Le Jocelyn de Lamartine
par
Alexandre VINET
PRÉMIER ARTICLE 1
Le travail que nous entreprenons aujourd’hui pour nos lecteurs eût gagné peut-être à quelque délai ; mais la célébrité qui s’attache d’avance aux publications de M. de Lamartine interdit aux journalistes des retards qui les accuseraient d’indifférence, et d’un autre côté, l’auteur, qui ne veut pas qu’on cherche dans son poème « une intention cachée, un système, une controverse pour ou contre telle ou telle foi religieuse 2 », a bien réellement, quoique sans doute à son insu, écrit dans un système ; ce système, nous avons hâte de le signaler, d’en faire saillir les parties plus obscures et les conséquences moins prévues ; nous savons combien des consciences peu éclairées se prennent aisément au piège de la poésie ; nous avons à cœur de les avertir ; notre ambition irait même plus haut et plus loin ; nous voudrions avertir le poète lui-même, hélas ! quoique nous sachions trop bien que la vérité arrive malaisément aux oreilles des rois ; et qui est roi, qui a hérité des dangereux privilèges de la royauté, si ce n’est le génie ? Mais si le génie est beaucoup plus grand que nous, la vérité est plus grande que le génie : il n’est pas dispensé plus que nous de l’écouter et de lui rendre hommage.
Commençons nous-mêmes par rendre hommage à l’une des plus brillantes productions de la littérature contemporaine. Remercions M. de Lamartine de la fête splendide que vient d’offrir son opulence à tous les amis de la poésie. C’est à peine si lui-même nous avait préparés au plaisir qu’il nous donne. Ses précédents ouvrages ne nous avaient guère manifesté que le poète lyrique. À l’entendre lui-même, dans un opuscule peu ancien 3, aucune poésie n’était désormais possible que celle des Méditations. Il vient de se donner un glorieux démenti. Jocelyn n’est pas enfermé dans le cercle des méditations et des harmonies. Il n’en est pas éloigné, sans doute ; et le titre même d’épopée intime 4, par lequel l’auteur caractérise son ouvrage, semble d’abord n’annoncer qu’un nouveau cadre à de nouvelles harmonies ou à de nouvelles méditations ; mais il y a plus ici qu’un simple cadre : Jocelyn est une histoire ; Jocelyn raconte une vie individuelle et des situations pour ainsi dire contingentes, où la destinée se fait sa part. Les monologues et les extases font place à un rapide échange de paroles passionnées ; l’homme répond à l’homme ; c’est le monde de la société, de ses passions, de ses conflits ; et lors même que la solitude reprend tout entier le héros du poème, elle ne le sépare pas de ses souvenirs individuels ; une histoire qui n’est qu’à lui donne à toutes ses pensées un accent particulier, incommunicable ; ses douleurs, ses joies, ses rêveries ont un nom propre ; sur la montagne, à la ville, aux marches de l’autel, celui que nous retrouvons toujours, c’est Jocelyn, c’est l’amant de Laurence.
Est-il nécessaire de dire que nous y retrouvons pourtant encore M. de Lamartine ? Et plus qu’il ne faudrait, quoiqu’il soit toujours bon à rencontrer. Il ne s’identifie pas avec toutes les situations, encore moins (et c’est une remarque dont ses premiers ouvrages nous ont déjà fourni l’occasion), encore moins avec tous les âges. Il est regrettable, par exemple, qu’au moment où Jocelyn se voue au service des autels, le poète ait parlé lui-même sous le nom de son héros, et qu’il ait laissé échapper les beautés charmantes que lui offrait la pensée d’un enfant de seize ans, se définissant à soi-même, dans l’ignorance de son âge, la vie et les devoirs d’un prêtre. Mais comment ferait M. de Lamartine, lyrique de nature et d’inclination, pour se chasser lui-même des sujets qu’il choisit ? Comment, par une force irrésistible, les deux pensées, les deux vies du poète et de son héros, venant à se toucher comme deux gouttes d’une eau limpide, ne se mêleraient-elles pas ? Il ne faut donc point se faire d’illusion : l’élément lyrique ou subjectif déborde ici le drame ; mais la contagion est réciproque, et si Jocelyn n’est souvent que M. de Lamartine, celui-ci à son tour entre quelquefois avec abandon dans la situation et dans les sentiments individuels de Jocelyn ; en vrai poète dramatique, il se laisse prendre à une douleur, à des regrets, à des espérances dont il est l’inventeur ; il s’abdique admirablement dans certains moments du drame, et satisfait alors aux conditions d’un genre qui ne semblait pas devoir jamais être le sien. Pour son talent comme pour nos jouissances, il a bien fait d’y entrer. Le drame est devenu pour sa poésie, draperie magnifique, mais ample et flottante, une ceinture qui en relève les plis. La précision, la rapidité ont prouvé qu’elles appartenaient aussi, dans le besoin, au talent de l’auteur des Harmonies. La magnificence des images a fait souvent place à la véhémence de la passion, autre magnificence. Et on ne sent jamais mieux toute la valeur de ce progrès que lorsque, par forme d’épisode, le poète retourne à la méditation ; alors sa magnificence un peu profuse fait voir ce qu’il a gagné à tenter de nouvelles routes.
Au reste, si l’on y réfléchit un peu, on trouvera que les deux genres, les deux éléments, lyrique et dramatique, bien que séparés et distincts, ne sont pas aussi distants l’un de l’autre, pas aussi opposés, qu’un premier coup d’œil voudrait nous le faire penser. La poésie lyrique est subjective, je l’avoue ; c’est le moi, et le moi lui seul, retentissant sur la lyre ; le poète, concentré en lui-même, paraît n’en point sortir. Mais qu’on y prenne garde, ce n’est pas son moi le plus profond, le plus personnel, qui est l’objet de ses chants ; c’est, si l’on peut parler ainsi, un moi idéal, qui est en même temps en dehors et au dedans du poète, une personnalité épurée, à distance de la passion, et n’en recevant pas les atteintes immédiates. Jamais la passion proprement dite ne fut lyrique 5. La poésie vit d’émotions sans trouble. Elle se nourrit de la substance la plus pure des sentiments de l’âme. Elle s’abreuve d’un nectar sans lie. Le poète lyrique est un moi écoutant le moi personnel, et, tel qu’un écho sévère, ennoblissant les accents qu’il recueille. Ce qui s’exprime dans les chants lyriques, c’est moins la réalité immédiate, concrète, de nos impressions, que leur idéal. Il y a donc dans la poésie lyrique un commencement, une ébauche du drame. Il y a une transformation, une traduction ; le poète prête sa voix à l’homme ; le moi interprète le moi, de même que le poète dramatique nous transmet, après les avoir épousées, les émotions et les pensées d’un personnage qui lui est positivement étranger.
Faut-il prouver, faut-il rendre sensible cette distinction, subtile en apparence, des deux moi ? Eh bien ! il est certain qu’il y a souvent dans le moi personnel des choses que l’autre se refuse à rendre ; et je ne veux parler ici que des impressions trop poignantes pour être admises dans la région pure de la poésie. La poésie n’en accueille que le souvenir, l’écho, le parfum ; elle laisse retomber dans le cœur ce qui est encore trop lourd pour monter jusqu’à elle ; tout ce qui trouble l’âme, tout ce qui la déchire n’est pas de son ressort ; la lyre peut moduler des gémissements, elle n’a jamais répété des cris ; elle n’a point de cordes pour les hurlements du désespoir ou les rugissements de la colère. Laissons même à l’écart ces effrayantes passions, et bornons-nous à une passion d’une autre nature, à quelque autre souffrance de l’âme, mais prochaine, accablante, et dans toute la pression de sa réalité. Une telle passion se refuse à la poésie. Qu’on essaie de l’y accommoder, on verra un singulier phénomène. L’imagination ne trouve alors que des accents froids et des paroles contraintes ; la douleur, pour être trop forte, paraît fausse ; elle brise de son poids les cordes les plus sonores de la lyre ; elle n’en obtient que des sons sourds et sans vibration ; une telle douleur, quand elle veut se chanter, n’arrivant jamais à son propre fond, se creuse péniblement elle-même, mais en pure perte ; elle cherche en vain des accords, quand elle n’est pas même assez heureuse pour trouver des larmes ; il n’y n pas de poésie pour de tels moments ; nous ne pouvons faire la poésie du malheur qu’à distance, c’est-à-dire lorsqu’il nous est personnellement étranger, ou que le temps nous à séparés de nos premières impressions. Si quelqu’un en doutait, nous le renverrions à un chant remarquable, inséré par les soins de l’éditeur dans le Voyage d’Orient 6. Selon des idées superficielles, jamais l’auteur ne dut être plus inspiré ; jamais il ne le parut moins ; son mauvais succès, dans cette unique occasion, fait honneur à son âme et rend témoignage à sa douleur ; et plus son langage dans ce morceau nous paraît torturé, plus nous sentons que son cœur l’était. Aussi la vérité, certes, ne manque pas au poème dont nous parlons ; mais cette vérité que la réflexion découvre, l’âme n’en est pas frappée, et l’art ne l’adopte pas.
Au reste, blâmez l’auteur, si vous voulez, d’avoir voulu donner une forme à un sentiment qui, pour lors, n’en pouvait accepter aucune ; mais ne lui faites pas un reproche particulier d’avoir emprunté, pour l’exprimer, la langue des vers. La langue des vers ! Eh ! n’est-ce pas la sienne ? lui est-elle moins proche, moins naturelle que celle que nous appliquons, vous et moi, à nos affaires et à nos besoins ? La poésie n’est-elle pas son affaire, son besoin, la forme native de sa pensée et de sa vie ? Ne sentez-vous pas en le lisant que vous le gêneriez en le débarrassant de ce que vous appelez la gêne du vers ; que votre gêne c’est sa liberté à lui, et que, semblable à l’oiseau, il appuie moins aisément son pied sur la terre qu’il ne déploie et ne balance son aile dans les cieux ? Toute figure à part, depuis Voltaire, qui faisait des vers comme on fait de la prose (soit dit sans mauvaise intention), on n’avait pas vu de poète à qui le langage des vers parût plus inhérent et plus inné. Cette facilité, cette abondance, cette profusion magnifique, ce fleuve d’or qui s’élargit à mesure qu’il coule, et dont la source paraît grossir à mesure qu’elle s’épanche, cela est inouï, cela était sans exemple dans notre littérature. « Écoute ton cœur battre, et dis ce que tu sens 7 ! » Ces paroles de Jocelyn à Laurence, la nature les a dites à M. de Lamartine. L’imagination, chez lui, se confond avec l’âme. On ne sait si l’on doit dire de lui qu’il imagine avec l’âme ou qu’il sent avec l’imagination. Ne serait-ce point que dans des sujets touchants ou pathétiques, ce qu’on appelle imagination n’est, dans le fond, qu’une seconde âme, une âme en quelque sorte extérieure et concentrique à la première, ou, si l’on veut, quelque chose de moins que l’âme et quelque chose de plus que l’imagination ? âme de poète et non d’homme, âme irresponsable, âme qui ne compte pas dans l’appréciation de l’être moral, et dont la nature, dont la valeur ne représente point toujours avec exactitude la nature et la valeur de l’âme véritable. Ce qui s’y passe n’est pas la vie, et pourtant est plus qu’une simple idée : cette âme s’émeut, elle aime, elle pleure ; elle est si près de nous qu’il nous semble que c’est nous-mêmes ; et cependant il y a un point, il arrive des moments où la distinction, l’indépendance de ces deux âmes s’établit et se constate ; où l’on reconnaît trop bien dans laquelle des deux réside la réalité humaine, lorsque l’une refuse de faire honneur aux engagements de l’autre, et où l’on se demande, hélas ! en gémissant, si ces émotions qui ont fait battre le cœur, qui ont mouillé les yeux, étaient les émotions d’un étranger, d’un tiers, que, par une inconcevable illusion, nous avions identifié avec nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, en des sujets de sentiment, c’est cette seconde âme qui fait le poète, et nous nous empressons d’admettre que chez M. de Lamartine, la seconde âme est l’empreinte fidèle, quoique idéale, de la première. N’oublions pas toutefois qu’avec le même abandon, la même plénitude, il est tour à tour chacun des personnages qu’il a volontairement créés ; et apprenons à distinguer, sans aucune application à l’auteur de Jocelyn, entre la seconde âme et la première, entre le poète et l’homme, entre la poésie et la vie.
