La poésie idéaliste en France
ALFRED DE VIGNY 1
par
Eugène-Melchior de VOGÜÉ
I
« Je me suis dit souvent que les portraits devaient être faits selon le ton et l’esprit du modèle. Si l’on appliquait ce procédé à l’étude de M. de Vigny, son portrait serait bien simple et tout idéal... » C’est Sainte-Beuve qui donnait cette règle ; et le grand félin la donnait au début de l’article empoisonné où il l’a si complètement méconnue. Elle n’en garde pas moins sa valeur ; il faut louer M. Paléologue de s’y être conformé, dans son Vigny comme dans son Vauvenargues. Mais peut-être n’a-t-il pas grand mérite à observer cette exacte convenance entre les portraits et les modèles ; tant elle semble nécessitée chez le peintre par le tour d’esprit qui lui a fait choisir deux ancêtres de sa famille intellectuelle. Tels qu’il nous les représente, le moraliste et le poète expriment différemment une même qualité d’âme, une même tenue de vie ; et l’on sent que cette façon de penser et de vivre réalise l’idéal de leur biographe. Voici deux officiers, gens de naissance et de bonne compagnie, rebutés par l’état militaire dont ils gardent les vertus, l’amour et l’orgueil, adonnés aux lettres sans en faire métier, à la philosophie pour en ressentir les angoisses et non pour en tirer des thèses, retirés dans leur gravité mélancolique, souffrant au plus haut degré de cette contradiction qui fait désirer la gloire en dédaignant les hommes qui la donnent. Un jeune écrivain se plan à nous parler d’eux. parce qu’il a leurs inclinations ; il ne se pose pas en homme de lettres, en professeur, en critique ; il ne prétend pas épuiser le sujet ; il se borne à nous offrir le résultat de ses lectures, de ses méditations sur ses auteurs favoris, avec le ton de la causerie dans un salon difficile, avec une discrétion élégante, en glissant légèrement sur les déformations de la vérité inhérentes au génie poétique, sur les ridicules, – ceux de Vigny sont vraiment trop faciles à relever, – sur ce qu’il y a de trop intime dans le détail du privé.
J’avoue mon faible pour cette méthode instinctive ; je l’avoue d’autant plus librement qu’elle ne risque pas de faire des ravages, dans la vaste classe de critique scientifique où nos bacheliers viennent user leurs manches de lustrine. Il n’y a pourtant pas dans le Décalogue un onzième commandement qui dise à tout écrivain :
Plume et papier tu ne prendras
Que pour critiquer seulement.
Mais tout homme entend une voix qui lui crie : « Regarde parmi les êtres et les choses, tâche de comprendre ce que tu aimes et de le faire aimer aux autres. » C’est le cas de rappeler un mot de Vauvenargues, puisque M. Paléologue est de sa paroisse : « Connaître par le sentiment est le plus haut degré de connaissance. » Pascal l’avait dit avant Vauvenargues, avec plus d’autorité.
Les petits volumes composés dans cet esprit de liberté ne satisferont pas les grands érudits. On aura beau jeu pour y reprendre des lacunes, des indications inachevées, l’oubli ou la répétition inconsciente de ce qui avait été déjà dit par d’autres commentateurs. Et après ? Avec notre passion des curiosités littéraires, nous sommes sujets à perdre de vue les véritables exigences du public ; il s’inquiète peu de nos dossiers, de nos sources, de nos recherches et de nos trouvailles ; il veut qu’on lui fournisse une image nette et agréable des objets qu’il connaît confusément. Le public jugera toujours comme Dorante, dans la Critique de l’École des femmes ; il trouvera étranges tous les raffinements mystérieux, et, sans le congé de MM. les experts, il dira que le grand art est de plaire, et qu’on doit peu se soucier du reste. Or, ils ont beaucoup plu, ces deux pastels sobres et pâles, qui reposent les yeux dans le cabinet d’anatomie où tant d’habiles préparateurs dissèquent nos grands morts.
