses disciples la seule société qui ait existé sans gouvernement. Entre Jeans et ses disciples, point d’autre gouvernement que l’amour du Maître pour ses disciples, et l’amour des disciples pour leur Maître. La répression étant complète, la liberté est absolue. Mais, dès les temps apostoliques, les hérésies commencent à germer ; aussitôt devient nécessaire un germe de gouvernement. Il n’y a pas encore de tribunaux parmi les chrétiens, mais il y a des contestations, et par conséquent des arbitres, qui sont comme un embryon de gouvernement. À mesure que la corruption se développe, le gouvernement grandit. Arrivent les temps féodaux : la religion, encore à sa plus grande hauteur, est cependant viciée par les passions humaines : la nécessité se fait sentir d’un gouvernement effectif, si faible qu’il soit : on voit s’établir la monarchie féodale, la plus faible de toutes les monarchies. Au XVIe siècle, le schisme luthérien éclate : avec ce grand scandale politique et social, avec cet acte d’émancipation intellectuelle et morale des peuples, coïncide l’institution de la monarchie absolue. Ce n’est pas assez. Le thermomètre religieux descend encore, le thermomètre de la répression politique s’élève davantage : on a les armées permanentes. Ainsi la répression politique monte à l’absolutisme, et même au delà. Avec le privilège de l’absolutisme, les gouvernements demandent et obtiennent d’avoir, pour se défendre et défendre avec eux la société, un million de bras. Est-ce tout ? Non, car le thermomètre religieux continue de baisser. Quelle institution nouvelle est alors créée ? Les gouvernements disent : Nous n’avons pas assez d’un million de bras, il nous faut un million d’yeux, et ils ont la police. Mais l’armée et la police ne peuvent à elles seules, maintenir l’ordre et la sécurité dans cette société où manque de plus en plus la répression intérieure. On forme donc un monstre nouveau, qui entendra tout et qui aura la main partout ; c’est la centralisation administrative. On a tout cela, et comme le thermomètre religieux continue de descendre, tout cela est encore trop peu ; et alors la nature livre au génie épuisé du gouvernement quelques-uns de ses secrets, pour agrandir le despotisme dont les sociétés ont besoin. Avec la vapeur et la télégraphie électrique, elle lui donne la faculté d’être en même temps partout. Telle était la situation de l’Europe, quand un bruit universel de catastrophes et de révolutions vint annoncer qu’il n’y avait pas encore assez de despotisme dans le monde, par la raison que le thermomètre religieux était à zéro !...

Et maintenant, poursuivait l’orateur, après cette démonstration dont nous regrettons de ne donner qu’une analyse décolorée, et maintenant, « de deux choses l’une : ou la réaction religieuse vient, ou elle ne vient pas. S’il y a réaction religieuse, vous verrez bientôt comment, à mesure que montera le thermomètre religieux, commencera de descendre naturellement, spontanément, sans nul effort de la part des peuples ou des gouvernements, le thermomètre politique jusqu’à ce qu il marque le chiffre tempéré de la liberté des nations. Mais si, au contraire, le thermomètre religieux continue de descendre, je ne sais où nous nous arrêterons. Je ne le sais, et je tremble en y pensant. Si aucun gouvernement n’était nécessaire alors que la répression religieuse se trouvait à son apogée, maintenant que la répression religieuse n’existe plus, aucun genre de gouvernement sera-t-il suffisant pour réprimer ? Tous les despotismes à la fois y suffiront-ils ?... Dans le monde ancien, la tyrannie se montra féroce et impitoyable, et cependant cette tyrannie était matériellement limitée, tous les États étant petits et les relations internationales étant de tout point impossibles : en conséquence, dans l’antiquité, il ne put y avoir de tyrannie sur une grande échelle, si ce n’est une seule, celle de Rome. Mais à présent, combien les choses sont changées ! Les voies sont préparées pour un tyran gigantesque, colossal, universel, tout est préparé pour cela. Il n’y a plus de résistances matérielles, parce que, avec les bateaux à vapeur et les chemins de fer, il n’y a plus de frontières, et avec le télégraphe électrique plus de distance ; et il n’y a plus de résistances morales, parce que tous les esprits sont divisés et tous les patriotismes morts. »