Oui, 1a poésie est essentiellement désintéressée ; elle ne l’est que trop ; elle dérobe ses ailes au contact froissant de la réalité ; elle n’a de commerce qu’avec l’idée : mais, à l’abri des atteintes de la réalité, c’est avec d’autant plus d’abandon qu’elle se livre à l’idée ; elle l’aspire et l’absorbe tout entière ; elle s’enivre d’un calice d’où tous les sucs grossiers ont été retirés ; elle va jusqu’au fond de chaque émotion ; elle sent beaucoup moins dans un sens, et, dans un autre, beaucoup plus que l’âme aux prises avec la réalité ; plus superficielle sous un rapport, sous un autre elle est plus profonde ; la poésie, bien souvent, en dit plus que la vie, précisément parce qu’elle n’est pas la vie. Toutefois la vie n’abandonne pas tous ses avantages ; elle a des naïvetés, des cris de nature, dont le secret n’est guère qu’à elle.
Si ces idées ne nous étaient jamais venues, M. de Lamartine nous les aurait suggérées, tant la puissance de l’âme poétique est remarquable dans ses ouvrages, et surtout dans Jocelyn. Sa méditation, si puissante, paraît, quand on l’observe, quelque chose de passif : on dirait d’une plante vivante qui, pour croître et fleurir, irait successivement se placer sous les rayons du soleil et sous les gouttes de l’ondée. Un fait étant donné ou supposé, il se place volontairement sous l’action morale ou sentimentale de ce fait, il en reçoit l’impression, il en subit intérieurement toutes les conséquences, il s’abandonne à tout le courant d’émotions et d’idées que ce fait, par sa nature, est destiné à produire ; il s’enfonce dans tous les détours, dans tous les replis où ce sentiment, à la fois naturel et factice, l’entraîne avec empire ; il vit de toute cette vie empruntée ; et de là naît ce mouvement continu qui semble tout créer à la fois dans sa poésie ; chez lui les images et les idées paraissent un simple effet du mouvement ; vous ne le voyez pas, de vers en vers, de strophe en strophe, s’arrêter pour appliquer l’image sur l’idée, l’harmonie à l’image : tout est d’un même jet, tout jaillit d’une même source ; et nul n’a mieux compris ou du moins réalisé ce précepte de Voltaire : que, dans des morceaux de passion, c’est la passion qui doit fournir les ornements de style.
Ceux qui ont lu Jocelyn comprendront la difficulté de détacher des exemples à l’appui de notre jugement. C’est à peine si, sous ce rapport, une page quelconque l’emporte sur une autre. Peut-être serait-il plus utile de citer quelqu’un des passages où l’auteur ne pouvant, on le dirait, se rassasier de son sentiment, y pénétrer assez avant à son gré, creuse jusqu’au tuf, c’est-à-dire jusqu’à la métaphysique. Tel, entre autres, est l’endroit où Jocelyn décrit ses impressions au moment de la mort de sa mère 8. Mais nous ferons plus de plaisir au lecteur en transcrivant, dans une intention opposée, cette belle page où l’on voit Jocelyn, après les ennuis d’un long isolement, s’emparer avec transport des jouissances de l’amitié et de la vie sociale :
Je ne sens plus le poids du temps ; le vol de l’heure
D’une aile égale et douce en s’écoulant m’effleure ;
Je voudrais chaque soir que le jour avancé
Fût encore au matin à peine commencé ;
Ou plutôt, que le jour naisse ou meure dans l’ombre,
Que le ciel du vallon soit rayonnant ou sombre,
Que l’alouette chante ou non à mon réveil,
Mon cœur ne dépend plus d’un rayon du soleil,
De la saison qui fuit, d’un nuage qui passe ;
Son bonheur est en lui ; toute heure, toute place,
Toute saison, tout ciel, sont bons quand on est deux ;
Qu’importe aux cœurs unis ce qui change autour d’eux ?
L’un à l’autre ils se font leur temps, leur ciel, leur monde ;
L’heure qui fuit revient plus pleine et plus féconde ;
Leur cœur intarissable, et l’un à l’autre ouvert,
Leur est un firmament qui n’est jamais couvert.
Ils y plongent sans ombre, ils y lisent sans voile ;
Un horizon nouveau sans cesse s’y dévoile ;
Du mot de chaque ami le retentissement
Éveille au sein de l’autre un même sentiment ;
La parole dont l’un révèle sa pensée
Sur les lèvres de l’autre est déjà commencée ;
Le geste aide le mot, l’œil explique le cœur,
L’âme coule toujours et n’a plus de langueur ;
D’un univers nouveau l’impression commune
Vibre à la fois, s’y fond, et ne fait bientôt qu’une ;
Dans cet autre soi-même, où tout va retentir,
On se regarde vivre, on s’écoute sentir.
En se montrant à nu sa pensée ingénue,
On s’explique, on se crée une langue inconnue ;
En entendant le mot que l’on cherchait en soi,
On se comprend soi-même, on rêve, on dit : c’est moi !
Dans sa vivante image on trouve son emblème ;
On admire le monde à travers ce qu’on aime ;
Et la vie, appuyée, appuyant tour à tour,
Est un fardeau sacré qu’on porte avec amour 9 !
N’est-il pas juste, dira-t-on, qu’une poésie toute d’effusion, et qui n’est telle qu’à condition de se préoccuper librement et sans distraction des sentiments qu’elle épanche, n’est-il pas juste qu’elle obtienne quelques immunités et qu’elle s’accorde quelques licences ? On est d’abord tenté de le croire ; en y pensant mieux, on se persuade plutôt le contraire. La pureté de la forme, loi générale de tous les écrivains, est surtout loi pour les poètes. La gêne spéciale qui naît pour eux du langage des vers leur crée moins de dispenses que d’obligations. La beauté intrinsèque et le charme de leurs ouvrages ne se passent point du mérite de la difficulté vaincue. La poésie se renie, elle s’abdique lorsqu’elle méconnaît cette loi : c’est, de sa part, se refuser la raison même de son existence ; car elle n’existe qu’à la condition de transporter dans la forme des vers, avec tous les avantages qui lui sont propres, tous ceux du langage ordinaire. La perfection est sa grâce d’état ; les exemptions qu’on réclame pour elle, c’est contre elle qu’on les obtiendrait. Et ce qui est vrai de la poésie en général est vrai à proportion, c’est-à-dire beaucoup plus, de celles de ses branches qui respirent le plus de liberté et supposent le plus d’élan. Plus l’imagination se donne de carrière, moins la langue et la versification doivent s’en accorder. Cette plus grande liberté est au prix d’une plus grande soumission. C’est dire que la poésie lyrique est tenue à plus d’exactitude que tout autre genre. Veut-on placer ailleurs le terrain des exceptions, et, renonçant à le chercher dans la distinction des genres, le cherchera-t-on dans celle des génies ? Je le veux ; mais alors prenez-y garde : le frein, le joug doit être surtout imposé aux forts. S’ils ont droit, et plus que d’autres, à se plaindre du fardeau des règles arbitraires, ils sont doublement tenus à l’observation des lois fixées par la nature ou sanctionnées par la raison ; car leur supériorité met en leurs mains la destinée de ces lois, et l’exemple du désordre est d’autant plus redoutable qu’il descend de plus haut. Quel prétexte, au surplus, leur serait laissé quand leurs chefs-d’œuvre les ont réfutés d’avance, et que leurs productions les plus parfaites quant à la forme paraissent aussi les mieux inspirées ? Racine, constamment parfait, manque-t-il de grâce, d’entraînement et d’éloquence ? Et si jamais M. de Lamartine approcha de cette perfection, est-ce dans les morceaux où l’on sent le moins la puissance de l’inspiration poétique ?
Le bonheur de quelques génies naturels à qui la correction a manqué, et qui en ont payé l’absence par mille traits sublimes, est un précédent dont peu d’écrivains ont le droit de s’autoriser, et dont personne, dans le fond, ne devrait oser se prévaloir. En tout cas, il ne saurait faire méconnaître une vérité psychologique des plus simples : c’est que la pensée et la forme sont intimement unies, et sont en principe une même chose. Et pour prendre la même idée par un autre bout, la disposition d’esprit de l’artiste religieusement appliqué à l’expression est-elle contradictoire au respect et à l’amour de l’idée qu’il s’attache à exprimer ? Ne le voyez-vous pas s’éprendre, s’approcher toujours plus du fond par le soin de la forme ? Et le mépris de la forme n’enferme-t-il pas secrètement le mépris de la pensée ?
Il serait inutile de le dissimuler : M. de Lamartine s’est prévalu peu généreusement de son talent contre la loi commune. D’ouvrage en ouvrage on l’a vu jeter à la mer une partie de son lest. Il a fini par se poser comme un souverain, et par jeter au public ses vers comme des grâces royales. On dirait qu’il ne se permet pas de douter jamais de son idée : la première qui se présente est accueillie comme une inspiration ; il ne connaît pas les ratures et les reprises ; ce qu’il a écrit, il l’a écrit. Ce sont, pour tout dire, ses brouillons qu’il nous donne, brouillons admirables, il est vrai, et qui, de l’un à l’autre, faisant juger de ce que l’auteur était en état de faire lui préparent, dans l’histoire littéraire, un article conçu à peu près en ces termes : M. de Lamartine, admirable poète, et, s’il l’eût voulu, parfait écrivain. Je ne sais s’il est encore temps de le lui dire ; mais je ne sais non plus ce qui pourrait nous imposer la loi de le lui taire. M. de Chateaubriand daigne soigner sa prose : à quel titre M. de Lamartine dédaignerait-il de soigner ses vers ? D’ailleurs, il faut tout dire : son génie est à lui, mais la langue est à nous ; la langue est notre sœur à tous ; nous la tiendrions pour déshonorée des caresses même d’un roi ; s’il la veut posséder, qu’il l’épouse, et qu’elle soit sa compagne, son aide, et non pas son jouet. On n’exagère point en disant que le respect de la langue de tous peut être classé parmi les devoirs moraux, et que le mépris de la langue, si commun à notre époque, en est un des plus fâcheux symptômes. Il implique, à nos yeux, l’indifférence morale, le scepticisme, le désordre des idées et des mœurs, en un mot tout ce que nous voyons ; et un temps comme celui-ci était nécessaire peut-être pour faire mesurer toute la portée de ces vers de Boileau :
Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée...