En m’arrêtant devant celui de Vigny, je ne rechercherai pas si M. Paléologue a exprimé toutes les particularités de la figure ; je ne prétends pas la compléter ; je voudrais seulement appuyer sur quelques traits, puisque cet Essai m’a fait relire une fois de plus le noble poète qui fut l’un des compagnons assidus de ma vie.
II
Alfred de Vigny est, de tous nos poètes, celui qui donne le plus de peine à qui veut prendre sa mesure ; parce qu’il est unique dans son ordre, prodigieusement inégal et infiniment secret.
L’auteur des Destinées est peut-être le seul de nos lyriques qui nous permette de réfuter victorieusement cette assertion, passée en axiome chez les Allemands, les Anglais, les Russes : « Les Français n’ont pas de poésie. » Assertion très spécieuse, au sens particulier que les étrangers donnent à ce mot de poésie. Ils nous accordent l’éloquence, la passion, le pittoresque, tous les dons qui saisissent fortement l’esprit et le cœur ; ils nous refusent l’épanchement intérieur du rêve, la fantaisie naïve et sincère qui ne chante que pour elle-même, sans aucun alliage de rhétorique, et qui s’insinue insensiblement dans les âmes. Cette note sourde à laquelle ils réservent le nom de poésie, par opposition à nos fanfares éclatantes, ce murmure du passage d’une ombre, solitaire et recueillie dans la nature, tel qu’on l’entend sous les vers d’un Goethe, d’un Novalis, d’un Shelley, d’un Keats, d’un Tutchef, nous devons avouer qu’on ne les retrouve ni dans les magnificences de Victor Hugo, ni dans les déclamations brûlantes de Musset. Je crois qu’il est très injuste de la dénier aux élévations mélancoliques de Lamartine ; mais je rapporte ici l’opinion des étrangers ; ils ne savent pas découvrir dans Lamartine ces fonds d’ombre où ils veulent que la poésie se cache.
Les nôtres se sentent écoutés quand ils chantent ; ils crient, ils pleurent, ils prient, ils rêvent pour tous les hommes, fidèles en cela au génie de notre France ; et ce rôle de coryphée du chœur humain est assez beau pour que nous le préférions à tout autre ; mais il exclut le repliement intime sur soi-même, la simplicité et la sincérité absolue du pleur versé au désert, sous le ciel de nuit, pour Dieu seul. Une comparaison matérielle fera peut-être soupçonner cette nuance délicate, qui se sent bien et se définit mal. Les étrangers disent : Vous avez l’écrin le plus riche en diamants, en rubis, en saphirs, en gemmes de toute sorte ; vous n’avez pas la perle, la perle mystérieuse du fond de la mer. – Si. Elle est rare chez nous, mais elle nous fut donnée par Racine et par Vigny. Elle s’est déposée dans quelques vers d’Andromaque et de Bérénice, dans quelques strophes comme celle-ci :
Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;
Nous nous parlerons d’eux à l’heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
À rêver, appuyée aux branches incertaines,
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
Ton amour taciturne et toujours menacé.
Unique dans son pays, Vigny l’est également dans son temps, au moins par tout ce qui survivra de son œuvre. Sans doute, une bonne partie de cet œuvre le rattache au romantisme ; et tout d’abord cette thèse enfantine de la « fonction du poète », comme disait l’autre, du poète martyr et créancier perpétuel de la société : thèse poursuivie sous toutes les formes dans Stello, dans Chatterton, dans Moïse, où du moins la puérilité de la prétention est relevée par la gravité et la beauté du sentiment poétique. Il se rattache au romantisme par le tour de ses médiocres essais dramatiques, par la fausseté de la vision historique qui nous gâte la belle prose de Cinq-Mars, par quelques poèmes gothiques ou espagnols. Ses premiers vers, imités ou non de Chénier, – la question reste insoluble, malgré les dates un peu suspectes qu’il leur a données, – le relient au XVIIIe siècle. Mais si l’on abat ces parties ruineuses, si l’on ne retient que le monument indestructible où figurent Eloa, la plupart des Poèmes bibliques et certaines pièces comme les Amants de Montmorency, trop dédaignés, ce monument doit fort peu au romantisme ; les Destinées ne lui doivent plus rien. Cette poésie peut être d’hier, elle pourrait être d’aujourd’hui, elle pourra être de demain ; rien ne la date, ni dans le fond, ni dans la forme ; elle n’est d’aucun temps ; à dire mieux, elle est de tous les temps. De même pour le chef-d’œuvre en prose, Servitude et Grandeur militaires. Laurette, cela pouvait être écrit à côté de l’abbé Prévost et de Voltaire, avant ou après Mérimée ; cela pourrait être écrit après M. Halévy et M. de Maupassant.
