Melchior de Vogüé

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Francis VINCENT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Melchior de Vogüé s’en est allé en pleine force, ayant joui de ce magnifique « coucher de pensée dans la lumière » qu’il enviait à Goethe, poursuivant jusqu’au dernier jour sa noble tâche d’écrivain et d’éveilleur d’idées. En partant il nous a laissé un dernier petit recueil, Les Routes 1, où, comme en une courte Légende des siècles, il nous livre, enveloppées dans l’opulente draperie de son grand style, les suprêmes manifestations d’une pensée sur laquelle toute une génération s’orienta. Ce n’est pas de lui qu’on pourrait dire ce qu’il écrivait d’un puissant de ce monde récemment disparu : « Il a passé au fil de l’eau ! et pas même un remous dans le sillage effacé ! » Son sillage restera longtemps marqué dans les esprits qu’il avait subjugués. Ce mort illustre, au nom prestigieux de mage oriental, auréolé d’idéalité, parle encore du fond de sa tombe. Il parlait hier dans son testament où il a écrit cette phrase qui éclaire un peu le mystère de sa pensée religieuse, le mystère d’une âme qui flotta au vent de toutes les doctrines de ce siècle : « Je ne veux que les prières de notre Église catholique. » M. d’Haussonville se plaît à voir, dans ce notre intentionnel, « l’affirmation discrète mais positive d’une foi qu’il tenait de sa race et de son enfance, qui avait pu subir des assauts intérieurs, mais qui avait résisté et s’était affermie avec les années ». Nous voudrions l’y voir aussi, mais nous nous souvenons qu’il existe aujourd’hui toute une légion positiviste dont les protestations de respect pour l’Église, incomparable force sociale, ne sont que le masque d’une foi morte ou inopérante. Vogüé était-il de ces chrétiens politiques et de ces « athées catholiques » qui ne voient dans le catholicisme qu’un héritage du passé ? Nulle part mieux que dans ces derniers feuillets noircis par lui nous ne saurions espérer surprendre le secret d’une âme qui s’ouvrait volontiers et s’épanchait sans vaine pudibonderie. Sur ces Routes d’automne où il a promené ses derniers pas, dans cette marche à l’étoile, qu’il a poursuivie toute sa vie, mais surtout au soir de sa carrière, a-t-il enfin rencontré le rayon de Vérité qu’il cherchait ? Il la cherchait, en effet, cette Vérité, et, dans la mesure même où il l’a désirée, on peut dire qu’il l’a trouvée, puisque, selon le mot de Pascal – « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé » – on ne désire que ce que déjà, d’une certaine manière, on connaît, et puisque l’inquiétude religieuse suppose au moins, dans l’âme, le mouvement et la vie. Il faut aimer ces âmes que la vérité tourmente et les préférer infiniment à ces funambules de la pensée qui passent leur vie à réussir des équilibres et à faire applaudir leur virtuosité !

M. de Vogüé fut un grand idéaliste. Son livre posthume nous le montre plus que jamais préoccupé du problème chrétien, plus que jamais aussi, voisin de ce que nous savons être la vérité, tout près de la solution catholique. Après avoir promené sa curiosité fiévreuse à travers toutes les doctrines connues ; après avoir, comme Loti, dans l’âpreté de sa recherche, donné un peu de son âme au panthéisme, au bouddhisme, à l’islam, il comprit, il y a déjà bien des années, que l’Évangile seul, à défaut, croyait-il, de son dogme, au moins dans sa morale, pouvait fournir aux sociétés un fondement et un principe de vie. On se rappelle de quelle allure triomphale la mystique phalange des néo-chrétiens partit sur ses pas à la découverte de l’Évangile et quelle littérature éthérée s’épanouit en ces temps-là ! Plusieurs des partants s’égarèrent en compagnie d’Henry Bérenger ; mais d’autres, comme Vogüé, poursuivirent leur marche en avant et arrivèrent avec lui, sinon à la lumière totale, au moins si près, qu’on pût croire, par instants, qu’ils l’avaient conquise.

Si nous interrogeons donc Les Routes, ces routes qui, comme il dit lui-même, « mènent vers les larges échappées de ciel, vers les grands fonds d’histoires, partout où il y a chance de perdre terre, de déployer ses ailes, de s’envoler dans l’au-delà », si nous feuilletons ces pages où, dans la magnificence un peu froide de sa langue olympienne, il nous donne ses impressions sur les hommes et ses dantesque visions sur les choses, où il nous parle tour à tour de Stamboul et de Salonique, de Gogol et Tolstoï, de Sorel et de Galliffet, des aéroplanes et des héros d’Afrique, nous le voyons planer, en effet, perdre terre à tout moment et nous ouvrir vers le ciel d’infinies perspectives. On y trouve encore çà et là comme un vague ressouvenir de ses étapes dans le nihilisme et dans le panthéisme : « Et que sommes-nous pour oser dire moi, écrit-il page 17, dans le pays où l’on mesure le mieux l’infirmité de l’atome humain ? Ridicule éphémère, devant cet immense écroulement de siècles, de peuples, de tombeaux, chétive parcelle de vie dont on doute parfois si elle a vraiment une existence individuelle dans cette rénovation constante de la vie universelle au sein d’une nature qui la dissout et recrée par larges masses. » Mais, si l’on ne se rappelait ses anciennes attaches aux doctrines bouddhiques, on ne pourrait rien conclure de ces lignes – et il ne faut rien en conclure ! – car elles ne sont peut-être en définitive que « littérature » et rêverie de poète. Au moins est-il certain qu’en maint endroit se trahit une pensée chrétienne et une sensibilité catholique. Je dis à dessein « sensibilité catholique » et « pensée chrétienne », car il n’est pas évident que la doctrine chrétienne, dans sa forme catholique, ait obtenu l’adhésion définitive de son esprit. Que le catholicisme lui soit apparu, à lui Vogüé, gentilhomme français, héritier d’une lignée de grands catholiques, comme la forme de christianisme à laquelle il devait une adhésion officielle et extérieure, rien n’est plus certain – et c’est pourquoi il a voulu les prières de l’Église catholique sur sa tombe. Mais qu’il ait vu dans le christianisme romain la forme transcendante de la religion du Christ, cela devient problématique et son dernier livre ne nous permet pas d’en jurer. Vérité en deçà des Pyrénées ! Oui, mais peut-être erreur au delà ! Le catholicisme est la vérité religieuse française ; il le croit. Mais est-il aussi la vérité anglaise, la vérité russe ?

