Henri-Frédéric Amiel
À PROPOS D’UN PETIT LIVRE
par
Giulio VITALI
Rome, mai 1906.
Le cas d’Amiel est presque unique dans l’histoire littéraire. Voilà un homme qui n’a rien fait de grand, rien créé, à peu près rien écrit sa vie durant et qui d’un coup atteint la célébrité par un petit ouvrage posthume dans lequel il nous entretient presque exclusivement de sa vie personnelle. Les deux volumes de son Journal intime sont un aveu de l’inutilité et de l’impuissance de toute sa vie ; ils nous intéressent cependant aussi vivement que s’il s’agissait de l’autobiographie d’un grand poète ou d’un héros. Amiel nous répète : « Ma vie est une vie perdue » ; mais il nous le dit avec un accent qui nous émeut, nous ébranle et nous pousse à faire un retour sur nous-mêmes et à nous livrer à un examen de conscience. De plus, il se fait aimer, il nous fait sentir que son âme mourante est une âme pleine de vie, riche, exquise, capable de haute générosité. Il excite aussi notre admiration, car c’est un artiste, un poète ignoré qui se révèle, sachant animer la nature, exprimer une pensée géniale, profonde et personnelle ; on sent que cette intelligence était capable de produire de grandes œuvres. Et pourquoi ne les a-t-il pas produites ? Voilà le problème, le drame de cette vie, l’intérêt de ce livre. Un esprit puissant toujours réduit à l’impuissance, voilà le paradoxe tragique de cette vie. L’acte de sincérité suprême qui la couronne, cette confession candide, transparente et sans réticence, nous montre que l’homme ne peut être taxé de lâcheté, donne à cette inutilité une bienfaisance inattendue, lui obtient la rédemption et le pardon de la postérité.
Amiel est un malade, rongé par un mal inconnu, qui se dit : « J’aime les hommes et je veux faire quelque chose pour eux. Je ne vivrai pas longtemps. Ma maladie m’empêche d’agir. Je donnerai à mes frères ma souffrance même. Allons donc, médecins, hommes de science, prenez mon corps, jetez-le sur le lit de vos cliniques, interrogez-le, pénétrez jusque dans mes entrailles avec vos scalpels luisants, révélez aux hommes le secret qui me détruit et les remèdes qui les préserveront de ce mal impitoyable. »
Les lecteurs d’Amiel l’ont trop souvent lu en érudits, cherchant plutôt à apprendre qu’à comprendre, ou bien encore en dilettanti en quête de sensations nouvelles. Ils n’ont su répondre avec amour à cet appel d’un mourant.
Giulio Salvadori, au contraire, a compris. L’essai qu’il vient de publier (F. Amiel, Rome. Pusthet, 1906) en est la preuve. En le lisant, on dirait que l’auteur a traversé une crise assez semblable à celle qui subjuguait l’âme d’Amiel, mais que chez lui la maladie n’a pas pu prendre la forme chronique et qu’il s’en est relevé tout à fait guéri. Avec une sincérité égale à celle du grand malade, il nous livre le secret de sa guérison.
Quelques traits de la biographie de l’auteur nous confirmeront dans cette supposition. Giulio Salvadori qui, aujourd’hui, est classé parmi nos meilleurs écrivains, a débuté en se rangeant dans l’école de néo-classicisme révolutionnaire qui, il y a vingt-cinq ans, inspirait si puissamment la lyre de Giosué Carducci. Plus tard, il sortit de cette voie pour nous donner des œuvres poétiques de la plus haute inspiration chrétienne. C’est aussi un critique très autorisé et un excellent historien de nos origines littéraires, de l’époque de notre première renaissance, de la période qui va de saint François d’Assise à Dante. La forme, la méthode et la pensée de sa brochure sur Amiel dénotent ces qualités. L’auteur s’est efforcé de saisir des réalités substantielles, éliminant de son style tout ce qui pouvait nuire à son objectivité. S’il pèche, c’est plutôt par excès de sévérité et de simplicité. Mais les faits historiques et psychologiques qu’il expose sont pour nous d’une importance telle que le ton sérieux, prudent et religieux de sa parole est parfaitement justifié.