Cette réaction religieuse, l’unique salut de la société, Donoso Cortès la croyait possible ; il avait le chagrin de ne pas la juger probable. Il croyait que le mal avait gagné trop de profondeur. Il écrivait de Berlin, le 4 juin 1849, à M. de Montalembert :

« En donnant pour mort l’empire de la foi, et en proclamant l’indépendance de la raison et de la volonté de l’homme, la société a rendu absolu, universel et nécessaire le mal, qui était relatif, exceptionnel et contingent. Cette période de rapide rétrogradation a commencé en Europe avec la restauration du paganisme littéraire, qui a amené successivement les restaurations du paganisme philosophique, du paganisme religieux et du paganisme politique. Aujourd’hui, le monde est à la veille de la dernière de ces restaurations : la restauration du paganisme socialiste. »

Un mois après, le 20 juillet, il répondait en ces termes aux critiques de quelques libéraux espagnols :

« La société européenne se meurt. Les extrémités sont froides, le cœur le sera bientôt. Et savez-vous pourquoi elle se meurt ? Elle se meurt parce qu’elle a été empoisonnée ; elle se meurt parce que Dieu l’avait faite pour être nourrie de la substance catholique et que des médecins empiriques lui ont donné pour aliment la substance rationaliste. Elle se meurt parce que, de même que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu, de même les sociétés ne périssent pas par le fer, mais par toute parole anticatholique sortie de la bouche des philosophes. Elle se meurt parce que l’erreur tue, et que cette société est fondée sur des erreurs, Sachez que tout ce que vous tenez pour incontestable est faux.

« La force vitale de la vérité est si grande que, si vous étiez en possession d’une vérité, une seule, cette vérité pourrait vous sauver. Mais votre chute est si profonde, votre décadence si radicale, votre aveuglement si complet, votre nudité si absolue, que cette vérité, vous ne l’avez pas. Par cette raison, la catastrophe qui doit venir sera dans l’histoire la catastrophe par excellence. Les individus peuvent se sauver encore, parce qu’ils peuvent toujours se sauver ; mais la société est perdue, non qu’elle soit dans l’impossibilité radicale, mais parce que, selon moi, il est évident qu’elle ne veut pas se sauver. Il n’y a pas de salut pour la société, parce que l’esprit catholique, seul esprit de vie, ne vivifie pas l’enseignement, le gouvernement, les institutions, les lois, les mœurs. Changer le cours des choses dans l’état où elles sont, serait, je ne le vois que trop, une entreprise de géants. Il n’y a point de pouvoir sur la terre qui, par soi seul, puisse en venir à bout, et c’est à peine si tous les pouvoirs, agissant de concert, parviendraient à la consommer. Je vous laisse à juger si ce concert est possible, jusqu’à quel point il l’est, et à décider si, même cette possibilité admise, le salut de la société ne serait pas de toutes manières un vrai miracle. »

