La poésie idéaliste en Russie : F.-J. Tioutchev
par
Eugène Melchior de VOGÜÉ
Voilà un nom bien inconnu chez nous. De tous les poètes du Nord, c’est celui qui flatte le mieux un tour d’imagination aujourd’hui commun à toute l’Europe lettrée ; la Russie n’y échappe pas, et la faveur qu’elle rend à Tioutchev marque bien ce que l’on appelait jadis « les révolutions du goût ». On vient de publier à Pétersbourg une édition complète et définitive de ses poésies ; on a réimprimé du même coup le volume d’Aksakov consacré à sa biographie.
Né en 1803, mort en 1873, Tioutchev a traversé deux courants littéraires bien distincts ; on ne s’en douterait pas à le lire. Ses premiers vers sont de 1820 ; il appartient donc au cycle de Pouchkine. Mais le romantisme resta pour lui la religion rêveuse de ses premiers maîtres allemands ; il semble avoir ignoré tout ce que ses contemporains y ajoutaient, le fracas de passion, le luxe de la forme, l’exotisme, l’évocation dramatique de l’histoire. Cette génération rapide et tragique passa. Le mouvement naturaliste d’après 1840 emporta les esprits. Celui de Tioutchev résista à ce second courant comme il avait résisté au premier ; bien qu’il fût beaucoup plus mêlé aux hommes et aux choses durant cette dernière moitié de sa vie, il continua de se développer suivant sa loi intérieure. Insensiblement transformé, son romantisme allemand devint un accent très personnel, une émotion mystique et philosophique devant la nature, et surtout devant les choses innommées qui peuvent être dans la nuit ; il rencontra par avance la note discrète, profonde, que demandent à la poésie beaucoup d’âmes lasses des panaches et des feux d’artifice ; la note qui nous fait revenir à certains poètes anglais et rester fidèles à Alfred de Vigny. Au temps des grands éclats lyriques de 1830, Tioutchev avait à peine marqué. Les feux des diamants empêchaient de voir l’orient de la perle. Mais la mode changeante ramène le goût des perles après celui des diamants. Il y en a de mortes, dans ce gros volume qui eût gagné à une révision plus rigoureuse, il y en a de bien vivantes. Et voici qu’on relit ces vers, dans le pays de Pouchkine, avec le même sentiment de réaction qui fait mettre en Angleterre les œuvres de Shelley sur la table d’où Byron a disparu.
De son vivant, Tioutchev avait acquis sur le tard la notoriété par ses opinions et ses poésies slavophiles. Il était, au même titre que Khomiakov, le chantre du parti ; il en était de plus le beau-père, une de ses filles ayant épousé Aksakov. Je ne compte pas beaucoup pour sa gloire littéraire sur les pièces patriotiques qui la soutenaient jusqu’ici. Pourtant, cet homme distingué et charmant, au dire de tous ceux qui l’ont connu, avait conservé une physionomie originale dans sa politique comme dans sa poésie. Il ne fut point un slavophile rugueux, cantonné dans le passé moscovite, dans un acte d’adoration perpétuelle entre une icône et un moujik. Sa naissance et ses inclinations avaient fait de lui un habitué des meilleures compagnies ; sa vaste culture et sa délicatesse naturelle lui gardèrent un esprit ouvert à toutes les idées, amoureux de toutes les élégances de pensée, alors même qu’elles venaient de cet affreux Occident. On trouve à la suite du présent volume des Mémoires sur diverses questions politiques, écrits pour le public du dehors. Ce sont les jugements d’un Bonald russe, rédigés en français. Quel français ! Aisé, plein de grâce et de ressources ; une langue de chez nous et du meilleur temps ; elle pourrait servir de modèle à bien des publicistes qui ne sont pas Moscovites. Je recommande aux curieux d’idées le Mémoire sur la Russie et la Révolution 1. C’est une exposition doctrinale de la politique de Nicolas. Tioutchev y développe, parmi des thèses discutables, une vue que je crois fort juste. « Le peuple russe est chrétien, non seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais par quelque chose de plus intime encore que la croyance. Il l’est par cette faculté de renoncement et de sacrifice qui fait comme le fond de sa nature morale. »
