Poésie et vérité
LAMARTINE
par
Eugène Melchior de VOGÜÉ
Il y a cinq ans, on inaugurait à petit bruit une statue de Lamartine, tout au bout de Paris, à côté du modeste logis où la vieillesse du poète avait tant peiné. Le bronze est maigre, tapi et comme retraité dans un square étroit, à la queue de la longue avenue emplie par le nom glorieux de Victor Hugo ; on dirait d’une concession temporaire auprès d’une concession à perpétuité. Rien n’éveilla l’idée d’une réparation nationale, ni dans la statue, ni dans la façon dont elle fut donnée ; c’était plutôt la dernière aumône accordée à une indigence encombrante. Quelques personnages officiels, pas des plus gros, se recommandèrent à notre attention devant quelques fidèles transis ; on redescendit dans la ville, et, là-haut, le silence retomba vite sur le pauvre grand homme, resté seul avec son chien. – Une voix protesta contre l’injuste oubli ; elle disait : « Les circonstances changent et les œuvres demeurent ; et c’est pourquoi j’ai la confiance que l’heure viendra tôt ou tard, pour Lamartine, d’être mis à son rang... Ce rang, il se pourrait bien que ce fût le premier 1. »
Les circonstances ont changé, avec la crise d’idées qui rendra ces dernières années si intéressantes, quand on les verra mieux, les voyant de plus loin. Chaque jour donne un peu plus raison à celui qui prédisait la résurrection de Lamartine. Au centenaire de 1890, on a senti que le poète des âmes reprenait ses sujettes. De partout, les hommages lui reviennent, effusions lyriques de ses disciples, paroles éloquentes des orateurs, jugements favorables des lettrés. MM. J. Lemaître et Faguet se sont trouvés d’accord pour dire qu’il est plus qu’un poète, qu’il est la poésie toute pure. M. de Pomairols nous a donné son Lamartine, un livre inégal, incomplet, mais touchant par la piété qu’il respire, excellent dans les parties où l’auteur définit une sensibilité qu’il est si bien fait pour comprendre. Hier encore, un honorable membre du barreau de Mâcon, M. Félix Reyssié, m’apportait un volume sur la Jeunesse de Lamartine. C’est, on le devine, une offrande fervente au dieu local. M. Reyssié décrit avec amour la terre et les sites où le génie de Lamartine s’est docilement moulé ; il montre comment tel vers est né de tel accident du sol ; il glane dans la région quelques éclaircissements complémentaires sur les épisodes de jeunesse. Bien peu à la vérité : on s’étonne que Lamartine n’ait pas découragé ses biographes ; il faut une passion de chasseur pour fouiller encore les buissons, quand tout est sorti avec ces tristes et copieuses battues de souvenirs, les Confidences, les Commentaires, la Correspondance. Le livre de M. Reyssié est d’une lecture agréable ; s’il était besoin d’un conseil pour relire Lamartine et d’une occasion pour parler de lui, on ne saurait trouver conseil plus persuasif et occasion meilleure.
Je ne viens point essayer ici une étude littéraire : tout a été dit par nos aînés, les contemporains du poète, et redit à la nouvelle mode par les critiques plus récents. Les subtilités doctrinales sont vraiment trop déplacées à propos de Lamartine ; tout le nécessaire tient dans ce verdict du bon sens, rendu par M. de Mazade, il y a vingt ans : « Ce n’est point par l’originalité ou par l’étonnante grandeur des sentiments et des pensées que brille Lamartine ; il exprime le plus souvent les croyances et les idées de tout le monde, ce qu’il y a de plus simple dans l’âme humaine, le christianisme du foyer, le culte de la maison de famille, la pensée des morts, l’élan vers l’infini ou l’amour terrestre. Il transforme en poésie ce que les enfants et les femmes sentent comme les hommes, et c’est pour cela qu’il a parlé à tous les cœurs. » Et voilà assez de littérature, au sujet de ce grand joueur qui joua toutes les parties de la vie, la partie de la gloire littéraire comme les autres, sans y attacher plus d’importance qu’aux autres, peut-être moins. Il l’a répété à maintes reprises, sous toutes les formes, – et ce ne fut pas chez lui coquetterie d’écrivain, mais vérité pure : « Je n’étais pas auteur, j’étais ce que les modernes appellent un amateur, ce que les anciens appelaient un curieux de littérature, comme je suppose que Horace, Cicéron, Scipion, César lui-même l’étaient de leur temps. La poésie n’était pas mon métier ; c’était un accident, une aventure heureuse, une bonne fortune dans ma vie. J’aspirais à autre chose, je me destinais à d’autres travaux. » – Et ailleurs : « J’ai eu de l’âme, c’est vrai ; voilà tout. »
Je ne tenterai pas davantage une étude de l’homme intérieur. À quoi bon épiloguer sur le plus simple, le plus instinctif des hommes ? À quoi bon obscurcir, par des explications psychologiques, cette âme claire comme l’eau de la source ? Il l’a définie lui-même en quelques mots, lorsqu’il la prêtait à son Raphaël : « Il avait pour trait distinctif de son caractère un sentiment si vif du beau dans la nature et dans l’art, que son âme n’était, pour ainsi dire, qu’une transparence de la beauté matérielle ou idéale éparse dans l’œuvre de Dieu et des hommes. Cela tenait à une sensibilité si exquise qu’elle était presque une maladie en lui, avant que le temps l’eût un peu émoussée. » – C’est vrai, c’est tout, cela suffit pour le Virgile français.
Je voudrais regarder aujourd’hui Lamartine dans l’image que se font de lui nos contemporains. Je voudrais comparer les deux figures si différentes que nous présentent les miroirs, selon la préparation qu’ils ont subie. Nous rechercherons ensuite quelle est la plus vraie. Si grand que soit le poète, je lui demanderai de m’aider à débattre une question plus grande que lui, à poser un des problèmes de l’heure présente.
