La Patrie
APERÇU PHILOSOPHIQUE ET HISTORIQUE
par
Jacques-Melchior VILLEFRANCHE
PARIS
LIBRAIRIE BLOUD ET BARRAL
4, RUE MADAME ET RUE DE RENNES, 59
1900
PRÉFACE
Quand la patrie est menacée du dehors, le devoir de quiconque peut manier une épée ou un fusil est de courir à la frontière. Mais si l’attaque se produit à l’intérieur, si l’ennemi est au cœur même du pays, si les sophismes, le doute, l’inquiétude envahissent et paralysent les défenseurs, le devoir de quiconque peut manier une plume ou la parole est de descendre sur la voie publique pour confondre les sophistes, éclairer et ramener les égarés, raffermir les fidèles. Qui eut dit, il y a vingt ans, que nous en viendrions en France à de semblables nécessités ? Alors, au moment de la refonte des lois scolaires, on proclamait l’amour de la patrie suffisant pour suppléer à toute morale, remplacer toute religion, développer toute vertu. Et voilà que l’idée même de patrie est battue en brèche. On fait miroiter aux yeux des foules je ne sais quel internationalisme nuageux qui leur promet l’abolition de la guerre, la paix, la justice, la félicité universelle ; et les foules inconscientes se troublent devant ces mirages enchanteurs, et à Lille, à Paris et dans plusieurs de nos grands centres populaires on a entendu des voix françaises pousser ce cri que nos pères n’auraient jamais cru possible : « À bas la patrie ! »
C’est à ce cri que nous nous proposons de répondre.
CHAPITRE PREMIER
L’idée de Patrie.
L’homme est fait pour vivre en société.
Le poussin qui sort de l’œuf sait déjà marcher et quérir sa nourriture. L’homme qui vient de naître est une chose inerte. Qu’on l’abandonne : il mourra à la place même et dans l’attitude où vous l’aurez laissé. De longs mois, de longues années s’écouleront avant qu’il sache marcher seul, se nourrir seul, se vêtir seul et se défendre.
Lorsqu’il a grandi, lorsque, à la rigueur, il est en état de se suffire, combien encore il est loin de pouvoir se passer de l’aide d’autrui ! Prenez le moins exigeant des hommes, celui qui a le moins de besoins à satisfaire : vaille que vaille il est vêtu, il mange, il a un abri ; mais que de bras ont dû se mouvoir pour filer et tisser ses habits, semer, récolter, moudre et pétrir son pain, couper, tailler, élever et ajuster les pierres et les bois de construction de son logis ! L’isolement se traduirait pour lui en une épouvantable misère. Mais cet homme n’a pas que des besoins immédiats. Pour protéger son existence et son travail, il lui faut des magistrats et des gendarmes ; il lui faut des écoles pour l’instruire, des savants, des écrivains, des prêtres pour l’initier à ses destinées supérieures et pour lui transmettre les vérités acquises avant sa naissance. Il est donc de toute évidence que l’homme ne saurait vivre autrement qu’en société.
À cette nécessité de se servir de ses semblables correspond dans le cœur de l’homme une inclination à les servir à son tour et à rechercher leur compagnie. L’homme a de la sympathie pour l’homme ; la sociabilité est une des lois de sa nature. Les affections des hommes entre eux prennent des noms divers suivant les personnes ou les groupements qui en sont l’objet : amour, amitié, camaraderie, esprit de famille, esprit de corps, enfin patriotisme ou amour de la patrie.
Limité dans ses facultés et dans ses relations, l’individu ne peut recevoir de tout le monde, ni donner à tout le monde. Il est comme une fleur qui ne peut être redevable à tous les jardiniers, ni orner et parfumer tous les jardins. De là pour chaque homme une limitation forcée de ses échanges de services, et par conséquent de ses affections. Il ne se restreint nullement par choix, mais par l’essence des choses. Dieu seul, étant infini, peut aimer également tous les hommes, toutes les familles, toutes les nations.
Le premier cercle déterminé autour de chaque individu, par ses relations passives ou actives avec les autres hommes, est le cercle de la famille : cercle d’autant plus intime et plus chaud qu’il est plus restreint, et que plus étroit est le lien qui le circonscrit et le resserre ; il comprend uniquement les personnes qui ont contribué à me donner la vie et celles auxquelles j’ai moi-même communiqué ce flambeau divin.
Un cercle plus vaste, c’est celui du village, dans lequel sont groupées plusieurs familles, puis celui de la province, englobant plusieurs villages.
Un autre plus vaste encore et d’un rayon plus ou moins étendu suivant les contingences variables de l’équilibre politique, c’est le cercle de la nation, de la patrie.
Il est un pays qui fournit à un homme les conditions de son développement intellectuel et moral, qui protège contre les agressions des groupes voisins sa vie, sa famille, ses biens de toutes sortes, un pays auquel attachent la gratitude aussi bien que l’intérêt, puisqu’il en reçoit des bienfaits si nombreux ;
Un pays aussi auquel il est attaché parce qu’il lui a donné de soi, de son travail, de ses conseils, de son sang peut-être ; un pays qu’il aime parce qu’il s’est dévoué à lui, et qu’amour et dévouement ne font qu’un.
Ce pays, chacun de nous l’enveloppe de ses affections, non seulement à cause des rapports personnels que nous avons avec lui, mais encore parce qu’il a fait pour notre père et pour nos aïeux ce qu’il fait pour nous et que les dévouements de nos pères et de nos aïeux, avant nous, s’étaient dépensés dans le même champ d’action. Voilà pourquoi, ce pays, nous l’appelons « la terre des pères » ; Vaterland, disent les Allemands ; patris, disent les Grecs ; patria ou patrie, disent tous les peuples d’origine latine. Les Anglais seuls manquent du mot propre et exclusif ; ils disent : this country, our own country, ce pays, notre pays, employant pour cela une expression très large qui signifie également la campagne (par rapport à la ville) ; mais si le mot spécial leur manque, ils connaissent bien la chose et ne sont pas les derniers à savoir la défendre.
Comme la vie en société, comme la propriété et la famille, la patrie est donc une des exigences de notre nature ; d’où il suit que le patriotisme, qui est l’amour de la société particulière à laquelle on appartient, est de droit naturel.
C’est un instinct, mais un instinct légitime et louable ; c’est une vertu à développer. Et combien profondes sont en nous les racines de cette vertu ! Car si l’intérêt est une de ces racines, elle est la moindre ; la patrie a le caractère et les droits d’une association de secours mutuels, mais les liens qui nous attachent à elle le plus étroitement sont les liens du cœur.
Qui peut revoir, soit en réalité, soit simplement par le souvenir, qui peut revoir sans leur trouver un charme qui n’appartient qu’à eux, les endroits où il a laissé une partie de lui-même et qui furent illuminés de ses premiers sourires ou assombris de ses premières tristesses ? Là où s’est opéré un échange d’impressions entre une âme qui s’ouvre à la vie et la terre qui la porte, là où l’on a aimé, peiné, bref fortement vécu, surtout si les jeunes années sont restées fidèles au même milieu, dans la rencontre habituelle des mêmes objets, là est la patrie.
La patrie... fermez les yeux, recueillez-vous dans vos souvenirs, et je vous promets un moment de douce émotion : vous allez revoir et comprendre la patrie.
La patrie, c’est le grand arbre sous lequel, enfant, on jouait près de sa mère ; c’est le bruit du torrent ou le murmure de la fontaine auprès d’une maison qui ne ressemble complètement à aucune autre ; c’est la senteur des bois pour le montagnard, ou celle des algues marines pour le riverain des mers ; c’est la silhouette des montagnes bleues derrière lesquelles on regarda tant de fois le soleil se coucher ; c’est l’église où l’on a fait sa première communion, le cimetière où dorment les aïeux.
La patrie, c’est le vallon où, muni d’un petit râteau, cadeau de la grand’mère, on se mêlait aux grandes personnes pour rejoindre ou éparpiller le foin ; on en revenait le soir sur le char chargé, où le père vous réservait une place. La patrie, c’est la chambre où l’on reçut les adieux d’un malade bien-aimé, le coin de fenêtre d’où l’on épiait le passage d’une fiancée qui apparaissait, puis disparaissait dans les tournants de la route.
La patrie, ce sont aussi les tressaillements d’un cœur de douze ans, à l’école, sur une page d’histoire ; c’est l’orgueil d’habiter un pays libre et glorieux, et le fier désir qui s’éveille de le servir à son tour, l’heure venue, pour l’élever plus haut encore, si l’on peut.
Nos poètes, nos prosateurs, sont pleins des tendres émotions qu’inspire la patrie. Il n’y a qu’à choisir :
Voici le captif de Béranger. Dans son lointain exil, il voit passer des hirondelles, il se dit qu’elles viennent de la patrie et il les interpelle :
Captif aux rivages du Maure,
Un guerrier courbé sur ses fers,
Disait : Je vous revois encore,
Oiseaux ennemis des hivers,
Hirondelles, que l’espérance
Suit jusqu’en ces brûlants climats,
Sans doute vous quittez la France :
De mon pays ne me parlez-vous pas ?
Depuis trois ans, je vous conjure
De m’apporter un souvenir
Du vallon où ma vie obscure
Se berçait d’un doux avenir.
Au détour d’une eau qui chemine
À flots purs, sous de frais lilas,
Vous avez vu notre chaumine :
De ce vallon ne me parlez-vous pas ?
L’une de vous peut-être est née
Au toit où j’ai reçu le jour
Là, d’une mère infortunée
Vous avez dû plaindre l’amour.
Mourante, elle croit à toute heure
Entendre le bruit de mes pas ;
Elle écoute et puis elle pleure !
De son amour ne me parlez-vous pas ?
Ma sœur est-elle mariée ?
Avez-vous vu de nos garçons
La foule, aux noces conviée,
La célébrer dans leurs chansons ?
Et ces compagnons du jeune âge,
Qui m’ont suivi dans les combats,
Ont-ils revu tous le village ?
De tant d’amis ne me parlez-vous pas ?
La dernière strophe est la plus touchante ; bien qu’écrite longtemps avant nos malheurs de 1871, on la croirait prophétique ; le poète y voit l’étranger prendre possession d’une partie de nos foyers :
Sur leurs corps l’étranger peut-être
Du vallon reprend le chemin ;
Sous mon chaume il commande en maître
De ma sœur il trouble l’hymen.
Pour moi plus de mère qui prie,
Et partout des fers ici-bas.
Hirondelles de ma patrie,
De ses malheurs ne me parlez-vous pas ?
Écoutez également la plainte si naïve d’un autre exilé, celle de Chateaubriand ; plainte d’un rythme mélancolique, monotone, bref et brisé comme le cri solitaire du grèbe sur la plage déserte :
Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !
Ma sœur, qu’ils étaient beaux ces jours
De France ;
Ô mon pays, sois mes amours
Toujours !
Te souvient-il du lac tranquille
Qu’effleurait l’hirondelle agile,
Du vent agitant le roseau
Mobile
Et du soleil couchant sur l’eau
Si beau !
Ma sœur, te souvient-il encore
Du château que baignait la Dore
Et de cette tant vieille tour
Du Maure
Où l’airain sonnait le retour
Du jour.
Te souvient-il que notre mère,
Au foyer de notre chaumière,
Nous pressait sur son cœur joyeux,
Ma chère,
Et nous baisions ses blancs cheveux
Tous deux.
Plus amère, mais bien émouvante aussi est la page dans laquelle Lamennais fait apprécier leur bonheur à ceux qui ont une patrie, par le contraste avec ceux qui n’en ont plus :
Il s’en allait errant sur la terre. Que Dieu garde le pauvre exilé !
J’ai passé à travers les peuples et ils m’ont regardé. Je les ai regardés et nous ne nous sommes point reconnus. L’exilé partout est seul.
Lorsque je voyais, au déclin du jour, s’élever du creux du vallon la fumée de quelque chaumière, je me disais : Heureux celui qui retrouve le soir le foyer domestique et s’y assoit au milieu des siens. L’exilé partout est seul.
Où vont ces nuages que chasse la tempête ? Elle me chasse comme eux et n’importe où. L’exilé partout est seul.
Ces arbres sont beaux, ces fleurs sont belles ; mais ce ne sont point les fleurs ni les arbres de mon pays. Ils ne me disent rien. L’exilé partout est seul.
J’ai vu des vieillards entourés d’enfants, comme l’olivier de ses rejetons ; mais aucun de ces vieillards ne m’appelait son fils, aucun de ces enfants ne m’appelait son frère. J’ai vu des jeunes filles sourire, d’un sourire aussi pur que la brise du matin, mais aucune ne m’a souri. J’ai vu des jeunes hommes s’aimer tendrement, mais pas un ne m’a serré la main. L’exilé partout est seul...
Il s’en va errant sur la terre. Que Dieu bénisse le pauvre exilé !
Nous risquons de donner à cette partie de notre modeste ouvrage l’apparence d’une anthologie ; mais les réminiscences ne sont point déplacées dans un tel sujet : l’idée de patrie n’est-elle pas faite tout entière de réminiscences ?
Lorsque, raconte Bernardin de Saint-Pierre, lorsque j’arrivai eu France sur un vaisseau qui venait des Indes, je me rappelle que les matelots, en vue de la patrie, devinrent pour la plupart incapables d’aucune manœuvre. Les uns la regardaient sans pouvoir en détourner les yeux ; d’autres mettaient leurs beaux habits, comme s’il avait été le moment de descendre ; il y en avait qui parlaient tout seuls, et d’autres qui pleuraient. À mesure que nous approchions, le trouble de leur tête augmentait ; comme ils en étaient absents depuis plusieurs années, ils ne pouvaient se lasser d’admirer la verdure des collines, le feuillage des arbres, et jusqu’aux rochers du rivage, couverts d’algues et de mousses, comme si tous ces objets leur eussent été nouveaux. Les clochers des villages où ils étaient nés, qu’ils reconnaissaient au loin dans les campagnes et qu’ils nommaient les uns après les autres les remplissaient d’allégresse ; mais quand le vaisseau entra dans le port, et qu’ils virent sur les quais leurs amis, leurs pères, leurs mères, leurs enfants, qui leur tendaient les bras en pleurant, et qui les appelaient par leurs noms, il fut impossible d’en retenir un seul à bord. Tous sautèrent à terre, et il fallut suppléer, suivant l’usage de ce port, aux besoins du vaisseau par un autre équipage.
Il y a les petites et la grande patrie.
Les petites sont d’abord la commune, ville ou village, où réside la famille, élément premier de toutes les patries. Il est à désirer qu’elles soient largement autonomes, que leur maire, élu et représentant de tous les habitants, ait le contrôle sérieux de leurs finances, des travaux publics exécutés dans leur sein et à leurs frais, et la surveillance de l’ordre public, de l’enseignement public. Mais il faut qu’elles restent subordonnées à la nation, et c’est un crime d’antipatriotisme au premier chef que cette prétention, par exemple, de la commune parisienne s’isolant de l’État en 1871, et s’insurgeant contre le reste du pays sous les yeux d’un ennemi victorieux et gouailleur. Que serait devenue la France si toutes ses communes, ou seulement une partie notable, eussent imité Paris ? N’insistons pas davantage sur ces honteux souvenirs.
Une patrie un peu plus étendue est la province. Nous voudrions pouvoir dire le département. Mais les divisions départementales, absolument arbitraires, ne sont pas entrées dans nos mœurs ; c’était inévitable, parce que, trop morcelées, elles n’ont pas une vie propre et ne sont qu’un moyen de centralisation, d’absorption complète de toute initiative, de toute personnalité des membres du corps national au profit de la tête. Aussi lorsqu’il plaît à Paris de faire une révolution, les départements n’ont qu’à dire Amen. Il ne vient même à l’idée de personne qu’ils puissent résister et exiger d’être consultés, eux aussi, qui paient les frais.
La tradition conserve mieux les anciennes dénominations provinciales, plus larges, plus rationnelles, gardant, malgré un siècle écoulé depuis leur déclassement, des souvenirs personnels, et un cachet qui n’appartient qu’à elles. Jamais un Français, éloigné de son lieu de naissance, ne s’avisera de se réclamer de son département : « Je suis de Lot-et-Garonne, je suis d’Ille-et-Vilaine. » Il ne serait pas compris, du moins pas sans effort. Il dira : « Je suis provençal, je sois normand », et ces expressions offriront aussitôt une idée claire pour tout le monde.
Commune, département ou province, toutes les petites patries doivent être subordonnées à la grande. C’est ce qu’exprimait admirablement ce paysan qui disait : « En Bretagne je suis Malouin, à Paris je suis Breton, hors de France je suis Français ! »
La patrie dont nous avons ici à rechercher les conditions et les lois, c’est celle qui contient et protège toutes les autres, c’est la grande patrie, la nation. Pour nous, Français, elle a un nom bien doux, vénérable par son antiquité que n’atteint aucun autre groupement national actuellement existant : la France ! Le patriotisme pour nous consiste donc à aimer la France, à servir la France ; la France qu’un Pape a appelée jadis « le plus beau des royaumes après celui du Ciel ».
Chacun pour tous, tous pour chacun, telle est la devise d’un patriotisme éclairé. Chacun doit sacrifier son intérêt particulier à l’intérêt de la nation, mais la nation doit ressentir vivement toute injure faite à chacun ; la solidarité est réciproque, entière, d’un bout à l’autre du corps national. Qu’on nous permette une comparaison triviale, mais expressive. Vous marchez sur la queue d’un chien ; la queue seule a souffert, mais la gueule aboie, les mâchoires s’ouvrent menaçantes, la griffe se dresse, prête à déchirer, l’animal entier est debout pour la protection de cette queue inoffensive ; impuissante par elle-même, cette queue est aussi bien défendue que les muscles les plus vigoureux. Pourquoi ? Parce que tous sont solidaires. Ô douceur incomparable, ô force invincible de la solidarité ! Pénétrez-vous, jeunes gens, de cette maxime que, devant une mère commune, tous les enfants sont des frères. La maison que tu as à défendre, toi, jeune soldat né dans les tourelles d’un château, c’est le toit de chaume de ton camarade ; et pour toi, enfant du village, c’est le château. Ta patrie, Breton, sais-tu où elle est quand l’étranger menace Marseille ou Grenoble, à l’autre bout de la France ? Elle est sur les Alpes. Et toi, provençal ou dauphinois, sais-tu où est ta patrie quand les flottes anglaises guettent l’entrée des ports de Calais ou de Cherbourg ? Elle est sur les falaises, dans les redoutes qui cachent les gros canons de marine, dans les phares qui promènent sur le large un œil vigilant. Chacun pour tous, tous pour chacun ; toutes les fois que l’on a vu la France bien unie, bien ramassé dans la main d’un chef, ou possédée d’une grande idée qui donnait le même élan à tous les cœurs, on a vu la France au pinacle de la civilisation et capable de tenir tête, à elle seule, au monde coalisé contre elle.