Mais, dans cette figure complexe, je ne veux retenir que le poète. Lui seul survivra par quelques traits distinctifs. Marquons le plus séduisant : Tioutchev n’est pas un « auteur », pas même un « écrivain », dans le sens que donnent à ce mot les dames instruites qui se réunissent pour causer littérature. C’est simplement un galant homme, qui vit, pense, aime et souffre, comme les autres ; et, comme les autres, il a ses larmes intérieures de joie ou de souffrance ; seulement, les siennes ont le don de se cristalliser en quelques vers. Aussi elles sont demeurées ; voilà tout. Il n’a pas mis la moindre préoccupation de métier à les coordonner. Ce n’est pas sa faute s’il en est résulté un volume ; nous le devons à la piété de sa veuve, une fille d’Alsace, descendante de Conrad Pfeffel, le poète de Colmar. En tournant les pages de ce volume, on sent qu’il ne s’est jamais assis devant une de ces feuilles de papier en se disant : « Je vais faire un poème. »
Oh ! le brave homme ! il ne nous a pas laissé une seule ode, une seule composition dramatique ou descriptive sur un sujet, un seul « morceau ». Rien que de courtes strophes, des impressions saisies toutes vives, au passage dans l’âme. Et cependant le volume est un livre, puisqu’il contient toute une vie en raccourci. C’est le charme triste de ce recueil ; il nous raconte l’histoire d’une âme rare pendant cinquante ans, à tous les moments qui valent seuls la peine qu’on a prise à vivre ; il ne nous en donne que le parfum. En le respirant, on pense à ces petits flacons d’essence de roses que vendent les marchands de Constantinople ; le voyageur qui a passé l’année d’avant dans la plaine du Rhodope se rappelle les grands champs de fleurs autour de Philippopoli ; il y en avait trop, beaucoup étaient fanées, et des mauvaises herbes, et des ronces ; avec le petit flacon, on emporte tout ce qu’il y avait de délicieux dans le vaste champ de roses mortes. Comme elle s’applique bien au livre du poète, la définition qu’il donnait de la vie :
« Une colonne de fumée qui brille dans l’air, – une ombre insaisissable qui rampe sur la terre, – voilà notre vie, disais-tu. Non, ce n’est pas même la fumée brillante que la lune éclaire, –c’est l’ombre tremblante de cette fumée. »
Hélas ! cette comparaison s’applique encore mieux aux traductions qu’on veut essayer ; comment rendre en prose étrangère ces légers frémissements de quelques vers ailés ? Voilà bien « l’ombre tremblante d’une fumée ». Je dois pourtant donner un aperçu de la manière de Tioutchev, et surtout de la disposition maîtresse qui alla toujours grandissant chez lui. Il aime et sent très finement la nature, mais comme un instrument sur lequel l’homme se joue à lui-même les airs qui le hantent. En passant par ses yeux, les phénomènes sensibles perdent quelque chose de leur réalité, ils s’incorporent au moi humain et ne gardent qu’une valeur de reflets. Nul n’a mieux justifié le mot d’Ampère : « Le monde a été créé pour nous être une occasion de penser. » De penser ou de sentir : je ne sais en vérité lequel des deux termes conviendrait ; tous deux ensemble, tant la réflexion abstraite est émue, tant le sentiment frôle la métaphysique chez Tioutchev.
Avant tout, il est le poète de la nuit : elle l’attire et l’épouvante ; l’ombre dilate sa prunelle et lui arrache des cris plaintifs, comme aux oiseaux des heures noires ; exilé d’un pays chimérique, il rôde sans cesse entre la porte de corne et la porte d’ivoire, avec l’instinct que sa vraie patrie est là derrière, dans un monde de réminiscences ou d’illusions. Mais nos mots sont trop lourds, trop nets, pour exprimer cette inquiétude nocturne, murmurée dans une langue où les mots ont de longues fuites...
« Comme le globe terrestre est entouré par l’océan, – ainsi la vie terrestre est enveloppée de songes ; – vienne la nuit, et de ses vagues sonores – l’élément obscur bat son rivage.