I
Voyons d’abord ce que fut Lamartine pour beaucoup d’hommes de sa génération, qui le contemplaient de loin, d’en bas, sans soulever le manteau ; ce qu’il continua d’être longtemps pour ceux de la mienne ; ce qu’il est encore pour les jeunes gens qui n’ont lu de ses œuvres que les plus populaires, sans avoir le loisir ou la curiosité de compulser les commentaires tardifs du poète et les surcharges de la critique. Je ne saurais mieux préciser les traits de cette figure idéale qu’en les cherchant dans mes propres souvenirs. On me pardonnera un procédé d’investigation toujours fâcheux ; si je l’emploie comme le plus sûr et le plus simple, c’est que, bien loin de prétendre à la moindre originalité dans mes impressions, je suis fermement convaincu qu’il faut les généraliser à l’infini, qu’elles ont été partagées depuis 1820 jusqu’à nos jours par des milliers d’hommes, avec de légères différences de temps, de lieu, de prédilection pour telle poésie, tel volume, mais avec la même intensité, avec les mêmes nuances, avec la même illusion, dans la prime jeunesse, d’être seul à ressentir ce que tous éprouvaient en commun.
J’écarte de la table les gros volumes d’œuvres complètes et commentées, les recueils de critique où j’ai dû puiser les éléments de cette étude ; livres froids, propres et bien mis, comme des étrangers en visite de cérémonie. J’avise à la place accoutumée un petit bouquin de poche : Méditations poétiques, par Alphonse de Lamartine ; Bruxelles, 1833. C’est une de ces contrefaçons que la Belgique répandait libéralement. Guenille de livre, qui ne vaudrait pas deux sous dans la boîte du bouquiniste. Les plats de la couverture, rongés aux angles, mal retenus par des fils étirés, montrent la bourre grise du carton ; au dedans, l’impression microscopique se lit mal sur les feuillets piqués de rouille. Le compagnon demande grâce : il a fait tant de routes, et si fatigantes, dans les poches, dans le carnier, dans les fontes de la selle, dans les sacoches des mulets syriens. Que c’est triste, la consomption du vieux livre ami ! On accepte, il le faut bien, l’usure de toutes les choses familières, sur nous et en nous, l’usure des corps ; mais cet évanouissement d’un parfum spirituel, qui menace de nous manquer avant la fin du voyage, il semble que ce soit l’usure visible des sentiments et des pensées, la mort d’une âme. – J’avais déniché mon trésor dans un coin de la bibliothèque de campagne, à mes premières vacances. Ils étaient deux alors, de même format minuscule et de même provenance : le second, les Harmonies poétiques, a sombré au fond d’un sac, sur une des routes de l’Argonne, quand on y perdait tant de chères dépouilles, il y a vingt ans. – Du jour où j’eus trouvé cet interprète, toutes les choses de la Nature et mes propres sentiments prirent une signification certaine, une physionomie connue, une voix intelligible. Je savais nommer ce qui avait été jusqu’alors sans nom. Les impressions reçues du monde extérieur, tombant dans une âme façonnée par ce maître, s’y modelaient exactement sur les formes qu’il m’avait données. De la montagne où je le portais, dans un pays assez semblable au sien et commandé de même par les sommets des Alpes, les aspects de la terre réapparaissaient à travers l’Isolement et le Vallon, les couleurs de la végétation à travers l’Automne, les feux du ciel de nuit à travers le Soir. Ainsi pour le monde moral ; ainsi pour les contrées que j’ignorais, pour cette géographie de rêve qu’il m’enseignait, l’Italie, les mers du Midi, visions désirées à travers lui, arrêtées à jamais dans les tableaux qu’il en avait tracés. Tout d’abord, je crus être seul à sentir avec ce frère l’univers d’émotions qu’il avait créé pour nous deux ; par la suite, je m’aperçus qu’il transportait tous ses lecteurs aussi loin, aussi haut, et, naturellement, j’éprouvai quelque chagrin de me voir ainsi remis dans le rang ; enfin, avec la sagesse tardive, j’ai compris que s’il était grand, doux et bienfaisant, c’est parce que la multitude des hommes communiait en lui.
Un peu plus tard, j’eus mon second enchantement par Lamartine. Ce fut au collège, un dimanche, à la classe de catéchisme. La leçon du jour ayant fini avant l’heure de la récréation, noire maître, un jeune prêtre breton, nous accorda une demi-heure de lecture ; il dit qu’il allait nous lire une description de la Savoie, et il tira de la poche de sa soutane un mince volume : c’était Raphaël. Poussé par nos supplications et entraîné lui-même, il alla plus loin que les pages descriptives, il alla jusqu’au tiers du volume. J’entends encore cette voix chaude d’émotion combattue, qui faisait parler Julie. Que Dieu l’absolve de son imprudence, si c’en était une ; à l’âge où l’adolescent doit recevoir toute la révélation de la vie, il est de pires instructeurs que la prose d’amour de Lamartine. Quand nous sortîmes de la classe, le cercle d’horizon où le monde est enclos avait reculé à l’infini, une lumière neuve vivifiait la création ; des lambeaux de ces longues phrases souples et caressantes flottaient sur nos lèvres, nous les rejetions comme on expire un air trop brûlant, aspiré par les poumons devant une fournaise. À la première sortie, je me procurai ce livre, je l’appris par cœur. Depuis lors, je l’ai relu bien souvent sur le lac du Bourget, sous les châtaigniers de Tresserves ; pendant longtemps, je n’ai pu voir ces lieux avec d’autres yeux que ceux de Raphaël. Les bons juges placent ce roman autobiographique parmi les productions imparfaites de Lamartine ; les bons juges nous la baillent belle. Si nous sommes sincères, nous récuserons toujours notre jugement littéraire devant certaines œuvres entrées de bonne heure dans notre chair et notre sang, fixées dans notre imagination par des circonstances spéciales. Tels vers, tels morceaux de prose, de musique ou de peinture, ne sont que des supports sur lesquels l’être intime s’est développé ; veut-on en faire un objet d’étude, on ne les isole pas plus qu’on n’isole un trait particulier du visage ami qui le complète ; eussions-nous le don critique et hypercritique, notre liberté d’examen est aliénée en pareil cas, comme celle d’un homme épris vis-à-vis de la femme aimée.