Nous avons réclamé contre le mépris de la forme ; mais si l’occasion le demandait, nous nous élèverions avec autant de force contre le culte exclusif de la forme, contre la forme aimée pour elle-même, contre ce soin curieux du détail où l’inspiration première, distraite d’elle-même, se dissipe et se perd. Rien ne la supplée ; elle seule est créatrice, et il n’est pas jusqu’aux beautés de détail qui ne lui doivent leur naissance comme les beautés plus générales. Le talent, tout d’âme, qui distingue M. de Lamartine, lui a fourni, sans qu’il se mît en peine de les chercher, une foule de ces menues beautés dont l’ancienne école était si curieuse, de ces jolis artifices de versification, de ces effets d’harmonie, de ces coupes de vers inusitées. Vous trouvez de tout cela dans Jocelyn, mais involontaire, et par conséquent transformé et rajeuni. C’est encore avec l’âme que M. de Lamartine sent les moindres détails pittoresques, et avec l’âme qu’il les exprime ou qu’il les figure ; et cette versification, cette diction, qu’il ne tient qu’à nous d’appeler savantes, sont chez lui, comme tout le reste, choses de sentiment et d’intuition. Un poète élevé dans l’atelier de Delille aurait longtemps vécu sur la renommée d’un vers comme celui-ci :
Au murmure d’un lac flottant à petit pli 10 ;
mais vraiment ce n’est pas la peine de le remarquer chez M. de Lamartine, qui en a mille pareils ; il peut vous les céder à bon marché, car c’est à bon marché qu’il les obtient lui-même : ils lui coulent de l’âme comme tout le reste. Et, d’une autre part, l’âme seule, et non le métier, peut inspirer un vers comme celui-ci, que l’école pourtant serait si jalouse d’avoir trouvé :
Dans l’éclair du couteau je vis la mort me luire 11.
Tout ce dont le métier se pique, l’âme le peut aussi bien ; et, dans ce même genre, elle trouve ce que le métier ne trouvera jamais. Je dis la même chose de la libre coupe des vers, des enjambements hardis, toutes choses dont l’école tenait registre ; l’auteur a appris de son nouveau sujet ces beautés qu’il avait moins pratiquées, ainsi que la familiarité de l’accent et la naïveté des détails populaires.
À la différence de plusieurs des poètes de notre époque, M. de Lamartine s’est peu préoccupé des systèmes littéraires. Il est le Vergniaud de la poésie, et pourrait dire, comme ce célèbre orateur : « Je n’ai pas besoin d’art, il suffit de mon âme. » Je ne sache pas qu’il ait beaucoup raisonné sur l’art ; ses préfaces ne sont pas des poétiques, et s’il se rend compte quelquefois de ce qu’il a fait ou de ce qu’il veut faire, c’est sous des rapports plus importants, plus sérieux qu’il envisage son œuvre ou son dessein. Un poème lui apparaît moins comme un ouvrage que comme une action ; la poésie est à ses yeux une fonction sociale, le poète lui-même un interprète des vérités tutélaires ou médiatrices. Et même il se garde bien d’affaiblir cette idée en l’exagérant ; il la fortifie, au contraire, de ce qu’il lui refuse, et la poésie est pour lui d’autant plus digne et sérieuse qu’elle sait non-seulement se prêter à l’action, mais s’y subordonner.
On ne doit, dit-il, donner à ces œuvres de complaisance de l’imagination que les heures laissées libres par les devoirs de la famille, de la patrie et du temps ; ce sont les voluptés de la pensée ; il ne faut pas en faire le pain quotidien d’une vie d’homme. Le poète n’est pas tout l’homme, comme l’imagination et la sensibilité ne sont pas l’âme tout entière. Qu’est-ce qu’un homme qui, à la fin de sa vie, n’aurait fait que cadencer ses rêves poétiques, pendant que ses contemporains combattaient avec toutes les armes le grand combat de la patrie ou de la civilisation ?... Ce serait une espèce de baladin propre à divertir les hommes sérieux, et qu’on aurait dû renvoyer avec les bagages parmi les musiciens de l’armée ; il y a, quoi qu’on en dise, une grande impuissance ou un grand égoïsme dans cet isolement contemplatif que l’on conseille aux hommes de pensée dans les temps de labeur ou de lutte. La pensée et l’action peuvent seules se compléter l’une l’autre. C’est là l’homme 12.
Ceci nous conduit au sujet de ce nouveau poème, ou de ce roman en vers ; car c’est peut-être le nom du genre que M. de Lamartine vient d’introduire dans la littérature. Or le mot sujet, terme complexe, embrasse à la fois l’idée et l’action du poème ; et si l’action se découvre d’elle-même, l’idée, il faut la chercher. Le plus court ne serait pas toujours de la demander au poète ; il n’est pas sûr qu’il en ait le secret, et quelquefois le but qu’il atteint le mieux est celui qu’il aperçoit le moins. Nous n’avons pas pourtant la prétention d’apprendre à l’auteur de Jocelyn ce qu’il a pensé, ce qu’il a voulu ; mais voici les idées qui nous paraissent la substance morale et comme la raison vivante du livre qu’il vient de publier. Jocelyn, c’est, à nos yeux, le dévouement récompensé par le dévouement, la charité distrayant, sans les consoler, d’inconsolables douleurs, la nature jetant ses magnificences comme un manteau de miséricorde sur l’humanité blessée, le prêtre vu en face de la société, la religion donnant un sens à l’énigme de la vie. Tels sont les éléments qu’il semble que l’auteur ait semés dans le terrain de sa fable ; mais l’idée qui la traverse de part en part est celle que nous avons indiquée la première : c’est le dévouement se payant de ses propres mains, la charité pour tous indemnisant l’amour de choix et de prédilection, une misère se soulageant à soulager d’autres misères. Cette idée a suscité la fable suivante ou s’en est emparée.
À l’âge de seize ans, à l’instant même des plus doux rêves que puisse enfanter cette saison de la vie, Jocelyn sacrifie au bonheur d’une sœur tout un avenir de gloire et d’amour. Pour qu’elle puisse épouser celui qu’elle aime, il se résout à devenir prêtre (ces choses ont lieu en 1786). Pendant six ans qu’il passe au séminaire, l’orage politique se forme, grossit, éclate enfin dans les horreurs de 1793. La religion est proscrite ; ses asiles violés, ses ministres massacrés ou fugitifs. Jocelyn, qui n’est point encore prêtre, fuit dans les Alpes du Dauphiné ; un pâtre lui indique un asile secret et inaccessible, où il passe plusieurs mois dans la solitude, s’enchantant des merveilles de la nature, mais sentant s’irriter dans l’isolement ce besoin que l’homme a de l’homme, l’instinct de la société et de l’amour. Un évènement simple autant qu’extraordinaire lui jette un compagnon, une âme pour répondre à son âme, une vie pour compléter sa vie. C’est, sous les habits d’un jeune homme de seize ans, une femme à l’âme tendre et puissante. Dès lors il y a dans ce désert deux voix pour louer ensemble le Dieu de la nature, deux cœurs pour réaliser au sein de la solitude tout ce qu’un innocent amour peut ajouter de touchantes merveilles à celles de la création. Lorsque la découverte inopinée du sexe de son compagnon ouvre à Jocelyn un avenir bien différent de celui que s’était créé sa dévotion printanière, un devoir sacré l’appelle pour un jour dans la prison où son ancien évêque se prépare au martyre. Demain il doit périr ; aujourd’hui il veut se pourvoir pour sa nouvelle vie du breuvage et de l’aliment qu’un prêtre seul lui peut offrir. Pour remplir envers lui ce devoir, il faut que Jocelyn devienne prêtre, c’est-à-dire qu’il renonce à Laurence. Il oppose au vieux martyr ses innocentes espérances : le martyr lui oppose l’anathème ; Jocelyn se dévoue ; un instant, quelques paroles, quelques rites le séparent à jamais de Laurence. Chacun suit son chemin, l’évêque vers la mort, Laurence vers le monde, où elle porte un désespoir que ni la fortune, ni la dissipation ne consolent ; Jocelyn vers la solitude, où il cherche dans les devoirs du prêtre et dans la méditation de l’éternel avenir l’adoucissement d’une intarissable infortune. C’est au milieu de ces soins, dont le tableau remplit une partie du poème, qu’une nouvelle douleur l’atteint au centre même de son ancienne douleur. Laurence, toujours à lui, mais fanée par le souffle impur du monde et presque avilie, vient expirer dans sa solitude où le hasard l’amène mourante ; il lui creuse une fosse dans ces hautes retraites voisines du ciel, et où jadis leurs deux cœurs, unis dans l’innocence, ont cru goûter les félicités du ciel. Dès lors, et de loin en loin, quelques incidents tristes et beaucoup d’œuvres de compassion remplissent seuls la vie et le journal de Jocelyn. Puis, durant trente ans, trente ans de vieillesse anticipée, il se tait, il agit, il souffre, il aide à souffrir ; le silence et l’ombre environnent sa vie et même sa mort ; nous apprenons seulement qu’il a cessé de souffrir, et que ses restes ont été déposés dans la tombe solitaire qu’il a creusée à Laurence.
En voilà assez sur l’œuvre littéraire. Il nous reste à considérer Jocelyn sous un rapport plus sérieux. Ce sera l’objet d’un second et dernier article.
DEUXIÈME ARTICLE 13
Il nous reste à examiner le système, le fonds d’idées sur lequel a travaillé M. de Lamartine. Avons-nous qualité à ses yeux pour aborder ces matières ? Nous l’ignorons ; mais parmi les motifs de récusation qui pourraient être allégués par lui-même ou en son nom, il en est un que nous ne voulons pas, lui laisser. L’auteur de ces articles est né protestant, et n’est sorti ni ne songe à sortir de la communion où il est né ; mais cette circonstance devient insignifiante dans les questions qu’il essaie d’agiter et dans le point de vue où le place forcément l’œuvre de M. de Lamartine. Né catholique, l’auteur de l’article ne dirait pas autre chose que ce qu’il va dire ; ses griefs contre le poète seraient absolument les mêmes, et rien n’empêche l’auteur de Jocelyn de se figurer que c’est un catholique qui se permet ici de le prendre à partie.
En effet, un catholique, j’entends un catholique chrétien, aurait doublement à se plaindre de M. de Lamartine. Narrateur et docteur, poète et philosophe, l’illustre écrivain est également en faute vis-à-vis du catholicisme.
Il n’est point de récit qui ne renferme un enseignement. Raconter, c’est juger. Avant tout, le choix des faits, et ensuite la couleur qu’on leur donne, énoncent la pensée ou les intentions d’un auteur. Nul doute même qu’entre toutes les manières de formuler sa pensée et de l’inculquer, la narration ne soit la plus énergique et la plus sûre de son effet. Tout le monde est plus touché des faits que des raisonnements, et montrer vaut toujours mieux que démontrer. C’est faute de savoir raconter qu’on disserte. Et si quelqu’un, ayant le choix, se décidait pour la dissertation, il ferait preuve par là de plus de bonne foi que d’habileté. Ainsi donc toute fable renferme ou vaut une doctrine, et Jocelyn, si pathétique, si passionné, ne fait pas exception à la règle. Or, que voyons-nous dans Jocelyn ?