Lorsqu’il est pleinement lui-même, Vigny va à l’encontre du mouvement romantique. Le romantisme français est essentiellement extérieur, pittoresque, imaginatif ; chez les poètes de cette école, l’idée naît de l’image. Vigny a le génie abstrait ; l’image, quand elle lui vient, et elle ne lui vient pas toujours, n’est que le vêtement de l’idée pure. Ses émules voient d’abord le monde ; ils y cherchent un sens, ils idéalisent les réalités vivantes. Vigny donne péniblement un corps et une vie aux idées, qui existent seules pour lui ; il aperçoit le monde comme une construction secondaire et de peu d’intérêt, faite uniquement pour loger les idées. Son idéalisme transcendant se manifeste jusque dans son écriture, dans ces majuscules qu’il prodigue à tous les termes abstraits, le Bien, le Juste, le Savoir, l’Esprit, etc. Ce n’est pas affectation chez lui ; c’est qu’il voit vivre ces personnes spirituelles, comme vous voyez un homme, un animal, une plante.
Le bagage philosophique du romantisme est léger, chacun en conviendra : ses penseurs ont de souffle tout juste ce qu’il en faut pour agiter d’opulentes draperies. Leur philosophie religieuse oscille du déisme biblique au déisme bon enfant de Béranger, avec des étapes dans le doute poétique ; leur philosophie sociale va du loyalisme jacobite au libéralisme révolutionnaire, à l’émancipation des peuples et à la réhabilitation des gueux. La philosophie de Vigny est autrement profonde, beaucoup plus qu’on ne veut bien le dire. Dans le Mont des Oliviers, dans la Mort du loup, elle égale l’ampleur stoïque de Lucrèce. Dans la première pièce des Destinées, celle qui a donné son nom à tout le recueil, le poète découvre et résout la question qui domine toutes les discussions sur le libre arbitre et le déterminisme : la permanence de la fatalité antique, baptisée sous ce nom chrétien, la Grâce. Observateur de l’état social, Vigny a sur plusieurs points de larges et lointaines intuitions. Il est véritablement le Vates, le prophète. Ce n’est pas l’énorme et fidèle miroir d’Hugo, qui reflète chaque frisson populaire, mais alors seulement que le frisson de l’Océan se produit à la surface et vient sur la rive ; c’est la longue-vue au champ étroit, qui discerne à l’horizon, sur les eaux calmes, la vague en train de naître. Dans les Oracles, il juge le régime du juste milieu, comme devait le faire un idéaliste de sa trempe ; il jette l’anathème aux intrigues de la vie parlementaire, il démêle le porte-à-faux du système. La pièce est postérieure à 1848, je ne l’ignore pas ; mais le poète y parle pour le passé et pour l’avenir :
Toute démocratie est un désert de sables ;
Il y fallait bâtir, si vous l’eussiez compris.
Ce n’était pas assez d’y dresser quelques tentes
Pour un tournoi d’intrigue et de manœuvres lentes
Que le souffle de flamme un matin a surpris.
En littérature, n’a-t-il point prévu l’orientation nécessaire de ses successeurs, l’homme qui écrivait : « Ce qui manque aux lettres, c’est la sincérité » ? Ses considérations sur l’armée, dans Servitude et Grandeur, sont d’une clairvoyance admirable : « C’est une grande chose que l’on meut et qui tue ; mais aussi c’est une grande chose qui souffre. » Au moment où il les étudie, le soldat, l’officier ont perdu tous les anciens privilèges de la force, sans avoir encore rien gagné des droits nouveaux du citoyen. Vigny fait ressortir la suprême beauté de ce servage sans compensations, le miracle qui égale presque ce renoncement à celui du prêtre, mais aussi l’impossibilité d’en prolonger la gageure. Après avoir donné un regret esthétique à ce miracle, il dit : « On ne peut trop hâter l’époque où les Armées seront identifiées à la Nation. » Et il ne le dit point dans l’esprit jaloux et aveugle de ces politiciens d’il y a vingt-cinq ans, qui démantelaient la patrie avec le second empire ; il le dit dans l’esprit qui nous guide aujourd’hui, tandis que nous accomplissons cette grande transformation historique.