CHAPITRE II
Conditions d’une Patrie ; erreurs et préjugés.
Quelles sont les conditions d’existence nécessaires une patrie ? La définition suivante les indique : Une patrie est une association, née entre un certain nombre d’hommes, de l’identité ou des affinités de certaines conditions de vie, dont les principales sont : le territoire, les origines et les traditions de races, la langue, la religion.
Le territoire d’abord. Il en faut un et bien circonscrit. Les peuples nomades qui replient leurs tentes au gré de leur fantaisie n’ont qu’un patriotisme vague et changeant comme leurs pérégrinations. Les Israélites n’eurent vraiment une patrie qu’après la conquête du pays de Chanaan et sa répartition entre les douze tribus ; ils n’en ont plus, du moins en tant qu’Israélites, et sont de nouveau campés çà et là par le monde. Ils ont émis récemment l’idée de ressusciter un royaume ou une république d’Israël en rachetant le territoire de leurs aïeux et en y revenant en masses compactes. C’est ce qu’on a appelé le Sionisme ; des congrès sont tenus chaque année dans ce but. Réussiront-ils ? Certes ils sont assez riches pour payer à beaux deniers comptants tout ce qui leur conviendra et les Turcs assez pauvres pour vendre et l’antique Sion et la vallée du Jourdain et bien d’autres choses encore. L’obstacle viendra des Juifs eux-mêmes. Comme ils répugnent à l’agriculture, ils ne sauraient prendre racine dans aucun sol, ni fonder une patrie nulle part. Mais nous reviendrons sur les anomalies particulières à ce peuple étrange.
Pourvu que la patrie soit assez étendue et suffisamment fertile pour nourrir ses habitants, il n’est pas nécessaire qu’elle ait le ciel le plus lumineux, le climat le plus doux, le sol le plus riche. Au contraire, il semble que l’homme s’attache plus étroitement à une terre ingrate et sauvage, sur laquelle il peine davantage pour vivre. Ainsi la mère a de secrètes préférences pour l’enfant qui lui a le plus coûté. Le montagnard aime ses pics désolés, le riverain du Zuiderzee ses plaines basses et marécageuses que la mer lui dispute ; le Samoyède refuse de quitter ses neiges où il ne voit d’autre verdure que les mousses et les lichens. C’est très heureux, car si tous les hommes couraient uniquement au bien-être, ils s’entasseraient dans les mêmes régions, et le reste du globe se changerait en désert.
C’est une bonne fortune également pour une nation d’avoir un territoire clairement circonscrit par la nature. L’Angleterre se félicite d’être une île, ce qui la dispense d’entretenir, comme nous, une double armée, armée de terre et armée de mer. La Suisse s’applaudit de sa ceinture de montagnes, ce qui facilite la défense et décourage l’envahisseur. Mais si les frontières naturelles manquent, on les remplace ; au lieu d’un fleuve, d’un lac, d’une chaîne montagneuse, un simple poteau suffit ; à une condition pourtant : il faut qu’on sache que derrière ce poteau on trouvera une barrière de poitrines de patriotes.
On est porté à croire, à première vue, que l’unité de race est indispensable à une forte cohésion nationale. Il n’en est rien : une même race d’hommes peut parfaitement constituer deux patries distinctes, étrangères et même hostiles l’une à l’autre ; ainsi la race slave en Russie et en Pologne. Inversement, on voit une race se répartir avec satisfaction entre deux États : ainsi les Basques des Pyrénées, restés irréductibles comme race à part, se trouvent bien de leur fusion politique, au nord avec la France, au midi avec l’Espagne.
Mais, à proprement parler, existe-t-il de vraies races, des races pures, exemptes de tout mélange ? Non ; il n’y en a qu’une, l’israélite, et précisément cette race est sans patrie.
La réponse serait différente s’il s’agissait de distinguer les hommes d’après la coloration de la peau : blanche, noire, jaune et rouge, cela fait bien quatre races impossibles à confondre. Mais nous nous occupons ici uniquement des blancs, des hommes de la famille dominatrice, classée sous la dénomination de caucasique ou indo-européenne. Chez ceux-là (toujours à l’exception des Juifs) les croisements sont tellement multiples et enchevêtrés qu’on ne saurait plus remonter jusqu’aux origines.
Que sont les peuples actuels, sinon des mélanges, des amalgames ?
Avons-nous dans les veines, nous Français, plus de sang celte, ou plus de sang romain, ou plus de sang germain, voire scandinave et arabe ? De tout cela nous-avons un peu, sans qu’aucun de nous puisse déterminer, en ce qui le concerne, les proportions exactes ; mais la race française est une race composite.
Et que dire de l’Angleterre ? Là c’est pire encore. Sur les Bretons primitifs ont passé successivement quatre ou cinq alluvions dont chacune a laissé ses sédiments : Romains, Angles, Saxons, Normands de Scandinavie et Normands de France ; il fut un temps où la grande île était une proie offerte à toutes les convoitises ; il n’y avait, comme on dit, qu’à se baisser pour en prendre. Ce temps, avouons-le, est bien passé. Une fois tous ces étrangers assimilés et devenus siens, la fière Albion a eu sa revanche ; à son tour elle sait prendre et le monde devient sa proie.
Les États-Unis d’Amérique sont un produit de juxtapositions européennes de toutes provenances : Anglais, Espagnols, Allemands, Français, Hollandais, etc. Et, chose inattendue, ils montrent une vitalité plus puissante que les anciennes colonies hispano-américaines, où l’on ne trouve que deux races, l’indigène et l’espagnole. Bref, l’expérience montre tout le contraire de ce qu’on devrait supposer a priori. Bien loin que la diversité nuise à la cohésion, plus une nation est mêlée, plus elle est énergique. Le métal amalgamé a une dureté, une résistance, une souplesse supérieure à celle du métal pur.
L’unité de race nous amène à l’unité de langage, celle-ci étant la meilleure conservatrice de celle-là. En effet, tout peuple qui perd sa langue perd, avec le temps, sa personnalité. L’Irlandais, rivé malgré lui à l’Angleterre, a commis la faute d’accepter presque partout la langue anglaise ; dès lors il peut regimber encore quelque temps sous le joug, mais non s’en affranchir ; les larges émigrations irlandaises, au lieu de créer de nouvelles Irlandes en Amérique et en Australie, n’ont servi qu’à y renforcer l’odieuse prépotence anglaise, et grâce surtout à l’égalité des droits, existant au-delà des mers, les fils de la verte Erin cessent de se distinguer des fils de leurs oppresseurs, cause première de leurs exodes.
Dans une patrie, l’unité de langage est donc très précieuse. On apprend à penser en apprenant à lire. Étudier les mêmes auteurs, parcourir les mêmes journaux, discuter dans un même idiome les affaires communes : autant d’actes qui produisent dans les idées et les sentiments une direction identique, favorable à l’unité nationale. Cependant là encore l’expérience donne un démenti à la théorie absolue. Ne voyons-nous pas, à côté de nous, en Suisse, des citoyens très unis traiter leurs affaires publiques en trois langues différentes : allemand, français et italien, sans que la diversité des idiomes engendre la divergence des intelligences et des cœurs ?
On en peut dire autant de l’unité de religion. Elle est infiniment désirable au point de vue de l’unité nationale, car les dissidences confessionnelles sont une occasion de discordes profondes ; mais elle n’existe que dans un certain nombre de petits États : luthérienne dans les trois royaumes scandinaves ; grecque-schismatique ou (comme nous disons par courtoisie pour les Russes) orthodoxe en Roumanie et Serbie ; catholique en Espagne, Portugal, Brésil, Bavière, Mexique et les républiques hispano-américaines. Mais les grandes nations, France, Angleterre, Autriche, Allemagne, États-Unis, Russie même, à côté de la religion qui domine chez elles, comptent chacune d’importantes minorités dissidentes. Cela n’empêche pas ces grandes nations intérieurement discordantes au point de vue religieux, de faire la loi au reste du globe. Bien plus, on dirait que l’état de lutte intellectuelle qui leur est familier avive dans leur sein une particulière activité ; ainsi le vent qui souffle avive une flamme qui s’éteindra si l’air se calme. L’école de la lutte perpétuelle est une rude mais bonne école, et rien de fortifiant comme la contradiction. Consolons-nous donc, comme Français, de ne pouvoir réaliser cette unité religieuse nationale à laquelle nous travaillons de toutes nos forces comme catholiques ; bénissons les voies mystérieuses de la Providence, et bénissons le lot que nous fait la patrie française : celui de la liberté.
La religion conserve les patries opprimées ; tel est le cas du catholicisme en Pologne, tel fut celui du christianisme grec pour les peuples submergés par l’invasion de l’Islam. Tant que dure le joug ou la menace de l’oppresseur, la ferveur religieuse se maintient et le sanctuaire reste le refuge de l’esprit national. Mais quand le danger s’est éloigné, quand arrivent la tolérance et, il faut bien l’ajouter, l’indifférence religieuse et le scepticisme, le patriotisme change de caractère ; il se laïcise et se maintient néanmoins, à une condition dont nous aurons à reparler : c’est que l’esprit religieux ne disparaisse pas si complètement qu’il entraîne avec lui l’esprit de dévouement et de sacrifice, dont il est le foyer principal.
Conclusion. Toutes les conditions constitutives que nous venons d’étudier : unité de territoire, de race, de langue, de religion, ont leur importance, mais il n’en est pas d’absolument indispensable. Plus il s’en trouve de réunies, plus forte est la cohésion nationale ; mais dans aucune patrie on ne les rencontre complètes.
Le patriotisme, en définitive, résulte d’intérêts communs et de traditions communes. « Là où l’on est bien, là est la patrie », dit un proverbe qui a du vrai et du faux, mais beaucoup plus de faux que de vrai. Il est plus exact de dire que là où les aïeux ont vécu, travaillé et souffert, là où l’on a vécu, travaillé et souffert soi-même, là est la patrie. Le ciment le plus fort pour lier des concitoyens, c’est le ciment des souvenirs, de la sueur et du sang.
« Mais, dira un philosophe, à quoi bon tant de patries ? Pourquoi toutes ces divisions de la famille humaine, toujours prêtes à s’entre-dévorer pour s’agrandir l’une aux dépens de l’autre ? Moi, je suis homme avant tout et par-dessus tout, la fraternité humaine me suffit, j’ai assez d’une patrie, je suis cosmopolite ou, pour exprimer la chose en français, je suis citoyen du monde ! »
– Ah ! oui, répondrons-nous, une patrie unique, ce serait l’idéal... si ce n’était une utopie.
Elle a été réalisée dans le domaine religieux ; il n’y a devant Dieu ni juifs ni gentils, ni blancs ni noirs ; tous les hommes sont égaux, tout chrétien est citoyen du monde.
Mais pour l’ordre et la sécurité – deux conditions indispensables à la vie de la société humaine – il faut des gouvernements et des moyens permanents de défense. Des gouvernements sans lesquels on n’aurait ni communications ou services publics, ni transactions possibles hors de chez soi ; des moyens permanents de défense sans lesquels on serait à chaque instant la proie du voisin.
Le cosmopolitisme repose sur une fausse conception de la nature humaine. Il la prend telle qu’il la conçoit, telle qu’il la désire, non telle qu’elle est. Il oublie que, libre d’une part, et de l’autre corrompu par le péché originel, l’homme est égoïste, rapace, injuste ; que, pour se satisfaire, certaines passions bouleverseraient tout si la société ne leur opposait une digue salutaire ; bref que pour se passer d’un gouvernement et, au besoin, d’une force compressive qui oblige à marcher droit, il faudrait que nous fussions non plus des hommes, mais des anges.
Or, peut-on imaginer un gouvernement qui renferme l’universalité des hommes ? Les distances, les climats s’y opposent. À vrai dire, les progrès modernes des communications, les chemins de fer, les télégraphes, facilitent l’extension des patries. L’empire russe est gouvernable malgré son immensité ; il ne l’aurait pas été au moyen âge ; mais la nature impose néanmoins des limites. Quelles relations existe-t-il entre un homme des tropiques et un homme du pôle, entre un Soudanais et un Lapon ? Quels rapports entre les besoins de l’un et les besoins de l’autre ? Chacun se groupe avec ceux de ses semblables qui partagent son tempérament, ses nécessités, ses aspirations ; de ces morcellements du genre humain naissent immédiatement les patries.
Que s’il arrive aux nations fortes et plantureuses de jeter au loin, et jusqu’à leurs antipodes, des rameaux dans lesquels elles revivent, la distance rompra tôt ou tard cette communauté de vie. La colonie parvenue à l’état adulte repoussera la tutelle de la mère patrie ; ainsi firent les États-Unis anglais et l’Amérique espagnole ; ainsi feront immanquablement dans le XXe siècle l’Australie, le Canada, l’Afrique australe ; l’Angleterre gardera son glorieux titre de mère des nations, mais elle ne gardera pas la direction des nombreuses patries nées de son sein.
Après tout, le fractionnement de l’humanité n’a pas que des inconvénients. Si la coexistence d’États rivaux a ses périls, leur concentration serait un danger bien autre ; elle éteindrait les foyers actifs, et un gouvernement qui s’étendrait sur le globe entier ne pourrait être qu’inerte ou tyrannique. Le patriotisme en disparaissant briserait une des forces qui font contrepoids à notre égoïsme naturel : une force que remplacerait très mal le cosmopolitisme, idéal trop insaisissable pour la presque totalité des hommes.
On n’admirera pas sans réserve ces strophes éclatantes de la Marseillaise de la paix, par Lamartine.
Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races
Ces bornes et ces eaux qu’abhorre l’œil de Dieu ?
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?
La voûte a-t-elle un mur, une borne, un milieu ?
Nations, mot pompeux pour dire barbarie !
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La fraternité n’en a pas.
Voici un philosophe humanitaire plus haut et plus pratique, celui qui a enseigné à ses disciples que la perfection consiste à s’aimer les uns les autres ; il va nous montrer combien la tendresse pour l’humanité est loin d’être inconciliable avec le patriotisme.
Jésus arrive sur une hauteur d’où son regard embrasse Jérusalem, la capitale de son peuple. Il s’arrête, contemple longuement la ville rebelle dont il connaît d’avance le châtiment et lui adresse de pathétiques reproches : « Cité ingrate, cité criminelle qui tues les prophètes et ceux qui te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous son aile, mais tu n’as pas voulu ! Aussi des jours malheureux approchent, où tes ennemis t’environneront de tranchées, t’enfermeront de toutes parts, te détruiront entièrement... » Et Jésus pleura.
Ainsi l’homme qui, à ne le considérer que comme un homme, fut sans conteste le meilleur, le plus sage, le plus génial et le plus influent de tous ceux qui ont jamais vécu, Jésus était un patriote. Il n’a pleuré que deux fois, l’une sur la mort de Lazare, l’autre sur les malheurs de Jérusalem, et ses larmes ont consacré deux des sentiments humains les plus doux et les plus nobles : l’amitié et le patriotisme.
Les socialistes, aujourd’hui, ont rajeuni le cosmopolitisme en lui donnant le nom d’internationalisme. On n’ose pas renier formellement la patrie – ou du moins les naïfs et les imprudents ont seuls cette audace – mais, au fond, les capitalistes de tous pays étant l’ennemi, et les ouvriers, à l’exclusion de quiconque travaille autrement que des mains, étant tous frères, le vrai socialiste ne connaît pas de frontières, ni pour ses amours, ni pour ses haines. L’idée de patrie lui paraît détestable, tout particulièrement parce qu’elle détourne les travailleurs de leur véritable programme, qui doit être l’entente internationale, afin de faire prévaloir sur tous les autres intérêts celui du travail. Le patriotisme est bon pour les propriétaires, bon pour les riches ! Mais ceux qui n’ont rien seraient bien naïfs de se battre pour ceux qui possèdent. On oublie ainsi que les droits du pauvre, comme citoyen, sont égaux à ceux du riche, que tous sont électeurs dans une démocratie où tout dépend des élections ; que tous sont soldats dans des batailles où l’on ne se bat plus, comme aux temps des invasions des barbares, pour la conservation de la propriété privée – le vainqueur quel qu’il soit la respecte à peu près toujours – mais pour les biens communs de la nation, patrimoine indivis de tous ses enfants.
À côté de l’enthousiaste nomade qui néglige ses proches pour se vouer au bonheur d’une imaginaire universalité, il en existe un autre bien différent. Il ne sent, celui-là, que ce qui le touche, ne connaît que le coin du monde où le hasard de la naissance l’a placé, n’admire que la nation dont il fait partie. Il nous rappelle cet excellent fils de l’Auvergne – ou de la Gascogne – qui, arrivé de la veille à Paris, levait les épaules et souriait de pitié en voyant des promeneurs s’arrêter pour considérer la lune, planant dans un ciel pur au-dessus des tours de Notre-Dame : « Ça, une belle lune ! s’écria-t-il ; ah ! si vous voyiez celle de chez nous !... »
Cet ignorant vantard, léger, présomptueux n’est au fond qu’un égoïste et un sot. Nos aïeux l’ont appelé chauvin, sans doute à cause de quelque personnage de comédie. Aux États-Unis, depuis quelques années, il a été baptisé jingo.