 

          Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux

          J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux !

 

Catholique dans Paris, Vogüé jugerait-il nécessaire de l’être à Londres ou à Moscou ? Les Anglais qu’il a rencontrés en Égypte ne lui semblent-ils pas sages de rester fidèles à la foi protestante, legs de la race, patrimoine sacré qui fit leur grandeur ? « La Bible et le sport, la règle de l’âme et du corps, écrit-il en les contemplant près du Caire, tableaux symboliques : sur ces deux piliers où ils rappellent les coutumes de la race, l’Angleterre a patiemment fondé sa force et sa grandeur. J’ai admiré, j’ai envié le peuple qui assoit sur ces fondations le prodigieux empire qu’elles soutiennent partout où il assujettit l’univers. » L’Anglais fidèle à sa Bible, le Français fidèle à Rome, la marche dans la ligne traditionnelle, voilà ce qui lui semble devoir assurer la durée des nations ! Son idéal relativiste achève de s’exprimer jusque sur la tombe de grands Français qui moururent dans la profession d’une explicite foi catholique. Au lendemain de la mort d’Albert Sorel il écrit : « Je n’ai pas tout dit et il faut tout dire. Dans cette plénitude de l’intelligence, il fit mander un prêtre de ses amis ; il voulait s’entretenir avec lui des grands problèmes qui relient le visible et l’invisible, les fils et les aïeux. Esprit libre et cœur traditionnel, quelle solution leur donnait-il au terme de ses longues méditations ? Nous tous qui l’avons connu, nous savons qu’il fut fidèle à lui-même en exprimant la volonté de partir comme tous ceux de sa lignée, en vieux Français de la vieille France, et d’aller à sa tombe derrière la croix, derrière l’autre drapeau ! » Esprit libre et cœur traditionnel ! c’est la distinction qui s’impose implacablement à nous quand nous cherchons à pénétrer jusqu’au fond de cette âme tumultueuse. C’est la formule de sa pensée bien plus que de celle de Sorel. Même dans ses pages si émues, si chaudes – et si chrétiennes – sur la mort de son grand ami Brunetière, on le sent préoccupé de maintenir ce cloisonnement psychologique, si artificiel et si intempestif en la circonstance : « Il savait, disait-il de son ami, que toute explication de l’univers trop complète et trop claire, fût-elle parée d’une étiquette scientifique, est décevante par sa puérilité. Résigné à faire la part de l’inconnaissable dans une synthèse qui éclairait et apaisait tous les troubles moraux de la conscience, il disait et très sincèrement que son intelligence trouvait enfin satisfaction dans les solutions chrétiennes où elle s’était arrêtée. » C’est ainsi qu’il partit lui aussi, résigné à l’inconnaissable, acceptant, avec ses lumières et ses ombres, la doctrine que ses ancêtres français lui avaient transmise, fidèle à la croix, non pas tant parce qu’elle est le salut et la vie que parce qu’elle est l’autre drapeau et qu’un Vogüé marche toujours au drapeau ! Suivre la croix, c’était servir la France, et « France d’abord » était à lui aussi sa devise.

Chose étrange, en effet, cet esprit ailé, ce chercheur d’infini qui sentit si profondément « l’amère vanité d’être » et qui disait un jour : « L’Infini vu à travers les barreaux d’une prison, n’est-ce pas là toute la vie ? », cette âme altière ne semble pas avoir eu dans ses perspectives un idéal plus haut que celui des grandeurs humaines. Ses vues d’avenir se limitèrent à la prospérité des patries terrestres. La grandeur de la France lui parut toujours être une fin suffisante au déploiement de ses activités et des activités de la jeune génération qu’il guidait : si bien que son catholicisme n’est peut-être qu’une des formes de son patriotisme. S’il aboutit à Rome, c’est en passant par la France ; il lui fallut communier à l’âme de la France avant de communier à l’âme de l’Église. Un jour, sans doute, il se posa la question que formulait tout récemment Mme Juliette Adam : « L’âme de la France est-elle donc catholique et ne peut-on être en contact absolu avec elle que par le catholicisme et sa plus pure tradition ? » Et quand il eut répondu oui à cette question, quand il eut vu que le catholicisme était un héritage du passé français avec lequel on ne pouvait rompre qu’en se détachant de ses racines, qu’en arrêtant la montée de la sève et en courant risque d’atrophier la race, il renoua la tradition religieuse, et il put dire en un sens très vrai « notre Église catholique », sans que nous ayons, nous, la certitude absolue qu’il se soit donné à elle avec toute son âme !

 

 

 

Francis VINCENT, Âmes d’aujourd’hui :

Essais sur l’Idée religieuse dans la

Littérature contemporaine,

Beauchesne, 1913.

 

 

 



1  Les Routes, par MELCHIOR DE VOGÜÉ, de l’Académie française, 1 Vol. Prix : 3 fr. 50. Paris, Bloud

 

 

 

 

 

 

 

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