J’ai pris quelques exemples au hasard. Il serait facile de les multiplier et de montrer combien, sous une expression parfois trouble, les pressentiments de ce poète sont justes et étendus. Pontmartin a dit de lui, avec beaucoup de finesse : « Il y avait du révolutionnaire chez Alfred de Vigny, mais à la façon des Allemands, avec ce mélange d’audace métaphysique et de douceur séraphique qui démolirait un monde, une religion, une société, une littérature, sans rien perdre de son innocence et sans paraître se douter de la portée de ses coups. »
Si j’ajoute que Vigny, après une longue éclipse, reparaît comme le maître préféré des générations nouvelles, comme l’instituteur de leur idéalisme et la source vive de leur poésie, si je constate que le symbolisme, puisque symbolisme il y a, sort directement de ces livres où chaque ligne est un symbole spirituel, on ne s’étonnera point que j’aie qualifié d’unique, au moment où il vint, un poète qui échappait par tant de côtés aux catégories de ce moment.
III
Il est prodigieusement inégal. Quand on suit le développement de la pensée dans un de ses poèmes, on croit voir un cygne blessé qui s’enlève au ciel, tombe et se traîne lourdement à terre, se relève encore, et retombe épuisé. Les meilleures pièces languissent par quelque endroit, même cette adorable Maison du berger, qui déraille, c’est le cas de le dire, avec la tirade sur les chemins de fer. Si l’on excepte la Bouteille à la mer, il n’est peut-être pas une seule de ces pièces qui satisfasse notre goût par une composition organique et suivie. Certaines sont d’un bout à l’autre un affreux galimatias. Relisez, si vous le pouvez, l’« élévation » intitulée Paris. L’idée première est belle, elle semble empruntée au mouvement oratoire de Bossuet, dans son Sermon sur le Jour des morts : « Paris, dont on ne peut abaisser l’orgueil, dont la vanité se soutient toujours, malgré tant de choses qui la devraient déprimer, quand te verrai-je renversée ? » Mais quelle exécution ! quand l’image appelée ne vient pas illuminer l’idée, quand ce verbe abstrait ne s’est pas fait chair, le grand poète s’effondre au-dessous du dernier rimeur d’estaminet, l’obscurité et l’impropriété de l’expression deviennent intolérables.
Soudain, le souffle se ranime, et cette harpe rend alors des sons d’une parfaite beauté, d’une variété que l’on ne vante pas assez chez Vigny. Il a toutes les séductions, des pages d’un pittoresque éclatant, des strophes légères et douces comme un murmure de brise, de brèves sentences gravées sur un diamant, des hexamètres puissants qui roulent comme un coup de foudre sur « les grands pays muets ». Dans la pièce liminaire des Destinées, dans ces tercets rivés entre eux ainsi que les maillons d’une chaîne, je ne puis assez admirer la sourde harmonie si convenable au sujet, le rapport étroit entre l’idée et ces mots froids, sombres, lourds. Les « femmes au voile blanc », tirées du monde d’Eschyle et qui reviennent saisir leur proie humaine dans le monde du Christ, le poète les a faites si plastiques, si modernes dans leur attitude immémoriale, qu’on croit les avoir vues figurées quelque part ; peut-être dans la Calomnie d’Apelles repeinte par Botticelli, sous les traits impassibles de ces mystérieuses Florentines qui enlacent l’innocent de leurs longs bras maigres, qui le traînent par les cheveux dans le cadre serein d’une architecture antique.