M. de Lamartine aura bien des pages à écrire en faveur du célibat des prêtres avant d’effacer l’impression que laisse dans l’âme le malheureux Jocelyn, victime de cette inexorable loi. C’est cette loi qui le sépare de la femme qu’il chérit, et cette femme elle-même du bonheur et de la vertu. Et plus le lecteur a été intimement associé par le talent de M. de Lamartine aux innocentes espérances de Jocelyn, plus, au moment fatal, il s’associe à l’amertume de ses regrets. Fallait-il nous exposer à cette dangereuse tentation ? Fallait-il surtout y exposer de jeunes prêtres, qui ont des souvenirs, peut-être des regrets, et cherchent à leur imposer silence, et qui, lisant Jocelyn, vont les entendre crier dans le fond de leur âme ? On dira que le tableau des sacrifices faits au devoir ne saurait être banni de la poésie, que le sacrifice est la suprême beauté de la vertu, et que l’émulation ne se passe point de l’exemple. Je conviens de tout cela ; mais quand on veut sérieusement ce résultat, on s’y prend d’une autre sorte. On ne s’arrête pas avec complaisance sur des images d’amour ; on n’épuise pas son talent à peindre les délices d’une passion doucement livrée à sa pente naturelle ; on est plus sobre, plus circonspect, plus chaste peut-être ; on donne au dévouement un motif plus impérieux, une occasion plus raisonnable ; on ne montre pas la nature si séduisante et la grâce si austère ; on ne fait pas si mornes les joies du dévouement ; en un mot, on n’écrit pas un livre dont l’impression générale est si peu favorable au but qu’on a semblé se proposer. Je reviendrai sur plusieurs de ces idées : il ne s’agit pour le moment que de rendre l’effet total de l’ouvrage, et j’ose bien assurer qu’un tel ouvrage n’affermira pas la vocation d’un seul séminariste, et ne sera pour la majorité des lecteurs qu’une diatribe éloquente contre le célibat des prêtres.
Voici quelque chose de plus grave encore. Pourquoi Jocelyn devient-il prêtre ? Sa vocation était anéantie dans son cœur ; il avait même contracté dans le désert des engagements incompatibles avec le sacerdoce ; ils sont purs, ils sont sacrés, et nul engagement antérieur ne les a d’avance annulés. Moralement, Jocelyn est marié ; un obstacle dirimant, à prendre la chose dans le sens moral, s’élève entre lui et la prêtrise. Pourquoi donc, encore une fois, pourquoi donc Jocelyn devient-il prêtre ? Ô poète imprudent ! quel fantôme vous élevez à la place du catholicisme ! Jocelyn devient prêtre afin de pouvoir donner l’absolution, puis le pain et le vin de la cène, à un autre prêtre qui s’en va mourir. Que, dans la présence ou à la portée d’un prêtre, le vieil évêque ne se passe point des secours d’un prêtre, qu’il soit même tenu de les réclamer, je le veux ; mais Jocelyn n’est point prêtre, mais Jocelyn ne peut le devenir ; après comme avant son arrivée, l’évêque est seul dans sa prison, si l’on est seul avec Dieu. Cette ordination improvisée, forcée, consommée sous les tonnerres de l’anathème, est une véritable prévarication, que l’intérêt de l’éternité ne saurait excuser, car cet intérêt n’est point engagé. Personne n’oserait dire qu’un prêtre fidèle, qu’un homme pieux, perd ses titres à l’héritage céleste parce que, contre sa volonté et son vœu, il est mort loin des consolations de l’Église. Et quelle est, j’en appelle à la conscience humaine, quelle est la spiritualité d’une religion qui fait dépendre toute la vie d’un homme et le salut éternel d’un autre homme, de quoi, je vous prie ? d’un morceau de pain et de quelques gouttes de vin ! C’est, direz-vous, le pain et le vin de la cène ; c’est, selon la foi catholique, Dieu lui-même s’incarnant de nouveau par miséricorde. Je réponds qu’après la consécration comme avant, c’est du pain et du vin pour quiconque ne les reçoit pas dans un cœur sanctifié ; ou, parlons autrement, eh bien ! oui ! c’est le corps et le sang du Messie dépensés en pure perte. Dans la prison de Grenoble, ce pain et ce vin, c’est Dieu devenant la pâture de la superstition et du fanatisme ; le sacrifice de l’Homme-Dieu solennisant un sacrifice inutile et coupable ; Dieu présent en chair, absent en esprit ; car « où est l’esprit de Dieu, là est la liberté 14 » : et quelle liberté que cet esclavage des formes et des rites ; quelle liberté que celle d’un homme qui, prêt à sceller sa foi de son sang, ne s’estime point affranchi s’il n’a pris la cène, et, nouveau Thomas, ne veut croire à son salut qu’après avoir mis ses mains de chair dans la chair sanglante de son Sauveur ! Quelle foi que celle d’une âme que la Parole n’a pu rendre certaine de son adoption, et qui mourrait désespérée si elle ne pouvait auparavant « connaître en la chair 15 » celui que dès longtemps elle doit connaître d’une manière plus spirituelle et plus sainte ! Et que sont donc devenus, mon Dieu ! tous ces saints que le glaive a surpris, si l’on ose parler ainsi, à jeun de la nourriture eucharistique ? Les avez-vous repoussés en dépit de votre propre Esprit « qui rendait témoignage à leur esprit qu’ils étaient pourtant vos enfants 16 ? » Certes, dans ce cas, il y a quelque douceur dans les lieux de la désolation ou des douleurs expiatoires ; les saints y abondent ; ils y chantent, quoique en pleurant, vos immortelles louanges ; ils y répandent autour d’eux le parfum de la grâce ; ils y transportent les délices du Paradis ; mais je crains bien, en vérité, que, quelque part qu’ils soient, l’évêque martyr ne soit pas avec eux. Sa piété est si dure ! sa foi si dénuée d’onction ! ses entrailles si peu chrétiennes ! Le fanatisme est beau en poésie ; il a même, à parler relativement, son prix ailleurs encore ; mais le poète qui poursuit un but sérieux d’instruction ne doit pas laisser lieu de penser qu’il épouse les emportements du zèle aveugle et amer. C’est à mes yeux le tort de M. de Lamartine en cet endroit : tort qui nous paraîtra bien inconcevable quand nous l’aurons entendu formuler son catholicisme. Nous y arriverons tout à l’heure ; mais d’abord concluons, des faits que nous venons de rappeler, que le poète, en tant que narrateur, a encouru les reproches de tout catholique sincère et prudent par la couleur odieuse qu’il a involontairement jetée sur deux institutions de la religion qu’il professe.
Qu’il professe ! Avons-nous bien dit ? Savons-nous bien quelle est la religion qu’il professe ? Les précédents ouvrages de M. de Lamartine, y compris le Voyage d’Orient, ont pu laisser ce point très indécis dans l’esprit d’un grand nombre de lecteurs. Catholique dans les vieux temples, panthéiste dans les vieilles forêts, abondant tour à tour dans le sens des rationalistes et dans le sens des orthodoxes, chrétien « parce que sa mère était chrétienne, philosophe parce que son siècle est le dix-neuvième, acceptant les prophéties et renversant les miracles sans prendre garde que les prophéties sont aussi des miracles ; mais toujours, il faut l’avouer, ému de la beauté de Dieu, retentissant comme une lyre vivante au contact des merveilles de la création, répandant son cœur avec la simplicité de l’enfance et du génie devant l’Être invisible dont la pensée tout à la fois l’oppresse et le ravit, M. de Lamartine nous avait mieux fait connaître ses sentiments que son système ; mais aujourd’hui nous n’en pouvons plus douter, son système est de n’en point avoir. L’auteur de Jocelyn nous avertit lui-même « qu’on ne trouvera autre chose dans ce poème que le sentiment moral et religieux pris à cette région où tout ce qui s’élève à Dieu se rencontre et se réunit, et non à celle où les spécialités, les systèmes et les controverses divisent les cœurs et les intelligences 17. »
À travers le vague de ce langage, ou plutôt à cause de ce vague même, la pensée actuelle de M. de Lamartine se démêle fort aisément. Sa religion est celle qui, admettant le moins possible d’éléments positifs, exclut par là même la controverse, ou la permet tout au plus sur une seule question, celle qui se débat stérilement entre les théistes et les athées. Sa religion n’est aucune des « spécialités qui divisent les cœurs et les intelligences » ; or, le christianisme positif est une spécialité. Il est vrai que Jocelyn est un prêtre chrétien, et très positivement chrétien, si nous en jugeons par la soumission qu’il a prêtée à deux institutions catholiques, dont l’une même se spécialise jusqu’à s’individualiser ; car on ne peut nier que ce qu’elle est dans la pensée et dans la volonté du vieil évêque ne soit le fait et le propre de son fanatisme individuel. Quoi qu’il en soit, Jocelyn, dans cette occasion, se manifeste comme catholique très spécial ; et néanmoins c’est lui que M. de Lamartine va prendre pour type et pour organe de cette religion libérale et pacifique qui repousse, au nom de la concorde, toutes les spécialités, tous les systèmes et toutes les controverses. Il y a là une dure inconséquence, et littérairement un défaut d’ensemble, une solution de continuité qui a dû frapper tout le monde, et par laquelle, si l’on peut ainsi parler, l’œuvre du poète est blessée au cœur. Sans doute il était psychologiquement possible que Jocelyn passât d’une religion à l’autre ; je dis seulement possible, car il est dans la nature humaine de s’attacher davantage aux idées auxquelles on a sacrifié davantage ; et la vraie ressource de Jocelyn, victime d’un certain catholicisme, était de devenir catholique au même taux et selon la même norme ; mais si, au contraire, sa religion se dilate indéfiniment, si les contours de son système se vaporisent et s’effacent, cette révolution, cette péripétie, devait être non seulement signalée, mais décrite, mais expliquée dans le poème dont elle devenait forcément le vrai nœud. L’auteur ne s’en est pas soucié ; et ce n’est pas le seul trait qui accuse de superficialité, dans Jocelyn et ailleurs, la philosophie de M. de Lamartine.
