Dans le royaume de la famine et de la haine

 

LA RUSSIE BOLCHEVISTE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Stanislav VOLSKY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est vraiment très difficile de nos jours d’écrire sur le bolchevisme et en particulier d’écrire pour l’Europe Occidentale. Si l’auteur est un bolcheviste, il est immédiatement discrédité par ceux qui ne partagent pas ses idées ; s’il est un adversaire du bolchevisme, il est accusé de partialité par ceux qui sympathisent avec les idées communistes ; s’il n’est ni l’un ni l’autre, il risque de n’être accepté ni par les uns ni par les autres en raison de son indifférence et par conséquent de son incompétence en la matière. Je me considère donc moralement obligé de rendre compte de mes titres, afin que le lecteur puisse juger par lui-même de la sûreté de mes informations. J’appartenais au parti bolcheviste pendant onze ans, ayant abandonné leurs rangs au mois de mars 1917, quand le bolchevisme se détacha entièrement de la social-démocratie. Après avoir quitté le parti, je devins un des rédacteurs du journal de Gorki Novaya Gisn, jusqu’à ce qu’il fût supprimé par le gouvernement bolcheviste ; en même temps je travaillais au bureau de propagande du Conseil des députés ouvriers et soldats de Pétrograd. Après la révolution du mois d’octobre 1917, je fus obligé de donner ma démission et, comme journaliste, je traversais et retraversais maintes fois la Russie. Ce livre est le résultat de mes observations personnelles à l’armée, à la campagne, dans les villes, dans les administrations bolchevistes et au cours de mes conversations particulières avec mes anciens amis bolchevistes. Mais comme on pourrait trouver partiales mes observations personnelles, j’y joins des témoignages officiels pris dans les journaux bolchevistes, que le lecteur trouvera à la fin de ce livre (voir appendice).

 

 

 

 

AU SEUIL DU BOLCHEVISME

 

 

Des dos tristement courbés, des démarches humbles, des yeux ternes et hagards, et le silence. Plus on se rapproche de Moscou, plus ce silence devient intense, enveloppant, indiscret même, et tellement expressif dans son mutisme. Silencieuses sont les paysannes, silencieux les moujiks, les hommes en chapeaux, les laboureurs en casquettes, silencieux les soldats de la garde rouge. Il semble qu’un lourd fardeau écrase leur esprit et que ce fardeau pèsera sur eux jusqu’à la fin de leurs jours, annihilant la gaieté et la sociabilité des temps de jadis. La faim en est la cause en même temps qu’autre chose qu’on aperçoit clairement révélé par quelque forte émotion que l’on ne peut plus dominer, trahie par un éclair soudain de ces yeux baissés, par ces lèvres serrées : la haine. La haine brûlante, dévorante, lancinante. Il est impossible de trouver des mots pour l’exprimer, et cela pèse sur l’âme humaine comme un énorme bloc de terre. À peine toucherait-on au fragile appui qui le soutient, que tout s’écroulerait et roulerait au loin, en avalanche, balayant toute autorité, lois et règlements du régime bolcheviste. Tout le monde sait ce qu’attirerait à tout citoyen l’expression de pareils sentiments. Aussi chacun garde-t-il le silence avec l’obstination d’un prisonnier au fond du puits d’Afghan.

Voici Moscou. Une foule dense envahit la station, attendant patiemment l’autorisation de passer. Les employés de chemins de fer pèsent les bagages avec accompagnement de nombreux jurons. Les gardes rouges maintiennent la foule en arrière. Leurs imprécations assaisonnées de coups, de menaces, symbolisent d’une façon palpable la nouvelle empreinte administrative.

Non seulement les hommes en chapeaux, mais ceux en casquettes (qui constituent maintenant la classe dirigeante de la société) sont secoués par les épaules, poussés de ci de là comme des balles, de droite à gauche. Un esprit qui ne serait pas faussé, incapable d’expliquer au point de vue de sens commun ces procédés fatigants et inutiles, pourrait les considérer comme une sorte de rite mystique, inventé spécialement pour mettre à l’épreuve la maturité sociale et le sens du devoir des membres de la communauté bolcheviste.