Oui, des poèmes entiers disparaîtront de l’œuvre de Vigny, s’ils n’ont déjà disparu ; d’autres ne survivront que par fragments ; les meilleurs verront mourir quelques rangées de leur fil de perles. Mais ne restât-il de cet œuvre que cinq ou six cents vers, mettons un millier pour faire bonne mesure, ceux-là compteront longtemps parmi les plus rares trésors de la poésie universelle ; et, dans ce nombre, il y a quelques vers forgés d’un marteau divin, flèches comme en lancèrent Virgile et Dante, empennées pour voler à toute éternité.
Vigny est infiniment secret. Aussi, quand ils ont voulu expliquer son âme, la vraie nature de son mysticisme et de son pessimisme, les causes de sa stérilité précoce, les meilleurs critiques ont tâtonné.
Et Vigny plus secret
Comme en sa tour d’ivoire avant midi rentrait,
disait Sainte-Beuve, à l’époque où il ne prévoyait pas que sa main fêlerait un jour cette tour d’ivoire. Il a été puni de sa méchante action, – en est-il une plus méchante que de verser du fiel dans la tombe entr’ouverte d’un ami qu’on a aimé et encensé ? Son étude définitive est inintelligente, faute de sympathie ; la figure est hachée trop menue, et il commet une lourde bévue en appelant « poésies de déclin » les Destinées, qui demeurent pour nous tous le vrai titre de gloire du poète. Au même moment, Pontmartin dégageait mieux tout ce qu’il y a de noble et de pur chez Vigny ; mais ce clair esprit du Midi ne goûtait que l’artiste, il faisait bon marché du philosophe abîmé dans une méditation trop morne. Le temps a coulé, nous comprenons mieux des plaies qui sont nôtres. M. Faguet a sondé le pessimisme de Vigny avec sa dextérité habituelle ; le signalement qu’il en donne n’est-il pas un peu noir, vraiment trop noir et désolé ? M. Paléologue me paraît plus près de la vérité, avec sa touche plus légère et plus compatissante. Je crains seulement que, en énumérant les causes probables de l’arrêt de production chez le poète, il ne donne trop d’importance à une blessure du cœur. Sans doute l’homme fut mortifié, l’amant atterré par un genre de trahison qui, pour n’avoir rien de banal, n’en était pas moins fort cruel. Mais si la Colère de Samson nous apprend que le coup fut rude, elle nous prouve aussi qu’il stimula l’inspiration. Sous les orages de l’amour, les braves gens qui se croient des chênes plaignent charitablement ce roseau, le poète : qu’ils se rassurent, le roseau plie, chante, et ne rompt pas.
Je me persuade qu’il faut chercher plus loin la cause essentielle de ce qu’on nomme avec quelque exagération la stérilité de Vigny. Alors même que nous n’aurions pas le Journal d’un poète, Servitude et Grandeur militaires nous renseignerait pleinement sur la vraie crise de sa vie. Fils d’une race de soldats, né pour l’action, il embrassa le métier des armes avec passion, au lendemain d’une période où ce métier avait été déifié ; il y engagea toutes ses espérances d’avenir. La désillusion fut lente à se produire, et poignante, il nous le dit, quand enfin l’épée lui tomba des mains dans les dégoûts d’une longue paix. Il se réfugia dans ses rêveries, et, durant quelques années, il crut qu’elles lui tiendraient lieu de tout ce qu’il avait abdiqué. Mais pour certaines natures, la rêverie n’est jamais que de l’action qui se leurre. Il sentit le besoin impérieux de revenir à l’action ; c’était trop tard ; les temps ne s’y prêtaient plus.