Le monde est plein d’esprits mitoyens à qui toute conviction vigoureuse déplaît et que toute affirmation nette et tranchée surprend et impatiente. Il y a de grands nombres de ces esprits parmi les catholiques, et en plus grand nombre qu’il ne serait naturel d’en trouver ; ils sont un des signes fâcheux de ce temps, où la vérité est si fort diminuée parmi les hommes. La voie de salut que Donoso Cortès indiquait à la société leur paraissant aussi difficile qu’à lui, et peut-être plus radicalement impraticable qu’il ne disait, ils ne tardèrent pas à lui reprocher ses « exagérations ». Ils commencèrent dès que les victoires du parti de l’ordre eurent un peu éclairci l’atmosphère politique. Ou ils espérèrent alors que la société pourrait se sauver par la seule force et la seule sagesse des gouvernements, sans se pénétrer de cet esprit catholique contre lequel tant de gens de bien sentaient renaître leurs répugnances ; ou ils crurent à la possibilité de réintroduire le catholicisme en secret, par de délicates mesures, qui ne donneraient l’éveil à aucun de ceux que son existence importune, et ils craignaient que la voix trop retentissante de Donoso Cortès ne vint déranger une si belle opération. Quelques-uns aussi, peut-être, cédèrent à cette tentation qui nous porte à nous asseoir sur notre petit tribunal pour faire la part de l’éloge et du blâme aux gens qui ont l’indiscrétion, en passant devant nous, de nous trop couvrir de leur ombre. Quoi qu’il en soit, ces critiques n’obtinrent aucune attention. Il est vrai que M. l’abbé Gaduel ne songea pas tout d’abord à reprendre dans les écrits de Donoso Cortès une vingtaine d’hérésies. En Espagne, les libéraux se contentèrent de l’accuser d’erreurs manichéennes. En France, quelques catholiques trouvèrent du fatalisme dans sa manière d’envisager l’avenir ; encore voulurent-ils bien observer que le fatalisme est le fond du caractère espagnol.

L’illustre écrivain ne dédaigna pas de se défendre. Il ne se croyait pas fataliste pour penser que la société, s’étant perdue en s’éloignant de Dieu, ne se retrouverait qu’en revenant à Dieu. À son avis, il est vrai, elle s’était si fort éloignée et si effroyablement perdue, qu’il doutait si elle parviendrait à retrouver sa voie et même si elle voudrait le tenter. Mais il n’engageait point sa parole contre la miséricorde de Dieu, et sa vie témoignait assez qu’il ne prêchait pas une résignation inactive. On n’a pas ignoré son adhésion aux efforts heureux qui ont rétabli chez nous l’unité et l’énergie du pouvoir ; il croyait que la France, sous la douce impulsion de l’esprit catholique et de la force monarchique, pouvait devenir l’instrument d’un miracle inespéré.

Il n’aimait pas les discussions publiques, desquelles il attendait peu de fruit, et il les évitait autant que possible ; mais il était trop le serviteur de la vérité pour mépriser les objections et les contradictions qui se produisaient avec convenance. Lorsque, sans réfléchir à la hauteur de son rang dans le monde, à l’éclat si pur de sa renommée, à l’étendue de ses services, M. l’abbé Gaduel fit paraître, contre son Essai, une critique où la bienséance aurait conseillé de supprimer bien des choses, et qu’il eût au moins fallu lui communiquer avant de la rendre publique, il ne voulut point la lire, pour n’être point tenté d’ajouter des paroles sévères aux explications qu’auraient certainement obtenues de lui des procédés plus discrets. Il fit mieux que de réfuter son adversaire : à cause du caractère de ce dernier et du bruit qu’avait fait la critique, il proclama publiquement son entière soumission aux enseignements de l’Église, et il envoya son livre à Rome, condamnant d’avance, sans réserves ni restrictions d’aucune sorte et sans exiger aucune forme d’explication, tout ce que Rome y condamnerait.

Ce fut le dernier acte public de sa noble vie, et dans cet acte on l’a vu tout entier, aussi humble par la foi qu’il était grand par le génie, aussi docile aux moindres enseignements de l’Église qu’il était rebelle aux dogmes les plus suivis de l’orgueil humain. Nous osons le dire, et ceux qui l’ont connu n’en douteront pas : lorsque, en présence de la mort, il a repassé en esprit ses œuvres, il s’est applaudi de cette soumission plus que de tous ses triomphes, il s’est plus réjoui d’avoir été l’humble enfant de l’Église que d’avoir été son défenseur admiré ; il a béni Dieu non pas tant de lui avoir donné de vivre pour sa cause, que de permettre qu’il mourût accusé et obéissant.