« Sa voix nous presse et nous sollicite ; – déjà dans le port la voile enchantée frissonne ; – le flot grandit et, rapide, il nous emporte – dans l’immensité des eaux sombres.
« La voûte céleste, illuminée par la gloire des étoiles, – nous regarde mystérieusement de ses profondeurs ; – et nous voguons, entourés de tous côtés – par l’abîme étincelant de feux. »
Le Vent de la Nuit.
« Qu’est-ce que tu lamentes, Vent de la nuit ? – Sur quoi t’affliges-tu follement ? – Que signifie ta voix étrange – tantôt plainte sourde, tantôt rugissement ? – Dans ton langage que le cœur comprend – tu affirmes une peine incompréhensible ; – tu fouilles le cœur et tu lui arraches – des gémissements sauvages.
« Oh ! ne chante pas ces effrayantes chansons, – qui parlent du chaos primordial, du chaos paternel ! – Avec quelle avidité le monde ouvre son âme, – son âme nocturne à cette musique aimée ! – Il se précipite hors de son enveloppe mortelle, – il a soif de s’abîmer dans l’illimité. – Oh ! ne réveille pas les tempêtes assoupies ; – car au-dessous d’elles, c’est le chaos qui s’agite. »
Jour et Nuit.
« Sur le monde mystérieux des Esprits, – sur cet abîme innommé, – un voile tissé d’or est jeté – par la haute volonté des dieux. – Ce voile brillant, c’est le jour, – le jour qui ranime les fils de la terre, – qui guérit les âmes malades, – lui, l’ami des hommes et des dieux.
« Mais le jour agonise, la nuit renaît ; – elle arrive, et, sur ce monde funeste, – le tissu du voile bienfaisant – se relève, il est rejeté bien loin. – Et l’abîme nous apparaît – avec ses angoisses et ses ténèbres ; – il n’y a plus de barrière entre lui et nous ; – voilà pourquoi la nuit est terrifiante. »
Telle est la vibration dominante sur cette harpe. Mais il y en a d’autres. Le livre de Tioutchev, ai-je dit, est la résonance de toute sa vie, des passions de son cœur et de son esprit. L’enthousiasme slavophile prime ces dernières. On n’a pas impunément un prophète pour gendre ; on s’en ressent. De quelles exagérations candides le poète se grisait, on en jugera par les vers suivants, qui firent une fortune facile :
Géographie russe.
« Moscou, la ville de Pierre et la ville de Constantin, – voilà les capitales sacrées de l’empire russe. – Mais où sont ses limites et ses frontières, – au nord, à l’orient, au midi, au couchant ? – Dans les temps à venir, le destin les révélera.
« Sept mers intérieures et sept grands fleuves... – Du Nil à la Neva, de l’Elbe à la Chine, – du Volga à l’Euphrate, du Gange au Danube... – Voilà l’empire russe ; et il demeurera tout le long des siècles. – L’Esprit l’a prédit et Daniel l’a prophétisé. »
Prophétie.
« Ce n’est pas une rumeur vague sortie du peuple, – ce n’est pas dans notre race que la prédiction naquit ; – c’est une voix ancienne, une voix d’en haut qui l’a dit : – Le quatrième siècle est déjà sur son déclin, – qu’il s’accomplisse et l’heure sonnera ! – Et dans Byzance régénérée – les voûtes antiques de Sainte-Sophie – abriteront de nouveau l’autel du Christ. – Tombe devant cet autel, ô tsar russe, – et relève-toi, tsar de tous les Slaves ! »
Ces deux derniers vers, très fortement frappés dans l’original, sont devenus proverbiaux à Moscou ; et encore plus les suivants, que toute l’école slavophile a pris pour devise :
« On ne comprend pas la Russie avec la raison ; – on ne la mesure pas avec le mètre commun. – Elle a pour soi seule un mètre à sa taille ; – on ne peut que croire à la Russie. »
Néanmoins, ces airs de fanfare sont la partie caduque du répertoire de Tioutchev. J’en aime mieux le murmure du cœur, qui parle à tous les hommes. Il paraît avoir beaucoup travaillé, ce pauvre cœur ; quand on rapproche les poésies qui le trahissent, tout ensemble ardentes et voilées, on devine qu’il fut toujours en alerte. Comme le dit avec raison le biographe de Tioutchev, cet homme a senti et rendu mieux que tout autre la souffrance d’une existence double ; chez lui, le cœur poursuivait son rêve dans la vie, parallèlement à l’esprit qui méditait le sien au-dessus de la vie. Jusque sur le tard, ces cris lui échapperont :
« Encore accablée des langueurs du désir, – encore vers toi, mon âme s’élance ; – et, dans le crépuscule du souvenir, – encore j’étreins ton image, – ta chère image inoubliable... – Elle est devant moi, toujours, partout, – immuable, insaisissable, – comme dans le ciel de nuit une étoile. »
Ses yeux.