Je ferai mieux comprendre son angoisse en la généralisant. Considérez les trois grands idéalistes de cette époque, Vigny, Lamartine, et leur aîné Chateaubriand. Sortis tous trois de vieilles lignées agissantes et militaires, ils furent un instant soldats. Les circonstances interrompirent cet emploi naturel et héréditaire de leur activité. L’art et la rêverie leur donnèrent le change. Sitôt qu’ils eurent jeté la première gourme de poésie, le goût de l’action les reprit, elle les tenta sous d’autres formes, à défaut du militaire. Chateaubriand put donner carrière à ce goût, sous la Restauration ; moins heureux, ses cadets le ressentirent à l’heure où 1830 venait de leur mettre des liens aux pieds, les liens de l’honneur. Le régime nouveau ne pouvait rallier ces grands idéalistes. Ils ne comprenaient la royauté qu’avec l’éclat que leur imagination lui prêtait dans le passé ; à leurs yeux, la monarchie bourgeoise et parlementaire n’était que la caricature de la royauté. L’intuition du génie leur faisait voir l’ancien idéal irrévocablement condamné ; elle leur faisait prévoir que l’idéal nouveau sortirait du peuple, sous l’édifice précaire où ils vivaient. Ils hésitaient entre les deux, et chacun s’orientait suivant son tempérament. Tous trois pouvaient s’appliquer ce que Vigny disait pour son compte : « En politique, je n’ai plus de cœur. Je ne suis pas fâché qu’on me l’ait ôté, il gênait ma tête. » Chateaubriand vieilli saluait l’aurore lointaine, en remâchant ses regrets. Lamartine, débordant de sève et mieux armé pour la lutte, poussa droit à la nouvelle source d’idéal, avec la volonté de la faire jaillir plus vite, et de ses mains.
Vigny, moins robuste et plus perplexe, se réserva. Il professait que le poète doit jeter à la foule les idées directrices en laissant à d’autres le soin de les appliquer ; mais de pareilles déclarations ne sont jamais très sincères. La vérité, c’est qu’il avait les mains trop délicates pour les grossières besognes de la politique : le jour où il se laissa porter à une élection, il le prit de si haut qu’il récolta dix voix. Nouvelle blessure. Incapable de l’action sens cette forme, il souffrait assez de l’inaction pour n’être plus franchement capable de rêverie, au moins de la rêverie féconde, celle qui produit des fruits abondants. S’il a dit autre chose dans son Journal inédit, j’estime que l’ancien mousquetaire rouge s’est abusé lui-même sur une des plaies secrètes qui le rongeaient.
N’oublions pas le froissement d’orgueil du poète, pâle étoile offusquée entre deux soleils : les gloires de Lamartine et d’Hugo écrasaient la sienne comme dans un étau. Ajoutez à ces causes les lenteurs caractéristiques de son talent, la difficulté et la rareté des réalisations plastiques dans cette pensée toujours active. Ajoutez-y ce que M. Paléologue indique si bien, le bel excès de scrupule chez l’artiste, chez le penseur, qui eût murmuré volontiers l’aveu que nous avons recueilli chez un poète de sa famille, le Russe Tutchef : « Mon âme est l’Élysée des ombres... Toute pensée exprimée en paroles est déjà un mensonge. »
Malgré tant de raisons plausibles, quand on s’étonne de la stérilité de Vigny, je crois qu’on est dupe d’une illusion d’optique, créée par nos habitudes actuelles, par le métier de manœuvre qu’est devenu l’art d’écrire. Vigny cesse de publier à quarante ans, après Servitude et Grandeur. Continuons la comparaison de tout à l’heure. La veine poétique de Lamartine, plus âgé que lui de sept ans, tarit à la même époque, vers 1839. Les Girondins ne seront qu’une arme de combat, et la navrante production des années de vieillesse, nous savons trop qu’elle n’était point spontanée. À quarante ans, Chateaubriand a clos son œuvre poétique et créatrice ; il ne prendra désormais la plume que pour des brochures politiques, ou pour s’épancher dans l’intimité des Mémoires, comme Vigny s’épanchait dans son Journal et dans les Poèmes posthumes. Tout bien considéré, en tant que poète, il est le moins démissionnaire des trois. S’il ne publia presque rien, durant ces années de silence, n’a-t-il pas écrit les Destinées, le legs souverain et durable de son talent ?