L’intérêt qui s’attache aux hommes supérieurs fait désirer à beaucoup de nos lecteurs que nous leur donnions des détails biographiques sur Donoso Cortès. Ce que nous savons se réduit à peu de chose. Donoso Cortès gardait le silence sur lui-même et ne laissait connaître que son cœur. Il naquit à Dombenito, en Estramadure, le 6 mai 1809. Après ses études, il se mit sous la direction d’un écrivain espagnol assez célèbre, qui n’avait d’admiration que pour les auteurs français du XVIIIe siècle, et qui les lui fit lire. Au sortir de cette école, Donoso était philosophe en religion, monarchiste libéral et parlementaire en politique. Ses premiers ouvrages sont dans cet ordre d’idées ; c’est dire qu’il en faisait peu de cas. Le succès qu’ils obtinrent ne servit plus tard qu’à modérer singulièrement en lui le goût et l’estime des applaudissements. Cependant ses lectures avaient faussé ou retardé son esprit sans le corrompre, et surtout sans corrompre son cœur. Il écrivait des choses qu’il eut, par la suite, à redresser, à compléter, quelquefois à réfuter ; aucune dont il ait dû rougir. Il fut professeur, journaliste, député. À la suite d’une circonstance que nous avons oubliée, il entra dans la carrière des fonctions publiques par un emploi important au ministère de grâce et de justice. Il quitta cet emploi pour reprendre la vie littéraire, et vint passer en France quelques années. Durant ce séjour, il adressa aux journaux espagnols des Lettres de Paris qui ont été recueillies. Nous l’avons entendu dire qu’il n’aurait pas de grands changements à faire dans ce travail. Il ne voulut point, pourtant, le laisser traduire. Il ne tenait guère à faire connaître son esprit, et il tenait beaucoup à n’affliger personne par des jugements auxquels l’éclat de son nom aurait ajouté trop de poids. Il s’agissait d’ailleurs de gens qui ont quitté, pour la plupart, la scène du monde : les Lettres de Paris sont de 1840-1843. De retour en Espagne, il rentra dans la carrière politique, où des études de plus en plus sérieuses, l’expérience des hommes, le spectacle des affaires, la force naturelle de son esprit, qui cherchait la vérité, par-dessus tout la droiture et la noblesse de son cœur, le préparèrent au changement que la mort de son frère détermina. Nous avons dit le reste. Depuis sa mort, on a su que d’amers chagrins avaient assombri de bonne heure cette vie en apparence uniquement remplie d’heureuses études et d’heureux succès. Il n’en parlait jamais, ses meilleurs amis n’en savaient rien ; ils se demandaient comment un cœur si bon avait pu échapper à la douleur, et comment, n’ayant point souffert, il était si compatissant.

On ne saurait se peindre, à moins de l’avoir connu, la tendresse, la candeur, la délicatesse exquise de son cœur. Un soir, dans le monde, nous lui demandions quel évènement ou quelle étude avait le plus contribué à lui faire connaître et pratiquer la religion. Il nous répondit qu’il avait étudié son frère mourant, ses yeux aussitôt se baignèrent de larmes. Il ne pouvait prononcer le nom de ce frère sans pleurer. Parlant de lui à un ami intime, M. Rio, il disait qu’il devait demander pardon à Dieu d’avoir tant aimé une créature humaine.

Il n’y avait point d’affaire qu’il ne laissât pour courir auprès d’un ami malheureux, et point de sacrifice qu’il ne fût prêt à s’imposer pour secourir non seulement l’infortune de ceux qui lui étaient chers, mais l’infortune du premier venu. Il allait toutes les semaines, et souvent plusieurs fois, visiter les indigents. Il y avait entre la sœur Rosalie et lui un pacte de services mutuels pour les bonnes œuvres. Elle était son introductrice chez les pauvres du quartier Mouffetard ; il était l’un de ses ministres et de ses ambassadeurs auprès des riches et des puissants de ce monde. Les Petites Sœurs des Pauvres n’avaient point de patron plus dévoué et plus généreux.