Quoi qu’il en soit, voici Jocelyn devenu rationaliste, et non pas à moitié, enveloppé d’ailleurs de catholicisme comme d’une espèce de poésie sensible, catholique à l’extérieur pour lier le présent au passé, théosophe pour rattacher le présent à l’avenir. Ne me demandez pas les articles de son symbole ; il vous a déjà été récité ailleurs ; c’est le thème de la plupart des Méditations et des Harmonies ; ramassez tout ce que vous pourrez de beaux vers de ces deux recueils, prenez à poignée ces magnifiques images du néant de la vie, de la poésie des ruines, de l’éternelle jeunesse de la nature, des mille voix de la création, du concert des sphères, de l’immensité de Dieu, de la réunion promise dans son sein à ceux qui s’aimèrent ici-bas 18, ajoutez-y quelques allusions bibliques fort touchantes, et vous avez la religion de Jocelyn et de M. de Lamartine. Rien de moins, mais aussi rien de plus ; car en vain dans le nouveau poème vous chercherez l’élément vital, je ne dis pas du christianisme, mais de toute religion née ailleurs que dans un cerveau de poète, l’élément générateur de toute religion qui a exercé quelque empire sur les individus et sur les peuples ; je veux dire l’élément de la conscience, l’idée de la loi, de la responsabilité, du péché, de la satisfaction ; tout ce qui rend une religion sainte, tout ce qui l’élève au-dessus de la poésie, tout ce qui en fait autre chose qu’une manière de courtiser la divinité, tout ce qui lui donne un corps, une substance, une réalité : tout cela manque dans la religion désossée de Jocelyn. Je le crois bien, vraiment, que, dans une telle religion, on est à l’abri de la controverse ; on n’en a pas même avec soi ! Ce grand débat de l’homme avec l’homme, ou plutôt de l’homme avec la loi, du pécheur avec Dieu, ce procès pathétique et solennel, dont la sainte Bible nous livre les pièces, et à l’étude duquel M. de Lamartine semble n’avoir appliqué que sa seconde âme, tout cela est absent de Jocelyn ; et Jocelyn est un prêtre chrétien !
Chose inouïe, et pourtant trop naturelle, que M. de Lamartine ait deux fois, et de deux manières opposées, attaqué le catholicisme dans Jocelyn : une première fois en le dénaturant par des exagérations gratuites, une seconde en lui soutirant, par le rationalisme, toute sa sève et toute sa saveur ! En possession d’une belle idée, que nous avons indiquée dans notre premier article, il l’a gâtée à plaisir ; il l’a encadrée dans une contradiction, dans un non-sens ; il l’a semée dans un champ stérile, où elle ne lèvera pas ; son œuvre, à parler même littérairement, est une œuvre manquée, dont il ne restera que quelques beaux morceaux et une foule de beaux vers. Car l’immortalité n’est acquise qu’aux idées complètes, aux œuvres conséquentes ; c’est là le caractère des œuvres-modèles : la postérité ne range dans ce nombre que ce qui porte, dans le point de vue théorique ou pratique, le sceau de la vérité morale.
Mais j’oublie qu’il n’est plus question de littérature, et que je me suis constitué, contre M. de Lamartine, le défenseur, faible mais sincère, du catholicisme chrétien, disons mieux de la spécialité religieuse qui s’appelle christianisme. Or, excepté l’avantage d’écarter la controverse, je reprends à la théosophie sans nom de M. de Lamartine, et je rends au christianisme positif tous les avantages dont le poète a prétendu investir la religion de Jocelyn. Cette religion (et j’en tire la preuve de Jocelyn même) n’est ni intelligente, ni pratique, ni sociale, ni joyeuse comme le christianisme positif. Restera ensuite à évaluer le seul avantage que nous ne lui refusons pas.
Le christianisme est une pensée, une pensée de Dieu. Cette pensée, simple et grande, puisqu’elle est divine, se ramifie en une multitude de pensées qui se rejoignent par leurs extrémités à toutes les parties de notre existence morale. De Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu, l’idée chrétienne communique et circule, par mille points, dans un mouvement régulier et continu. La vie divine et la vie humaine se fondent l’une dans l’autre, comme le sang des artères dans les veines et des veines dans les artères, sans qu’aucune goutte s’échappe et se perde. Cette pensée qui est toute à Dieu se révèle tout entière dans des faits. Modèle suprême des habiles poètes dont je parlais en commençant, l’éternelle Sagesse a moins enseigné qu’elle n’a raconté, ou plutôt agi. Elle a écrit sa pensée en faits éclatants dans la création du monde, dans les bénédictions et les malédictions du premier couple, dans le déluge, dans la vocation du père des croyants, dans l’œuvre de Moïse, dans le culte de Jérusalem, dans les miracles, dans les prophéties, dans la naissance et dans la mort de Jésus. Tous ces faits et mille autres intermédiaires sont, les uns avec les autres, et tous ensemble avec le dessein de Dieu, dans une liaison aussi organique, aussi intime, que la main avec le bras, la tête avec le corps. L’unité de pensée se révèle, dans cette grande œuvre, à l’esprit des uns, au cœur de tous, et se constate d’une manière irrécusable par l’unité qu’elle rétablit dans l’être humain ; car il est impossible que ce qui produit l’unité manque d’unité. Tous ces faits consommés dans l’espace et dans le temps, tous, à les voir, contingents et concrets, étrangers en apparence à toute abstraction, n’en sont pas moins une philosophie, et, pour ceux qui la comprennent, d’unique philosophie. Ils sont, dans le temps, la réalisation de nécessités éternelles, et, dans l’ordre surnaturel, l’expression de vérités naturelles. Toutes choses y sont à la fois parfaitement divines et parfaitement humaines, union dont Jésus-Christ a été le type et la personnification ; et non pas humaines quoique divines, mais humaines parce qu’elles sont divines, et réciproquement. Riche et vivante philosophie, qui intéresse à la fois toutes les facultés, qui les exerce toutes, qui se proportionne à toutes les capacités, et qui l’a bien prouvé, puisqu’ayant été la nourrice des plus puissantes intelligences, elle est aussi l’instrument le plus énergique de la culture du peuple, et un infaillible moyen de réveil, de développement, pour les intelligences endormies 19.
C’est sur ce tableau, où l’unité éclate dans l’immense variété des détails et des aspects, sur cette scène intellectuelle où toutes les pensées sont des êtres qui vivent et palpitent, où les idées respirent dans les faits, où l’histoire est une doctrine, où la pensée éclairée par le sentiment, le sentiment animé par la pensée, jouissent ensemble de l’unité de la grande œuvre qui leur est offerte, et du sentiment de leur propre unité ; c’est sur ce tableau que M. de Lamartine étend l’uniforme et nébuleuse couleur d’une théosophie sans forme et sans contours, sans parties et sans organisme ; c’est à cette parole vibrante et accentuée qu’il substitue un son vague et inarticulé, de même que, d’une symphonie lointaine, rien n’arrive à l’oreille que la basse sourde et continue sur laquelle se dessine la richesse du thème musical. Encore si c’était un système dans le goût de ceux de ces puissants rêveurs dont la dialectique inexorable est une autre fatalité ! Mais quelques belles pensées, flottant sur la fable de Jocelyn, comme les débris d’un naufrage, quelques pensées ou plutôt quelques élans, quelques cris de l’âme, quelques beaux aperçus de la vie humaine et des choses de l’âme, ne sauraient donner à l’esprit ni une nourriture suffisante, ni une satisfaction véritable. Rien de lié, rien de compact, rien d’achevé ; pas même le commencement d’un système. Ce mot est décrié : mais peu importe ; on ne peut régler sa vie que sur un système ; quiconque n’en a point vit au hasard ; un système n’est qu’un principe entouré de ses conséquences ; et il est également insensé de prétendre vivre sans un principe ou sans les conséquences du principe qu’on a accepté.
Le vrai christianisme est pratique ; tout en lui se hâte vers l’action ; la morale y est si près du dogme qu’à peine les peut-on distinguer ; d’entrée et d’intention le christianisme est une morale. Dieu ne s’y définit pas, ne s’y décrit point ; sans autre préambule il prescrit et ordonne. La spéculation n’y vient que par occasion, et à la seconde ligne : la nature de Dieu s’y révèle dans sa volonté, ce qu’il commande nous enseigne ce qu’il est. Conciliation admirable de deux caractères qui, dans l’homme naturel, trop souvent se contredisent et se repoussent : le système religieux qui développe le plus la pensée pousse le plus à l’action ; la pensée chrétienne réclame l’action, l’action chrétienne sollicite la pensée ; la spéculation et l’action sont au profit l’une de l’autre ; et le christianisme positif ne crée pas deux sortes de chrétiens, ceux qui pensent et ceux qui agissent ; ainsi les forces de notre nature s’équilibrent, s’harmonisent et concourent ; ainsi, connaître et agir, ces deux choses qui font tout l’homme, font par excellence tout le chrétien. Et ce n’est pas tout ; le christianisme, œuvre d’un Dieu qui sait ce qui est dans l’homme, organise admirablement l’homme pour la vie telle qu’elle est, et pour toutes les parties de la vie ; il ne laisse en friche aucun coin du champ de l’existence humaine ; il fournit des penseurs à la science, des bras aux œuvres matérielles ; il accepte la nature et ses données les plus diverses, la terre et ses plus différents séjours, la vie et toutes ses circonstances, l’homme, en un mot, tout entier, et partout l’autorise à l’action, l’y dispose et l’y pousse. C’est la religion de la réalité, de l’action, de la vie. C’est une sagesse aussi propre à l’homme que digne de Dieu. Elle stimule à la fois l’activité et la sanctifie.
M. de Lamartine, qui sait bien que la religion, comme la pensée, doit se traduire en action, nous a montré Jocelyn actif et dévoué. Il en était bien le maître ; Jocelyn devait être ce que voulait son poète ; mais ce n’est pas le christianisme de Jocelyn qui l’a fait ce que nous le voyons être. On peut être actif, et même utilement actif, sans avoir la foi ; mais la foi de Jocelyn, si c’en est une, n’inspirera jamais l’activité. C’est le panthéisme de l’Orient transporté dans les hautes Alpes, le sirocco soufflant sur les glaciers. L’action n’a que trois ressorts, la foi, le devoir et l’amour : et qu’ils sont faibles tous trois dans une religion qui ne donne pour base à la croyance que la sensibilité, qui tient si peu de compte de la loi qu’elle méconnaît la nécessité d’une réparation, enfin qui donne à l’amour le même point de départ qu’ont choisi de tout temps le scepticisme et le désespoir, je veux dire la contemplation de la nature et de la vie ! Une vive impulsion vers l’action ne saurait être fournie à tous par une religion qui ne saurait être que celle du petit nombre, puisqu’elle vit de loisir, de rêverie et de contemplation. Si cette religion pouvait gagner les âmes, elle y jetterait l’engourdissement et le sommeil. Nous n’en sommes pas là sans doute, et nos industriels, s’ils lisent M. de Lamartine, ne prennent pas, je m’assure, son mysticisme au sérieux : l’action, ardente, infatigable, mais irréligieuse, est, plus que jamais, l’âme et la religion du monde civilisé ; et l’on a trop de foi aux merveilles de la vapeur comprimée pour donner beaucoup d’attention à cette autre vapeur, sans force parce qu’elle est sans limites, qui ondule et se perd dans l’horizon de la théosophie. Mais l’action, qui ne manquera jamais, l’action n’est pas une religion ; elle a besoin de la religion pour s’orienter et se sanctifier ; jamais le monde ne se passera de Dieu ; la preuve de cette vérité jaillit aujourd’hui de tous les esprits et de l’aspect de la société. Que ce besoin devienne de plus en plus impérieux, il se satisfera de quelque manière ; mais jamais le monde, qui sent que sa vocation est à la fois de croire et d’agir, ne se contentera, ni n’essayera même de la religion de Jocelyn ; il a du temps pour la pensée, il n’en a pas pour les extases ; il demande des prémisses, mais pour arriver à une conclusion : et la religion de Jocelyn n’en a point. Le monde est trop pressé pour s’accommoder d’un syllogisme perpétuellement suspendu.