Cette attente interminable pourrait, par exemple, être imaginée dans le but de mettre en évidence l’inutilité et l’absence de valeur du temps. Le passage étroit par lequel pas plus d’une personne ne peut passer à la fois est un commentaire vivant de ce texte « Beaucoup d’appelés et peu d’élus ». Cette voix de Stentor qu’on entend à travers toute la place avec son refrain recrudescent « Conduisez au bureau criminel » vous rappelle la fragilité de l’existence. Ces figures furieuses des gardes rouges où la colère a effacé toute trace d’humanité, sont une personnification vivante de « la main de fer de l’autorité » si appropriée dans les discours de M. Trotsky. Ces gesticulations sauvages, ces épaules secouées, doivent rappeler à l’esprit des citoyens la conscience du devoir, l’esprit de sacrifice et d’abnégation. Celui-là seul peut entrer dans la capitale de la communauté des soviets qui subit toutes ces épreuves avec la soumission et l’égalité d’humeur convenable. Quant aux faibles qui se sont montrés impatients pendant l’épreuve, on peut facilement prévoir leur sort ; le plus probable est que leur calvaire commencera par un voyage au bureau criminel, d’où ils iront à la commission extraordinaire, et de là à la prison si leur profession a par hasard un caractère réactionnaire (un clerc, un ingénieur, un homme de lettres, ou, à Dieu ne plaise, un ancien officier), ils peuvent être faits otages et finalement fusillés. S’ils portent sur eux tous les signes extérieurs de la loyauté politique et quelques avantages supplémentaires (illettrés), leur dossier recevra cette inscription laconique « bruns » ou « blonds ». Ce qui veut dire que pour un temps indéfini ils seront sous surveillance, après quoi peuvent arriver deux choses : ou bien leur juge les libérera ou, incapable de résoudre l’énigme de leur crime, il arrivera à cette conclusion que le « blond » a volé des documents de son dossier et par conséquent est susceptible d’être immédiatement mis à mort. Le titre complet de l’institution qui exerce cette surveillance est « La Commission extraordinaire pour exterminer les conspirations contre-révolutionnaires et les spéculations commerciales ». Il est vrai que les autorités du soviet insistent que de pareils faits ne sont arrivés qu’une ou deux fois pendant la dernière quinzaine ; mais, à en croire la rumeur publique, ce sont des faits quotidiens. Ainsi l’avenir qui s’ouvre devant les gens de disposition sanguine est loin d’être rose. Mais pourquoi s’intéresserait-on à cette espèce misérable ? L’opinion publique du parti communiste leur a donné déjà une suffisante et non équivoque caractéristique. Est-il temps déjà que l’on mette à Moscou des mitrailleuses sur les toits ? demandai-je pendant mon voyage, à un camarade ouvrier. « Mais certainement, répondit-il, on dit que la vermine affamée de la ville va se révolter, il n’y a pas d’autre moyen d’agir avec eux que de braquer sur leurs sales museaux le canon des mitrailleuses. » Vermine affamée, tel est le mot pour les mécontents. Et pourquoi, au nom du ciel, un communiste qui se respecte doit-il s’intéresser à leurs misères et malheurs ? Je subis mes épreuves vaillamment. Comme tous les gens convenables, j’effaçais mes épaules et courbais mon dos, je baissais mes yeux à terre et essayais de mon mieux de ne rien voir ni rien entendre de ce qui se passait. Quand j’étais poussé dans le dos, ou quand je recevais dans les côtes les coups d’un gardien zélé de l’ordre public, j’affectais de croire que cela ne me concernait pas le moins du monde ; quand mon voisin recevait des coups à la figure, j’étais absorbé par l’esthétique contemplation des environs ; quand une vieille laitière fut arrêtée pour transport illégal de lait (sa seule offense était un pourboire insuffisant) et criait au secours, je ne remuais pas un doigt. Bref, pour dire la chose en mots crus, je me conduisis comme un lâche. Au point de vue bolchevique, cependant, c’était la seule attitude à prendre pour un communiste convenable. Aussi, à la fin, je fus compris dans le cercle des initiés et il me fut permis de passer les portes de la cité sacrée. Une capitale muette s’ouvrit à mes yeux. Lentement, maussade et triste, la multitude taciturne s’écoulait par les marches de la gare. Point de conversations bruyantes, point de plaisanteries ni d’appels joyeux ; le même silence que pendant le voyage, mais plus frappant, plus poignant encore sous la lumière de cette brillante journée d’été, sur les rues spacieuses de l’immense capitale. Silence ! C’est le seul accueil de ces vastes places qui, récemment encore, étaient remplies de vie et du brouhaha précipité du trafic. Plus de voix perçantes des marchands fruitiers. Plus de fiacres, presque tous avaient disparu dans l’inconnu. Parfois seulement, souvenir éloigné de cette profession éteinte, on aperçoit au loin la combinaison fantaisiste d’une voiture cassée, un fantôme à la place du cheval, un cocher d’apparence excessivement morne portant l’empreinte des sacristains de Shakespeare. Il est beaucoup plus prêt à vous régaler d’un aphorisme de sacristie que de vous mener à destination. « Vous voulez aller à Pétrovka ? » (la rue se trouve à douze minutes de la gare) demande-t-il ironiquement au client chargé d’un lourd paquet, mais avec ce cheval il est plus facile de vous conduire à votre tombeau qu’à Pétrovka. « À Pétrovka vraiment ! » et avec un regard ironique, il s’éloigne sans aucun égard pour les supplications de son client. Un demi-kilomètre, telle est la plus grande distance à laquelle s’aventurent les cochers. Les corps des trois chevaux étalés non loin au milieu de la rue, en face de la gare, où ils restent depuis trois jours, montrent clairement ce qui arriverait à un homme à l’esprit suffisamment aventureux qui se hasarderait dans une longue course.