Le chauvinisme ou jingoïsme, grave péril pour une nation ! Il l’aveugle sur ses défauts, l’endort dans la routine, l’empêche de voir les progrès réalisés par les nations rivales. Nous croyons n’avoir que « des écoles et des administrations que l’Europe nous envie », les gouvernants prennent au pied de la lettre les compliments intéressés de la flatterie, les gouvernés boivent avec délices les béates tirades des discours officiels où chacun encense son voisin, à charge d’être encensé par lui ; on se croit impeccables, invincibles ; on est prêts, toujours prêts, quelle que soit l’entreprise à tenter, « il ne manque pas un bouton de guêtre » et l’on crie « À Berlin ! à Berlin ! » sauf à se réveiller effectivement en Allemagne, mais comme prisonniers de guerre !
Mais si grotesque, si dangereux que soit le chauvinisme, soyons indulgents pour lui : au moins il ne déprime point les cœurs, il n’est pas méprisable et avilissant comme l’indifférence – ou, autrement dit, le Je m’en fichisme.
Le Je m’en fichisme, voilà un mot clair et expressif, dans sa forme bizarre et toute récente. Le Je m’en fichisme est une erreur ; plus qu’une erreur, c’est un vice, c’est une chose odieuse et criminelle.
Ah ! qui nous délivrera de ces sceptiques charmants enfermés dans leur moi comme le colimaçon dans sa coquille ! « Agréables épicuriens, gais adorateurs du veau d’or, ils raillent tout ce qui ne leur rapporte ni plaisir ni profit et n’ont qu’un seul courage, la franchise d’avouer leur indifférence universelle. Ceux-là n’épousent aucune théorie. À quoi bon ? Peu leur en chaut, à ces joyeux compères. La théorie n’est pas leur fort, c’est dans la pratique qu’ils se distinguent.
S’ils appartiennent aux classes autrefois dirigeantes, parlez-leur théâtres, parties fines, courses, chiens et chevaux, ils vous comprendront. Quelques-uns même vous parleront Bourse – il en est qui se haussent jusque-là – ils discuteront avec chaleur, presque avec émotion.
S’ils font partie des classes qui gagnent leur pain par un labeur manuel, parlez-leur absinthe, amours vagabondes, bonnes farces jouées aux patrons ou aux bourgeois, cabarets, brindezingues et mannezingues : ils vous répondront et vous étonneront par la profondeur de leur science.
Mais si, aux uns comme aux autres, vous vous avisez de parler vertu et travail, devoirs qu’impose la richesse, honneur professionnel, prévoyance du lendemain, joies de la famille, fêtes religieuses, gloire et grandeur de la patrie : ils ne vous comprendront pas, ils vous échapperont par quelque agréable plaisanterie. Rien dans la tête, rien dans le cœur, souvent un corps précocement atrophié et qu’il faudra ou qu’il a fallu réformer à la conscription, voilà tout ce que ces beaux sires ont à vous offrir !
L’apologue suivant a pour but de stigmatiser l’idiot et ignoble travers des sans-patrie :
LA RUCHE
« Tous pour chacun, chacun pour tous ! »
De la ruche affairée et gaie et toujours pleine
Telle était la devise. Un gros bourdon jaloux
Y fit entrer l’ennui, le dégoût et la haine.
Les abeilles s’en vont, abandonnant la reine.
Tout aussitôt frelons et guêpes d’accourir.
Le miel est au pillage. En vain la reine crie :
« Défendez votre bien, défendez la patrie ! »
La foule déserteuse en rit : Qui, nous, mourir
Pour cette fausse république,
Pour votre boîte tyrannique !
Nous en avons assez. À nous l’immensité,
Au lieu d’une patrie unique !
À nous surtout la Liberté !
L’écho de toutes parts répète « Liberté ! »
Mais plus s’entend le mot, moins s’aperçoit la chose
Et l’abeille ouvrière, en sa stupidité,
Des malheurs de la ruche à la plus forte dose.
Les nôtres dans le froid et dans l’obscurité
Voletèrent la nuit, frileuses, incertaines.
Loin de leur vieil abri, maintenant regretté,
Elles périrent par centaines.
Que m’importe l’oripeau
Que vous appelez drapeau ?
S’écrie un socialiste ;
Moi, mon pays c’est ma peau.
– Et ! mon ami, si j’insiste
À maintenir le drapeau,
C’est pour conserver ta peau.
Crois-tu, quand l’État s’écroule,
Quand nous abat et nous foule
Le pied d’un vainqueur altier,
Crois-tu, bravant cette houle,
Pouvoir vivre dans la foule
Comme en temps calme un rentier ?
Non, ta sûreté consiste
Dans celle du peuple entier.
Mais laissons là ce motif égoïste.
N’avons-nous pas un cœur ? Et les champs fortunés
Où dorment nos aïeux, où nos enfants sont nés,
Ne nous disent-ils rien ?... Va, vil je m’en fichiste,
Tes stupides mépris on te les rend... Et toi,
Pauvre internationaliste,
Tu te dis citoyen du monde ; mais, crois-moi,
Dans le fond tu n’es rien et tu n’aimes que toi.
CHAPITRE III
Devoirs envers la Patrie.
Toute association impose des obligations à ses membres ; sans cela elle ne pourrait atteindre son but, ni même subsister. Les croyants ont des devoirs envers leur Église ; les parents et les enfants en ont envers la famille, le citoyen en a, au même titre, envers la patrie. Quoi ! s’écrie Mardochée dans Racine,
Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie,
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie !
Mais les devoirs sont de natures si diverses que, souvent, ils se nuisent les uns aux autres et ne sauraient être remplis tous à la fois. Entre eux il existe une gradation, une sorte de hiérarchie.
En premier lieu, au-dessus de tout, planent les devoirs de la conscience. Aucun patriotisme ne peut justifier un manquement à l’honneur, aucune raison d’État un mensonge, un parjure. Non certes que les exemples d’attentats couronnés par le succès fassent défaut dans l’histoire des relations de peuple à peuple. Ils y abondent au contraire. Pour ne parler que des modernes, Frédéric II fit un coup superbe en refusant de rendre à Marie-Thérèse la Silésie qu’il avait reçue d’elle en dépôt pour la défendre ; un de ses successeurs, Guillaume Ier, compléta la grandeur de la Prusse par la spoliation du prince héritier de Holstein, du roi de Hanovre et d’autres princes amis et confédérés, et son chancelier Bismarck s’est acquis des applaudissements sans fin pour la falsification de la fameuse dépêche d’Ems qui poussa la France à déclarer une guerre folle. Et le partage de la Pologne, la saisie toute récente de l’Égypte par les Anglais (sans compter celle de la Tunisie par les Français sous prétexte d’incursions des problématiques Kroumirs), les insurrections plus récentes encore fomentées à Cuba et aux Philippines par les États-Unis, afin de s’emparer de ces îles, comment les qualifier ?
Tous ces brigandages internationaux non seulement sont restés impunis, mais ont reçu la consécration du fait accompli, acclamé, glorifié. Ils n’en sont pas moins des brigandages. Peut-être recevront-ils leur châtiment plus tard, car un siècle, deux siècles sont peu de chose dans la vie des nations. Quoi qu’il arrive, le principe subsiste. Il y a un droit des nations, jus gentium ou droit des gens ; il y a une justice, une loyauté internationale, bref des lois éternelles dont la violation, quoique admirée du vulgaire, couvre d’opprobre ceux qui les méconnaissent. Autrement il faudrait dire que les chefs des peuples sont dispensés entre eux d’observer cette morale dont ils imposent le respect aux autres hommes ; qu’ils restent de parfaits honnêtes gens tout en employant la mauvaise foi, la fourberie et la violence ; que la force et la duplicité seules ont des droits ; que le monde appartient légitimement aux plus coquins, et que l’axiome latin doit être pris au pied de la lettre : « Homo homini lupus, l’homme à l’homme est un loup. »
Après avoir mis l’honnêteté au-dessus de tout, dans la hiérarchie des devoirs, on peut formuler cette règle que leur gravité est en raison de l’étendue des groupes auxquels ils s’appliquent, et qu’il faut, en cas de conflit, faire passer les groupes plus importants avant ceux qui sont moindres.
Fénelon a très bien exprimé ce classement : « Je dois plus à l’humanité qu’à ma patrie, à ma patrie qu’à ma famille, à ma famille qu’à mes amis, à mes amis qu’à moi-même. »
Nous négligerons dans cette gradation l’humanité et les amis, envers lesquels il est rare, excessivement rare qu’on ait à remplir des devoirs en contradiction avec d’autres, et nous sacrifierons l’individu à la famille, la famille à la patrie.
À la patrie on doit respect et amour ; on lui doit de la servir par la vertu ; on lui doit l’impôt et, de nos jours, le vote ; on lui doit d’élever les enfants dans son amour ; on lui doit de la défendre quand elle est attaquée. Parcourons rapidement cette riche gamme d’actes méritoires à accomplir, en nous inspirant des exemples de tant de patriotes qui nous ont précédés.
Que la patrie ait en permanence au fond de notre cœur une sorte d’autel affecté à son culte. Que ce culte, à l’occasion, n’hésite pas à se traduire au dehors. Ne souffrons pas qu’on insulte la patrie en notre présence, honorons tout ce qui la symbolise, ses traditions, son histoire, ses institutions, son drapeau ; honorons-la par notre conduite, surtout vis-à-vis des étrangers qui la jugent sur l’échantillon que nous en exhibons à leurs yeux. La Providence nous a-t-elle octroyé ce privilège de pouvoir faire honneur à notre pays par nos travaux artistiques, scientifiques ou littéraires : travaillons avec d’autant plus d’ardeur que notre œuvre rayonnera sur nos concitoyens. C’est un véritable stimulant pour les grandes âmes que l’ambition de grossir le contingent de la gloire nationale, de devenir pour leurs amis un sujet de fierté, de forcer l’étranger à saluer avec admiration une conquête faite par leur pays et qui profitera à l’humanité. Que si, plus modestes dans nos facultés et nos ambitions, nous ne pouvons servir la patrie qu’en obéissant à ses lois, ne dédaignons pas cette pensée encourageante que nos vertus obscurément pratiquées ne profitent pas qu’à nous. La santé et la force du plus petit des membres contribuent à la vigueur du corps tout entier.
Les traits de dévouement patriotique, d’immolation de l’individu à la patrie, abondent chez tous les peuples. On en ferait des volumes.
Un des plus anciens, et aussi des plus remarquables, est celui que raconte la Bible au premier livre des Macchabées. Dans une bataille contre Antiochus, Jonathas, fils de Saura, voyant un éléphant plus grand que les autres, cuirassé aux armes du roi, porter le désordre parmi les bataillons israélites, croit qu’il est monté par le roi lui-même. Il court à lui, en frappant à droite et à gauche ceux qui veulent l’écarter, se glisse entre les jambes de l’animal, le tue d’un coup d’épée sous le ventre, et meurt écrasé sous son poids énorme « afin de délivrer son peuple et de s’acquérir, dit le livre sacré, un nom éternel ». C’est un suicide, mais héroïque et louable. Il rappelle celui du lieutenant de vaisseau Bisson se faisant sauter avec son navire et tout son équipage, dans les mers de l’Archipel, pendant la guerre de 1828, plutôt que de se rendre et de laisser intact aux Turcs un puissant instrument de guerre qui aurait été ensuite retourné contre la France.
Chez les Grecs, comme l’Attique était mise à feu et à sang par une armée dorienne, Codrus, roi des Athéniens, consulte l’oracle de Delphes sur le meilleur moyen de repousser l’invasion. L’oracle déclare que la guerre finira heureusement si le roi tombe par la main de l’ennemi. Cette réponse ayant été connue, les Doriens donnent le mot d’ordre de ne pas frapper Codrus. Mais lui, déposant les insignes de sa dignité, revêt l’uniforme d’un simple soldat, puis il attaque un parti de fourrageurs, et tombe sous leurs traits. Dès qu’ils eurent reconnu le roi parmi les cadavres, les Doriens s’éloignèrent sans nouveau combat. Ainsi tout un peuple fut délivré par le sacrifice d’un seul.
De même chez les Romains, les consuls Décius et Manlius, dirigeant une expédition difficile contre les Latins, virent l’un et l’autre pendant leur sommeil un vieillard auguste et d’une taille plus qu’humaine qui leur dit : « L’une des deux armées en présence, et l’un des chefs de l’autre, sont réclamés par les dieux infernaux ; si bien que la victoire appartiendra au chef qui leur aura offert en sacrifice les légions ennemies et lui-même avec elles. » Les consuls ayant conféré ensemble de ces visions nocturnes commencèrent, dit Tite-Live, par immoler des victimes, afin d’éloigner la colère des dieux ; ensuite, comme ils commandaient chacun une aile de l’armée romaine, ils décidèrent que celui dont l’aile plierait s’offrirait en sacrifice pour la patrie. Les troupes de Manlius soutinrent avec succès le choc de l’ennemi, mais celles de Décius reculèrent en désordre. Ce que voyant, celui-ci appela le pontife Marcus Valerius qui prononça devant lui et pour lui les paroles solennelles de consécration aux dieux infernaux ; ensuite le consul sauta sur son cheval et, au beau milieu des ennemis, chercha pour ses soldats la victoire et pour lui la mort. La terreur l’accompagnait. Lorsqu’il tomba criblé de traits, les Latins étaient déjà en fuite ; ils ne réussirent point à se rallier. Le lendemain, son corps fut ramassé sous un amas de cadavres ennemis. On lui fit des funérailles dignes de son courage ; son collègue Manlius, en pleurant, prononça son oraison funèbre.
Un fils de ce Décius, consul pour la quatrième fois, se dévoua, dans les mêmes conditions, pour arrêter l’impétuosité d’une invasion gauloise ; et un troisième, fils du précédent, imita son père et son grand-père dans la guerre contre Pyrrhus. Ces Décius furent ainsi une véritable dynastie de héros républicains.
Et combien de fois, dans les armées françaises, des officiers et leurs soldats ont accepté gaiement pour couvrir une armée en retraite, de s’immobiliser dans des positions où ils étaient sûrs de mourir ! On connaît ce dialogue du général de Chevert avec un soldat qu’il avait choisi pour tenter un coup de main sur Prague : « Tu vois ce bastion ? – Oui, mon général. – Et ce soldat qui monte la garde et ne nous aperçoit pas ? – Oui, mon général. – Tu vas courir à lui ; il tirera et te manquera. – Oui, mon général. – Toi, tu ne le manqueras pas ; et après celui-là, un autre. – Oui, mon général. – Et je serai là avec les camarades pour t’appuyer. – Oui, mon général. » L’affaire se passa exactement comme Chevert l’avait annoncée, la ville fut prise ; mais le soldat, malgré les dangers certains d’une entreprise aussi téméraire, n’avait pas eu une minute d’hésitation.
Et le dévouement de ce capitaine au régiment d’Auvergne, le chevalier d’Assas, qui, à la même époque, surpris en sentinelle par l’ennemi, voyant vingt baïonnettes dirigées contre sa poitrine et qui le menaçaient de mort s’il donnait l’éveil, recueillit toutes ses forces pour crier : « À moi, d’Auvergne, ce sont les ennemis !... » Et il tomba aussitôt percé de coups.
Mais nous n’en finirions pas.
Dans l’hypothèse – trop possible malheureusement et même trop fréquente en nos temps de révolution – où la situation politique de la patrie ne répondrait pas notre idéal, à nos vœux légitimes, où nous aurions contre elle de justes sujets de mécontentement : serions-nous pour cela dégagés de nos obligations ?
La patrie est une mère. Peut-on s’irriter contre une mère malade ? Non, on ne peut que la chérir davantage. Que son affaiblissement vienne de souffrances intérieures ou de blessures infligées par la main de l’étranger, elle est toujours notre mère. Peut-on même renier une mère injuste, une mère qui se conduit en marâtre ? Un bon fils ferme les yeux sur les erreurs de sa mère ; ce qu’il ne peut excuser, il s’efforce de ne pas le voir.
Ah ! certes, si cela dépendait de nous, chacun se choisirait une patrie jeune, vigoureuse, en pleine croissance, et chez laquelle la vertu serait universellement en honneur, plutôt qu’une patrie vieillie et décrépite ; on aimerait mieux vivre en des temps héroïques, dans la compagnie des Aristide et des Thémistocle, des Camille et des Régulus, que dans celle des Philopoemen et des Aétius, ces héros des temps de décadence.
Mais on ne choisit pas. Et voit-on que la vertu des héros de décadence soit moindre et moins admirable ? Au contraire, puisque, étant plus isolée et moins soutenue, elle coûte plus d’efforts.
Quant aux torts de la patrie, aux injustices commises contre nous par elle ou en son nom, il faut les oublier.
Épaminondas, le héros thébain, eut fréquemment à se plaindre de la jalousie et de l’ingratitude de ses concitoyens ; mais il avait pour maxime qu’il n’est pas permis de s’irriter contre la patrie. Un jour que, privé de tout commandement, malgré ses victoires, il servait comme simple soldat, le général qu’on avait mis à sa place se trouva tellement incapable qu’il se laissa enfermer dans un défilé où l’armée fut assiégée, en danger de périr. Alors on regretta l’habileté d’Épaminondas, on implora son expérience ; et lui, ne gardant aucun ressentiment des injures reçues, délivra l’armée et la ramena intacte. Cela lui arriva, raconte Cornélius Népos, non pas une fois, mais plusieurs.
Combien belle est la prière d’Aristide chassé par les Athéniens en récompense des services qu’il leur avait rendus : « Je demande aux dieux qu’Athènes n’ait jamais besoin de moi ! »
Celle de Camille, frappé également d’un exil immérité, est plus humaine, mais incomparablement moins noble : « Fassent les dieux que l’ingrate Rome me regrette bientôt ! » Il est vrai que, ce vœu ayant été exaucé et les Gaulois assiégeant le Capitole, Camille ne se fit pas prier pour venir à son secours et qu’il délivra la ville.
Nous ne saurions approuver l’action de cet émigré français qui, en 1814, pendant que les souverains alliés, réunis en congrès à Châtillon-sur-Seine, se disposaient à traiter avec Napoléon en lui laissant l’ancienne France, prit sur lui de leur faire connaître la situation exacte et désespérée de l’Empereur, et par cette démarche fit rompre les négociations. Il intervenait contre un despote qu’il abhorrait, mais il intervenait en même temps contre son pays. Il se vengeait d’injures privées qui lui avaient été infligées au noir de la France, mais il s’en vengeait sur la France. Nous préférons la belle parole d’un autre royaliste, le marquis de La Rochejaquelein, qui n’avait pas moins souffert de la République et de l’Empire, mais qui, dans la même année 1814, invité à prendre les armes pour aider à renverser Napoléon, répondit aux alliés : « Si la Vendée se levait en ce moment, ce serait contre vous ; pour chasser l’étranger elle s’unirait à l’Empereur ! »
Voltaire nous a laissé un joli vers, devenu proverbe.