Qu’un Jocelyn réel, muni de la seule religion qui se formule dans ce livre, coure des monts aux vallées et des vallées aux monts, pour remplir envers ses paroissiens les offices de la charité, qu’il use sa vie dans la pratique des plus pénibles devoirs, j’y consens, mais je le plains ; car s’il porte en lui le principe de l’action, il n’en porte pas les moyens. Il n’a prise que sur les souffrances matérielles ; mais les souffrances de l’âme se dérobent à son zèle. Je ne sais ce qu’il dit aux malades et aux mourants : leur parle-t-il du Christ ? J’en doute, car à nous il ne nous en parle jamais, et son journal intime est plein de tout autres choses. Il ne demande pas comme un autre poète à celui que figure le crucifix :
Pour éclaircir l’horreur de cet étroit passage,
Pour relever vers Dieu leur regard abattu,
Divin consolateur dont nous baisons l’image,
Réponds ! que leur dis-tu 20 ?
Loin de redire les paroles du Consolateur, il ne les sait pas ni ne cherche à les savoir. Aux laboureurs qu’il veut encourager au travail, il n’allègue que les vérités ou les pensées de la religion naturelle et des considérations sociales, puissantes sur les âmes disposées par le christianisme à les recevoir, bien impuissantes, bien peu intelligibles pour un peuple que l’idée chrétienne n’aurait pas encore familiarisé avec l’universelle fraternité. Rassemble-t-il autour de lui, pour les enseigner, les enfants de son village ? Sous le nom de religion, c’est une leçon d’astronomie que leur donne le jeune prêtre, leçon qui se réduit au calcul de ce qu’il a fallu de force au bras de Dieu pour lancer dans l’espace ces globes lumineux infiniment plus pesants que le volant ou la balle lancée par la main de l’enfant. Nous n’ôtons rien à la valeur intrinsèque des arguments tirés de la religion naturelle ; nous redisons seulement, sur la foi des siècles, que ce n’est point avec ce levier qu’on reportera la vie humaine au point d’où elle est tombée et où Dieu veut qu’elle remonte. De tels arguments s’adressent à l’homme sain et normal, lequel, d’ailleurs, n’aurait pas besoin que sur ce sujet on se mît pour lui en frais de logique et de démonstration ; car, ces arguments, il saurait bien se les adresser à lui-même. Mais un tel homme est un être de raison ; avant d’agir sur lui, il faut le créer, et c’est vers cette création nouvelle, cette restauration, que tout l’Évangile est dirigé. Voilà le point d’intersection des deux routes, du christianisme et de la théosophie. Avec vos arguments tirés de l’histoire naturelle et de l’astronomie, vous n’apprendrez au cœur de l’homme que ce qu’il sait sans vous, vous ne lui ferez vouloir que ce qu’il veut d’avance, ni faire que ce qu’il fait déjà. Aucun changement fondamental ne peut résulter de l’emploi de tels moyens. Il faut fournir à l’homme un point de vue nouveau, et c’est là le propre du christianisme. La conviction du péché et de la déchéance, la découverte de l’absolue inviolabilité de la loi, l’offre généreuse d’un salut gratuit et inconditionnel, Dieu, lui-même payant, par la vie et par la mort du Christ, ce salut inespéré, tous ces faits tombant coup sur coup dans l’âme, se fortifiant mutuellement, se servant les uns aux autres de complément, de vérification et de contrepoids, créant en l’homme non seulement un nouveau système, mais un nouveau sens moral, en renouvelant toutes ses notions, renversent à la fois toutes ses craintes et ses espérances, et laissent tomber dans son cœur, du milieu d’un sublime orage, l’impérissable semence d’une nouvelle vie. Avec une nouvelle vie éclot dans son cœur ce que saint Jacques appelle admirablement « la loi de la liberté » ou « la loi parfaite 21 ». C’est la loi présentée par la grâce, la loi sanctionnée par le pardon, la loi fortifiée par l’espérance, la loi acceptée par la reconnaissance, la loi accomplie par l’amour et incessamment garantie par la joie intarissable de la réconciliation ; la loi triomphant dans la liberté ; loi plus inflexible et plus douce, plus exigeante et plus facile, plus impérieuse et plus aimable, plus divine et plus humaine que celle dont auparavant nous lisions dans notre conscience les traits redoutables quoique à demi effacés. Doutera-t-on que la loi parfaite ne le soit à tous les égards, et qu’étant loi de liberté elle ne soit par là même, et par excellence, loi d’activité ? Elle pousse à l’action, et elle y pousse sans relâche ; l’obéissance chrétienne a son but au delà de tous les buts ; elle ne reconnaît de limite que celle du possible, et ne la trouve nulle part ; elle paye toujours parce qu’elle se sent insolvable ; n’ayant rien à donner, elle se donne elle-même ; et toutes les prestations qu’elle se demande à elle-même, elle les consomme ou les remplace par l’amour. Chaque chrétien, nous l’avons déjà dit ailleurs, est un César, croyant n’avoir rien fait tant qu’il lui reste à faire. Une activité sainte et intarissable, tel est le caractère et la grâce du christianisme vivant 22.
Que manque-t-il au christianisme, religion intellectuelle et pratique, que lui manque-t-il pour être social, si la charité, principe générateur de la vraie sociabilité, est précisément le caractère par lequel il se distingue et se nomme ? On ne lui dispute pas ce caractère, je dirais presque qu’on le lui abandonne, se réservant peut-être de le lui emprunter au besoin pour vivifier les projets dont on attend le bonheur du monde. Malheureusement la charité ne se détache pas des faits qui lui ont donné naissance ; et, avec elle, il faut accepter ces faits, c’est-à-dire le christianisme tout entier. Cela n’empêche pas de former projets sur projets, et de construire de vastes mécanismes, sans s’embarrasser si, quand il s’agira de leur imprimer le mouvement, la force motrice ne manquera pas. Il n’est pas même sûr qu’on s’entende bien sur le mot ; peut-être ne voit-on dans la charité qu’une vertu de prêtre, de dévot ou de sœur grise, je ne sais quelle bénignité de sacristie, une habitude d’aumônes et d’œuvres pies, et rien au-delà. On dirait que Jésus-Christ, le patron de l’humanité, de la civilisation, et de l’avenir, est venu fonder ici-bas, non pas un nouvel univers, mais un couvent sous le nom d’Église, et une secte sous le nom de religion. On se pare néanmoins des idées dont il a ensemencé les friches de la conscience humaine ; que dis-je ? on les lui oppose comme si elles n’étaient pas siennes, on les fait succéder à ses doctrines comme si ce n’était pas le faire succéder à lui-même ; on proclame (lisez la préface de Jocelyn) que « l’œil humain s’est élargi par l’effet d’une civilisation plus haute et plus large, par des religions et des philosophies qui ont appris à l’homme qu’il n’était qu’une partie imperceptible d’une immense et solidaire unité, que l’œuvre de son perfectionnement était une œuvre collective et éternelle ».
Soit, l’œil humain élargi a vu tout cela ; mais qu’importe qu’il l’ait vu, si le cœur ne s’élargit pour le sentir ? ou plutôt, comment l’œil se serait-il jamais ouvert à ces idées, parfaitement étrangères au monde ancien, si l’homme n’avait été pourvu d’un nouveau sens, la charité universelle ? Vraies ou fausses, ces théories dérivent d’une découverte qui n’est pas d’hier, qui n’a pu résulter des progrès de l’entendement et du savoir, mais d’une révolution opérée dans le cœur humain. Celui qui, du sein du nationalisme hébreu, en face de l’égoïsme romain, au fort des usurpations du moi individuel et politique, proclama de sa bouche, réalisa dans sa vie, consacra par sa mort le principe de la fraternité humaine, de la fraternité en Dieu, celui-là pour jamais a clos la carrière des découvertes et des conquêtes dans le monde moral. Tout ce qui se fera dans l’intérêt de l’humanité découlera du principe vivant qu’il a posé ; tout ce qu’on voudra faire pour l’humanité hors de ce principe, hors de l’inspiration chrétienne, ou restera à l’état de simple pensée, ou verra s’effacer, dès les premiers pas, son caractère emprunté. Le cosmopolitisme est né avec le christianisme. De même que Christ a porté toute l’humanité dans son cœur, chaque chrétien porte dans le sien « ce noble fardeau du genre humain », comme s’exprime Bossuet. Il ne faut pas que ceux qui ont inventé le grand mot d’humanitarisme (auquel M. de Lamartine a fait l’honneur de l’employer) s’imaginent avoir inventé la charité ; et, parce qu’ils ont formulé à leur manière l’avenir de l’humanité, ils ne doivent pas se flatter d’avoir donné à cette notion d’humanité, dans la conscience humaine, une réalité qu’avant eux elle n’avait pas. L’important est de bien aimer ; ce bon amour, la charité, est, de sa nature, expansif et universel. En me faisant aimer mon voisin, Christ me fait aimer tous les hommes ; et s’il est vrai de dire : « Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer l’humanité qu’il ne voit point ? » il ne l’est pas moins de dire : « Celui qui aime son frère qu’il voit, comment n’aimerait-il pas l’humanité qu’il ne voit point ? » Le christianisme va du simple au composé, de l’individu aux masses : la marche inverse n’est pas admissible. Je me fierais peu à des religions et à des philosophies qui n’imposeraient pas à l’amour le nécessaire noviciat de la charité domestique ou privée, qui embrasseraient l’univers dans une étreinte idéale dont chaque individu à part pourrait être exclu, et qui, en nous commandant d’aimer en grand, nous laisseraient libres peut-être de haïr en détail. Je crains que, dans cet élargissement de l’œil humain, les objets les plus prochains n’échappent à son regard ; je crains que la préoccupation du bien collectif ne nuise à celle du bien individuel ; et tous ces moi personnels s’abdiquant et allant se perdre dans je ne sais quel moi universel sont des chiffres et non plus des hommes. Les philosophies du siècle tendent fortement à annuler l’individualité ; ce serait le plus grand mal qui nous pût arriver ; car l’humanité n’a point de cœur, et l’amour, la vie par conséquent, ne réside que dans l’individu.