J’ai su, moi qui écris ces lignes, avec quelle facilité et quelle abondance s’ouvraient ses bienfaisantes mains. Un jour que je lui demandais secours pour une famille réduite à la dernière nécessité : « Tenez, me dit-il, en me remettant une forte aumône, achetez-leur du pain, achetez-leur du linge ; je vous donnerai encore quelque chose le mois prochain ; maintenant je suis épuisé. » En parlant ainsi, il s’habillait. Je lui fis remarquer que sa chemise était déchirée ; il m’avoua qu’il n’en avait guère de meilleure, il faisait une pension annuelle à un autre pauvre que je connaissais, et il m’envoyait fidèlement, dans les premiers jours du mois, la somme qu’il avait promise. Il se souvint de l’envoyer la veille de sa mort.

Tout en lui exhalait le parfum d’une âme vraiment chrétienne. Sa joie et sa tristesse étaient également douces et ingénues. Sa parole, prompte, ardente, sincère, était en même temps la plus inoffensive que l’on pût entendre, et c’était un charme de voir qu’il eût toujours innocemment tant d’esprit. On pouvait le laisser sans aucune crainte au milieu d’un auditoire devant lequel on avait soutenu contre lui la discussion la plus chaude. L’absence de son contradicteur ne lui faisait pas oublier les égards qu’il observait toujours, et il pardonnait à ceux qui n’avaient pas su garder tout à fait la même mesure.

Parmi tant de vertus, l’humilité avait, s’il se peut, jeté dans son cœur des racines plus profondes. Comme il était parvenu à la maturité de son talent lorsqu’il se convertit, il entra presque du même pas et le même jour dans la voie de la pénitence chrétienne et dans celle des grands honneurs politiques. Ni le chrétien ni l’homme d’État n’en souffrirent. Il fut ministre d’autant plus fidèle qu’il était chrétien plus fervent. Il dédaignait les pompes de son rang et n’en conservait que plus strictement la dignité. Il avait, comme ambassadeur, toute la fierté de son pays ; mais le caractère d’ambassadeur ne l’empêchait point de tenir un enfant sur les fonts de baptême avec une fille du petit peuple, devenue sœur des pauvres, ni d’aller s’agenouiller au milieu de ces pauvres dans l’indigente chapelle de la rue Saint-Jacques, ni de visiter les galetas de la rue Mouffetard. Aucun de ses succès, aucun de ses honneurs, et, ce qui est mieux, aucune de ses vertus ne lui faisait oublier qu’il était pour son propre compte tributaire de la misère humaine. D’un autre côté, aucune considération de fortune n’aurait pu lui faire perdre un moment de vue ses devoirs envers Dieu et envers lui-même. Il était toujours prêt à quitter sa position brillante pour aller vivre à l’écart dans l’Estramadure ; et même, s’il avait à combattre une tentation plus forte que les autres, c’était celle-là. Il aspirait au silence et à l’oubli. Il fallait lui dire qu’il n’avait pas le droit de se retirer et qu’il devait attendre que Dieu lui fermât la bouche. Hélas ! nous espérions qu’il attendrait plus longtemps. Nous avons une lettre de lui, datée de ce lieu de retraite vers lequel il jetait si souvent les yeux ; on y entend son cœur :

 

Dombenito, le 3 mars 1854.      

« Très cher ami, je viens de recevoir votre lettre datée du 20 février, et l’Univers du même jour, dans lequel je lis mon discours et l’article que vous avez eu la bonté d’écrire. J’accepte, mon cher ami, vos louanges à titre d’encouragement et comme un témoignage de votre amitié. La justice aurait beaucoup à redire si elle entrait en jugement avec vous ; mais nous sommes ainsi faits : jamais une vertu ne se montre en nous qu’aux dépens d’une autre vertu. Vous êtes aujourd’hui l’homme bienveillant et charitable, vous serez demain l’homme juste. Après vous serez l’un et l’autre dans le sein de Dieu.