À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !
Lui-même néanmoins n’était point patriote et acceptait d’être rangé parmi les « cœurs mal nés ». Français et parisien, il complimenta le roi de Prusse, Frédéric II, d’avoir battu les Français à Rosbach ?
Roi du Nord, je savais fort bien
Que vous aviez vu les derrières
Des soldats du roi très chrétien
À qui vous taillez des croupières...
Étudiant l’idée de patrie, dans son Dictionnaire philosophique, il ne lui attribue guère qu’une valeur d’intérêt positif et égoïste : « Qu’est-ce que la patrie ? se demande-t-il ; ne serait-ce pas par hasard un bon champ dont le possesseur, logé commodément dans une maison bien tenue pourrait dire : ce champ que je cultive, cette maison que j’ai bâtie sont à moi ; j’y vis sous la protection des lois qu’aucun tyran ne peut enfreindre. Quand ceux qui possèdent comme moi des champs et des maisons s’assemblent pour leurs intérêts communs, j’ai ma voix dans cette assemblée, je suis une partie du tout, une partie de la communauté, une partie de la souveraineté, voilà ma patrie ! Tout ce qui n’est pas cette habitation de l’homme n’est-il pas quelquefois une écurie de chevaux sous un palefrenier qui leur donne à son gré des coups de fouet ? On a une patrie sous un bon roi ; on n’en a point sous un méchant. »
Avant Voltaire, La Bruyère avait dit plus brièvement : « Point de patrie dans le despotisme ; d’autres choses y suppléent : l’intérêt, la gloire, le service du prince. »
Il y a du vrai dans ces conclusions, en ce sens que plus un pouvoir est équitable, pondéré, égal pour tous, plus il est aimé ; mais prises dans un sens rigoureux, elles aboutiraient à délier du devoir de fidélité tout citoyen ayant – ou croyant avoir – de graves sujets de plaintes vis-à-vis de son gouvernement. Et qui serait juge entre ce gouvernement et lui ? Il faudrait revenir à la maxime révolutionnaire que « l’insurrection est le plus saint des devoirs » ; autant dire qu’on reviendrait à l’anarchie sociale.
Non, la maxime de saint Paul est beaucoup plus sage : « Toute puissance vient de Dieu et il faut être soumis aux princes, même aux infidèles et aux injustes. » Telle a été la conduite constante des chrétiens primitifs ; rien n’a pu les amener à la révolte contre les Dèce et les Dioclétien ; telle est encore, au moment où nous écrivons, celle des « cléricaux » ou, en d’autres termes, des chrétiens nos contemporains. Traités en parias dans leur propre pays depuis de longues années, exclus systématiquement des faveurs et même des fonctions publiques, frappés d’impôts exceptionnels qui n’existent que pour eux et leurs œuvres, ils n’ont fait de résistance à l’oppression que par les moyens légaux qui sont comme la soupape des États libres et la « Ligue pour la patrie » a trouvé en eux son plus solide noyau.
Cela ne veut pas dire qu’on doive obéissance aveugle à tout ce qui est ordonné au nom de la patrie, et qu’un gouvernement, par cela seul qu’il est gouvernement, ait le droit de tout exiger. Nous avons vu qu’il existe une hiérarchie des devoirs, et qu’entre eux il peut y avoir conflit. Le dernier mot, dans ce cas, appartient à l’autorité la plus élevée. Le soldat obéit plutôt au sergent qu’au caporal, à l’officier plutôt qu’au sergent, à l’officier supérieur plutôt qu’au simple lieutenant, et si, par malheur, disons mieux par impossible, les ordres et contre-ordres venaient à s’entrechoquer, la voix du général les couvrirait tous ; elle serait décisive. Ainsi, dans la vie civile, la volonté d’un fils doit céder à celle d’un père, et la volonté d’un père à celle de la patrie, s’exprimant par la loi ; mais la patrie elle-même, si par quelque loi elle se met en contradiction avec la loi de Dieu, perd ses droits à être écoutée, car il est de toute évidence que Dieu étant l’autorité suprême, il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.
Que si une constitution, si une loi quelconque, sans être positivement en contradiction avec la loi divine, nous paraît injuste ou préjudiciable au bien public, on a le droit de pousser à sa réformation ; c’est même plus qu’un droit dans les pays libres : c’est un devoir. On emploiera contre elle la discussion, la parole, la plume. Mais si l’on n’est pas forcé d’aimer une loi défectueuse, il faut, tant qu’elle existe, la respecter et lui obéir.
Cette réformation des lois défectueuses nous amène à l’une de nos principales obligations envers la patrie, c’est-à-dire au devoir de voter.
Aujourd’hui tout dépend du suffrage universel. Impôts et dépenses publiques, paix ou guerre, bonne ou mauvaise éducation de la jeunesse et jusqu’à l’interprétation de la belle devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité », si facile à appliquer en des sens absolument opposés, tout sort de l’urne électorale, comme jadis de l’outre d’Éole les vents et les tempêtes.
Mais la grande masse des citoyens est loin de se rendre compte de ce qu’ils font en votant. Beaucoup s’abstiennent : « Bah ! on fera bien sans moi ; et puis, une voix de plus, une voix de moins, qu’importe ?... » D’autres votent au hasard, en s’amusant, comme a pile ou face. D’autres ne songent qu’à leur intérêt personnel et privé : une faveur quelconque qu’on fait miroiter à leurs yeux, un verre de vin, les déterminent. D’autres sont d’avance la proie des charlatans ; ils voteront pour qui leur promettra la lune. D’autres tiennent par-dessus tout à « être dans le courant » et ne se préoccupent pas de savoir quel est le meilleur candidat, mais quel est celui qui va réussir. Beaucoup enfin sont des lâches qui se laissent conduire par la peur : « Un tel est un trop excellent homme pour se venger de ses adversaires, aussi ne voterai-je pas pour lui mais si un tel savait que je lui ai refusé ma voix, il a la rancune solide et le bras long ; c’est donc son nom que je porterai à l’urne et j’aurai soin qu’il le voie. »
Nous entendîmes un jour, dans un cabaret, entre un paysan que nous appellerons Jean Bonhomme et un candidat dont le pareil se rencontre partout, le dialogue suivant :
« – Vous voilà donc, dit Jean Bonhomme d’un ton gouailleur, vous voilà, Monsieur le flâneur, propre à rien, fêtard, four à chaux en train de dévorer votre patrimoine... – Eh oui, mon cher Jean, et je te supplie, de m’écouter, car je suis venu pour réclamer de toi un service. – Quel service ? – Oh ! un service qui me tient au cœur. – Oui dà ! serait-ce la main de ma fille ? Vous ne l’aurez pas, vous la rendriez trop malheureuse et vous lui mangeriez sa dot. – Mon brave Jean, il ne s’agit pas de ta fille, mais... – Alors quoi ? c’est de l’argent qu’il vous faut ? Sachez que je ne vous prêterai pas cent sous : ils seraient perdus. – Non, non, non, mon brave Jean : ni ta fille ni ton argent ; je viens te demander ta voix pour l’élection de dimanche. – Oh ! bien, ça, monsieur, c’est différent, ça ne tire pas à conséquence. – Tu m’aideras donc à arriver au conseil ? – Oui, monsieur, autant vous qu’un autre. Et plus tard, si le cœur vous en dit, on vous fera député ! »
L’excuse de l’électeur est dans son ignorance. Il joue avec son bulletin comme un enfant avec un pistolet qu’il ne croit pas chargé. Son éducation civique est à faire et le sera longtemps encore.
Que ne cherche-t-on, en attendant, à assagir, comme en Belgique, la brutale loi du nombre par celle des intérêts et des capacités ? On pourrait, en laissant une voix à chaque citoyen pour le seul fait qu’il existe et qu’il est citoyen, on pourrait attribuer une deuxième voix au citoyen propriétaire, et une troisième au citoyen père de famille. J’insiste sur ce dernier privilège qui est bien plutôt un droit strict. N’est-il pas injuste, en effet, qu’un célibataire qui ne représente que lui, pèse sur les affaires publiques du même poids qu’un homme marié qui représente une femme et cinq, huit, dix enfants, tous privés de prendre leur part à ce scrutin dont le résultat les atteint, eux aussi, tout comme les autres ?
Passons, mais non sans avoir réitéré le vœu, déjà exprimé ailleurs, que l’Église, à ses commandements, ajoute le suivant, qui contribuerait sincèrement à l’éducation patriotique du peuple :
À tout scrutin tu voteras,
Pour le meilleur sincèrement.
Les chrétiens comprendraient enfin que la conscience est engagée dans l’accomplissement du devoir civique et bientôt cesserait cette bouffonnerie désastreuse, si commune dans les populations les plus religieuses, de gens sortant pieusement de la grand’messe en allant porter leurs suffrages à un candidat qui veut supprimer le culte.
Une autre ignorance ou préjugé, c’est celui qui porte la foule à la défiance et au mépris vis-à-vis des représentants de la force publique. Si quelque homme de police emploie la contrainte pour accomplir une tâche aussi pénible que nécessaire, le premier mouvement de beaucoup de spectateurs est de plaindre comme un persécuté le perturbateur de l’ordre, fût-ce un malfaiteur vulgaire. Pour un rien on l’aiderait à s’évader. Peut-on imaginer un sentiment de pitié plus mal placé et une générosité plus inopportune ? C’est la loi elle-même, la loi, sauvegarde universelle, qui a été violée ; si ceux qui ont pour mission de la faire respecter ne se trouvent pas assez forts, la loi en détresse a droit d’appeler à son aide tous les citoyens. Pour mieux dire, elle les invite à leur propre défense et ils doivent lui prêter main-forte ; car si la loi est violée impunément au préjudice d’uns seul, c’est la société tout entière qui souffre et qui est en danger.
Erreur grossière aussi et préjugé plus fâcheux encore, que l’indifférence à l’égard de la contrebande et des fraudes qui s’exercent au préjudice d’une caisse publique. « Bah ! s’écrie le vulgaire, voler le gouvernement ce n’est pas voler. » Comme si l’État pouvait vivre sans argent ou pouvait en trouver ailleurs que dans les poches des citoyens !
Acquitter l’impôt est donc un devoir patriotique, un devoir de conscience, un devoir de stricte équité ; n’est-il pas évident, en effet, qu’à mesure qu’un plus grand nombre de contribuables réussissent à se dérober, ceux qui restent sont obligés de donner davantage, la somme totale à fournir n’ayant pas changé, et qu’ainsi les fraudeurs volent non simplement l’État, mais aussi leurs voisins plus loyaux qu’eux ? En outre, l’expérience le prouve, tous les crimes sont frères et les petits conduisent aux grands. La contrebande est l’apprentissage du vol et il n’y a pas loin du vol aux forfaits les plus épouvantables.
Nous arrivons au devoir patriotique spécial, le plus onéreux de tous, celui de défendre la patrie.
CHAPITRE IV
Le service militaire.
La guerre, est-il rien de plus stupide ? Des hommes qui ne se sont jamais vus, qui ne se connaissent ni ne se haïssent, qui même, s’ils se rencontrent de nouveau après la paix, se toucheront la main et se rendront réciproquement des services ; ces hommes vont se poursuivre les uns les autres, se guetter à l’affût, se surprendre comme des bêtes fauves, s’aligner en deux masses profondes pour échanger des boulets homicides, et parmi ce qui survivra de la bataille, le vainqueur ne méprisera pas le vaincu, et le vaincu, généralement, sera sans rancune pour le vainqueur ! Et dans chaque nation les savants s’ingénieront à perfectionner les instruments du carnage ; les héros les plus honorés, les plus populaires seront ceux qui auront tué le plus d’hommes, et la partie la plus robuste de la population, en préparation de batailles possibles, s’immobilisera dans une carrière stérile, conduisant uniquement à tuer et à détruire !
On fera contre la guerre toutes ces objections et bien d’autres ; on les trouvera fondées, évidentes, irréfutables ; et cependant nous le craignons fort, « il y aura des guerres tant qu’il y aura des hommes, bella erunt, donec homines », comme l’a dit, avec une concision énergique, un historien latin.
Pour abolir la guerre, il faudrait simplement abolir les passions des hommes, supprimer leur liberté morale, bref changer la nature humaine.
Quant à instituer un tribunal international, selon le rêve d’Henri IV, cela n’est possible également qu’en théorie ; seuls les souverains ou les nations faibles se soumettraient à ses décisions ; mais les plus forts, quand ils se croiraient lésés par la sentence d’arbitrage, courraient aux armes, exactement comme aujourd’hui.
La plus haute puissance morale qui ait jamais existé en ce monde, celle des Papes, au Moyen Âge, que toute la chrétienté reconnaissait alors comme pères et comme chefs, réussit un moment, à grand-peine, à diminuer les ravages de la guerre par « la Trêve de Dieu » qui interdisait tout acte de guerre les dimanches et fêtes, ainsi que les veilles et lendemains de ces jours consacrés. Mais elle ne parvint jamais à se faire obéir de tous, et aujourd’hui, cette haute et suprême autorité n’est plus rien dans le domaine des relations internationales. Il y a encore des catholiques, il n’y a plus de chrétienté.
Plus près de nous, à la fin du règne de Napoléon III, les « traîneurs de sabre » n’étaient pas en faveur dans le monde intellectuel. Les coryphées du libéralisme, MM. Jules Simon, Jules Favre, Jules Grévy, Pelletan, Picard, Gambetta lui-même, dans la discussion de la loi militaire et dans celle du budget, en 1869, firent de beaux discours tendant à la suppression, ou au moins, à la réduction des armées permanentes. Quelle honte pour la civilisation, que d’entretenir tant de professionnels du carnage ! Et quel danger pour la liberté ! Le patriotisme d’un peuple libre valait mieux que toute l’artillerie et tous les camps retranchés ; en cas de péril, la nation armée se lèverait comme un seul homme et ferait face à tout. N’en avait-on pas eu un exemple en 1792 ?
Rien de plus exact, en effet, et rien de plus inexact. En 1792, l’envahisseur hésitant, divisé, débuta par un simulacre de guerre, qui dura deux ou trois ans. On livrait une bataille tous les six mois, et l’on prenait soigneusement ses quartiers d’hiver. La France eut donc le temps de se reconnaître, d’exercer ses recrues, de les familiariser avec la discipline. Mais si l’attaque est foudroyante et menée avec une ardeur implacable, comme en 1870, en vain la défense poussera à la frontière des masses inexercées et sans cohésion. Une cohue s’improvise ; une armée, c’est autre chose ; la meilleure volonté même n’y suffit pas. Et c’est une des ironies les plus énormes de l’histoire, c’est une cruelle revanche de la réalité sur le rêve, de la prose sur la poésie, que le revirement unanime des prôneurs de billevesées qui, après avoir voulu réduire l’armée à un simple cadre de gendarmerie, furent les premiers à imposer, deux ans après, le service militaire obligatoire et personnel à tout citoyen valide, fût-il investi de fonctions essentiellement pacifiques, comme le clergé et les instituteurs. Seulement, entre leurs deux opinions successives, l’année terrible avait passé et la France avait payé de quatre départements et d’une douzaine de milliards l’erreur d’un sentimentalisme abusif.
Le philosophe sentimental déplore un autre abus, inhérent à la profession militaire, c’est qu’on peut être amené à prendre part à des guerres injustes. Que faire dans ce cas ? se demande-t-il.
Son embarras serait grand s’il avait mission de décider sur la légitimité des guerres. En principe, il est évident qu’on ne saurait prêter les mains à une agression sans motif : ce serait un acte de véritable brigandage, attendu que nous ne devons pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait à nous-mêmes. Mais en pratique, le soldat sait-il jamais si une guerre est juste ou injuste ? Ceux qui l’ont décidée, les chefs de la nation, ne s’en rendent pas toujours compte non plus bien exactement ; c’est une des grandes infirmités de notre nature que la facilité avec laquelle la passion trouble un jugement et fausse une conscience. Le soldat n’a donc pas à s’enquérir des motifs qui l’appellent à la frontière. Les éléments d’appréciation lui manquent ! On l’appelle, il suffit, c’est la voix de la patrie ; il marche, il suit le drapeau. Il est le bras de la nation, il n’en est pas la tête. La profession militaire est faite pour agir, non pour épiloguer. Et Dieu nous préserve de la politique à la caserne !
Est-il quelque chose au monde de plus admirable que l’existence du vrai soldat, à laquelle les socialistes affectent de ne rien comprendre ? Après la fonction du prêtre, est-il fonction sociale plus haute que celle d’un être de dévouement, toujours prêt lorsqu’il s’agit de mourir, toujours disposé à obéir au premier appel de la patrie ?
Esthétiquement, dit Édouard Drumont, un bel officier, bien campé sur un cheval ardent, donne l’impression complète de la beauté virile. C’est la vie dans toute sa force, en son plein épanouissement de gracieuse énergie, et en même temps, c’est le dédain de cette même vie et la disposition à sacrifier gaiement pour autrui ce que les hommes estiment le plus.
Aussi quel pouvoir de fascination ! En lui tout brille, tout crie, tout vibre. Mères, veillez, si vous le pouvez, sur l’imagination de vos jeunes garçons, et sur le cœur de vos filles !...
Le régiment est une école d’héroïsme. L’habitude d’obéir, l’entraînement des camarades, l’espoir de l’avancement, un mot d’éloge des chefs s’ajoutent à l’amour de la patrie pour faire accomplir des actes que, isolé et sans témoins, on regarderait avec raison comme en dehors de la prudence ou au-dessus des forces humaines. Prenons leçon partout où il s’en trouve, même chez l’ennemi. Le général Logerot nous racontait un jour avoir vu en 1871, à la bataille de Villersexel où il avait un commandement, une dizaine d’officiers allemands s’engager successivement, pour porter un ordre, sur un pont qui était l’unique passage mais que battait la mousqueterie française. Ils y étaient frappés tour à tour ; l’un couché par terre, un autre, qui venait de le voir tomber, s’élançait à sa place, et les derniers partants n’hésitèrent pas plus que les premiers. Ce fut seulement le dixième qui arriva.