Cela n’empêchera pas le christianisme de s’associer à toutes les idées, à toutes les œuvres qui embrasseront de vastes intérêts ou ceux de tout le genre humain. Le christianisme n’est ni économiste, ni publiciste ; mais il se sert de tout, comme il sert à tout. Longtemps avant les âges modernes, il a créé des cosmopolites de profession dans la personne des missionnaires : Colomban, François Xavier, étaient-ils autre chose ? Et, de nos jours, combien de leurs émules portent aux peuples lointains, entre les feuillets de l’Évangile, la civilisation, les lumières et la liberté ! Mais le christianisme ne reconnaît à personne le droit ni le pouvoir de guérir sans lui l’humanité malade, et de reconstituer la société. Il ne croit pas à une charité qui n’a pas, sous ses auspices, subi une épreuve préalable, une halte, si vous voulez, dans l’exercice des dévouements quotidiens et obscurs. La charité politique avant la politique chrétienne lui apparaît comme une belle alliance de mots, une belle antithèse peut-être, et rien de plus. À la vue de cette philanthropie savamment formulée, et se mirant dans des écrits qui seront peut-être ses seules œuvres, le chrétien soupire ; et le génie du mal, dont l’ombre sinistre s’allonge sur la société comme au déclin du jour l’ombre des monts sur les plaines, hausse les épaules et sourit. Ces illusions le réjouissent, ces méprises le rassurent, il aime de si « sages ennemis ». Ses craintes se portent d’un autre côté. « Je connais Jésus, dit-il, et je sais qui est Paul ; mais vous, qui êtes-vous 23 ? »
Quand on pétrit de ses mains une religion, rien n’empêche, ce semble, de la faire joyeuse, et les couleurs riantes ne manquent pas plus que d’autres à la palette de l’auteur de Jocelyn. Mais j’en appelle à tous les lecteurs : y a-t-il rien de plus morne que la religion du curé de Valneige, et l’impression qui reste de la lecture de Jocelyn n’est-elle pas une indicible tristesse ? Quand vous arrivez à la fin du poème, vous croyez toucher aux limites d’une lande désolée que recouvrent, qu’étouffent des cieux gris et lourds. Il ne faut pas répliquer à cela que Jocelyn porte le fardeau des plus cruels souvenirs ; l’auteur le devait faire malheureux ; le triomphe de la vraie religion est de consoler, et elle étend sur l’âme du fidèle un ciel sans nuage où le tonnerre éclate dans l’azur. La défense tourne donc au bénéfice de l’accusation. Et cette accusation est grave ; car une religion qui ne console pas ne saurait être vraie. Mais comment la religion de Jocelyn le consolerait-elle ? Son Dieu est si loin de lui ! son Dieu est si impalpable ! Sous les mains du poète, nous voyons ce Dieu se dissoudre dans l’espace, se fondre dans l’immensité ; il est partout et nulle part ; il est tout et il n’est rien. Pour le faire infini, le poète l’a fait inaccessible. Âme de la nature, sève de la végétation, vie de ce qui respire, raison de toute existence, vérité de toute idée, je le trouve partout, je ne puis le toucher nulle part : il n’a pas des pieds que je puisse baigner de mes larmes, des genoux que je puisse embrasser, des yeux où je puisse lire ma grâce, une bouche qui puisse la prononcer : il n’est pas homme ! et j’ai besoin d’un Dieu homme ! Il est trop tard, après dix-huit siècles, pour se récrier à ce langage ; ce qui n’eût été alors, de la part de l’imagination humaine, qu’une pensée aussi profane que téméraire, est devenu la vérité ! Dieu s’est fait homme pour le salut des hommes ! L’éternelle essence s’est assujettie par amour aux conditions du temps et de l’espace ; disons tout ; une idée est devenue une personne ; Dieu, pour ainsi dire, s’est localisé : la terre l’a connu en la personne de son Bien-Aimé ; le Dieu de l’éternité, le Dieu dont la pensée frappe de vertige, est devenu le Dieu familier, l’auguste mais intime ami de chaque âme ; le morne désert de l’infini s’est animé ; l’avenir est devenu présent ; la vie a senti et savouré d’avance sa perpétuité ; nous avons distinctement aperçu les bords sacrés de la patrie, le seuil de la maison paternelle ; nous avons salué du nom de Père l’Invisible, le Tout-Puissant, l’Infini ; nous avons eu avec lui des rapports directs, détaillés et journaliers ; nous lui avons parlé face à face comme un ami parle à son ami ; nous lui avons confié, avec la certitude d’en être chaque jour entendus, nos besoins et nos peines de chaque jour ; nous avons eu, en un mot, un commerce personnel avec un Dieu personnel, qui n’en est pas moins demeuré pour l’imagination le Dieu infini, pour la conscience le Dieu redoutable et saint. Ah ! si Jocelyn le connaissait, ce Dieu qu’il s’est chargé d’annoncer au monde, que son horizon serait éclairé, son air pur, sa vie sereine ! Dans ces terribles insomnies qu’il a décrites et que remplit sans les abréger une seule et dévorante pensée, nous ne le verrions pas chercher sa consolation dans les chants des bardes antiques ; les mieux inspirés, les plus religieux, Lamartine lui-même ne lui suffiraient pas : il chercherait plus haut le secours et le réconfort. Mais, précieux aveu ! omission pleine d’instinct ! Jocelyn, dans ces cruels moments, n’a recours ni à l’Évangile ni à la prière !
Ah ! puisqu’il faut ici dire toute la vérité, nous avons cherché le Dieu de Jocelyn, et nous n’avons trouvé que Jocelyn lui-même ; nous avons cherché son Sauveur, et nous n’avons trouvé que Jocelyn encore ! Il est son propre Christ, il est sa propre hostie ; il s’offre à lui-même le mérite de ses douleurs ; quand il a, des années durant, « sué son agonie 24, » il n’invoque sur son avenir ni la sueur du Gethsémané, ni l’agonie du Calvaire ; l’homme a satisfait à l’homme ; le pécheur a payé la rançon du pécheur, et c’est sa propre croix qu’il faut planter sur sa tombe !
Mais du moins, direz-vous, cette religion est au-dessus de la région des controverses. Savez-vous bien quel aveu vous faites, et qu’au lieu de dire au-dessus, c’est au-dessous qu’il faut dire !
Une religion au-dessus ou au-dessous de la controverse est une religion sans conséquence. Une religion qui ne trouve dans l’homme rien à contredire ni à enchaîner n’est pas une religion. Si la présence de la controverse n’est pas à elle seule le criterium de la vérité d’une doctrine, une doctrine qui ne suscite aucune contradiction manque d’un des caractères de la vérité. De même que le corps humain placé dans une température parfaitement égale à la sienne n’éprouve aucune sensation particulière, ne subit aucune impression ni bonne ni mauvaise, de même en est-il de l’âme à qui l’on donne pour milieu une religion identique à ses dispositions. Telle est la religion naturelle : elle laisse l’homme comme elle le trouve, et lui, à son tour, la laisse comme il l’a trouvée ; l’accord est parfait parce que, réciproquement, l’action est nulle.
Que sont donc devenues ces belles amplifications sur le sort de toute vérité, sur le baptême de sang promis à toute sagesse, sur la couronne d’épines dévolue au front du génie ? Ces douloureuses récompenses, dont la pensée fait courir un noble frisson sur le corps de l’homme généreux, sont-elles donc illusoires ! ou bien, la plus haute des sagesses et la plus nécessaire des vérités seraient-elles seules destinées à ne rencontrer dans le monde aucune opposition ? Certes le privilège n’est pas glorieux, et la promesse ressemble trop à une menace ! C’est diffamer une religion que de lui présager un paisible avenir ; c’est dire qu’elle n’a rien à apprendre à l’homme, aucun sacrifice à lui demander, aucun hommage à en prétendre, ou bien, c’est faire à l’homme l’honneur exorbitant de le déclarer prévenu d’avance pour la loi de la perfection et tout prêt à l’accomplir ; car je ne veux pas présumer que, puisque vous parlez de religion, vous avez en vue quelque chose de moins que la perfection.
C’est parce que le christianisme prétend de l’homme qu’il soit parfait, c’est-à-dire qu’il mette toute sa volonté au service de la volonté divine, que le christianisme a semé sur la terre plus de divisions et de controverses qu’aucune autre religion. Faites attention qu’en vous livrant ce fait, nous vous laissons libres sur le choix des conclusions ; mais vous n’avez le choix qu’entre deux : ou le christianisme est une religion de haine, ou le christianisme est une loi de perfection. À des effets immenses doit correspondre une cause puissante ; or, les divisions dont le christianisme a été l’occasion ont été (tout le monde le sait, et Dieu nous garde d’en effacer le souvenir !) ont été fréquentes, universelles, terribles. Encore une fois, choisissez.
Quant à nous, nous avons choisi, si c’est choisir que de se décider pour l’évidence. Le christianisme est la religion de Dieu, tombant comme l’éclair au milieu des religions de l’homme, c’est-à-dire du moi humain diversement transformé et déguisé. C’est Dieu voulant se mettre dans le centre de l’homme à la place de l’homme. C’est la prétention la plus exorbitante, la plus énorme, si elle n’était pas divine. C’est une révolution fondamentale de l’homme demandée à l’homme. C’est le droit de Dieu posé en face des passions humaines, et l’homme mis en demeure de choisir entre ses passions et le droit de Dieu. Mais c’est autre chose encore, et qu’on y prenne garde : cette beauté a saisi tous les esprits ; les uns l’adorent, les autres la repoussent ; d’autres, et c’est le plus grand des malheurs, la repoussent intérieurement et s’en décorent au dehors. La religion, bien apprise, bien répétée, devient le manteau de l’ambition, de la cupidité et de la tyrannie. En un mot, à l’apparition du christianisme, toutes les passions s’élancent de leur repaire, et dans les sens les plus différents, tourbillonnent autour de ce soleil. Tout ce qui existait, en mal comme en bien, dans le cœur de l’homme, fait effort pour en sortir et se précipite dans la vie. Toutes les forces de la nature humaine se dilatent et s’emparent de l’espace. Siméon lisait au fond le plus intime du christianisme lorsque, tenant dans ses bras le divin fondateur de cette religion, il prophétisait qu’à son sujet « les pensées du cœur de plusieurs, » c’est-à-dire de tous, « seraient mises à découvert 25. » Jésus connaissait son œuvre lorsqu’au milieu de sa carrière de paix et de charité, occupé tout entier à consoler et à bénir, il annonçait avec assurance à ses disciples étonnés « qu’il était venu apporter sur la terre, non la paix, mais l’épée, et qu’il lui tardait de voir allumer ce grand feu 26. » Hélas ! non pas seulement le feu de la charité ! Il disait vrai, et les siècles l’ont prouvé : le christianisme a été dans la vie du monde une crise qui a fait suer à la nature humaine toute sa méchanceté ; mais sous cette sueur, comme sous une rosée amère, la bénédiction a germé, et l’arbre du salut a poussé ses branches jusqu’au ciel, et a porté à Dieu dans son riche feuillage un parfum de sainteté et d’adoration tel que la terre n’en avait jamais exhalé.
POST-SCRIPTUM
DE M. DE LAMARTINE À LA PRÉFACE DE JOCELYN 27
M. de Lamartine vient d’ajouter à la préface de Jocelyn un post-scriptum destiné à éclairer les lecteurs sur l’intention religieuse du livre.
Pour ce qui nous concerne, nous qui avons aussi examiné ce poème sous le point de vue religieux, nous n’avions pas besoin que M. de Lamartine prît la peine de justifier son intention, que nous n’avons ni attaquée, ni suspectée. Nous n’avons eu garde, surtout, de prêter à ce poème une intention polémique. Rien, dans ce que nous avons écrit au sujet de Jocelyn, ne permet de le supposer ; et si quelqu’un, en cette affaire, pouvait se plaindre de voir son intention méconnue, ce serait nous peut-être.
Nous n’avons pas dû chercher ce qu’a voulu M. de Lamartine, mais constater ce qu’il a fait. C’est aussi de ce point de vue, uniquement, que nous pouvons accepter son explication. Nous n’y voulons voir que l’exposition d’un fait, savoir du caractère philosophique, des tendances religieuses du poème. Mais, après cela, qui nous expliquera l’explication de M. de Lamartine ?