Je connus ensuite Jocelyn, Graziella, le Voyage en Orient. Je vis le golfe de Naples et la Syrie comme j’avais vu la Savoie et Milly : des domaines lamartiniens, où le maître avait commandé d’avance mes impressions, où il était partout présent. Il l’a écrit quelque part : « Un paysage n’est qu’un homme ou qu’une femme. » Vue littéraire, dira-t-on. Il faut le dire alors des âmes pieuses qui admirent surtout dans la nature l’image de son Créateur. C’est, à un moindre degré, le même sentiment qui nous fait voir, dans un paysage, le reflet de l’imagination assez puissante pour recréer ce coin de terre à sa fantaisie. Dans le Liban, en Terre sainte, je n’eus pas de peine à accepter Lamartine pour guide ; la tradition de son passage était toute chaude, après un demi-siècle, au foyer de ces familles levantines dont il a popularisé les noms, et qui se perpétuaient naguère encore dans leurs fiefs consulaires. À Ramleh, le bon vieux signor Damiani, consoul de toutes les potences, me montrait avec orgueil la table où il avait hébergé le poète. Je retrouvais partout le genre d’exactitude qui lui est propre : une interprétation fidèle sans vérité photographique ; nul souci de la précision extérieure du détail, le don de tirer au dehors la beauté particulière enfermée dans chaque chose.
De même qu’il avait fixé l’aspect des lieux que l’on regardait d’après lui, et déterminé la nature des émotions qu’on se sentait tenu d’y éprouver, de même Lamartine donnait le cadre, les couleurs et presque les traits où devaient s’incarner les objets des premières recherches du cœur. Sa plus grande puissance lui est venue, peut-être, de la peinture qu’il fît de ses amantes, peinture si large, si peu appuyée ; sans aucun artifice médité, par délicatesse native et surtout par besoin de peindre comme il voyait, il a su concentrer des rayons très ardents sur des figures si générales, si impersonnelles, que chacun peut détourner ces figures pour les ranimer sous d’autres noms, et prêter à d’autres voix l’accent divin inventé par le poète. Élevée ainsi à la dignité d’un type universel, que chacun ramène au type connu de lui, Elvire déjouait d’autant mieux les investigations malignes ; lors même qu’elle se précisa sous le nom de Julie, je me contentai facilement, pour ma part, des indications flottantes de Lamartine ; pas plus pour elle que pour l’ombre incertaine de Graziella, je n’éprouvais la curiosité de creuser les personnages historiques, de rechercher la nature réelle de rapports si peu expliqués par l’écrivain, si bien adaptés par là même à l’histoire particulière que chacun brodait, avec son expérience, sur ce lâche canevas.
Et Lamartine lui-même, comment nous apparaissait-il, avant toute enquête « documentaire » ? Je doute qu’il y ait jamais eu pareille souveraineté d’un homme sur les imaginations. Il personnifiait tout ce que l’on envie : beauté, amour, poésie, gloire, pouvoir de la parole, noble et large existence à travers des pays prestigieux et des aventures épiques, l’illimité du rêve et la plénitude de l’action. Je le voyais à peu près tel qu’il s’est dessiné avec complaisance, dans les épanchements de son déclin ; il faut bien que ces dessins gardent une grande part de vérité, puisque, sans les avoir connus, par la seule pratique des premières œuvres, le lecteur se faisait du poète un portrait si approché. – Le bel enfant, « né parmi les pasteurs », choyé par la tendresse d’une mère incomparable, grandissait dans un paysage arcadien. De son premier vol, il nous ravissait en Italie, et cette terre, sillonnée par tant de peintres et de poètes, n’appartenait plus qu’à lui ; de l’enchanteresse qu’un autre allait bientôt appeler
Messaline en haillons, sous les baisers pâlie,
il avait la virginité, nous la découvrions par ses regards. Il revenait en France pour aimer encore, dans un cadre délicieux, comme on n’avait jamais aimé : c’était du moins l’illusion qu’il donnait. Puis, le coup de foudre de la gloire, un pays enivré de ses vers du jour au lendemain ; cette gloire rapportée dans sa chère Italie, où son génie allait représenter la majesté du vieux trône restauré. Après cette jeunesse de demi-dieu, une maturité héroïque : le départ pour l’Orient, sur son vaisseau, avec une escorte d’amis ; la retraite fastueuse dans cette Asie où il continuait le sillon lumineux de Bonaparte et de Chateaubriand, d’où son nom arrivait à l’Europe grossi par un cortège de noms légendaires, Ibrahim, Djezzar-Pacha, les cheiks du Liban et de l’Hermon. Un deuil cruel, mais estompé de poésie comme tout ce qui touchait à sa vie, l’ombre d’un jeune cyprès sur la statue de marbre blanc. Et c’était là-bas que le suffrage du peuple allait le chercher pour l’introduire dans la politique.
Il y entrait, il y restait, miraculeusement préservé des petitesses, des souillures, des haines inséparables de la vie publique pour les plus heureux. Comme ses amours, sa politique avait ce caractère général, impersonnel, qui le plaçait au-dessus de tous et près du cœur de chacun. Je me représentais les chambres de la monarchie de juillet avec Lamartine isolé à l’arrière-plan, hors des partis, hors des querelles quotidiennes, « siégeant au plafond », ainsi qu’il le disait, écoutant le bruit lointain de l’océan populaire qui montait et lui apportait le pouvoir, comme il écoutait jadis, sur la grève de Baïa, le bruit des flots qui lui apportaient un poème. Étrange député, dont les manifestes étaient les Recueillements poétiques et les préfaces de Jocelyn ; orateur prodigieux, qui s’emparait de toutes les questions pour les soulever dans un monde supérieur, qui parlait au peuple par-dessus les têtes de ses collègues, avec les mots, l’accent, les attitudes du Forum antique. Il attendait l’heure inévitable qu’il avait prévue ; l’entendant approcher, il réveillait la France avec ses Girondins, ce livre dont on a dit : « C’est une révolution qui passe » ; et jusque dans les erreurs manifestes de cette histoire, Lamartine gardait mieux que notre indulgence, il gardait notre sympathie et notre admiration ; tant étaient visibles sa pitié pour les victimes, son amour de la vertu, son désir de se partager le cœur pour se dévouer rétrospectivement à tout ce qu’il y avait de généreux et de respectable dans chacune des deux causes en conflit. Je le voyais enfin dans la tempête et l’apothéose, debout à la barre, superbe de courage et d’éloquence, gouvernant seul contre les vagues déchaînées d’une révolution sociale, les contenant par sa parole, bravant la mort chaque jour avec des mots heureux, investi durant quelques semaines d’une royauté absolue, idole et prophète d’un peuple qui le suivait comme la protestation vivante de l’idéal contre la coalition des intérêts. Et après tant de bonheur et de gloire, la chute, l’oubli, la misère, la mort sourde ; triste envers du tableau, sans doute, mais encore empreint d’une sombre noblesse, relevé par la dignité touchante de ce long labeur du vieillard, et qui achevait de prendre nos cœurs en ajoutant la compassion à l’éblouissement.