Il y a une quinzaine de jours environ que les autorités du soviet introduisirent un monopole du foin et le foin disparut complètement du marché. Les animaux furent mis à la diète de la famine, à la suite de laquelle ils moururent. M. Lounatcharsky, commissaire d’instruction publique, recommanda dernièrement d’illustrer chaque acte de l’initiative gouvernementale par l’érection d’un monument. Les trois chevaux morts en face de la gare ne seraient pas, je le pense, un mauvais début de cette propagande par des monuments. Les scènes de la gare, les rues désertes, les maisons négligées et la haine profonde gravée sur chaque figure humaine, le mépris apparent pour l’homme et ses droits exprimé par chaque geste de ceux qui sont au pouvoir, tout cet ensemble s’encadre dans la vision de la mort qui s’avance lentement. On a déjà arraché les véritables racines de la civilisation, atteint le cœur même de la vie, tué l’espoir en l’avenir meilleur et l’énergie de la volonté. Maintenant il a écrasé la pauvre tête humaine entre ses doigts glacés, gelé tout ce qui fut si soigneusement planté par la frêle culture russe. Il semble qu’en quelques mois à peine tout ce que la révolution a achevé peut être balayé par la réaction, tout, sauf le respect de soi-même et ce sentiment de personnalité qui naquit dans l’esprit soumis des Russes aux jours de la tempête du mois de Mars. Et maintenant, cet accomplissement même, qui paraissait être le plus durable de tous, est abattu, aboli par la pratique journalière des autorités et par le caprice du premier fou armé. Il persiste encore une certaine apparence humaine, mais cette créature anthropoïde n’a rien en elle qui vaille la peine de vivre. Tout vœu de bonheur pour les siens paraît absurde et, quant à son ambition personnelle, elle se confine au remplissage du tube digestif. Dans la forteresse du communisme russe, sa majesté la mort a fauché à la racine toutes les aspirations de l’âme humaine, tout ce que l’on osait, tout ce qu’on espérait atteindre, laissant à la place un marécage effroyable où toute joie est abolie. Si l’on aperçoit malgré tout quelques signes de mouvement, si tout n’est pas encore réduit à un désert de glace, c’est que deux forces clémentes, la faim et la haine, luttent encore. Rien d’autre n’appelle à la vie, tout étant détruit, ou ayant disparu de soi-même, étant inutile. Mais les hommes peuvent s’habituer même à la faim, ils s’y sont presque habitués. À mesure que progresseront l’épuisement et la fatigue morale, la faim perdra son acuité et la capitale de la communauté bolcheviste se plongera graduellement en un sommeil léthargique que ne dérangeront ni les explosions de révolte, ni les plaintes perdues des mourants.