Mais pourquoi chercher nos modèles ailleurs que chez nous ? On a dit que les Français, ardents et impétueux, manquent d’endurance et de patient courage. C’est une erreur. Au siège de Gênes que défendait Masséna, à celui de Dantzig où Davoust fut investi si longtemps, à celui de Sébastopol que Totleben nous rendit si pénible, la discipline fit faire des prodiges à nos troupes. Entrons dans le détail pour un seul épisode, emprunté à la désastreuse retraite de Russie. Quoi de plus admirable que ces quatre cents pontonniers du général Éblé qui construisirent, on sait dans quelles conditions, les ponts destinés au passage de la Bérézina !
Il fallait, par un froid des plus vifs, dit M. Thiers, travailler dans l’eau toute la nuit et toute la journée du lendemain, au milieu d’énormes glaçons, sous les boulets de l’ennemi, sans une heure de repos, en prenant à peine le temps d’avaler, au lieu de pain, de viande et d’eau-de-vie, un peu de bouillie sans sel... À la voix de leur respectable général qui leur communiqua ses nobles sentiments, ils déployèrent tout ce qu’ils avaient de force et d’intelligence. Ce n’était pas tout que de plonger hardiment dans cette eau glaciale pour y fixer les chevalets ; il fallait encore achever ce difficile ouvrage malgré la présence de l’ennemi...
L’eau gelait, et il se formait autour de leurs épaules, de leurs bras, de leurs jambes, des glaçons qui, s’attachant aux chairs, causaient de vives douleurs. Ils souffraient sans se plaindre, sans paraître même affectés, tant leur ardeur était grande....
Un des ponts s’étant rompu, on fut obligé de remettre à l’œuvre nos héroïques pontonniers et de les faire rentrer dans l’eau qui était si froide, qu’à chaque instant la glace brisée se reformait. Il fallait la rompre à coups de hache, etc., etc.
La plupart des pontonniers payèrent de leur vie cet immense service, ou, comme le vieil Éblé, contractèrent des maladies mortelles auxquelles ils succombèrent promptement.
Peut-on imaginer plus indomptable ténacité dans le devoir ? Mais qui ne voit combien de tels dévouements exigent des hommes exercés, fortement encadrés, rompus à la fatigue et à l’obéissance ? Le patriotisme, livré à lui-même, n’atteindrait pas jusque-là. Le tempérament martial de la nation, joint à cette excitation nerveuse, irraisonnée, que donnent le bruit du canon et l’odeur de la poudre, peut bien enlever de jeunes recrues et les lancer à corps perdu, la baïonnette en avant ; mais dans une retraite, après un échec, ou pour un effort froidement concerté et obstinément prolongé, le courage naturel a besoin d’être soutenu par un apprentissage. À la guerre, comme dans la vie civile, la possibilité des grands actes d’héroïsme, qui sont rares, est la récompense de la continuité des petits devoirs bien remplis, qui sont de tous les jours.
En présentant l’étendard du Ier cuirassiers aux recrues (novembre 1898), le commandant du régiment, M. le colonel Bougon (qui fut un des juges du Conseil de guerre devant lequel comparut le commandant Esterhazy), leur a adressé l’allocution suivante, que reproduit un journal :
Sous les plis de l’étendard du Ier cuirassiers, symbole de la patrie et témoin des glorieuses traditions du régiment, élevez vos cœurs et comprenez nos paroles.
Pourquoi la loi vous a-t-elle arrachés à vos familles et à votre labeur journalier ? Pourquoi vous impose-t-elle un apprentissage de plusieurs années au régiment ? C’est pour faire de vous de solides défenseurs de la France, en vous donnant l’instruction technique et l’esprit militaire qui font le bon soldat.
L’instruction technique ne constitue que la partie matérielle de votre tâche, elle est à la portée de tous. L’esprit militaire est plus difficile à acquérir. C’est la résultante de deux sentiments qui ne pénètrent profondément que les âmes d’élite : l’esprit d’obéissance et l’esprit de sacrifice.
Trop souvent habitués dès l’enfance à l’insubordination, il faut que vous deveniez des hommes disciplinés, obéissant non par crainte des châtiments, mais volontairement, par un sentiment raisonné du devoir. Portés par votre nature à n’agir qu’en vue d’un intérêt personnel et immédiat, il faut que vous appreniez à élever votre âme au-dessus des sentiments égoïstes, il faut agrandir votre intelligence jusqu’à la compréhension de l’idée de solidarité, de l’idée de patrie ! Pour cette patrie vous devez être prêts à vous sacrifier, vous, vos affections, vos intérêts, jusqu’à la mort !
L’esprit militaire n’est donc pas un vulgaire préjugé de caste ni de parti. C’est le principe vital des armées, le lien qui leur donne la cohésion et la force morale nécessaires pour résister aux épreuves et pour affronter les dangers. Sans esprit militaire il n’y a pas d’armées. Il n’y a que des foules, promptes au découragement, à la peur, à la déroute.
Ils sont donc criminels ces prétendus intellectuels qui veulent faire échec à l’esprit qui, heureusement, nous anime ; ils font échec à la France ! Ils nous tirent dans le dos pendant que nous faisons face à l’ennemi.
C’est parce qu’ils étaient animés de l’esprit d’obéissance et de sacrifice que nos pères ont été les héros de Jemmapes, d’Austerlitz, d’Eylau, de la Moscowa, victoires gravées en lettres d’or sur notre étendard. C’est le même sentiment du devoir qui nous donne la force de supporter les tristes épreuves de l’heure présente, dont nous sortirons triomphants.
Quant à vous, profitez de votre passage au régiment pour acquérir toutes les vertus militaires et, lorsque vous rentrerez dans vos foyers, vous serez des hommes meilleurs, parce que vous emporterez des habitudes d’ordre, de tenue, de discipline et une supériorité morale dont vous aurez le droit d’être fiers.
Chaque régiment est représenté par son drapeau.
Qu’est-ce donc que le drapeau ? Un signe de ralliement, un morceau d’étoffe dont les couleurs connues flottant en l’air dans les dispersions de la marche ou dans la fumée des batailles, indiquent à des compagnons d’armes sur quel point se trouvent les amis, les chefs, le centre d’action. Mais le drapeau est plus encore : il est l’emblème de la patrie. Le drapeau abrite le régiment. On vit sous son ombre et sous son ombre on meurt. Honte à qui l’abandonne, à qui le laisse tomber au pouvoir de l’ennemi ! Honte et malédiction à qui le trahirait, à qui le livrerait. Celui-là serait un parricide ; il mérite de mourir fusillé dans le dos et après avoir eu le poignet coupé : il a livré sa mère !
On dira : le drapeau n’est pas une réalité sérieuse, ce n’est qu’un symbole. Symbole, soit, mais symbole indiqué par la nature et adopté par toutes les nations du monde ; symbole qui personnifie tous nos biens, nos souvenirs, nos espérances ; symbole dont la seule vue remue en nous, jusqu’au fond du cœur, tous les sentiments généreux.
Et quand ce drapeau est celui de la France, la plus ancienne des nations actuellement vivantes en Europe et – on peut bien l’ajouter : la plus glorieuse – peut-on le voir sans émotion et sans fierté ? Plusieurs fois dans notre histoire il a changé de couleurs, de forme même ; jamais de signification haute et généreuse. Nos plus anciens rois avaient reçu de l’Église la chape bleue de Saint-Martin, sur laquelle était peint le grand évêque des Gaules. Cet étendard sacré qu’on gardait précieusement en temps de paix à l’abbaye de Marmoutier, vit la fuite des Visigoths à Vouillé et celle des Arabes à Poitiers. Charlemagne promena cette première bannière de France au delà des Alpes, au delà des Pyrénées, et jusqu’au delà du Danube et de l’Elbe. Pendant six siècles la chape de Saint-Martin fut comme le palladium national.
Le roi Louis VI (le Gros) y substitua l’oriflamme, la longue flamme d’or qu’il alla chercher à l’abbaye royale de Saint-Denis et que son fils Philippe-Auguste fit flotter en Terre-Sainte et à Bouvines. Mais l’oriflamme fut moins heureuse sous les Valois que sous les Capétiens. Après les désastres répétés de Crécy, d’Azincourt, de Poitiers, elle céda la place à la bannière blanche de l’héroïne qui commença l’expulsion des Anglais. Charles VII et peut-être Louis XI paraissent être les derniers qui se servirent de l’oriflamme. Après eux triomphe une autre couleur : le blanc immaculé de l’immaculée Pucelle d’Orléans. C’est le drapeau blanc qui, porté par François Ier et par Henri IV, par François de Guise et par Turenne, et par les soldats de Louis XIV, de Louis XVI et de Charles X, fit le tour de l’univers entier, affranchit l’Amérique, l’Algérie, la Grèce.
Aujourd’hui l’étendard de la France est blanc, rouge et bleu, ce qui signifie pureté, courage et espérance, mais ce drapeau tricolore relativement jeune a vieilli dans la mitraille ; il a tenu tête vingt ans à la coalition de tous les autres drapeaux et il étend encore, au delà des mers lointaines, le champ de son vol triomphal ; il fut, il est, il sera toujours l’espoir des opprimés et la terreur des oppresseurs.
Lorsque le vainqueur d’Austerlitz et d’Iéna, à son abdication à Fontainebleau, saisissant le drapeau que lui présentait le général Petit, l’embrassa et en lui tous les drapeaux de l’armée, ce baiser sonore retentit au cœur de tous les absents. Jusque sur les pontons anglais et dans les steppes de Russie où ils étaient prisonniers, jusque dans les garnisons les plus lointaines de Prusse et d’Espagne où ils étaient bloqués, les vieux grognards, dès qu’ils le connurent, en versèrent des larmes.
Un baiser au drapeau plus récent et encore plus pathétique, parce que plus désintéressé, c’est celui du colonel Baudard, du 122e d’infanterie, à Montpellier, le décembre 1898.
Se sentant mourir, Baudard voulut revoir une dernière fois le drapeau de son régiment. On l’apporta à sa demeure, avec le cérémonial d’usage, on le présenta à son lit d’agonie. La musique le précédait, mais c’est en silence que les honneurs furent rendus. Le colonel, dans un effort de volonté suprême, se dressa, prit le drapeau, le pressa sur son cœur et, au milieu de l’indicible émotion de l’assistance : « Adieu, s’écria-t-il, cher emblème de la patrie, adieu, symbole de l’honneur ! Je te lègue à mon successeur et à tous mes compagnons d’armes ; puissent-ils t’aimer comme je t’ai aimé ! Mon regret est de ne pas mourir pour toi. »
L’homme est ainsi fait. Il y a en lui des sentiments, des impressions qu’il ne s’explique pas, dont il est même tenté de rire, et qui le saisissent et l’emportent. Le drapeau est un grand magicien. Demandez au voyageur éloigné de la mère patrie s’il n’a pas instinctivement relevé la tête quand il rencontrait les couleurs nationales arborées sur un consulat, sur un fortin, sur un îlot désert. Pour nous émouvoir, il suffit que, simplement, le drapeau apparaisse à la tête du régiment. Alors s’établit un silence religieux. Les soldats, raides dans leurs uniformes, présentent les armes ; les officiers, graves, saluent de l’épée ; la foule, recueillie, se découvre avec respect. C’est le drapeau, c’est un dieu qui passe !
Moquez-vous, ô impitoyables « intellectuels » du cosmopolitisme, transportez-nous au Soudan ou au Congo, parlez-nous des fétiches et des amulettes, trouvez des mots railleurs comme le Parisien en trouve si aisément, des mots spirituels, mordants et drôles... Mais non, vous cédez vous-mêmes au torrent ; le Parisien le plus sceptique se laisse entraîner par un spectacle grandiose auquel nul homme digne de ce nom ne résiste. Le drapeau n’est qu’une loque, eh ! nous le savons bien ; mais cette loque nous représente la vaillance, la liberté, la sécurité et l’honneur, l’esprit de solidarité et l’esprit de sacrifice, et tant que l’espèce humaine aura besoin de se rattacher à quelque croyance saine, forte et vraie, il lui en faudra encore de ces symboles dont la vue seule remue en nous, jusqu’au fond de l’être, les plus généreux sentiments.
L’histoire du drapeau français est l’histoire de la France, a dit un de nos meilleurs écrivains militaires, le général Ambert. Quand, haut et fier, il bat l’air de sa flamme, la France est grande. Quand il s’incline, la France chancelle, et quand il se voile la France est en deuil.
Après la conquête de l’Italie, le général Bonaparte fit inscrire sur les drapeaux de quelques corps les noms des batailles mémorables pour les soldats. Tel régiment eut Arcole, tel autre eut Rivoli. La 84e demi-brigade était fière de sa devise : « Dix contre un » ; la 18e lisait sur son drapeau : « Brave 18e, je vous connais : l’ennemi ne tiendra pas devant vous » ; et dans les plis de son drapeau la 25e emportait ce magnifique certificat : « La 25e s’est couverte de gloire. »
Rien, dans le monde matériel, ne saurait donner une idée du drapeau ; rien dans la cité ne saurait lui être comparé. Le drapeau reçoit des honneurs que ne reçoivent ni généraux, ni princes ; quand il paraît, les tambours battent, la musique salue sa bienvenue, les troupes présentent les armes ; on le décore quand le régiment s’est bien battu ; au nom de tous, un soldat veille sans cesse auprès de lui.
Combien de fois, la nuit, sur la terre étrangère, le jeune soldat, les yeux mouillés de larmes en songeant à la patrie absente, n’a-t-il pas été consolé comme un enfant qui aperçoit le portrait de sa mère ? Combien de fois le vieux soldat mourant n’a-t-il pas cru trouver dans les frôlements du drapeau, dans les murmures de ses ondulations, les soupirs et les caresses de la famille ! Combien de fois, errant à travers les plaines, égarés, accablés, de pauvres fantassins, près de succomber, n’ont-ils pas fait un suprême effort pour suivre le drapeau du régiment qui allait disparaître à l’horizon ! L’aspect des champs de notre enfance, lorsque notre oreille n’est frappée que de sons incompris, lorsque la pensée semble nous fuir pour retourner vers la patrie sur l’aile des souvenirs, lorsque l’espérance elle-même va nous abandonner, la vue du drapeau nous ranime.
Que les voyageurs, les exilés, les vieux soldats prisonniers de guerre me répondent : n’ont-ils pas senti leurs yeux se mouiller de larmes et leur cœur battre dans leur poitrine, en revoyant le drapeau de notre France ? Ce drapeau résumait toute leur vie ; par un de ces phénomènes moraux sur lesquels l’analyse est impuissante, ce drapeau leur montrait en même temps les coteaux de la maison paternelle, et la vieille mère, et toute la famille ; ils embrassaient tout à la fois, tout, depuis le berceau de l’enfant au foyer de la sœur, jusqu’à la croix de bois noir sur la tombe de l’aïeul.
CHAPITRE V
Le patriotisme dans l’histoire. – Chez les femmes.
Nous ne voulons pas retracer à nouveau les hauts faits d’héroïsme des anciens. Le mépris de la mort sur un champ de bataille est, de toutes les vertus héroïques, la plus répandue chez tous les peuples. À Sparte, cette vertu était la principale, presque la seule, et à sa formation tout convergeait. Le dévouement patriotique des Spartiates éclate au combat des Thermopyles ; il est plus visible encore dans la cérémonie qui précéda le départ de Léonidas et de ses trois cents compagnons. Ils prirent solennellement congé de Sparte par un repas funèbre auquel assistaient leurs pères et leurs mères. Ils jurèrent aux magistrats de mourir pour la patrie et partirent après avoir reçu des adieux éternels. Ainsi leur sacrifice était bien voulu, bien prémédité, et ces trois cents héros, en quittant leurs familles et leur cité, savaient qu’ils ne les reverraient plus.
À Athènes, Aristide est peut-être encore plus beau à la veille de Marathon lorsque, reconnaissant la supériorité des talents militaires de Miltiade, son rival de gloire, il lui cède son tour de commandement pour le jour de la bataille, ou lorsqu’il se retire sans murmurer de la ville ingrate qui le chasse, ou lorsque pouvant détruire d’un seul coup la flotte de Sparte, il préfère donner à cette flotte, qui est une perpétuelle menace pour Athènes, mais qui n’est point en guerre avec elle pour le moment, l’avis de se mieux garder à l’avenir. Aristide est le plus parfait homme d’État de l’antiquité.
L’esprit particulariste poussé aux extrêmes, les rivalités de ville à ville, s’ajoutèrent à l’affaiblissement moral résultant du succès et de la richesse, pour effacer peu à peu d’aussi éminentes vertus. Les petites patries détruisirent la grande, qui du reste n’exista que dans la courte période des guerres médiques ; Sparte, Athènes, Thèbes, la ligue Achéenne, Corinthe, la Macédoine même, tout devint la proie de Rome.
Le patriotisme romain est mieux entendu, plus large et plus tenace. Il y avait bien aussi des rivalités entre patriciens et plébéiens, mais tout danger commun les apaisait comme par enchantement. Pauvres et libres, les Romains de la République n’avaient d’ambitions que pour la grandeur de la patrie. L’histoire nous raconte leur frugalité personnelle, la vaisselle de terre des vainqueurs de Pyrrhus, la fréquence des funérailles de consuls ou de dictateurs faites aux frais de l’État, parce que le défunt n’avait pas laissé de quoi se faire enterrer. En compensation, dès le temps des rois, on a construit des temples, des aqueducs, des égouts dans des proportions telles que la cité, devenue plus tard dix fois plus grande, pourra s’en contenter.