Ainsi réapparurent longtemps, comme un tout harmonieux et magnifique, l’œuvre, la personne et la vie de Lamartine. Quand je dis moi au lieu de nous, c’est, je le répète en m’excusant, pour ne pas affirmer sans preuves ce dont je suis pourtant persuadé, l’identité de la vision chez la plupart de mes aînés et de mes contemporains. Ainsi je le vis jusqu’à l’époque récente où me vint la malencontreuse pensée de l’étudier de plus près, dans ces gros livres et ces livres neufs auxquels il faut maintenant revenir.
II
Reprenons-les, ces dossiers de l’instruction, Confidences, Commentaires, Correspondance, biographies, critiques ; et les Souvenirs de l’excellent Charles Alexandre, un de ces témoins à décharge qui font parfois condamner le prévenu ; et la Jeunesse de M. Reyssié, où le souci de l’information ne sert pas toujours les pieuses intentions du narrateur. En contrôlant les uns par les autres ces documents, nous obtiendrons l’autre figure de Lamartine, celle que voient les gens renseignés ; la vraie, comme l’on est convenu de dire pour tout ce qui diminue. Je prends le mot à titre provisoire, nous en discuterons ensuite le bon aloi.
Il est entendu tout d’abord que nous devons réviser à chaque ligne les assertions du principal intéressé et qu’il a « le génie de l’inexactitude ». On le surprend en faute dès ses premiers vagissements, puisqu’il eut le tort de s’y complaire. Aucun membre de sa famille n’avait émigré, affirmait-il : on lui prouve qu’il y en eut deux sur la liste. Quand il raconte les entrevues furtives de son père et de sa mère à la prison de Mâcon, sous la Terreur, il ajoute : « Ma mère me nourrissait alors. » On lui prouve qu’il avait à cette date plus de trois ans. Pour chaque fait, pour chaque jour de sa vie, on pourrait continuer ce jeu facile de redressement ; il suffisait d’indiquer comment on le joue.
La radieuse enfance à Millv, on la réduit à ses justes proportions. Le jeune Alphonse reçut l’éducation et mena l’existence habituelle des hobereaux de province. À dix ans, l’enfant est « un bon gros garçon joufflu, l’air étonné, la bouche bée, le nez en l’air ». Écolier médiocre et difficile à gouverner, il s’échappe de l’institution Pupier ; on le met aux jésuites de Belley ; il s’y trouve mieux, les bons pères lui laissant toute liberté de rêver. Ici, je me reprocherais de ne pas enchâsser une perle que M. Reyssié nous fait connaître : c’est, dans un discours de distribution de prix prononcé récemment au lycée Lamartine, la réclame discrète où un professeur nous montre le poète dévoyé, parce qu’il fut élevé par les jésuites au lieu de l’être par l’Université. – « C’est là en effet (à Belley) que le jeune Lamartine allait achever de s’imprégner tout entier de ce sensualisme pieux, sanctifié par le mysticisme, qui se retrouve plus tard dans ses rêveries poétiques comme dans les réalités de son existence. Assurément, une éducation plus virile et moins mystique, une direction plus ferme, sans être moins bienveillante, auraient maintenu, dans ce jeune homme, la suprématie de la raison sur l’exaltation de son imagination et fortifié son caractère sans effleurer même l’exquise sensibilité de son cœur. » Et voilà comment le Lac, revu par le professeur du lycée, aurait pu devenir un bon devoir.
Les études terminées, l’adolescent revient languir à Milly. – « Un fils de famille très gâté, – nous dit-on, – un peu sauvage et très rêveur, le jeune monsieur du château, ignorant, mais aimant les romans et les poètes, passionné pour les chevaux et les chiens, adorant les ravins et les bois, grand, vigoureux, alerte, très beau, faisant quelques vers, aimant la religion et rêvant un peu d’amour, voilà Lamartine à vingt ans... Un jeune chasseur, d’éducation et d’instinct religieux, ayant l’imagination épicurienne. » – L’oisiveté lui pèse, il se ronge, il voudrait prendre du service dans la garde pour aller à Paris, ou tout au moins faire son droit à Dijon, entrer au barreau. En attendant, il se dépense à Mâcon en frasques vulgaires, il joue, il fait des dettes ; et ses vers érotiques, imités de Parny, célèbrent les aventures faciles de la petite ville. Telle qu’on l’a reconstituée pour ces années, sa vie est celle de tous les jeunes désœuvrés qui embellissent les cafés d’un chef-lieu.
Il est temps de le dépayser. Sa famille l’envoie passer en Italie l’hiver de 1811-1812. C’est l’hiver de Graziella. Que nous laisse-t-on de la « pêcheuse de corail », qui était en réalité une petite cigarière de la manufacture de tabac ? Moins que rien ; un lambeau décoloré comme ce mouchoir de cotonnade rouge, donné par la pauvre fille, qui se fanait dans une armoire de Saint-Point, près de la table de travail. Le voyageur l’a remarquée un soir, à la sortie des ateliers ; son plus cher ami, Aymon de Virieu, est en bonne fortune avec lui :
Combien de fois la barque errante
Berça sur l’onde transparente
Deux couples par l’amour conduits...