Nous nous plaignons d’y trouver, presque partout, le même vague que dans son poème. Ici comme là, en prose comme en vers, l’auteur enveloppe sa pensée dans un nuage, qui, pour être teint des reflets les plus brillants, n’en est pas moins un nuage. Entrons dans le nuage.
L’auteur n’a pas eu pour but de rendre odieuses certaines institutions catholiques. Soit ; mais aussi n’est-ce point là la question ; il s’agit de savoir si son récit les rend odieuses ; et, d’accord avec la conscience de tous les lecteurs, nous disons encore une fois oui. Il en résulterait au moins que M. de Lamartine a fait ce qu’il n’a pas voulu, le contraire même de ce qu’il a voulu. Ce malheur peut arriver aux plus habiles.
On accuse encore le poème d’être peu favorable au Christianisme en général. M. de Lamartine répond « qu’alors même qu’il pourrait différer sur le sens plus ou moins symbolique de tel ou tel dogme de cette grande communion des esprits, il ne pourrait jamais, sans ingratitude et sans crime, être hostile à une religion qui fut le lait de son enfance, qui fut la religion de sa mère, qui lui a tout appris à lui-même des choses d’en haut, et souiller de sable ou de gravier ce pain de vie dont se nourrissent et se fortifient tant de millions d’âmes et d’intelligences ». Aussi personne n’a eu cette pensée. Personne ne dira que M. de Lamartine hait la religion de sa mère, par cela seul qu’il attribue aux dogmes de cette religion un sens plus ou moins symbolique ; c’est sur ce symbolisme précisément, mais uniquement, qu’on lui fait la guerre. On croit qu’il y a la distance de l’infini entre un christianisme symbolique et le Christianisme positif ; on ne peut consentir aussi aisément que lui à échanger des faits contre des emblèmes ; on sent, pour soi-même d’abord et puis pour le monde entier, le besoin de ces faits ; on proteste contre la substitution ; et surtout on cherche à préserver les esprits peu mûrs, que de faux rapports pourraient égarer, que la magie du talent pourrait éblouir ; et à qui, en indemnité d’une foi positive et articulée, il ne resterait que de la poésie. Parce que M. de Lamartine est le premier tombé dans le piège, il ne s’ensuit pas que ce ne soit point un piège.
On s’est plaint encore du silence de M. de Lamartine sur les points capitaux de la foi chrétienne. On en a conclu, à regret, que ce qui est capital, depuis dix-huit siècles, pour l’Église chrétienne, est accessoire aux yeux du poète. On ne pouvait s’expliquer autrement un silence qui, vu la nature de l’objet, ne peut absolument pas être d’omission ou de négligence. Dira-t-on que ce silence si grave est véritablement rompu par ces paroles du post-scriptum de M. de Lamartine :
L’auteur n’a point à faire ici profession de foi ; mais il fait profession de vénération, de reconnaissance et d’amour pour une religion qui a apporté ou résumé tout le mystère de l’humanité ; qui a incarné la raison divine dans la raison humaine, qui a fait un dogme de la morale et une législation de la vertu ; qui a donné pendant deux mille ans une âme, un corps, une voix, une loi à l’instinct religieux de tant de milliards d’êtres humains, une langue à toutes les prières, un mobile à tous les dévouements, une espérance à toutes les douleurs.
Tout cela est aussi vrai que beau, mais rien de tout cela n’est en discussion entre Jocelyn et nous. Ce n’est point du caractère général du Christianisme, de son aspect, de ses résultats, qu’il est question, mais du principe de toutes ces choses, du fait qui leur a donné naissance, de la donnée de foi sur laquelle toutes ensemble reposent. La rupture consommée entre Dieu et l’homme par le péché, la réconciliation opérée entre Dieu et l’homme par la vie et la mort de l’Homme-Dieu : telle est la base historique et surnaturelle du Christianisme, sa définition même, son souffle de vie, la source d’où jaillit tout ce qu’il a de grand, de fort et d’unique ; et telle est l’idée que nous n’avons pas trouvée dans Jocelyn, et que nous avions droit d’y chercher, puisque le héros du drame est ministre d’une Église qui a cette idée pour base, et martyr dès le début, de l’autorité de cette Église ; telle est l’idée, enfin, dont nous avons droit aujourd’hui de demander compte à M. de Lamartine. Certes, nous n’aurions garde de lui demander une profession de foi s’il ne nous l’avait pas promise ; mais puisqu’il nous l’a promise, il nous la doit ; et nous n’accepterons point en échange « une profession de vénération, de reconnaissance et d’amour », qui, de sa part, s’entend de soi-même et qui ne termine rien. Et remarquez bien que c’est au poète, non à l’homme, que nous demandons compte de sa foi ; c’est le symbole de Jocelyn que nous réclamons ; c’est du silence de Jocelyn que nous attendons l’explication ; il s’agit essentiellement ici de critique littéraire et de logique ; il s’agit du servetur ad imum qualis ab incepto processerit, et sibi constet 28. Jocelyn jetant son cœur et son avenir dans l’abîme d’une foi qui se résout à l’analyse en un pur rationalisme, c’est une fiction que la raison n’admet pas, parce que l’expérience n’a jamais présenté le fait qu’elle représente ; c’est une incohérence de conceptions dont tous les lecteurs attentifs, sans distinction de secte, ont pu être frappés, et dont le poète ne peut être absous qu’à condition de la reconnaître.
On l’a « accusé ou loué de panthéisme ». Il proteste aujourd’hui contre l’accusation et la louange. Mais si les adversaires et les partisans du panthéisme se sont accordés à le trouver dans Jocelyn, est-ce donc par hasard et gratuitement ? Et ne faut-il pas croire que quelque chose, dans l’ouvrage, a donné lieu à l’erreur contre laquelle l’auteur réclame avec énergie ? Même avant cette réclamation, dont la clarté aurait dû servir de règle à tout le post-scriptum, l’intention de M. de Lamartine était hors de cause. Mais s’il sait bien ce qu’il a voulu, qu’il apprenne ce qu’il a fait. Il a réjoui les panthéistes. Il les a involontairement aidés à se débarrasser de ce Dieu personnel, distinct de l’Univers, de qui la volonté pèse sur toute volonté, de qui la loi s’impose à toute conscience, duquel tout ne fait point partie intégrante, même le mal, et auquel on ne saurait attribuer l’indifférence morale et l’apathie ; Dieu, en un mot, et non la nature. Voilà ce qu’a fait M. de Lamartine, et ce qui lui a valu à la fois le blâme des uns et la louange des autres. Nous aimons à croire que, si le déplaisir des premiers n’éveille pas ses scrupules, la satisfaction des seconds éveillera ses regrets. Cela revient au même, et nous nous en contentons.
« L’intelligence aussi doit avoir sa charité », dit M. de Lamartine. Nous croyons précisément le contraire. L’intelligence, n’ayant affaire qu’à des idées, choses abstraites et insensibles, n’a point de charité à exercer. La charité, dans cette application, serait un suicide. L’intelligence, qui vit de vérité, ne peut se refuser cette nourriture sans mourir ; et au profit de qui mourrait-elle, je vous prie ? C’est l’homme qui est tenu à la charité ; c’est lui qui, en attaquant l’erreur, doit ménager les errants ; c’est lui qui, jusqu’à la dernière extrémité, doit croire à la pureté de leur intention ; c’est lui qui doit compter sur leur bonne foi, et espérer leur retour dans le chemin de la lumière. Il est plus facile aujourd’hui que jamais d’accomplir ces devoirs, même sans charité. La tolérance des opinions est entrée dans nos mœurs ; il est entendu, dans l’intérêt du commerce intellectuel, qu’on ne doit jamais faire un tout indivisible d’un homme et de ses opinions ; et dans un temps où il n’y a plus d’hérésie parce que tout est hérésie, on se rendrait encore plus ridicule qu’odieux en criant à l’hérétique. Pour notre compte, nous sommes si éloignés de refuser aux opinions la faculté de se produire, que nous les y inviterions au contraire, à la seule condition de se dessiner nettement. Pour cela il faut d’abord qu’elles se rendent compte d’elles-mêmes, excellent moyen pour se juger. Si M. de Lamartine eût soumis les siennes à cette épreuve avant d’écrire son poème, probablement nous n’aurions pas Jocelyn ou plutôt (je me hâte de le dire pour la consolation des amis de la poésie), nous aurions un autre Jocelyn. Mais après avoir écrit un poème qui se rattache ouvertement, par l’ensemble et par les détails, à toutes les questions religieuses, il n’est plus temps de dire qu’« un si petit livre ne doit rien soulever de si lourd, ne doit rien toucher de si haut », ni de se refuser, par ce motif, à de plus complètes explications. Le « petit livre » a touché à tout, il a tout soulevé. Qu’a-t-il à ménager encore ? Que signifie tant de réserve après tant d’assurance ? Est-il plus difficile de s’expliquer en belle prose qu’en beaux vers ? Ou bien les croyances de M. de Lamartine seraient-elles de ces choses qui peuvent se chanter et ne peuvent se dire ?
Au reste, le post-scriptum de M. de Lamartine va faire sans doute le voyage de Rome. Si ces explications, qui nous semblent si vagues, ont pour résultat de faire rayer Jocelyn de l’Index, nous ne pourrons pas trouver mauvais qu’elles aient paru à d’autres yeux plus claires qu’elles n’ont paru aux nôtres.
Alexandre VINET,
Lamartine et Victor Hugo, 1915.
1 Le Semeur, V, 16 mars 1836.
2 Avertissement.
3 Des Destinées de la poésie. 1834.
4 Avertissement.
5 « Le pinceau de la poésie lyrique, dit Jean Paul, ne saurait être bien tenu ni bien conduit par une main où bat le pouls fébrile de la passion. »
6 Gethsémani, ou la Mort de Julia.
7 Quatrième époque : 6 mai 1794.
8 Septième époque : 19 juillet 1800.
9 Troisième époque : 20 septembre 1793.
10 Troisième époque : 6 mai 1794.
11 Cinquième époque : 6 août 1794, le soir.
12 Avertissement.
13 Le Semeur, V, 23 mars 1836.
14 2 Corinthiens III, 17.
15 2 Corinthiens V, 16.
16 Romains VIII, 16.
17 Avertissement.
18 s’aimèrent, texte des Essais ; le Semeur donne l’aimèrent. (Paul Sirven.)
19 On a donné le détail et les preuves de ce fait dans le Semeur, t. II, p. 52. (Le christianisme instituteur.)
20 Nouvelles méditations poétiques. Méditation XXII. Le Crucifix.
21 Jacques I, 25.
22 « Amor Jesu nobilis ad magna operanda impellit... Amans volat, currit et laetatur. Amor modum saepè nescit... de impossibilitate non causatur. » (Imitation de Jésus-Christ.) « Le noble amour de Jésus pousse aux grandes actions... Celui qui aime vole, court et se réjouit... L’amour ignore souvent la mesure... il ne connaît point d’obstacle. » (Paul Sirven.)
23 Actes des Apôtres, XIX, 15.
24 Cinquième époque : 15 août 1794.
25 Luc II, 35.
26 Matthieu, X, 34 ; Luc XII, 49.
27 Le Semeur, V, 21 déc. 1836.
28 Horace, Art poétique : « Que votre personnage se montre jusqu’au bout tel qu’il s’est annoncé d’abord, et que jamais il ne se démente. (Paul Sirven.)