Petit recueil, si l’on veut, mais grand livre, puisqu’il y a enfermé toute sa conception de la vie. On y trouve sa philosophie religieuse, sa philosophie sociale ; on y trouve ce que l’humanité demande toujours à un poète, sa déposition personnelle sur la femme et sur l’amour. Dans la Maison du berger et dans la Colère de Samson, il a sculpté les deux faces du sphinx qui caresse et ment, il a condensé tout ce qu’il en gardait d’ivresses et de déceptions. Aussi longtemps que la foule muette cherchera dans la poésie une traduction sonore de ses joies et de ses souffrances, les strophes de la Maison roulante resteront l’accompagnement musical des heures enchantées ; et les cœurs meurtris iront verser, dans la coupe d’or de la Colère, l’amertume qu’ils auront puisée aux bras de l’enfant malade et douze fois impur.
Ce recueil est suffisant, il est définitif, parce que le poète y a précisé la pensée maîtresse de toute sa vie, la précellence de l’idée et l’insignifiance des réalités apparentes. Depuis la préface de Cinq-Mars où il disait : « L’Idée est tout, le nom propre n’est que l’exemple et la preuve de l’idée », jusqu’à l’idéalisme enivré de l’Esprit pur, il n’a jamais cessé d’exprimer sous toutes les formes sa foi inébranlable
Le vrai Dieu, le Dieu fort, est le Dieu des idées...
... les nations sont des femmes guidées
Par les étoiles d’or des divines idées.
Propos de rêveur, de poète, dira la sagesse pratique. Et l’on ouvre l’Histoire, à n’importe quelle page, et l’on y rencontre la confirmation perpétuelle de cette vue de génie. L’Histoire et la vie attestent qu’en pensant ainsi, il était le voyant, le vrai sage, ce poète que son biographe rattache si justement à la famille de Platon et de Goethe. Tandis que je le relis, un bruit de clameurs folles m’arrive, le bruit qu’il n’aimait pas, fait dans un palais voisin par les hommes dont il se défiait le plus :
Cependant le dédain de la chose immortelle
Tient jusqu’au fond du cœur quelque avocat d’un jour ;
Lui qui doute de l’âme, il croit à ses paroles...
Bruit de passions, d’intérêts, de faits passagers. Ceux qui s’y complaisent ne se doutent pas qu’un Pilote ironique souffle leurs paroles, pour faire le vent dont ses voiles ont besoin ; ils ne soupçonnent pas qu’ils sont étreints, poussés par les idées méconnues, qu’ils en préparent l’avènement alors qu’ils croient les combattre. C’est le commentaire vivant de mon poète.
Parce qu’il a vu clairement la véritable figure du monde, Vigny ressort aujourd’hui de sa tombe plus puissant sur les intelligences que des artistes mieux doués. Cette « jeune postérité », qu’il appelait timidement au rendez-vous de sa gloire « de dix en dix années », ces « flots d’amis renaissants », lui arrivent plus nombreux, plus dociles qu’il ne pouvait l’espérer. La jeunesse s’abandonne au poète idéaliste qui lui offre un symbole conforme à ses aspirations. Elle en aime les vers. Elle aime, elle respecte la belle et triste physionomie de l’homme, appuyé sur « le rocher de l’Honneur », oublieux des déboires de l’action refoulée, de l’injustice des contemporains, de toutes les duretés de la vie, ne gardant qu’un unique souci, faire son âme de plus en plus « studieuse et pensive » ; renonçant vers le soir à ses ambitions, à ses fiertés, et jusqu’à l’orgueil de sa race, pour n’attacher de prix qu’à la communion de l’Esprit pur. Instruits par ses livres à admirer ce qu’il a admiré, à dédaigner ce qu’il a dédaigné, ces jeunes gens lui retournent le témoignage qu’il se rendait à lui-même, dans ses derniers vers, qu’il dédiait à l’énigmatique Eva, femme réelle, qui sait ? ou compagne de rêve à laquelle on rapporte, sans trop y croire, tout ce que l’on a fait de meilleur ; ils disent à la noble et chère mémoire du poète ce que lui redisaient depuis longtemps quelques-uns d’entre nous :
Si l’orgueil prend ton cœur quand le peuple te nomme,
Que de tes livres seuls te vienne ta fierté.
Décembre 1891.
Eugène Melchior de VOGÜÉ,
Regards historiques et littéraires, 1905.