« Je savais des yeux... oh ! ces yeux ! – Combien je les ai aimés, Dieu seul l’a vu ! – De leurs ténèbres enchantées – je ne pouvais retirer mon âme.
« Dans ce regard insaisissable – qui dévoilait la vie jusqu’au fond, – on sentait une telle détresse, – un tel abîme de passion !
« Sous l’ombre épaisse de ces paupières – respirait quelque chose de triste et de profond, – comme la volupté, lassé ; – comme la souffrance, funeste.
« Et dans ces moments étranges – il ne m’est pas arrivé une seule fois – de les rencontrer sans trouble – et de les admirer sans larmes. »
Mais plus habituellement, devant la femme comme devant la nature, nous retrouvons la tendance du poète à retirer en lui-même les choses du monde extérieur, pour les transformer en chimères ou en angoisses. Voyez déjà, dans une des plus gracieuses inspirations de sa première jeunesse :
« Ne crois pas, ne crois pas le poète, enfant, – et ne dis jamais qu’il t’appartient. – Plus que la colère enflammée, – redoute l’amour du poète.
« Tu ne t’approprieras point son cœur – avec ta jeune âme ; – tu n’étoufferas pas le feu dévorant – avec ta légère écharpe de jeune fille.
« Le poète est tout-puissant, comme les éléments ; – mais sur lui-même, sur lui seul, il n’a pas puissance ; – sans le vouloir, tes boucles blondes, – il les brûlera en les touchant de son diadème.
« Elle juge mal, la foule frivole, – qui dénigre ou exalte le poète. – Il ne pique pas le cœur comme un serpent, – mais il le suce comme une abeille.
« La main pure du poète – ne profanera pas ta candeur. – Mais, par mégarde, elle étranglera ta vie – ou l’emportera au delà des nuages. »
Le mal de cette nature trop fine se déclare dans les aveux de l’âge mûr. Les recueils de vers datés sont de grands indiscrets. On voit dans celui-ci qu’après 1852, Tioutchev subit une de ces redoutables passions qui prennent l’homme tout entier au déclin de sa force, qui l’ébranlent jusqu’aux racines les plus profondes. Dans les poésies de cette époque, tout dénonce l’irréparable malentendu de deux cœurs qui ne parlent pas la même langue
« Oh ! ne me trouble pas par un reproche mérité. – Crois-moi ; de nous deux, c’est toi qui as le sort désirable ; – tu aimes sincèrement et passionnément, et moi, – moi je te regarde avec une tristesse envieuse.
« Misérable magicien devant le monde fantastique – que j’ai créé moi-même, je demeure sans foi ; – et, la honte au front, je reconnais en moi-même – l’idole inanimée de ton âme vivante.
« Ne dis pas : il m’aime comme autrefois, – comme autrefois il me chérit. – Oh ! non ! il meurtrit ma vie sans miséricorde. – Je vois toujours un couteau qui tremble dans sa main.
« La colère, les larmes, la tristesse, la révolte, – emportent tour à tour mon âme empoisonnée. – Je souffre, je ne vis pas... je ne vis que par lui, par lui seul ; – mais cette vie, oh ! qu’elle est amère !
« Il me mesure l’air respirable d’une main si avare... – On ne le mesure pas ainsi à son plus cruel ennemi. – Ah ! je respire encore, c’est un râle pénible de malade, – je peux respirer, mais vivre, je ne le puis plus.