« Une partie carrée », disait M. Scherer, quand il faisait l’agréable. La Napolitaine inspire des vers dont la plupart serviront dans la suite pour une autre amante. En revanche, ceux qui devaient immortaliser le souvenir de cette enfant ont été composés beaucoup plus tard. Tristesse,
Ramenez-moi, disais-je, au fortuné rivage...
jaillit par hasard, au jardin du Luxembourg : « J’ignorais encore qu’elle fut morte de absence ; j’étais à Paris, dans la dissipation et le jeu... » L’adorable Premier regret ne remonta que dix-huit ans après, en 1830, dans l’église Saint-Roch, un dimanche que le poète avait accompagné Mme de Lamartine à vêpres.
Au moins, a-t-on mieux respecté les voiles dont s’enveloppait pour nous la figure mystérieuse qui flottait sur le Lac ? – Hélas ! – Après des années de folies à Paris ou de pénitence en Bourgogne, après de vaines démarches pour obtenir un emploi diplomatique ou une sous-préfecture, Lamartine, la bourse vide et le corps malade, va prendre les eaux d’Aix en août 1816. Il y rencontre celle qui se nommait alors Mme Charles et qui devait s’appeler désormais Elvire. M. Charles, physicien célèbre en son temps, un peu oublié comme savant, plus célèbre aujourd’hui comme mari, M. Charles, bibliothécaire de l’Institut, où l’on conserve un beau portrait de cet aimable vieillard, avait retiré d’Écouen une pauvre orpheline pour l’épouser sur le coup de soixante-dix ans. Nous savions déjà par Raphaël comment se noua l’intimité des deux jeunes gens ; mais si brûlantes que fussent les confessions du roman, elles n’attestaient que l’intimité des âmes. Cela ne pouvait suffire aux fureteurs ; ils ont découvert les variantes du Lac, ils nous ont donné la strophe du baiser ; ils ont marqué les coïncidences entre les poésies plus sensuelles de l’année suivante, Hymne au soleil, À El..., et les promenades avec Julie dans les bois de Meudon, quand Lamartine eut rejoint son amie à Paris, au printemps de 1817. Quelle conquête pour nous ! Cet amour type, qui planait de si haut sur tous les amours du siècle, nous avons maintenant la joie de savoir qu’il n’a différé en rien des autres. Nous savons aussi que certaines Méditations, d’un caractère philosophique et religieux, comme l’ode à M. de Bonald sur le Génie, n’étaient qu’industrie d’amoureux : ayant appris que Bonald comptait parmi les plus notables habitués du salon de Julie, et voulant se ménager un bon accueil chez cet arbitre, Lamartine écrivit à Aix, en une soirée, son dithyrambe au philosophe dont il n’avait jamais lu une ligne. – « Mon adhésion à ses symboles que j’ignorais n’avait été qu’une complaisance à l’amour. » Nous savons enfin que le Crucifix ne fut « recueilli sur sa bouche expirante » que par métaphore poétique : Aymon de Virieu le rapporta, après la mort de Mme Charles, à l’ami retenu loin d’elle par la pénurie d’argent. Et l’on nous fait espérer un régal possible, la correspondance de Julie, conservée à Saint-Point dans un tiroir secret où il y aurait chance de la trouver. Pour Dieu, si cela est, qu’une main tutélaire brûle ces lettres avant l’arrivée des éditeurs !
Moins de deux ans après les heures tragiques, Lamartine est de nouveau à Aix, en train de conclure un mariage de raison. – « La jeune personne, écrit-il, est très agréable et a une très belle fortune ; il y a des penchants communs, une conformité de goûts, de sympathies, tout ce qui peut rendre heureux un couple qui s’unit. » Et un peu plus tard : « Je tâche de me rendre le plus amoureux possible. J’aurai une véritable perfection morale ; il n’y manque qu’un peu de beauté, mais je me contente bien de ce qu’il y en a... C’est par religion que je veux absolument me marier et que je m’y donne tant de peines. Enchâssons-nous dans l’ordre établi. » – « Ce qu’il cherche dans le mariage, c’est une situation », ajoute le dernier biographe. Il se résout à publier les Méditations, comme une chance de gagner quelque argent et d’aplanir les obstacles. Le livre réussit dans les salons, moins bruyamment que nous l’imaginions à distance. Louis XVIII nomme le poète attaché à Naples, le mariage se fait. Les Nouvelles Méditations naissent à Ischia, c’est un étrange pot-pourri du cœur, réminiscences de Graziella, de Julie, mêlées aux hymnes sur la félicité présente. L’été ramène le ménage à Aix ; et tandis que toute l’Europe pleure sur la douleur du chantre d’Elvire, dans ces eaux de Hautecombe, à jamais attristées par l’image adorée, les nouveaux époux se baignent gaiement ; la correspondance témoigne de leur allégresse.
À partir de ce moment, les soucis de carrière et les agitations pour l’avancement passent au premier plan dans la vie du poète. C’est ce qui ressort de la publication nouvelle de M. Édouard Frémy sur Lamartine diplomate. En 1830, il convoite ardemment la légation d’Athènes, il va enfin l’obtenir : la révolution éclate, le serviteur des Bourbons donne sa démission ; mais M. Frémy ne nous fait pas grâce d’une lettre assez ambiguë, adressée par le démissionnaire à M. Molé ; il insiste sur son désir de prêter le serment ; on pourrait croire qu’il se ménage une porte de rentrée.
J’ai rapporté quelques pièces du procès fait à la jeunesse, sans rien dissimuler. Le procès de la politique est plus connu. Il y a chose jugée, personne ne s’étant soucié de réviser la cause, malgré la plaidoirie amicale de Louis de Ronchaud. C’est un lieu commun de dire que le poète fut imprudent et coupable, en usurpant un rôle réservé alors aux avocats, réclamé depuis par les ingénieurs ; qu’il n’entendait rien à ces matières, et que, ridicule d’abord, dangereux ensuite, il devint le principal auteur de nos malheurs publics. L’opinion est si prévenue de ce côté, que mon admiration pour l’enchanteur commença de branler par là ; les lectures que je viens de résumer achevèrent de la troubler.