La maladie d’Amiel, c’est la maladie de notre siècle, nous en sommes tous atteints à différents degrés. Il est convenu de l’appeler « intellectualisme » ou encore « maladie du doute ». Mais Giulio Salvadori ne s’arrête pas à de vaines généralités trop souvent répétées. Il ne suffit pas de dire que l’intellectualisme est l’abus de l’intelligence. Comment et quand cet abus commence-t-il ? Voilà la question à laquelle le livre paraît répondre. L’abus de l’intelligence consiste-t-il dans l’excès du travail ou bien dans le respect trop scrupuleux des lois de la raison ? Non, assurément. Nous connaissons bien des grands hommes, dans le passé, qui ont épuisé leur vie dans les études, au point d’en souffrir même physiquement, et qui, toutefois, n’en ont pas été empoisonnés. Notre travail n’est ni plus profond, ni plus fécond et sincère que celui de nos aïeux. Nous devrions plutôt avouer qu’il l’est moins. Les faits que l’on peut constater chez nous témoignent moins du développement de nos puissances intellectuelles que de leur paralysie. L’intellectualisme, si l’on veut se servir de ce mot, paraît être la raison qui se détruit elle-même, ou, pour le dire plus exactement, c’est l’homme qui tue sa raison et en même temps sa volonté.
Il fait cela lorsqu’il se renferme en lui-même, lorsqu’il isole sa raison et son cœur de la lumière qui lui vient du dehors et d’en haut. Il fait cela par une disposition et par un acte du cœur et de la volonté, qui réagit sur l’intelligence. L’homme est un, l’erreur d’Emmanuel Kant consiste à avoir cru que pour réagir contre le positivisme il suffisait d’établir la nécessité de la foi seulement en vue de la raison pratique, coupant ainsi d’un coup d’épée l’homme en deux, chose qui, logiquement, devait le tuer. Ce qui est nécessaire à l’homme pour agir lui est aussi nécessaire pour voir et penser. Tout acte de la raison qui affirme ou qui nie implique un commencement d’action intérieure, un consentement de la volonté, une disposition confiante de l’être. Si l’homme se dit : tu te suffis ; tu es tout ; la vie est par toi et en toi ; tu es dans les choses comme les choses sont dans ta pensée ; rien n’existe au-dessus de toi ou au dehors ; si tu te prosternes, c’est à toi-même que tu adresses ta louange et ta prière, à tout ce qu’il y a de grand et de noble en toi-même ; tu n’as d’autre modèle, d’autre idéal que celui que crée ta propre intelligence ; alors l’homme s’’aveugle volontairement, il enlève tout appui à sa volonté, tout principe de certitude et d’autorité à sa pensée.
Dans ce langage on reconnaît le point de départ de tout idéalisme et particulièrement de cet idéalisme allemand dans lequel Amiel s’égarait, à l’époque de sa jeunesse universitaire, et d’où il ne put jamais sortir, malgré son besoin très vif de réalisme religieux et chrétien. L’idéalisme, voilà le fond de sa maladie.
Plusieurs se scandaliseront de cette affirmation, car, chez nous, l’idéalisme a été remis à la mode. Il avait été vaincu, en France et en Italie, par le positivisme matérialiste ; il se présente derechef, à la dernière heure, comme dispensateur de vie sur les ruines de la science fausse, bornée et sans idéal. Il prétend satisfaire rationnellement les aspirations légitimes et irréfrénables de l’homme vers un ordre de choses meilleur, plus élevé, plus beau que la réalité présente. Il met la pensée au-dessus des faits brutaux ; il consacre les droits du rêve.
C’est une délivrance, oui ; mais c’est la délivrance par l’illusion, c’est la délivrance par l’ivresse. L’homme crée le monde des idées et il peut aussi le détruire. La critique qui a proclamé la raison maîtresse d’elle-même et de l’univers, ne peut donner aux créations de la raison qu’une valeur subjective, relative et arbitraire. Elle ne peut pas rendre à l’homme l’espérance et la foi active à la possession et à la réalisation future de son idéal. Pour vouloir, pour aimer, pour agir, il faut croire, il faut pressentir l’union intime de l’idéal et du réel ; il faut être en possession d’un fait où ces deux termes soient unis : le Dieu vivant et son amour.
Dans sa Théosophie (vol. I, 553), Antonio Rosmini a déjà montré l’identité de l’intellectualisme et de l’idéalisme. « Il y a abus et excès de spéculation, dit-il, chaque fois qu’on veut réduire l’homme entier à la spéculation, chaque fois qu’on présume que tout le bien de l’homme peut être compris dans la spéculation et qu’on s’efforce, avec la raison, de rejeter le réel dans l’idée, de faire sortir de l’idée pure la matière du monde sensible et l’Esprit et Dieu lui-même. S’il pouvait se faire que dans l’idée il y eût tout cela, alors, sans nul doute, le bien de l’homme demeurerait tout entier dans la science et chacun pourrait le tirer de la parole d’un homme ou de la lecture d’un livre, et il n’aurait besoin de rien autre, il n’aurait surtout pas besoin de cette chose si humble qu’on appelle le pain quotidien (du pain de l’esprit de même que de celui du corps). »
La reconnaissance de l’idéalisme n’est que la réfutation pratique du matérialisme et du positivisme. Mais elle ne suffit pas à rendre à l’humanité sa plénitude de vie. On peut toujours rêver, toujours douter, toujours pleurer. Amiel en a fait la douloureuse expérience. Toute sa vie il est resté tremblant au-dessus d’un abîme, entre un rêve divin de beauté, de vertu et de lumière (l’idéal) et une vision terrifiante d’impiété, de souffrance et de mort (le réel).