 

 

 

LE SEPTIÈME CERCLE

 

 

Le calendrier peut chaque jour me certifier que je vis au vingtième siècle ; les hommes sages de toute espèce peuvent me prouver, avec autant de persistance, que la vapeur et l’électricité ont mis fin à toutes les superstitions du passé ; la philosophie peut répéter que l’enfer et le paradis sont des termes incompatibles avec l’expression vulgaire, et par conséquent dépourvus d’usage. En dépit de tout cela, je sais, sans pouvoir en douter, que je suis arrivé en enfer, en cet enfer qui fut si minutieusement décrit par l’immortel Italien. Tout autour de moi est le règne du froid du septième cercle. La pensée humaine semble se figer en un glaçon. Elle paraît avoir été transformée en quelques formules indéfiniment répétées et inutiles dans la vie courante. Tout le monde a en poche l’éternelle vérité publiée une fois pour servir toujours sur les colonnes des journaux bolcheviks, imprimée sur du papier grossier, distribuée gratuitement et qui doit être acceptée sans restrictions. Ainsi tout effort de pensée individuel est rendu inutile. C’est pourquoi tous sont pareils l’un à l’autre, tous parlent le même langage simplifié, tous suivent par leurs pensées et par leurs manières la mode prescrite d’en haut. Les restaurants nationalisés ne peuvent être distingués l’un de l’autre ; on ne peut non plus les distinguer des bureaux de police qui, à leur tour, ne peuvent être que difficilement distingués des théâtres soviétiques. Les salons de ces théâtres rappellent en partie les casernes et les bureaux de l’administration d’État, ainsi que la salle d’attente de mise en quarantaine. Aussi, ayant visité l’un de ces lieux, on peut dire les avoir vus tous. Mais cette visite unique peut même être évitée par le voyageur désireux de s’instruire. Il n’a qu’à se rappeler le style d’un hangar mal entretenu, l’atmosphère d’un bain turc de troisième ordre, et l’aspect général d’un asile de nuit. Alors, sans risque d’inexactitude, il peut décrire d’une manière complète l’architecture des Communistes Russes. Le langage et les manières ont été simplifiés autant que l’architecture. Les écrivains d’articles de première page de la presse soviétique ont adopté, pour être populaires, presque toutes les expressions ordurières en usage parmi les cochers de fiacre. Ceux-ci, à leur tour, pour suivre le progrès, ont adopté, dans leur arsenal d’invectives à la mode, les termes de « saboteur » et « garde blanc » qu’ils adressent, suivant le cas, à leurs clients. L’orthographe aussi fut débarrassée de toutes les délicates curiosités linguistiques qui la distinguaient au temps de Tolstoï et de Dostoïevski afin qu’il n’y eût aucune différence entre ceux qui ont été à l’école et ceux qui n’y ont pas été. De tout ce chaos linguistique, peu à peu surgit une espèce de « lingue franca » dépourvue également de respect des traditions littéraires et de l’observation des règles de la décence. Par une espèce de consentement tacite, tous décidèrent de se passer de meubles. Les bourgeois, parce que ces meubles leur seraient confisqués, les ouvriers, par suite du manque de chevaux, ne leur permettant pas de transporter chez eux les meubles qu’ils auraient choisis dans les maisons des bourgeois, et les gouvernants parce qu’en dépit des décrets les plus impératifs, rien de ce qui se confisque ne leur parvient jamais. Si l’on ajoute que les chapeaux haut de forme ont complètement disparu, et que les chapeaux en feutre sont tellement usés qu’ils ressemblent aux casquettes d’ouvriers, le triomphe de l’homogénéité universelle sera évident. Il semble qu’un coiffeur passa à travers tout le pays, son rasoir enlevant tout ce qui distinguait les habitants les uns des autres. Tous sont pareils, tous répètent les phrases et les pensées d’un autre, tous imitent les imitateurs.