Et me voici bien avancé. Je connais maintenant l’autre figure de Lamartine. Par curiosité inutile, pour la vanité de paraître informé dans les études professionnelles, – car il n’y a que cela tout au fond de notre soif de critique, la connaissance intime de ce poète n’important point aux fins du salut, – j’ai failli perdre la douce tranquillité d’un beau culte. On raconte que Victor Hugo, lorsqu’on lui présenta les implacables réquisitoires de M. Biré, gémit doucement : « Cet homme est bien méchant. » J’ai envie de dire la même chose des biographes et des critiques qui ont désolé ma religion : ils sont bien méchants. – Mais, diront-ils, on ne doit jamais hésiter à sacrifier la plus belle illusion pour acquérir une vérité. – J’en tombe d’accord ; seulement, est-ce bien une vérité que j’ai acquise ? C’est le point qu’il nous reste à éclaircir.
III
Lamartine a jeté dans le raccourci d’une image ce mot d’une philosophie profonde : « L’idéal n’est que de la vérité à distance. » C’est justice qu’il en bénéficie tout le premier. Sainte-Beuve, avant de poignarder avec tant d’autres victimes celui qu’il était si heureux d’entendre nommer « un grand dadais », le Sainte-Beuve de la bonne époque, chez qui l’esprit de finesse s’échauffait encore d’un rayon de sympathie, a parfaitement indiqué comment l’on doit regarder notre poète. Comme pour les tableaux, il y a pour chaque homme un point, le seul d’où l’observateur puisse saisir la vraie valeur de l’ensemble. – « Lamartine est de tous les poètes célèbres celui qui se prête le moins à une biographie exacte, à une chronologie minutieuse, aux petits faits et aux anecdotes choisies. Son existence large, simple, négligemment tracée, s’idéalise à distance et se compose en massifs lointains, à la façon des vastes paysages qu’il nous a prodigués. Dans sa vie comme dans ses tableaux, ce qui domine, c’est l’aspect verdoyant, la brise végétale ; c’est la lumière aux flancs des monts, c’est le souffle aux ombrages des cimes. Il est permis, en parlant d’un tel homme, de s’attacher à l’esprit des temps plutôt qu’aux détails vulgaires qui, chez d’autres, pourraient être caractéristiques... Dans les femmes qu’il a aimées, même dans Elvire, Lamartine a aimé un constant idéal, un être angélique qu’il rêvait, l’immortelle Beauté en un mot, l’Harmonie, la Muse. Qu’importent donc quelques détails de sa vie ? » Rien de plus juste. Le bon secrétaire Alexandre prend un jour cette note : « Il a écrit à des femmes trois lettres qui les rendront folles d’amour, bien qu’il n’ait pas voulu enivrer leur cœur. Il jette à pleines mains les roses. » Cette émanation naturelle de charme nous a rendus si exigeants qu’on lui reproche à la fois les inévitables déceptions qu’elle causa, et les rares moments où la main cesse de répandre des roses pour se reprendre aux besognes de la journée commune. D’une façon plus générale, tirer argument dans une longue vie d’homme de telle contradiction, de telle faiblesse, de tel saut brusque du cœur ou de l’imagination, de tel retour aux médiocres nécessités de l’existence, c’est le procédé du dramaturge, qui compose un personnage avec des accidents pour produire un effet voulu ; ce n’est pas le procédé de l’historien, qui doit résumer toute la série des pensées et des actes pour les chiffrer par un total exact. Dans ce total, chez Lamartine, vous ne trouverez ni un mensonge intéressé, ni une méchanceté ; aussi Lamartine n’a-t-il pas à craindre de rencontrer son Biré. Quand il manque de mémoire, c’est par opulence d’imagination, par une puissance continue de création qui transforme le passé. S’il a fait souffrir, ce fut inconsciemment et en souffrant lui-même. Qu’il s’agisse de ses passions, de ses prodigalités financières, de ses erreurs de doctrine ou de conduite, nous n’y pouvons jamais reprendre que le trop-plein d’une source pure, le dommage involontaire causé par des eaux fécondantes qui se donnent sans compter.
Ainsi, pour défendre l’homme privé, il suffit de le suivre longtemps, au lieu de le guetter à quelque tournant de route. Il est inutile de défendre l’écrivain : le ridicule a fait prompte justice des prétentieux qui ne le trouvaient pas assez « artiste », des pointilleux qui triomphaient de quelques défaillances, dans ce souffle poétique naturel comme une respiration. – Pour le politique, c’est autre chose ; les plus fervents admirateurs croient nécessaire de le jeter par-dessus bord, afin de mieux sauver le poète. Nous ne nous apercevons point qu’en acceptant de confiance ce discrédit, nous continuons à servir l’arriéré de préjugés et de rancunes le plus éloigné de notre façon de penser.
Eh ! quoi, c’est nous, hommes de 1892, instruits par cinquante ans d’histoire, dévoués à l’idée sociale, c’est nous qui donnons encore dans les petits trébuchets de M. Thiers, qui nous associons aux railleries bourgeoises de la majorité de 1838, qui applaudissons aux sarcasmes du ministre contre le grand isolé, initiateur de notre tâche ? Lamartine entrait seul : « Voilà le parti social qui entre », disait Thiers ; et ses députes de rire. Ils ne riaient plus, dix ans après, et leur chef n’avait pas cru dire si juste ; le « parti social » entrait dans cette chambre derrière le poêle, pour la balayer. Il vient toujours une heure où le peuple suit l’homme de l’idée et culbute les gens d’esprit. J’emprunte encore un mot lumineux à Sainte-Beuve, dans ces notes de sa vieillesse où il n’est certes pas suspect d’indulgence pour le vaincu. « Lamartine agissait avec cette divination de la pensée publique qu’ont les poètes et que n’eurent jamais les doctrinaires. » Tout tient dans ce mot.