« Vous ignorez certainement quel est le lieu d’où vous viendra cette lettre. C’est un ami du monde ignoré des hommes, dans le fond de l’Estramadure. Je fuis venu ici pour rétablir ma santé et pour retremper mes forces dans le sein de ma famille. Je n’ai pas le courage d’écrire. Je suis tout à la nature et à mes parents. Je laisse passer et repasser devant moi, comme autant d’ombres chères, les jours de mon enfance, et je me fais petit pour être heureux, convaincu de cette vérité que celui seul qui se fait petit goûtera de véritables jouissances en ce monde. Oh ! que l’ignorance des enfants et des petits est une chose mystérieuse et charmante. Les petits ignorent la botanique : tant mieux pour eux, parce que la nature leur appartient avec toute sa magnificence. Ils n’analysent pas les mystérieux rapports de la famille ; tant mieux pour eux parce que la famille a pour eux et pour eux seuls des trésors de tendresse et d’amour. Ils n’analysent pas Dieu : tant mieux pour eux mille fois, car Dieu se donne à celui qui le regarde toujours, rien que pour le regarder.

« J’ai avec moi Fray Luis de Grenada, qui est le premier mystique du monde, et dont je vous ferais cadeau si vous aviez le bonheur de comprendre sa langue, qui n’est pas la langue espagnole de nos jours, mais une autre langue dont on n’a déjà plus d’idée, toute pleine de magnificence et d’ampleur.

« Je lis aussi la vie de saint Vincent de Paul. Quelle vie si remplie et si pleine ! Comme Dieu est grand et merveilleux dans ses saints ! J’admire d’autant plus cet homme apostolique, que je suis l’homme le plus incapable de regarder en face ce modèle. À propos de quoi je vous dois déclarer, mon ami, que je suis l’être le plus inutile du monde. Je n’ai jamais rien fait, je ne fais rien et je ne ferai rien de ma vie. Je suis le type accompli des hommes fainéants. Je lis toujours, je me propose d’agir, et je n’agis jamais. Quelquefois je me représente mon Seigneur et mon Dieu me demandant : Qu’est-ce que tu as fait ? Et je sens un frisson parcourir tous mes membres. Il m’arrive alors de penser que peut-être suis-je né pour la vie contemplative, mais ce sont des illusions périlleuses de mon imagination. La vérité, la voici : je suis un fainéant. »

 

La piété de Donoso Cortès n’avait fait que grandir et se fortifier jusqu’au dernier jour de sa vie. Il raisonnait sa foi comme un homme de génie, il la pratiquait comme un enfant, sans emphase, sans respect humain, sans l’ombre d’une hésitation devant les commandements de Dieu et de l’Église, sans l’ombre d’un doute envers leurs promesses. Il égalait, sous ce rapport, le plus humble et le plus fervent paysan de l’Espagne. Ayant su que l’on gardait un vêtement de Notre-Seigneur dans l’église d’Argenteuil, il voulut s’y rendre en pèlerinage, pour obtenir de la compassion de Jésus la guérison de l’un de ses frères malade. C’était vers la fin de l’automne de 1851 ; la pluie tombait à torrents. Il n’en fit pas moins toute la route à pied. J’avais le bonheur d’être son compagnon. Lui ayant dit que je n’aurais pas cru qu’un Espagnol pût consentir à se laisser mouiller si longtemps, il répondit avec son charmant sourire qu’il faudrait bien une autre pluie pour laver ses péchés.

Le pèlerinage accompli, nous allâmes visiter notre ami commun, M. Rio, l’auteur du beau livre sur l’Art chrétien, qui demeurait alors à Argenteuil. Il se trouvait là quelques personnes d’un esprit distingué. La conversation tomba sur l’éloquence. Donoso prit la parole, et parla comme un ange sur la vanité des orateurs. C’est là qu’il fit remarquer que Moïse était bègue, et le faible Aaron éloquent. Voyez, dit-il, où Dieu met les orateurs, et le rôle qu’il leur assigne ! Ce n’était pas par jeu d’esprit qu’il disait ces choses. Il ne méprisait point le talent, mais il en faisait peu de compte, et il redoutait les vanités où il engage le cœur. Celui-là seul sait, disait-il, qui croit ; et celui-là seul est grand qui s’humilie.