Mais là comme partout, le succès, en diminuant l’effort, engendre le repos qui amollit. Les Grecs tombés en servitude politique se sont dédommagés comme ils ont pu en se livrant à la culture des arts. Après tout, disent leurs rhéteurs, là où l’on est bien, là est la patrie. Dès lors, la recherche du bien-être prédomine, par contagion, jusque parmi les Romains. Une longue paix de cinq ou six siècles de durée, émousse en Italie le sentiment patriotique ; on ne se passionne plus pour une patrie qu’aucun danger ne menace, qui n’exige des citoyens aucun sacrifice ; chacun songe uniquement à jouir. Les patriciens bornent leurs ambitions à arrondir d’immenses propriétés, latifundia, où ils sont servis par des troupeaux d’esclaves ; le peuple est satisfait, pourvu qu’il ait du pain et des jeux : « Panem et circenses. »
L’égoïsme alla jusqu’à produire la dépopulation. On se mariait peu et l’on avait peu d’enfants. Afin de combler les vides, on prodiguait le titre de citoyen romain, titre si précieux jadis, mais dont personne ne se soucia plus lorsqu’il appartint à tout l’empire. On dut enrôler des étrangers, des barbares, pour les opposer à ceux qui se pressaient de toutes parts, sur le Rhin, le Danube, l’Euphrate ; mais ces mercenaires étaient loin d’avoir l’esprit militaire des anciennes légions ; pour empêcher les soldats de déserter, Constantin dut en faire marquer un certain nombre d’un fer rouge, comme des forçats. Il était temps qu’une religion nouvelle, basée sur l’abnégation, et d’autre part une invasion universelle des barbares, vinssent infuser un nouveau sang à l’humanité décrépite.
Chez les Gaulois, les liens du cœur avec le sol natal paraissent avoir été moins étroits qu’ils ne le sont aujourd’hui chez les Français, leurs descendants, qui ont des colonies mais aucun empressement à aller les peupler. Les nations antiques se déplaçaient aisément, presque comme des nomades ; sans sortir de la Gaule, on se rappelle les invasions des Cimbres et des Teutons, puis la migration des Helvètes et celle des Germains d’Arioviste, réprimées par César. Les Gaulois, sous la conduite de Bellovèse et de Sigovèse, firent de l’Italie du nord une Gaule nouvelle (Gaule cisalpine pour les Romains) ; ils poussèrent leurs invasions jusqu’en Macédoine, et de là en Asie Mineure, où fut fondée une troisième Gaule (Galatie). Rome tomba en leurs mains et ses historiens nous ont peint la terreur qu’inspirait l’approche d’une armée gauloise : tumullus gallicus. Naturellement ils ne la flattent point dans leurs descriptions : les Gaulois sont des braves, mais n’ont pour eux que la haute taille, la force brutale et le courage physique ; la tactique militaire, et avec elle la victoire, sont l’apanage des Romains. C’est le cas de se rappeler l’apologue du Lion abattu par l’Homme. Le Lion, voyant sur une peinture une bataille entre hommes et lions, dans laquelle ces derniers n’ont pas les beaux rôles, s’écrie : « Ah ! si les lions savaient peindre ! » De même, en lisant dans Tite-Live la reprise de Rome sur les Gaulois par Camille, et dans Jules César la retraite plus ou moins volontaire de celui-ci, de Gergovie, nous pouvons nous écrier aussi : « Ah ! si Brennus et Vercingétorix avaient écrit leurs mémoires ! »
Il ne faudrait pas croire cependant que les Gaulois, trop faciles à déraciner du sol natal, fussent sans affection pour lui. Le nom de Vercingétorix, que nous venons de tracer, est celui d’un des plus admirables patriotes dont l’histoire fasse mention. Il eut les talents d’un général et ceux d’un chef politique. De plus, il fut un martyr du patriotisme ; les vainqueurs n’eurent pas l’âme assez haute pour comprendre que cet étranger, pour avoir défendu bravement son pays contre des étrangers, méritait une autre récompense que de mourir de faim dans la prison Mamertine.
Plus touchante encore est la réclusion volontaire de Sabinus et de sa femme Éponine, pendant neuf ans, dans un souterrain de Langres, après une tentative avortée d’indépendance de la Gaule. Vespasien s’y montre, au dénouement, aussi cruel que Jules César l’avait été envers le vaincu d’Alésia. Il est vrai qu’un siècle s’étant écoulé déjà depuis la conquête, Sabinus pouvait, à la rigueur, être considéré comme un révolté.
À partir de cette époque, la Gaule, romanisée peu à peu, cessa d’être une patrie. Elle ne le fut pas davantage sous le flux et le reflux des invasions barbares. Romains ou Francs, Wisigoths ou Burgondes, peu lui importait à qui restait le dernier mot. Elle pouvait dire comme l’âne du fabuliste latin : clitellas dum portem meas ; ce que notre bon La Fontaine a rendu avec une verdeur d’anarchiste :
Eh ! que m’importe donc, dit l’âne, à qui je sois ?
Sauvez-vous et me laissez paître ;
Notre ennemi c’est notre maître,
Je vous le dis en bon françois.
Une série des victoires franques : Tolbiac, Vouillé, Poitiers firent, sur ce fouillis d’alluvions diverses, prédominer l’élément franc. La nation française était créée. Après le fractionnement des domaines de son grand empereur Charlemagne, elle survécut de nom et de fait dans la partie où sa domination était le mieux établie, c’est-à-dire dans l’ancienne Gaule. Le régime féodal fut pour elle un grave péril. Dans les divisions et subdivisions indéfinies du territoire, le lien commun aurait pu disparaître. Heureusement la confusion, plus apparente que réelle, était une hiérarchie ; le pouvoir royal, au sommet, maintenait l’unité et même la resserrait de plus en plus. Les communes s’affranchirent des seigneurs en s’appuyant sur le roi. Ainsi, tandis que l’Église sauvait la civilisation dont se souciaient fort peu les rudes comtes et barons, toujours en guerre, la royauté empêchait leurs principautés et seigneuries de se constituer à part, et chaque fois qu’elle en trouvait l’occasion, elle les ramenait à elle, de gré ou de force. La royauté était donc le lien de la patrie, dont l’Église était l’âme. Deux proverbes caractéristiques avaient cours dans le peuple : l’un était « qu’il fait bon vivre sous la crosse » ; l’autre : « Ah ! si le roi le savait ! »
Rien d’étonnant que l’amour de la patrie en soit venu, par suite, à s’identifier avec le culte de Dieu et le respect de la royauté. Ces trois cultes demeurent longtemps confondus. Puis, quand il leur arrive de se trouver en contradiction, c’est le plus élevé par son objet qui passe le premier. L’intérêt religieux prime tout le reste. C’est ainsi que, au XVIe et au XVIIe siècle, époque des grandes luttes confessionnelles, on voit Coligny et les Huguenots livrer sans vergogne le Havre aux Anglais et appeler à chaque instant les reîtres allemands à leur aide ; tandis que, d’autre part, la catholique cité de Paris, assiégée par Henri IV, accepte parfaitement les secours des Espagnols du duc d’Albe. Mêmes pratiques dans le reste de l’Europe. En Angleterre et dans les pays scandinaves, à Genève et en Prusse, un catholique, fût-il d’une famille indigène de temps immémorial, est traité en étranger ; en France Louis XIV, craignant de nouvelles conspirations entre la Rochelle et les Anglais, révoque l’édit de Nantes et expulse de France une foule de Français, aux applaudissements des meilleurs esprits de ce temps-là.
Ces choses nous paraissent aujourd’hui monstrueuses. Mais il faut juger une époque avec ses idées à elle, non avec les idées postérieures. Or, ce qui nous étonne, ce qui nous révolte paraissait alors tout naturel. Les mœurs, le droit public étaient ainsi faits : la patrie, c’était, avant tout, la religion.
Cependant, même en ces temps où il voyait trouble, le patriotisme français présente d’admirables figures. Tel est Henri de Navarre, le roi conciliateur ; tel encore François de Guise, le défenseur de Metz, le conquérant de Calais ; héros immaculé et dont la gloire n’est obscurcie que parce qu’on le confond avec son fils Henri de Guise, héritier de ses vertus militaires, mais non de toutes ses vertus civiles, de son désintéressement, de sa générosité à pardonner les injures reçues.
Sous Louis XIII et ses successeurs le patriotisme se transforme ; il est remplacé par le culte d’un homme qui personnifie, il est vrai, la patrie, mais qui l’absorbe dans sa personne : le roi ! Certes, les grands hommes et les grandes actions abondent ; mais le désir, la nécessité de plaire au maître en rapetissent le mobile. Si quelques-uns, Racine, Vauban, Fénelon, ont encore le courage de dire la vérité, de montrer le peuple succombant sous le poids de tant de faste et de tant de gloire, ils tombent en disgrâce et ne sont pas écoutés. Bientôt le culte de la royauté faiblit à son tour, comme le sentiment religieux. Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, Beaumarchais se mettent à tout soupeser, analyser, ébranler et démolir. Le patriotisme reçoit le contrecoup de l’écroulement universel. Lui qui est un dogme, une religion, on le considère comme un préjugé des temps barbares, comme une exaltation folle dont il y a lieu de s’affranchir. La tolérance et la philanthropie sont les seules vertus publiques dignes des progrès de la science ; la raison a adouci les mœurs ; les hommes pourraient-ils se quereller encore, lorsque les cœurs sont devenus si sensibles ?
Le réveil de cette sensiblerie fut la Révolution.
Cette secousse subite et profonde accumula bien des ruines, occasionna bien des crimes ; mais elle réveilla le patriotisme. Que de merveilles produisit ce cri courant comme un frisson d’un bout à l’autre du territoire : « La patrie est en danger » ! La France se leva tout entière et ne fut qu’un vaste camp. Douze cent mille hommes furent mis sur pied en quelques mois ; il est vrai que l’ennemi leur laissa ces quelques mois pour s’exercer, et les leur laissa largement, nous en avons déjà fait la remarque ; il n’est pas inutile de le répéter si l’on veut empêcher le retour de la funeste illusion de 1870. Les armées ne s’improvisent pas. Les premières levées de 1792 et 93 furent turbulentes, indisciplinées ; on vit des régiments se troubler au feu, des hommes fuir, d’autres déserter ; un historien, M. Camille Rousset, s’étend longuement sur les faits de cette nature. Les munitions, les vivres manquaient ; les cadres, tous de la noblesse, se méfiaient des soldats et les soldats des chefs. Mais on eut le loisir de changer la plupart des chefs, d’amalgamer les recrues avec de vieilles troupes, d’habituer peu à peu les uns et les autres à se connaître, à se soutenir. Alors le tempérament guerrier de la nation, l’enthousiasme, le sentiment du devoir, le sang-froid firent de notre armée une force homogène, compacte, invincible.
Dans les proclamations militaires comme dans tous les discours de ce temps-là il y a un peu d’emphase. On se rappelle ces paroles de Barrère : « Les jeunes gens combattront, les hommes mariés forgeront les armes, transporteront les bagages ; les femmes travailleront aux habits des soldats. Les enfants mettront le vieux linge en charpie, et les vieillards, reprenant la mission qu’ils avaient chez les anciens, se feront porter sur les places publiques ; ils enflammeront le courage des jeunes guerriers, ils propageront l’unité de la République... etc. » Tout cela fait sourire aujourd’hui, comme les exaltations produites par l’état de fièvre font sourire l’homme qui a repris possession de son sang-froid. Laissons rire ! L’exagération de l’enthousiasme est mille fois préférable à l’exagération du scepticisme. Il n’y a que les impuissants qui peuvent se vanter d’être toujours calmes. En somme, nos pères, quoi qu’on puisse dire, sont arrivés à ce résultat que nous n’avons pu atteindre nous-mêmes : à la libération du territoire 1.
De l’histoire du patriotisme il semblerait, à première vue, que la moitié du genre humain doive être exclue : la moitié féminine. Ce serait une erreur. La femme n’est ni soldat, ni législateur. Mais si l’homme fait les lois, c’est la femme qui fait les mœurs. « Sans les femmes, dit Joseph de Maistre dans une de ses lettres, nous autres, hommes, nous deviendrions tous sauvages. »
Or, s’il est vrai que, par nature, la femme se dépense surtout dans le cercle de la famille, qu’elle est rebelle aux idées trop abstraites et aux intérêts trop généraux, qu’elle répugne, non par égoïsme, puisqu’elle n’est pas soldat, mais par amour et pitié, à toutes les guerres « bella matribus detestata » ; est-ce à dire qu’elle soit incapable de dévouement civique ? Non certes ; et sans remonter jusqu’à cette mère lacédémonienne qui, en donnant un bouclier à son fils, lui disait : « Reviens avec ou dessus ! » les grandes crises de notre histoire nationale nous fournissent en abondance des héroïnes égales ou supérieures aux plus rands héros.
Toutes les fois que le sentiment patriotique monte jusqu’à l’enthousiasme dans un pays, dit Lamartine, les femmes l’éprouvent au même degré, et même à un degré supérieur aux hommes. La patrie ne leur appartient pas plus qu’à nous ; mais comme elles sont, par leur nature, plus impressionnables, plus sensibles et plus aimantes, elles s’incorporent plus personnellement, par tous leurs sens et par tout leur cœur, ce qui les entoure. Cette chère et délicieuse image de la patrie se compose, pour elles, de leur mère, de leurs sœurs, de leurs frères, de leur époux, de leurs enfants, de leurs foyers..., et elles s’y attachent, comme les choses faibles aux choses fortes, avec d’autant plus d’enlacements et de frénésie, que, quand ces appuis s’écroulent, elles périssent avec leur soutien.
Et puis la femme, inférieure par ses sens, est supérieure par son âme... La nature leur a donné deux dons douloureux, mais célestes, qui les distinguent et qui les élèvent souvent au-dessus de la condition humaine : la pitié et l’enthousiasme, elles s’exaltent. Exaltation et dévouement, n’est-ce pas là tout l’héroïsme ? Elles ont plus de cœur et d’imagination que l’homme. C’est dans l’imagination qu’est l’enthousiasme, c’est dans le cœur qu’est le dévouement. Les femmes sont donc plus naturellement héroïques que les hommes. Et quand cet héroïsme doit aller jusqu’au merveilleux, c’est d’une femme qu’il faut attendre le miracle.
Quand tout est désespéré dans une cause nationale, il ne faut pas désespérer encore, s’il reste un foyer de résistance dans un cœur de femme.
Les Geneviève, les Jeanne Hachette, les Améliane du Puget, les Philis de la Tour-du-Pin, les Suzanne Didier devraient être connues de tous les Français. Rappelons brièvement les exploits de celles qui le sont le moins.
Lorsque Charles de Bourbon, le connétable traître, vint assiéger Marseille, en 1524, la ville eût succombé sans le courage d’une troupe de femmes, conduite par une jeune fille de dix-huit ans, Améliane du Puget. Elles pratiquèrent dans les glacis une contre-mine destinée à neutraliser la tranchée souterraine des assiégeants, la défendirent elles-mêmes et écartèrent ainsi le danger redoutable d’une explosion. Aujourd’hui encore les Marseillais appellent, sans toujours savoir pourquoi, le boulevard qui existe en cet endroit boulevard des Dames.
À peu près à la même époque, la ville de Saint-Riquier fut assaillie par une petite armée de plus de 2.000 hommes.
Dedans la ville, raconte Brantôme, il y avait seulement cent hommes de pied, ce qui estait fort peu, et estait prise, ne fust-ce que les dames de la ville se présentèrent avec armes, eaux et huiles bouillantes et pierres, et repoussèrent bravement les ennemis. Encore deux des dites dames enlevèrent deux enseignes des mains des dits ennemis et les tirèrent de la muraille dans la ville ; si bien que les assiégeants furent contraints d’abandonner la brèche qu’ils avaient faite ès murailles et de s’en aller.
De même au siège de Metz, si bien défendue contre Charles-Quint par le duc François de Guise.
D’après un chroniqueur du temps, filles et femmes, lesquelles continuellement apercevaient les pièces de murailles qui étaient d’artillerie frappées, volant en l’air bien souvent au choir tuer maintenant l’un maintenant l’autre, non seulement n’en recevaient aucun esbahissement, mais s’en riaient l’une avec l’autre, comme de chose de petit moment 2 ; tant elles étaient à l’épouvantable bruit accoutumées, lequel par l’espace de sept jours ne prit jamais de cesse, s’il n’était par la nuit empêché.
Ne dirait-on pas, au style près, une peinture du courage des Parisiennes en 1870 ?
Ce n’est pas uniquement dans des enceintes de murailles qu’on a vu des femmes françaises se distinguer. En 1692, le Dauphiné étant envahi par le duc de Savoie et les Impériaux, Mlle Philis de la Tour-du-Pin se mit bravement en devoir d’arrêter l’invasion. Elle rassembla et arma ses vassaux, poursuivit les bandes de pillards qui devançaient l’armée impériale, fit rompre les ponts, rendit impraticables les défilés et frappa même de l’épée plusieurs officiers du duc de Savoie qui s’esquivèrent plutôt que de rendre coups pour coups à une femme. Tous les paysans de la vallée étaient venus se ranger sous ses ordres, et le maréchal de Catinat reconnut et proclama que, sans son aide, il n’aurait pu se maintenir dans le bas Dauphiné. Louis XIV expédia à cette femme extraordinaire la pension de deux mille livres attribuée à un colonel, et fit déposer son portrait dans le trésor de l’abbaye de Saint-Denis.
Quant aux femmes qui se déguisèrent sous des habits d’hommes pour faire campagne dans nos armées, leur exemple est plus digne d’admiration que d’imitation. On en cite une dizaine au moins, rien que sous la première République et le premier Empire. Leurs aventures, souvent scabreuses, se ressemblent presque toutes. Nous ne rapporterons que ce trait curieux de l’une d’elles, Virginie Gesquière, qui prit la place d’un frère sous les drapeaux et gagna au 27e de ligne les galons de sous-officier.
En 1808, en Portugal, dans un combat contre l’armée de Wellington, elle avait vu le colonel du 27e frappé d’une balle, rester abandonné sur le champ de bataille. Elle appela deux de ses camarades et s’élança avec eux pour le reprendre. Mais elle arriva seule jusque sous l’arbre où gisait le blessé. Là, n’étant pas assez forte, elle essaya vainement d’emporter sur ses épaules le corps inerte et lourd. Deux officiers anglais vinrent à passer ; elle se jeta sur eux, les désarma et les laissa aller, mais après qu’ils l’eurent aidée à hisser le colonel sur un cheval sans cavalier.