Reprenez dans le détail les controverses de vingt années entre Lamartine et le gros des habiles, entre lui et Thiers, qui fut son principal adversaire ; partout et toujours, qu’il s’agisse des chemins de fer ou des houillères, des institutions de prévoyance ou des impôts, de l’enseignement ou de l’extension du droit de vote, c’est le poète qui prévoit et provoque les transformations d’où notre monde actuel est sorti. Vraiment, il faut relire ce débat des chemins de fer, pour connaître ce qu’il peut y avoir de sens pratique dans le génie et d’aveuglement dans l’habileté courante. Il faut lire aussi les lettres de l’illustre ingénieur Marc Seguin, conservées dans sa famille ; elles attestent que la première idée des chemins de fer ne fut comprise et appuyée dans le monde politique que par deux hommes : Arago et Lamartine. C’est Lamartine qui signale les dangers lointains inaperçus de tous ; en 1840, au retour des cendres, et plus tard, à l’Assemblée nationale, alors que les passions réactionnaires lui jetaient dans les jambes le prince Louis et qu’il prédisait d’une vue si sûre l’empire, la guerre, l’invasion. Il y a encore de braves gens pour lui reprocher la révolution de 1848 ; c’est reprocher la tempête au sémaphore d’abord, au brise-lames ensuite. On accordera bien que la révolution se serait faite sans Lamartine ; mais, sans Lamartine, elle eût glissé dès le premier jour dans quelque hideuse commune, déshonorée par le haillon rouge ; sans lui, l’Europe eût peut-être accablé un pays qui n’avait d’abord pour répondants que ce nom, ce courage, ce principe de paix. Il n’eut qu’un tort : celui de ne pas user de sa toute-puissance morale pour abattre des adversaires incapables de le remplacer, pour continuer à contenir et à diriger seul ce peuple qui avait besoin d’un guide unique comme lui. Il le pouvait ; son ambition fut trop pure, elle rêvait obstinément le rôle légal d’un Washington ; plutôt que d’en sortir, il abdiqua volontairement devant la coalition d’intérêts, de rancunes et d’épouvantes, reformée contre lui dans l’assemblée par les vaincus de février.
Si l’on prenait la peine de relire ses écrits politiques, ses manifestes et ses discours, on serait stupéfait d’y retrouver tout l’esprit du temps présent, avec plus de largeur, avec un appui plus solide sur l’idée de Dieu comme fondement de toute justice. Il faut pourtant citer une de ces pages. Je prends au hasard, parmi les plus anciennes, dans une préface de 1834 sur les Destinées de la poésie :
« Ma conviction est que nous sommes à une de ces grandes époques de reconstruction, de rénovation sociale : il ne s’agit pas seulement de savoir si le pouvoir passera de telles mains royales dans telles mains populaires ; si ce sera la noblesse, le sacerdoce ou la bourgeoisie qui prendra les rênes des gouvernements nouveaux, si nous nous appellerons empire ou république ; il s’agit de plus ; il s’agit de décider si l’idée de morale, de religion, de charité évangélique, sera substituée à l’idée d’égoïsme dans la politique ; si Dieu, dans son acception la plus pratique, descendra enfin dans nos lois ; si tous les hommes consentiront enfin à voir dans les autres hommes des frères ou continueront à y voir des ennemis ou des esclaves. L’idée est mûre, les temps sont décisifs, un petit nombre d’intelligences, appartenant au hasard à toutes les diverses dénominations d’opinions politiques, portent l’idée féconde dans leurs têtes et dans leurs cœurs ; je suis du nombre de ceux qui veulent sans violence, mais avec hardiesse et avec foi, tenter enfin de réaliser cet idéal qui n’a pas en vain travaillé toutes les têtes au-dessus du niveau de l’humanité, depuis la tête incommensurable du Christ jusqu’à celle de Fénelon. Les ignorances, les timidités des gouvernements nous servent et nous font place ; elles dégoûtent successivement, dans tous les partis, les hommes qui ont de la portée dans le regard et de la générosité dans le cœur ; ces hommes, désenchantés tour à tour de ces symboles menteurs qui ne les représentent plus, vont se grouper autour de l’idée seule ; et la force des hommes viendra à eux s’ils comprennent la force de Dieu et s’ils sont dignes qu’elle repose sur eux par leur désintéressement et par leur foi dans l’avenir. »
Cela n’est-il pas écrit de ce matin, par un de ceux qui reprennent la même tâche avec les mêmes pressentiments, devant les mêmes symptômes et les mêmes besoins ? – Des mots, des mots, diront les sceptiques. Qu’ils aillent en vérifier les applications très pratiques, dans les débats sur les chemins de fer, les mines, les caisses de retraite ; surtout, qu’ils se rappellent un fait entre mille, attestant la sincérité de ces mots. En avril 1848, Lamartine avait réprimé par son seul ascendant la redoutable manifestation du 16 ; il avait rendu possibles et pacifiques ces élections du 23, dont chacun désespérait jusqu’à la dernière heure. Le lendemain du jour où fut nommée cette assemblée qui devait le précipiter du faîte, – il ne s’y trompait point, – le chef du gouvernement provisoire se déroba à ses amis ; il entra furtivement dans une église, se perdit au milieu des fidèles, et là, il pria longuement, remerciant la Providence de l’avoir aidé à sauver son pays. Quelles que soient nos croyances, nous avons tous l’instinct qu’il faut beaucoup attendre et très peu craindre d’une ambition bridée par ce frein intérieur. Puissent nos destinées ne tomber jamais qu’en des mains assez fortes, assez pures, assez sérieuses pour aller offrir ainsi, dans le silence du temple, le fardeau qui leur est confié !
Je m’attarde à combattre l’injustice qui pèse sur la mémoire de Lamartine ; je ne voulais pourtant pas écrire un plaidoyer. Je voudrais surtout montrer combien est légitime l’image idéale que nous nous faisions du poète, parce qu’elle est conforme aux lois générales de la perspective historique. Aux jours du romantisme, on eût simplement décrété que cette image est la vraie, puisqu’elle est belle, puisqu’elle répond à une exigence impérieuse du sentiment. Nous ne raisonnons plus ainsi. Une opération du sentiment n’a de valeur pour nous que si elle s’appuie sur une certitude rationnelle, si elle rentre dans une loi générale. Je crois que c’est le cas pour l’idéalisation de certaines figures.