Pour lui il n’y a pas de liaison, pas de pont entre ces deux termes, le réel et l’idéal. Plus il s’éprenait de celui-ci, plus il lui fallait craindre et haïr la réalité, se voir inapte à la vie et à l’action, inapte au véritable amour. « Et l’amour seul, dit Giulio Salvadori, l’amour aurait pu le sauver. » « L’amour aurait pu tout faire pour Amiel, il l’aurait fait sortir de lui-même, il lui aurait fait reconnaître et aimer le Sauveur, l’aurait poussé à agir dans l’espérance, sans trop de crainte du mal et animé par la foi du pardon. Aie confiance, abandonne-toi, jette-toi en moi, lui disait une voix intérieure. Et lui craignait d’être dupe de soi-même. Ainsi, en ne goûtant pas cette eau qui désaltère pour l’éternité, il ne pouvait même pas goûter celle qui lui était offerte par ce monde dont il connaissait la vanité. Un instinct de mortelle méfiance arrachait de sa main la coupe qu’il avait approchée de ses lèvres et lui disait sans cesse : « Marche, marche, ne dors pas », ne repose pas ! ne t’arrête pas. Et il restait toujours le même, l’être errant sans nécessité, l’éternel voyageur, l’homme toujours inactif, qui ne bâtit pas, qui n’acquiert pas, qui ne travaille pas, mais passe, jette un regard et poursuit. C’est le nouveau Juif errant de notre civilisation. » (Pag. 68-69.)
Quelle est la cause de cette impuissance qui l’empêchait d’agir non seulement par les œuvres, mais même par la parole, demande Giulio Salvadori ? (Pag. 13-14). « Il nous le dit lui-même : pour agir, il faut croire ; pour croire, il faut se résoudre. Et il avait peur de se résoudre. Il avait peur de se résoudre pour ne pas porter préjudice aux questions suprêmes, ressemblant à celui qui, portant à sa bouche le premier morceau de pain, aurait attendu, pour le manger, que la chimie eût constaté s’il renfermait les éléments nécessaires à la nutrition de notre organisme. Toutefois, les problèmes qu’il appelait éternels se dressaient toujours devant lui dans toute leur impérieuse solennité. Par moment, il se faisait l’illusion d’avoir satisfait à l’inquiétude de son esprit par la possession actuelle de Dieu, par laquelle il lui semblait obtenir l’éternité dans l’heure qui passe ; mais après, lorsque venait l’heure de la froide réflexion, il ne se dissimulait pas qu’il ne pouvait, au fond, rien sentir de Dieu, tant qu’il ne l’acceptait pas avec l’attribut et le nom chrétien de Père ; et que sans cela il n’y avait qu’un abîme ténébreux, sans fond, silencieux, où dort tout ce qui vit, passe et ne meurt pas, tout ce qui n’a ni mouvement, ni changement, ni étendue, ni forme ; ce qui seul demeure tandis que tout le reste passe. »
C’est ainsi que cet idéalisme vide, qui lui inspire des heures de poésie enivrante, des chants si doux et si nobles, ne put l’arracher au doute qui le dévorait ; et les dernières paroles de son Journal intime retentissent dans notre âme comme le cri suprême d’un pessimisme sans espoir.
« Accablement… Langueur de la chair et de l’esprit…Que vivre est difficile, ô mon cœur fatigué ! »
Je ne connais d’autre aveu d’une souffrance pareille que dans les chants de notre malheureux Leopardi. Celui-ci ayant oublié la parole consolatrice du Christ et affichant même son ignorance, représentait la sombre négation, l’impuissante rébellion à la vie de l’esprit. On peut dire de lui qu’il est le fruit prématuré du positivisme et du matérialisme. L’autre, Amiel, n’a pas renié l’idéal, mais, lui ayant enlevé tout contenu réel, l’ayant séparé de la vie actuelle, ayant oublié « le lien d’harmonie intime et de mystérieuse ressemblance qu’ont avec nous les choses au dehors et Dieu au-dessus de nous », n’en a plus senti le soutien, la douceur miséricordieuse et bienveillante, il en a fait un juge sévère qui le troublait sans repos ; il en est resté écrasé.
À constater ces résultats et ces fruits, on voit que l’idéalisme ne vaut pratiquement pas plus que la doctrine à laquelle il prétend s’opposer comme remède décisif. Aucune des deux n’est capable de délivrer les hommes de leur impuissance et de leur souffrance.
Giulio VITALI.
Paru dans Demain en 1906.