À l’ambulance le colonel, revenu de son étourdissement, serra avec effusion la main du sergent libérateur : « Mais, lui dit-il, vous aussi, vous êtes blessé ? – Oh ! mon colonel, ce n’est rien. – Que ce soit peu ou beaucoup, il faut soigner ça, insista le colonel, qui appela le chirurgien. Et celui-ci, avec le sans-gêne de la vie des camps : « Allons, arrive, troupier, que je te recouse ta basane !... » Le sergent rougit, veut s’échapper ; le major le saisit rudement, lui enlève ses habits et rougit à son tour, bien que ce ne fut pas dans ses habitudes, en reconnaissant que son troupier est une femme. Il la panse néanmoins, mais avec émotion et tête nue, car son premier mouvement fut de se découvrir par respect, en vrai chevalier français. Virginie fut décorée et renvoyée dans ses foyers.
L’année terrible abonda plus qu’aucune autre en héroïsmes féminins. Pendant le siège de Metz les Prussiens, en faisant des reconnaissances dans le voisinage, trouvèrent un hameau complètement vide. Ils frappent à toutes les portes, en enfoncent quelques-unes ; enfin une jeune paysanne paraît avec un petit enfant. On lui demande où est son mari :
« Je ne suis pas mariée, dit-elle, cet enfant est mon frère.
– Mais où sont les autres habitants ?
– Tous partis en vous voyant venir.
– Et pourquoi ?
– Pour ne pas être forcés de vous servir de guides.
– Oui, et pour servir de guides aux Français ?
– Naturellement, puisque nous sommes Français. »
Là-dessus l’officier allemand veut savoir s’il est venu des soldats français. Silence de la jeune fille, qui finit par répondre que ce n’est pas à elle de renseigner les Allemands. « Quelle direction ont-ils prise ? » insiste l’officier. Nouveau silence. « Si tu refuses de parler, nous saurons bien t’y contraindre.
– Faites-vous donc la guerre aux femmes ? demande la jeune fille.
– Nous faisons une guerre scientifique, nous employons tous les moyens capables d’abréger la résistance. Mais assez causé. Va t’appuyer contre cet arbre. Soldats, portez armes, en joue ! Et toi, petite paysanne entêtée, ou tu répondras, ou tu seras fusillée ! »
La Française obéit, baisse la tête en faisant le signe de la croix pour se recommander à Dieu, puis regarde en silence les fusils braqués sur elle.
– Une deuxième fois, parle ! Tu refuses ?... Une troisième fois, toujours rien ?... soldats, feu !
Les soldats durent trembler, mais la discipline l’emporta, la jeune fille tomba en criant « Vive la France ! » L’officier, honteux de son exploit, s’en excusa en disant qu’il ne s’était pas attendu à une telle obstination. Il demanda à l’enfant le nom de da sœur.
– Suzanne Didier, répondit l’enfant à travers ses sanglots.
Brave Suzanne Didier ! Son nom vivra à jamais dans les annales du patriotisme. Il mérite d’être inscrit sur le piédestal des monuments de sa compatriote, Jeanne la Lorraine.
Car l’héroïne des héroïnes, dans notre histoire et dans toutes les histoires du monde, c’est notre incomparable Jeanne d’Arc. Seule entre toutes les nations, la France eut un jour ce privilège d’une action directe et visible de la puissance divine intervenant pour la sauver. Non fecit taliter omni nationi. Tout est miracle, en effet, dans la mission de Jeanne, de même que but y est pur et glorieux. L’hypothèse d’une imposture ou d’une hallucination sont également inadmissibles.
Ah ! quand est-ce que l’esprit de parti, l’esprit sectaire déposera les armes ? Quand nous donnera-t-on une fête nationale vraiment nationale et que tous les citoyens pourront célébrer à plein cœur ? Le 14 juillet impose des réserves : c’est la chute du despotisme royal, mais c’est le triomphe d’une insurrection et le signal de cruels excès. À la fête de Jeanne d’Arc, pas de dissonances, les cloches qui appellent à la prière pourraient confondre leurs voix avec la voix du bronze qui vomit la mort. Ce serait une fête guerrière, mais pieuse et douce. Le chrétien admire dans Jeanne d’Arc une inspirée d’en haut ; le philosophe humanitaire, une libératrice qui ne fait que défendre son pays, non une conquérante empiétant sur autrui ; le démocrate, une fille du peuple plus grande que les rois ; le moraliste, une vierge assainissant les camps et en chassant les « ribaudes », comme Jésus chassait les vendeurs du Temple ; le poète, une épopée où la réalité dépasse les hardiesses de la fiction ; les artistes un idéal de jeunesse (seize à dix-neuf ans), un idéal de beauté, de bonté, de pudeur, joint à un idéal d’énergie ; tous enfin la plus parfaite personnification imaginable du patriotisme, et une rédemption achetée, comme toute rédemption, par le sacrifice.
Mais cette merveilleuse histoire implique du surnaturel dans les choses humaines ; elle admet la subordination de la créature au Créateur. C’est pour cela que l’institution d’une fête nationale de Jeanne d’Arc est encore attendue... et qu’elle le sera longtemps.
CHAPITRE VI
Le péril juif.
Il n’existe plus d’Assyriens depuis la destruction de Ninive et de Babylone, plus de Carthaginois depuis la destruction de Carthage, et bien impossible serait-il de discerner, dans l’Europe moderne, qui descend des Goths et qui des Gaulois, qui des Francs et qui des Burgondes.
L’Amérique européenne n’a que quatre cents ans de date, et déjà les immigrants y sont tellement mêlés que toutes les origines s’y confondent et s’y oublient.
Le siècle qui va finir a amené aux États-Unis trois ou quatre millions d’Irlandais, autant d’Anglais, autant d’Allemands et d’Espagnols ; un demi-million de Scandinaves, autant de Français et autant de Juifs.
Eh bien, laissez écouler encore un siècle, deux au plus : les citoyens Américains issus de ces multiples immigrations se seront croisés et mêlés de telle sorte qu’ils ne se distingueront plus les uns des autres ; Irlandais et Allemands, Français et Anglais se considéreront tous, simplement, comme citoyens nord-américains ; tous, hormis les Israélites.
Ainsi, dans le nouveau monde comme dans l’ancien, il y a une exception irréductible, qui seule résiste à la puissance des intérêts et du temps : les Israélites.
L’impiété nie les miracles, en voici un, un miracle ethnographique et moral, mais un miracle de premier ordre : l’immortalité du peuple déicide.
Ce miracle, disons-nous, commence à devenir éclatant jusqu’au delà de l’Atlantique. Lors du premier recensement régulier, en 1790, on comptait à peine un millier de Juifs dans l’Amérique anglaise, et moins encore dans l’Amérique espagnole ou portugaise. Peu à peu, ils affluèrent, à mesure que se développaient les valeurs de spéculation. En 1812, ils étaient 1.800 tant à New York qu’en Pennsylvanie, 40.000 en 1840, 238.000 en 1880.
C’était déjà un développement relativement immense, mais à la suite des mesures de précautions prises par la Russie, se produisit une poussée inouïe. Le trop-plein russe se déversa d’abord sur l’Allemagne, l’Autriche, la Roumanie et les pays ottomans, pour arriver ensuite en France. Leurs coreligionnaires de ces divers pays comprirent le danger d’une pareille agglomération, et fournirent aux Juifs chassés de Russie les moyens de passer l’Océan. De 1880 à 1897, il y a eu 500.000 Juifs débarqués dans les ports atlantiques. Ceux qui se fixèrent au Brésil et dans la République argentine, rétifs à l’agriculture à laquelle on voulait les attacher, refluèrent presque tous vers les États-Unis.
Leurs coreligionnaires de New York, effrayés à leur tour, s’empressèrent de leur faciliter la marche vers l’Ouest. L’Illinois, dont Chicago est la métropole, en eut pour son compte : 85.000, la Californie 35.000.
L’expansion juive est telle que la Bourse de New York et Merchants-Exchange de San Francisco, sont fréquentées aujourd’hui par autant de Juifs que les marchés d’argent de n’importe quelle ville européenne.
Les rois de la finance sont encore, aux États-Unis, des Anglais ou des Irlandais enrichis. Ils ne le seront pas longtemps. Place aux fils d’Abraham ! Pour drainer l’or, ceux-ci ont une aptitude propre, incomparablement supérieure à celle du reste des humains.
Israël commence aussi à envahir l’Australie et à s’implanter en Chine et au Japon.
Et qu’il soit bien ou mal accueilli, qu’il reste dans la plèbe ou entre dans l’aristocratie, pauvre ou riche, dispersé ou en nombre, maître ou esclave, nulle part il ne s’assimile aux autres races, nulle part il ne se fusionne ; la légende du Juif-errant demeure une vérité éternelle.
Le Juif est un témoin immortel et voyageur en tous lieux, le témoin du Christ au travers des peuples et des âges.
Mais ce phénomène est-il une simple curiosité historique ? Non, il comporte de sérieuses réflexions ; il appelle une conclusion pratique.
Le Judaïsme est un péril national.
On a vu, à l’occasion d’un traître, avec quelle facilité Israël a ameuté le monde contre la France. Supposez que Dreyfus eût été un catholique, ou même un protestant, un Français de date immémoriale, sorti de la foule des Français qui ignorent leurs origines ethnographiques, pensez-vous que l’émotion fût devenue aussi profonde, aussi universelle ?
Nous avons connu d’autres erreurs judiciaires (à supposer que la condamnation de Dreyfus fût une erreur, ce qui n’est pas) ; l’Allemagne, la Russie ou pour mieux dire toutes les nations civilisées ont vu d’autres traîtres pris sur le fait et sommairement exécutés ou relégués dans quelque forteresse : le monde entier a-t-il pris fait et cause pour eux ? C’est à peine si leur mésaventure a été mentionnée dans quelque fait divers ; et encore pas toujours.
Mais Dreyfus est un peuple ; de là le retentissement enfiévré de sa cause, les commentaires passionnés que dans le monde entier souleva la condamnation de Zola.
Tout Israël est plus ou moins ce qu’a été Dreyfus ; plutôt moins que plus, hâtons-nous de le dire, car il y a parmi les Juifs beaucoup de cœurs honnêtes, incapables de mensonges et de trahison formelle. Toutefois il n’existe pas de Juifs auxquels on ne puisse adresser le double reproche qui, selon nous, constitue le péril israélite.
Ils ne sont que commerçants.
Et ne prenant jamais racine dans le sol qui les porte, ils ne sauraient être patriotes.
Peuple pasteur à l’origine, peuple agriculteur et viticulteur sous ses rois, comme tous les autres peuples, le Juif depuis sa dispersion n’est plus que commerçant.
Il ne produit pas, il échange ! Il achète d’une main et revend de l’autre, en prélevant le plus qu’il peut de commission. Pas un atome de richesse sociale ne résulte de son industrieuse activité. Il s’enrichit, lui seul, et c’est en épuisant ce qui l’entoure.
Certes les propriétaires juifs ne sont pas rares. Israël possède d’immenses domaines et les plus beaux châteaux historiques de France ; mais il ne les cultive nulle part lui-même, il les fait cultiver.
Jusque dans son pays d’origine, dans cette Judée où il reflue en grandes masses depuis son expulsion partielle de la Russie, c’est en vain que de richissimes coreligionnaires, le baron Hirsch, par exemple, ont voulu établir des colonies juives agricoles. Le colon accepte le terrain et les instruments aratoires, mais c’est pour les vendre au bout de quelques jours et aller brocanter à Jérusalem ou à Jaffa.
S’il est permis de faire appel aux souvenirs personnels, l’auteur de ces lignes a vécu en Alsace et en Roumanie, deux paradis d’Israël. Là des familles juives sont fixées depuis des siècles ; eh bien, jamais, jamais, jamais il n’en a rencontré une qui cultivât la terre.
Brocanteurs toujours, brocanteurs partout et admirablement doués pour cela. Beaucoup de flair, d’activité, de ténacité, de souplesse ; un parfait mépris des rebuffades, une complète ignorance de ce que d’autres appellent le point d’honneur, une étonnante élasticité de conscience, du moins envers les Goym (les non juifs), telles sont les causes de l’incontestable supériorité d’Israël en affaires.
En Alsace, en 1855 – et cela ne doit pas avoir beaucoup changé depuis – un paysan voulait-il vendre sa vache à son voisin : au lieu de demander à ce voisin : « Combien m’en donnez-vous » ; il lui disait : « Allons trouver le Juif ! » Et c’était le Juif qui débattait le marché, achetait la vache et la revendait.
Tous les agents de remplacement militaire, les marchands d’hommes, comme on les appelait, étaient juifs, et ils s’arrangeaient pour ne donner aux jeunes soldats rengagés, si nombreux en Alsace, qu’une partie de la prime touchée. Le juif tendait à exproprier partout le paysan alsacien, comme il a fait depuis du propriétaire arabe en Algérie.
Un préfet du Haut-Rhin eut le courage de signaler cette situation et un journal (l’Univers), celui d’en parler. Le préfet fut aussitôt déplacé, le journal reçut un avertissement et l’exploitation parasite s’épanouit de plus belle.
En Roumanie, en 1857 et 1858, il était presque impossible à un chrétien de soumissionner directement un travail quelconque donné par l’État ou par les villes. C’était le chrétien (tapissier, serrurier, maçon) qui exécutait la commande, mais elle lui arrivait par l’intermédiaire d’un juif ; et une fois le travail fini et livré, si l’on voulait être payé sans trop de retard, il fallait encore recourir au juif.
C’est le mécontentement général né d’une exploitation semblable qui a fini par lasser, en 1880, la patience des Russes. Mais la Roumanie ne s’est pas trouvée assez forte pour imiter la Russie ; et quant à l’Alsace, après 1870, l’Allemagne n’a songé qu’à y tracasser les Français. Or les Juifs s’étaient endormis Français la veille de l’annexion : mais le lendemain ils s’étaient tous éveillés Allemands.
Nous arrivons au côté le plus grave de cette courte étude : le péril national français.
Qu’importe au voyageur campé dans un pays pour l’exploiter, la prospérité intrinsèque de ce pays ? Abraham et Jacob, quand il n’y avait plus d’herbe autour d’eux, levaient leurs tentes et allaient les dresser plus loin.
Lorsque le vieux Rothschild, de Francfort, eut acquis la colossale fortune que l’on sait, il dit à un de ses fils : « Toi, tu resteras Francfortois » ; à un autre : « Toi, deviens Anglais » ; à un troisième : « Toi, fais-toi naturaliser Français ».
Et ainsi fut fait. La famille fut ainsi orientée et bien gardée aux quatre points cardinaux.
Mais quels Anglais, quels Français et même quels Allemands pouvaient être tous ces internationalistes n’ayant pas plus de traditions, pas plus d’affaires, pas plus d’affections dans un pays que dans un autre ?
Ce qui est vrai des Rothschild l’est de tous leurs coreligionnaires.
Aussi ne leur parlez pas de se faire « casser la gueule » pour une patrie ; ils n’ont pas de patrie, et voyez comme le service militaire leur répugne.
En Angleterre, où le service est encore facultatif, à peine trouveriez-vous quelques soldats juifs.
Il en était de même en France, avant le service militaire obligatoire et personnel ; on citait un officier supérieur juif, un seul, le général Jung, dont, pour le noter en passant, les relations internationales et suspectes avec Mme de Kaula ne sont pas encore oubliées.
Mais depuis que les Juifs sont contraints au service militaire, comme les autres : « Allons-y, puisqu’il le faut, et tirons le parti le moins mauvais possible d’un désagrément inévitable ! »
Or, comme ils sont intelligents et doués, notamment pour les mathématiques, de dispositions plus qu’ordinaires, ils ont envahi nos écoles militaires.
Le nombre des jeunes officiers juifs comme celui des préfets, sous-préfets, juges et fonctionnaires juifs, est quatre fois, dix fois plus élevé qu’il ne devrait être, eu égard au nombre des juifs dans la population française.
Ils se cantonnent autant qu’ils peuvent dans l’intendance, le service de santé, les bureaux, le plus loin possible des coups de sabre et des boulets ; mais leur effectif dans nos cadres militaires s’accroît, s’accroît sans cesse.
Qu’on veuille bien réfléchir à ceci : Dans vingt ans, la France comptera une centaine au moins de colonels ou généraux ou assimilés juifs ; la défense de la patrie sera aux mains d’un état-major de sans patrie.
Ce péril national, redisons-le, n’existe pas pour l’Angleterre ni les États-Unis ; là est soldat qui veut, et le juif ne veut pas.
La Russie n’admet pas de juifs aux hauts grades.
L’Allemagne tourne la difficulté grâce à l’usage de soumettre les nouveaux venus à l’acceptation du corps des officiers de chaque régiment ; les juifs ne sont jamais agréés.
Mais en France le péril est complet, imminent et sans remède ; à moins que, imposant silence à notre générosité – car il s’agit de vivre d’abord ! – nous ne décidions, comme la loi roumaine, que le juif, au lieu de payer de sa personne sa dette à la nation, la paie en argent.
Que chacun donne ce qu’il a, ce qu’il peut donner utilement, non ce qui ne ferait que nuire à la communauté.
Un tel projet de loi paraîtra étrange peut-être, choquant, subversif des principes de 1789. Qu’importe, s’il est de toute nécessité ?
Après l’affaire Dreyfus, on peut le comprendre et l’admettre.
Plus tard, il sera trop tard.
CHAPITRE VII
L’avenir de la Patrie française.
On a parlé de décadence ;
Qui donc est tombé jusqu’ici ?
Des soldats, mais non pas la France ;
La France est debout, Dieu merci !
Ces beaux vers d’un compatriote et camarade d’enfance, Pierre Dupont, nous reviennent en mémoire au moment où, pour conclure cette étude, nous nous mettons en face non plus d’une patrie abstraite et générale, mais de la nôtre, la France.