Il y a, dans les méthodes critiques où nous mettions notre confiance, une contradiction flagrante avec les principes scientifiques qui nous rendent aujourd’hui raison du monde, avec les principes empiriques d’après lesquels nous organisons le gouvernement de ce monde. D’une part, nous rangeons tous les ordres de phénomènes sous la loi de l’évolution, du perpétuel devenir ; nous attribuons de plus en plus une vie objective, évolutive et organique, à tout ce qu’on n’avait jamais séparé de l’homme : aux idées, aux croyances, au langage. Par une application neuve et hardie, on vient d’introduire la théorie de l’évolution dans les genres littéraires ; il ne faut plus qu’un pas pour l’ajuster aux œuvres elles-mêmes. D’autre part, sur les ruines des anciennes autorités individuelles, nous remettons la conduite des sociétés et la décision des plus graves affaires aux masses collectives, au suffrage universel, tout au moins à l’opinion publique ; ce qui revient à dire, pour le philosophe, que l’instinct vital de l’inconscient nous paraît offrir plus de garanties que la raison analytique de quelques-uns.
C’est la double condamnation de notre procédé critique, en littérature et en histoire. Ce procédé oppose la finesse de quelques érudits aux instincts créateurs de la collectivité, à la conspiration de l’inconscient ; et, s’il s’empare d’un fait, d’un livre, d’une figure, il arrête arbitrairement l’objet de son étude à un moment donné ; il le considère comme achevé, désormais immuable. Passe encore pour les morts obscurs qui finissent avec la mort ; mais les morts qui continuent de vivre, un Lamartine, un Victor Hugo, un Napoléon, et tant d’autres à tous les degrés de survie, de quel droit nous proposez-vous une restitution de leur figure passée, dont vous n’êtes jamais sûr, comme plus vraie que leur figure actuelle, objective, lentement accrue par la collaboration de tous ? C’est comme si vous nous montriez la photographie enfantine d’un sexagénaire de nos amis, en disant : Voilà le fidèle portrait de N... Votre affirmation ne comporterait qu’une demi-vérité : c’est lui, sans doute, et ce n’est pas lui, nous ne le reconnaîtrions jamais sur ce portrait. En quoi votre décomposition, par l’analyse, est-elle plus légitime que la création synthétique de la foule ? Dans une de ses poésies écrite loin de Milly, Lamartine avait parlé, par erreur, d’un lierre qui tapissait le mur de la maison ; il n’en existait point ; par une inspiration délicate, sa mère planta le lierre absent et fit du mensonge une vérité. La foule, aidée par le temps, agit comme cette mère ; elle achève l’œuvre du poète, elle fait des vérités de ses erreurs. Son opération est normale, conforme au travail de la nature, qui retouche constamment ses œuvres pour dégager les grandes lignes, pour les débarrasser du caduc et de l’accessoire. Ce qui crée de la vie est supérieur à ce qui en détruit.
Sait-on bien ce que l’on fait, en arrêtant toute formation d’idéal par « l’enquête documentaire » ? L’électricité nous a donné le secret d’embellir les foyers modestes en déposant une mince couche d’or ou d’argent sur mille objets de métal commun. Que dirions-nous si une bande de maniaques envahissait le magasin de M. Christophle et s’acharnait à racler méthodiquement ces légers voiles d’or, sous prétexte qu’il faut nous rendre de la vaisselle vraie, du fer vrai, de l’étain vrai ? On les enfermerait. C’est pourtant ce que l’on fait pour tout notre mobilier intellectuel, quand on contrarie le travail semblable et mystérieux du temps, qui dépose l’or de l’idéal sur le fer de la réalité première. Et puisque le raisonnement philosophique a le droit de tout mettre en doute, il peut pousser l’audace jusqu’à l’interrogation essentielle : ces fines recherches, ces dissections habiles, sont-elles autre chose qu’un jeu d’idées dans quelques cerveaux ingénieux, jeu sans valeur sérieuse et appréciable, si on le compare aux forces plastiques de la nature et du large instinct humain, qui conspirent à créer leurs œuvres nécessaires, même avec ce que vous appelez l’illusion sentimentale ?
L’analyse, dont la critique dissolvante est une des formes, nous a rendu de grands services et donné de vives jouissances, depuis un demi-siècle. Elle a sa tâche nécessaire ; mais nous avons abusé dans les recherches morales de l’admirable instrument des sciences physiques : et nous y avons tous notre part de responsabilité. Nous commençons à comprendre qu’en prolongeant cet abus, nous allons directement contre le besoin urgent des esprits, besoin de synthèse et de reconstruction. Je ne dis point qu’il soit facile de rétrograder sur cette pente ; je dis avec tout le monde que, si nous continuons à désagréger le peu de terrain solide qui nous porte encore, si nous ne reconstruisons pas, notre dissolution intellectuelle et sociale nous rendra bientôt impropres aux œuvres de vie.
J’indique seulement ces idées. Je demande crédit pour les développer. J’ai quelque scrupule à philosopher lourdement au sujet de l’aimable poète : mieux eût valu citer un plus grand nombre de ses vers. Mais en essayant de légitimer une vue idéale par des arguments de l’ordre rationnel, j’aborde un dessein plus étendu. Les phénomènes de la conscience, comme ceux du monde extérieur, nous apparaissent régis par quelques lois générales, déduites de nos observations sur la nature et la société, et auxquelles nous essayons de tout ramener, parce que nous les tenons pour infiniment probables. Quand il y a conflit entre les plus chères aspirations du sentiment et l’évidence de ces lois inexorables, nous sacrifions tristement les premières, condamnées comme illusoires. Mais nous sommes et serons dans l’angoisse, tant que nous n’aurons pas trouvé le point de conciliation entre les besoins traditionnels du cœur et ces règles de l’esprit. Il n’y a pas encore, il n’y aura probablement jamais de formule universelle pour résoudre ces antinomies du cœur et de la raison. Tenons fermement les deux bouts de la chaîne, comme dit Bossuet ; et, dans certains cas, tâchons d’apercevoir le point où les anneaux se soudent. Je propose aujourd’hui l’un de ces cas sous le couvert d’un grand poète ; j’espère en découvrir d’autres dans la suite de ces études, en ramenant mes conclusions à cette recherche ; parce qu’il n’est pas de souci plus pressant pour nos intelligences, parce que ce travail préliminaire est le fondement indispensable des reconstructions de l’avenir.
15 février 1892.
Eugène Melchior de VOGÜÉ,
Heures d’histoire, 1898.