Cette foi parfaite parut de la manière la plus touchante et la plus édifiante durant sa douloureuse maladie. Il parlait, il priait, il souffrait en parfait chrétien. La sœur de Bon-Secours qui veillait près de lui, admirait ce courage qu’elle n’avait pas besoin de soutenir et qui lui offrait plutôt un exemple. Elle disait. « Ses paroles sont des flèches dans le cœur. » Il se confessa et communia plusieurs fois. Son confesseur était ce digne curé de Saint-Philippe-du-Roule, qui chanta la messe des funérailles, et qui ne put retenir ses larmes et manqua de voix entre l’autel du Dieu juste et le cercueil de son ami. Il savait comme nous ce que perdaient l’Église et la société ; mieux que nous ce que perdaient les pauvres. Sous le poids de ce double deuil, son cœur chancela, non pas son espérance.

De toutes les consolations que peut laisser la mort d’un homme, aucune n’a manqué aux amis de Donoso Cortès, aucune, sauf de recevoir son dernier soupir. Il a su qu’il mourait, il a accepté la mort, il est mort en priant, recommandant lui-même son âme à son bon ange, à son saint patron, au Dieu clément qu’il avait aimé et servi en se proposant toujours de le servir davantage. Ne prévoyant pas qu’il dût sitôt sortir de la vie, il projetait de sortir du monde ; non plus pour aller méditer dans quelque solitude, mais pour s’engager dans un ordre religieux. Déjà il avait pris ses dispositions, et son choix était fait. Il voulait entrer dans la Compagnie de Jésus.

Son dernier jour fut le 3 mai 1853, il allait compléter sa quarante-quatrième année. Le dernier acte sorti de sa bouche a été un acte de foi. Il avait promis à la Sœur, s’il mourait, de prier pour elle. Le voyant près de s’éteindre, elle lui dit : « Vous allez paraître devant Dieu, souvenez-vous de moi. » D’une voix libre et claire, il répondit : « Je vous le promets » ; – et presque au même instant il expira. Son âme, en s’envolant, laissa sur son visage quelque reflet de sa beauté suprême. Nulle trace de douleur n’altérait ses traits paisibles. C’était la sérénité d’un athlète qui se repose après la victoire, à peine fatigué du combat. Il avait regardé la mort en face, avec force et douceur, comme un ennemi à vaincre, et il l’avait vaincue. Il dormait en attendant la résurrection éternelle.

Personne, en Espagne ni ailleurs, ne se lèvera pour infirmer le beau témoignage qu’il se rendit à lui-même, en plein Parlement, dans l’impérissable discours du 4 janvier 1849 : « Lorsqu’arrivera le terme de mes jours, je n’emporterai pas avec moi le remords d’avoir laissé sans défense la société barbarement attaquée, ni l’amère et insupportable douleur d’avoir jamais fait aucun mal à un seul homme. » Il faudrait graver ces paroles sur sa tombe, si son nom seul ne suffisait pas à rappeler ce qu’il fut.

En terminant cette esquisse, nous sommes heureux d’espérer qu’une main plus digne d’un tel travail fera bientôt revivre Donoso Cortès dans une peinture complète et achevée. On nous assure que M. de Montalembert recueille tous les documents nécessaires pour nous faire connaître, comme ils méritent d’être connus, la vie, les pensées et les travaux de l’homme admirable et excellent que nous pleurons. Ce sera un beau livre que la vie de Donoso Cortès écrite par M. de Montalembert et l’on ne peut souhaiter au génie qui vient de s’éteindre un plus illustre monument1.

 

 

Louis VEUILLOT, Âmes héroïques.

 

 

 

1. M. de Montalembert n’a pas complètement tenu cotte promesse. Son écrit sur Donoso Cortès n’est qu’une contestation politique au point de vue des idées libérales et parlementaires dont il a repris le joug.

  

 

 

 

 

 

www.biblisem.net