Ah ! certes, si tout homme bien né doit aimer son pays, l’obligation est double pour un Français. Nulle part la terre n’est plus variée et plus fertile, la position topographique plus favorable, la race plus laborieuse et plus sociable, le trésor des richesses nationales plus complet dans les lettres, les sciences, les arts et les gloires de tout genre. C’est pour cela qu’aucun peuple n’est plus attaché au sol natal. Y trouvant tout ce qu’il désire, pourquoi chercherait-il ailleurs ? L’Anglais, l’Allemand, l’Espagnol émigrent facilement ; mais si le Français s’éloigne, c’est avec espoir de retour.
Un jour, à la Chambre des Pairs, sous Louis-Philippe, M. Guizot, premier ministre, venait de terminer par ces mots une tirade oratoire en l’honneur de l’alliance anglaise : « Si je n’étais Français, je voudrais être Anglais ! – Et moi, interrompit un des chefs de l’opposition, le marquis de Dreux-Brézé, si je n’étais Français, je voudrais être Français ! » Toute l’Assemblée applaudit ; le ministre lui-même approuva.
Les étrangers ne sont pas les derniers à rendre hommage à la France. Ils médisent d’elle volontiers, mais s’ils ont un voyage d’agrément à faire, c’est à Paris, ou sur la « Côte d’azur », qu’ils s’installent. Le plus grand des écrivains allemands, Goethe, qui ne pouvait prévoir les jalousies mesquines de quelques-uns de ses successeurs, écrivait à Eckermann : « Comment, moi pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment pourrais-je haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, et à qui je dois une si grande part de mon développement ? »
Quant à ceux qui ont eu le bonheur d’être englobés dans la patrie française, par exemple les Belges, les Allemands de la rive gauche du Rhin, de 1793 à 1815, peut-on ne pas remarquer la sincérité avec laquelle ils s’y étaient soudés en si peu de temps, et la peine qu’ils ont eue à s’en déprendre ? Le culte de Napoléon Ier, qui n’a fini chez ses « vieux grognards » qu’avec le dernier survivant d’entre eux, n’était pas moins ardent chez ceux de Mayence et de Bruxelles que chez ceux de Marseille et de Lyon. Voyez aussi la touchante fidélité des Alsaciens-Lorrains arrachés à la France il y a trente ans bientôt. Au moment où nous écrivons, nous venons de lire dans les journaux que 127 jeunes gens, nés à Saverne en 1877, étaient cités, le 16 février 1899, devant le tribunal correctionnel de cette ville, sous l’inculpation de s’être soustraits au service militaire allemand ; de même 64 à Sarreguemines et un beaucoup plus grand nombre à Metz, à Colmar, à Wissembourg. Braves jeunes gens, patriotes vraiment héroïques, ils laissent l’autorité allemande placer leurs biens sous séquestre, et eux-mêmes s’en vont au loin servir leur véritable patrie, au Tonkin ou au Soudan, quand même ils savent que cette patrie devra feindre de ne pas les reconnaître, et qu’elle ne pourra les incorporer que dans sa légion étrangère !
Trois ou quatre ans après l’annexion, un inspecteur prussien visitait une école d’Alsace. Remarquant un élève en deuil qui semblait s’écarter de lui avec crainte, il lui demanda son nom. – Mon nom est Jean Schwab. – Ton âge ? – Douze ans. – Ton père ? – Mort pour la patrie. – Pour la patrie allemande ! – Non pas, nous ne sommes pas allemands. – Enfin soit, conclut l’inspecteur ; mais, puisque tu étudies la géographie, peux-tu me dire quelles sont les principales nations de l’Europe ? – Oui, la France. – Ne commence pas par la France ; l’Allemagne est plus forte. – La France, répète l’enfant. – Comment, encore la France ! Tu saurais à peine indiquer sur la carte la place de la France.
Et en effet la France, modifiée à la main sur la carte murale et amoindrie d’une immense Alsace-Lorraine, était devenue petite, toute petite.
Le jeune Alsacien se lève, au milieu de ses camarades empourprés comme lui d’une patriotique colère. « C’est vrai, dit-il, sur votre carte on retrouve à peine la France ; mais nous n’avons pas besoin de l’y chercher. La France, elle est là ! » Et, retroussant son vêtement de deuil, il frappait sur sa petite poitrine.
La ténacité de cœur des Franco-canadiens n’est pas moins admirable, après 130 ans de séparation. On raconte que Mgr Favre, archevêque de Montréal, ayant dit un jour de la France en présence du gouverneur du Dominion : « La France notre mère » – Eh bien, et l’Angleterre, qu’en faites-vous ? interrompit le gouverneur. – L’Angleterre ? je l’appellerai notre belle-mère, riposta spirituellement le prélat.
Ce qui, dans notre corps national, donne tant de profondeur et de durée au patriotisme de tous les membres, c’est le caractère fraternel et juste de l’ensemble. La civilisation française est attrayante, parce qu’elle est généreuse. Seule, dès le temps de nos vieux rois, la France considérait tout esclave qui touchait son territoire comme affranchi et désormais libre ; seule aussi elle savait respecter les éléments étrangers qu’elle renfermait. Nous avons entendu nous-mêmes, à Mulhouse en 1855, des pasteurs protestants faire paisiblement leur catéchisme en langue allemande, dans une église protestante. Allez voir si, en Sleswig pour les Danois, en Pologne pour les Polonais, en Alsace pour les Français, l’Allemagne est capable d’une semblable tolérance ! Après deux siècles de francisation, certaines parties de l’Alsace parlaient encore français, en 1870. La langue restait étrangère, les cœurs ne l’étaient pas. Néanmoins, il faut l’avouer, nos pères auraient dû être moins imprévoyants ; entre la brutale compression des écoles prussiennes, et le laisser-aller des habitudes françaises, on pouvait trouver un milieu.
Seule aussi la France est capable de rendre à d’autres nations des services désintéressés et de se battre pour la gloire ou pour une idée. Sans son assentiment jamais les Prussiens n’eussent réalisé l’unité allemande en 1866 ; sans son concours actif jamais les Italiens ne se fussent délivrés des Autrichiens et n’eussent formé une nation unique. Graves erreurs sans doute, c’est à cause d’elles que nous nous voyons aujourd’hui non seulement diminués de quatre départements qui étaient la chair de notre chair, mais enfermés dans un tête-à-tête sombre et obsédant avec un ennemi, avec deux ennemis qui ne nous pardonnent point le bien que nous leur avons fait ; mais de telles erreurs ne sont pas de celles qui déshonorent.
Les étrangers eux-mêmes reconnaissent que le sentiment de la justice, de l’honneur, de la gloire (de la gloriole parfois, si l’on veut), a tout particulièrement prise sur les âmes françaises. Un jour, dans un port de Turquie où se trouvaient des navires français, anglais et américains, l’équipage d’un de ces navires sauva du naufrage un brick ottoman. Le maréchal Fuad Pacha (le même qui fut disgracié en 1897 pour avoir refusé de s’associer au massacre des Arméniens) l’apprit et voulut récompenser le capitaine : « Informez-vous d’abord, dit-il, quelle est sa nationalité. Si c’est un Français, qu’on le décore ; si c’est un Anglais ou un Américain, qu’on lui donne mille livres ! »
La France est un soldat, un chevalier, un apôtre. Elle aime d’instinct la logique, la liberté, la vérité ; elle fait plus : elle les propage avec passion. Que de fois l’histoire a enregistré ses faits et gestes comme étant ceux de Dieu même : Gesta Dei per Francos ! C’est elle qui, après Tolbiac et Vouillé, assura le triomphe du catholicisme sur l’arianisme ; elle qui, à Poitiers, arrêta l’invasion sarrasine ; elle qui, par Charlemagne, civilisa les Saxons ; elle qui, aux Croisades, fit reculer l’Islam ; elle qui établit et maintes fois restaura la Papauté temporelle ; elle aussi qui proclama les principes du monde moderne, contestables sur plus d’un point, mais assurément inspirés, dans leur principe, par un haut idéal. Et comment ne pas admirer sa fécondité inépuisable en dévouements individuels ? Les non-catholiques peuvent ne pas apprécier complètement le but de tant d’œuvres de zèle : Propagation de la Foi, Sainte-Enfance, association de Saint-François de Sales, Denier de Saint-Pierre, fondation et entretien d’innombrables écoles chrétiennes ; mais qui ne reconnaîtra que ce sont là des œuvres désintéressées ? Et peut-on ne pas s’incliner avec respect, quand on voit la France donner à elle seule plus d’argent, plus de missionnaires, plus de religieux et de religieuses aux hôpitaux, aux missions, à l’éducation de la jeunesse, que toutes les autres nations catholiques ensemble ?
Voilà le grand titre de la France à la gratitude du monde, voilà le fondement principal de notre invincible confiance, quand nous nous obstinons à croire que sa mission n’est point finie et que la diminution de sa force n’est qu’une éclipse passagère.
Nous ne dirons pas comme Victor Hugo à Louis-Philippe, dans une harangue célèbre prononcée à la tribune des pairs après l’attentat de Fieschi : « Sire, la Providence a encore besoin de vous ! » Non, Dieu n’a besoin de personne, hommes ou nations ; car selon le mot de saint François de Sales, « Dieu a tout fait double ». Mais il est bien permis de regarder dans quelle nation il reste le plus de sève divine et de constater que, pour le moment, aucune ne paraît en état de remplacer la France.
Les ombres hélas ! – et de larges ombres – ne manquent pas sur ce tableau lumineux et vainement chercherait-on à se persuader que, si l’esprit de sacrifice qui enfante les miracles patriotiques se développe dans certains milieux sociaux, un esprit bien différent gagne les masses. En haut la régénération est commencée, en bas le mal suit son cours. Notre dessein n’est pas d’approfondir ici les divers motifs de trop légitimes craintes : chacun exigerait de longs développements. Bornons-nous à indiquer les principaux : l’erreur d’une éducation officielle appuyant la morale sur la neutralité religieuse, c’est-à-dire sur le vide ; l’abaissement progressif et fatal d’une représentation nationale émanant de la seule loi du nombre, et l’instabilité politique qui en résulte ; les atteintes portées à la religion par les sociétés secrètes dominantes, à la famille par le divorce, à la propriété par les menaces d’impôt progressif ; le développement excessif du fonctionnarisme ; les ravages croissants de l’alcoolisme qui atrophie la race ; l’émigration des campagnes vers les villes : l’état stationnaire de la natalité française, alors que s’accroissent rapidement les populations voisines. N’y a-t-il pas là de quoi trembler ?
N’importe : nous espérons encore.
Notre nation, après tout, est une nation de braves gens ; les méchants et les agités n’y sont que l’exception – exception parfois accidentellement dirigeante ; mais tôt ou tard l’honnêteté naturelle, la rectitude naturelle de jugement, aidées du sens du beau, et de celui du ridicule, la ramènent de ses aberrations. Ainsi elle commence à reconnaître qu’elle s’est trompée en rompant tout d’un coup avec son passé. Elle faisait, naguère encore, compter d’hier seulement son histoire ; elle oubliait ce mot de Chateaubriand que « le premier signe de la décadence d’un peuple, c’est quand il renie ses traditions ». Elle ne connaissait que « la jeune France », tandis que les Anglais disent avec respect : « Old England, la vieille Angleterre. » Elle commence à revenir de cette erreur (pour n’appuyer que sur celle-là). Et de même que les descendants des émigrés et des chouans ont pris leur parti des nouveautés démocratiques, et qu’ils se sont fait tuer vaillamment en 1870, sous un étendard qui n’était pas le leur, de même, dans l’autre camp, on est revenu à une appréciation plus sereine, plus équitable de ce passé. Non seulement on a cessé de le haïr aveuglément, mais on s’est pris à l’étudier, d’abord avec impartialité, puis avec amour ; l’on s’est rendu compte que la solidarité nationale n’existait pas seulement entre les Français d’autrefois et que toutes nos gloires de toutes les époques devaient nous être impartialement chères.
Les compétitions personnelles, les querelles d’intérêts n’ont pas disparu et ne disparaîtront jamais. Mais dans le domaine de l’histoire et de l’art, la réconciliation s’est faite, ou du moins le désir de la justice est venu. C’est surtout sur le terrain national que la bonne volonté est éclatante. Que l’intérêt patriotique entre en jeu, toutes les passions se taisent, la trêve s’établit sur-le-champ, il y a assaut d’élans généreux entre tous les groupes dissidents 3.
Suspendons cependant, à propos de traditions, la rapidité de cette revue de nos infirmités contemporaines, et ouvrons une parenthèse pour insister sur un travers secondaire en apparence. Il ne s’agit pas d’aborder les hauts et difficiles problèmes de tempérament monarchique et d’aspirations démocratiques, de partage forcé et de liberté testamentaire ; nous voulons parler seulement de notre tendance actuelle à cesser d’être nous-mêmes, par déférence et par engouement pour nos voisins. Nos pères nous avaient légué le sceptre de la mode ; pourquoi le passons-nous à la rogue et égoïste Angleterre ? Pourquoi tant de Parisiens se font-ils habiller à Londres, blanchir à Londres ? Pourquoi délaisser, pour les jeux anglais, violents et de moindre élégance, nos vieux jeux français : le gymnase, les barres, les boules, la paume, le billard, les promenades surtout, les grandes promenades, puisque la marche est de tous les exercices le plus hygiénique ? Nous ne parlons pas des concours de marche dont le plus clair est d’éreinter certains jeunes gens, lesquels en meurent quelquefois, cela s’est vu ; il s’agit de la marche ordinaire, non mesurée, mais égayée par les accidents du chemin et le babil à bâtons rompus 4.
Et qu’est-ce donc que cette manie qui nous pousse à parler anglais en français ? Elle se comprend lorsque le terme nouveau, exprimant une chose nouvelle, manque dans notre langue ; ainsi certains termes de cyclisme ou de marine. Mais pourquoi five o’clock tea au lieu de thé de cinq heures ? Pourquoi interview au lieu d’entrevue ? Pourquoi horse races quand nous avons course de chevaux, select quand nous avons distingué, bar quand nous avons comptoir ? Pourquoi à Paris tant d’enseignes en anglais que, dans certaines rues, on se croirait à Londres ? N’est-il pas honteux et triste, à Calais et à Boulogne, de n’entendre que des conversations en anglais, alors qu’on n’entend pas un mot de français à Douvres et à Folkestone ? Nous avons bonne grâce à nous plaindre ensuite de la déchéance de notre langue, supplantée partout par celle des bons amis qui nous ont évincés de Fachoda !...
Nos grands-pères, nos grand’mères étaient mieux avisés et plus patriotes que nous. Ne parlant partout que leur langue, ils forçaient tout le monde à l’apprendre. Nous nous targuons, nous, par courtoisie – ou par vanité personnelle et pour faire parade de notre savoir – de parler anglais aux Anglais, allemand aux Allemands.
Encore si l’on nous rendait la pareille ! Loin de là, à nos avances on répond par l’ostracisme. Guillaume II a banni de sa cour, avec rigueur, tous les mots français qui ont un correspondant en allemand ; en sorte que bientôt les étudiants allemands ne pourront plus lire Goethe sans avoir un dictionnaire en mains ; et les Anglais, les Anglaises voyageant sur le continent, aiment mieux n’être pas compris que de l’être autrement qu’en anglais. C’est ainsi que l’anglais marche rapidement à la conquête du monde, qui parlait français il y a un siècle.
À qui la faute ? À l’orgueil national et à la ténacité de nos voisins, non moins qu’à l’extension surprenante de leur commerce et de leurs colonies ; oui, mais aussi à notre imprévoyante complicité et à nos engouements stupides.
Fermons la parenthèse et concluons.
De la situation géographique aussi bien que de l’histoire de la France, résulte pour elle la nécessité d’être une grande puissance si elle veut, nous ne disons pas continuer son développement, ni même maintenir l’œuvre des ancêtres, mais simplement vivre. Il n’y aurait plus de France depuis longtemps, si nos aïeux s’étaient abandonnés après chacun de leurs nombreux désastres, s’ils ne s’étaient relevés par l’épée de Du Guesclin après le roi Jean, par l’étendard de Jeanne d’Arc après Charles VI, par l’épée de Villars à Denain. Il n’y aurait plus qu’une France déshonorée et annihilée, si, après la foudroyante succession de nos revers de 1870, il ne s’était trouvé des généraux et des soldats pour imposer aux vainqueurs le respect du vaincu, et pour reconstituer les forces nationales avec énergie, avec foi dans l’avenir.
Honneur à cette confiance et gardons-nous de tout ce qui peut l’ébranler. La victoire est pour le soldat une question de confiance. Est victorieuse et ne connaît pas d’obstacles toute armée qui se croit victorieuse ; est vaincue d’avance et se débande toute armée qui se croit vaincue.
Aussi ne saurait-on réprouver assez l’agitation que des traîtres et des inconscients, avec l’ardente et universelle complicité de l’étranger, ont poursuivie avec fureur contre l’armée française. Ce crime – ou cette imprudence – aura cependant eu pour résultat de resserrer les liens entre l’armée et la nation. On remarquait à peine, autrefois, sur la place publique le passage du drapeau aux trois couleurs ; aujourd’hui, sitôt qu’il paraît, la cité accourt pour le saluer et dire aux braves qui le portent : « Nous sommes avec vous ! » Et la fierté des attitudes, l’unité des mouvements, la voix mâle du clairon d’airain, tout s’élève, s’agrandit, se symbolise : c’est l’âme de la patrie qui plane sur les monuments, sur les champs et sur les usines ; et elle semble crier à ses enfants : Courage ! courage ! Voici quinze siècles que nous vivons ensemble, que nous luttons, souvent vainqueurs, parfois vaincus, toujours généreux et honorés ; courage et confiance, nous nous sommes relevés de plus bas ; le pays de Jeanne d’Arc n’est point destiné à périr !
Jacques-Melchior VILLEFRANCHE, La Patrie :
aperçu philosophique et historique, Bloud et Barral, 1900.
TABLE DES MATIÈRES
Préface
CHAPITRE I
L’idée de Patrie
CHAPITRE II
Conditions d’une Patrie ; erreurs et préjugés
CHAPITRE III
Devoirs envers la Patrie
CHAPITRE IV
Le service militaire
CHAPITRE V
Le Patriotisme dans l’Histoire. – Chez les Femmes
CHAPITRE VI
Le péril juif
CHAPITRE VII
L’avenir de la Patrie Française