« Oh ! comme nos amours sont meurtrières ! – Dans l’orage aveugle des passions, – comme nous tuons plus sûrement que tout – ce qui est le plus cher à notre cœur !
« Larmes humaines, ô larmes humaines, – vous coulez le matin et vous coulez le soir ; – vous coulez ignorées, inaperçues, – innombrables, inépuisées ; – vous coulez comme coulent les torrents de pluie, – dans les sourdes ténèbres d’une nuit d’automne. »
Enfin, voici l’épilogue de ce drame intime :
« Elle était assise sur le plancher, – elle puisait dans un monceau de lettres ; – et comme une cendre refroidie, – elle les prenait dans sa main et les jetait.
« Elle prenait les feuilles accoutumées – et les regardait d’un regard étrange, – comme les âmes regardent d’en haut – les corps qu’elles ont dépouillés.
« Combien de vie il y avait là, – de vie vécue sans retour. – Combien de douloureuses minutes d’amour, – combien de joies mortes !
« Debout près d’elle, je me taisais, – et j’étais prêt à tomber à genoux, – envahi d’épouvante et de chagrin, – comme à l’apparition d’une ombre chérie. »
On croira sans peine que cette âme apeurée et visionnaire alla toujours se concentrant. De plus en plus, elle se replie sur elle-même avec une fierté dédaigneuse ; elle absorbe dans son enveloppe de nacre tout ce qu’elle reçoit de clartés, d’impressions du dehors, et n’en laisse transparaître qu’un frisson diffus.
« Mon âme est l’Élysée des ombres, – des ombres muettes, lumineuses et belles. – Elles demeurent étrangères aux soucis, – aux joies et aux douleurs du temps bruyant où je vis.
« Mon âme est l’Élysée des ombres. – Qu’y a-t-il de commun entre la vie et toi, – entre vous, fantômes de mes meilleurs jours passés, – et cette foule incapable de sentir ? »
Silentium.
« Tais-toi, cache-toi et dérobe – tes pensées, tes sentiments. – C’est assez que dans le fond de ton âme – ils se lèvent et se couchent – comme les claires étoiles dans les profondeurs de la nuit. – Admire-les et tais-toi.
« Le cœur peut-il s’expliquer ? – Un autre peut-il te comprendre ? – Comprendra-t-il de quoi tu vis ? – La pensée exprimée est déjà un mensonge. – En faisant jaillir la source, tu la troubles ; – bois-y longuement et tais-toi.
« Sache vivre en toi-même ; – il y a dans ton âme tout un monde – de pensées mystérieuses, enchantées ; – le bruit du dehors les étoufferait, – les rayons du jour les aveugleraient. – Prête l’oreille à leur musique et tais-toi. »
Quand Tioutchev n’aurait écrit que ce vers : « La pensée exprimée est déjà un mensonge », il mériterait, ce me semble, une place parmi les poètes philosophiques les plus subtils. L’avenir la lui fera. Son mètre, tout d’une venue, est harmonieux, négligé quelquefois ; il n’y faut pas chercher les coupes savantes, la maîtrise du joaillier ; ce n’est pas un artiste impeccable, comme on dit aujourd’hui. Mais, en poésie et ailleurs, si l’humanité admire avec respect les impeccables, elle aime plus facilement ceux ou celles qui ont péché. Elle les sent plus près. On se retournera quelquefois vers cet esprit énigmatique ; on le verra de loin plus mystérieux encore dans le crépuscule où il se plaît, chassé par le vent du soir au bord des grandes ombres et des grandes eaux ; irréel, insaisissable, homme pourtant par les sanglots de passion qui décèlent le vol muet de cette larve. Quand l’anthologie russe sera fixée, elle gardera en bon rang quinze ou vingt de ces petites pièces, pâles et pénétrantes comme un bouquet de violettes de novembre.
Décembre 1888.
Eugène Melchior de VOGÜÉ,
Regards historiques et littéraires, 1905.
1 Il avait frappé le baron de Bourgoing, qui le fit imprimer en France, et Eugène Forcade, qui l’analysa dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1849.