Quand je me réveille le matin dans cette ville du septième cercle, je sais d’avance ce que je trouverai dans les journaux du jour ce que j’entendrai de mes amis, et ce que je verrai dans les rues calmes et mortes. Il n’y aura pas d’accidents, pas d’évènements, rien qu’un emploi de temps établi par les autorités pour toute la semaine. Aujourd’hui c’est la terreur, pour donner voix à l’indignation des masses. Demain ce sera la terreur pour se venger sur le dos des Mencheviks du Caucase. Après-demain ce sera la terreur pour rendre aux intellectuels Russes ce que leur valent les basses intrigues des impérialistes Serbes ou Monténégrins. Dans trois jours nous aurons la terreur pour bien mettre dans la tête des gens affamés de la populace le respect dû aux autorités. À partir de lundi, la chaîne des évènements revient. Après les massacres exprimant l’indignation, on aura les massacres exprimant la pitié, puis les massacres en vue de la justice, et les massacres ordonnés par des raisons de haute politique, et ainsi de suite.

Chaque jour, dans la prison de Boutyrki, ou dans l’école militaire d’Alexandre, ou dans les parcs de banlieue, on se venge des outrages faits à l’une des sept vertus principales. Et cela continue ainsi des semaines et des mois. Mais le terme d’assassinat ne serait pas adéquat pour qualifier ce genre de passe-temps. Assassiner signifie priver quelqu’un de vie et l’on ne peut priver de la vie ceux qui sont déjà morts. La vie, c’est le mouvement, l’effort, la lutte. Ceux qui ne peuvent plus faire d’efforts ni lutter, ne vivent qu’en vertu de leur passeport qui les déclare, et non en réalité. Les intellectuels, les ouvriers honnêtes, qui ont refusé la tentation des postes officiels lucratifs, et les gens convenables en général, de toutes les classes et de toutes les professions – tous seront saisis de crampes à la seule pensée de « lutte » ou d’« opposition ». Ils acceptent les assassinats, les tortures, les massacres en masse, les outrages ininterrompus à la dignité humaine comme une dure nécessité, comme une fatalité à laquelle on ne peut résister.

Leur « moi » est mort il y a longtemps, il y a plusieurs mois. Ce que l’on tue maintenant, ce n’est qu’un assemblage de cellules vivantes dépourvu du souffle de la vie. Et ceux qui tuent ne sont aussi que des semblants d’hommes, des imitations, des marionnettes peintes et mises en action par un stupide metteur en scène. Et quand, dans le silence lugubre de la nuit, j’entends le bruit de fusillades, de feux de salves venant des diverses parties de la ville, je n’éprouve pas d’indignation, je ne maudis pas les assassins. Je m’étonne seulement et je me dis : « Quelle étrange et incompréhensible pièce ! Des morts qui tuent des morts ! »

Un heureux hasard d’une part, une dure nécessité de l’autre, m’ont fait parvenir jusqu’au centre de ce septième cercle où la fantaisie de Dante a mis les monstres de l’humanité qui ne sont pas repentis. J’ai découvert que ces monstres sont de bonnes gens très cultivés et remplis de bonnes intentions. Ils travaillent du matin jusqu’au soir, et du soir jusqu’au matin. Leurs bureaux arrangés à la hâte et meublés n’importe comment, et leurs appartements sont toujours animés d’une incessante rumeur de gens en action. On voit des courriers aller et venir, des groupes de politiciens, d’hommes d’affaires, ou des solliciteurs, à l’air d’être bousculés et perplexes. On voit des dactylos emplissant les salles du bruit affairé de leurs Rmingtons. On voit des nuages de papier voler comme des cygnes à travers tous les couloirs et bureaux de l’édifice. Chaque bonne intention laisse des traces dans les livres de comptes, sur les registres, dans des certificats, des demandes, des procès-verbaux, des permis ; chaque bonne intention d’en bas, franchissant en temps voulu les cercles concentriques du pouvoir, finit par arriver dans tous les ministères, et enfin aux sommets du pouvoir, réduite déjà à de vagues belles paroles et à de splendides arguments, et de là redescend, poursuivant son évolution, vient dans le cabinet d’un expert, puis devant le Conseil d’un district, puis d’une ville ou d’un village ; enfin, devenue un monceau terrifiant de pages écrites, elle arrive au bureau du secrétaire de la 100le section ou chez le président du 100le comité des pauvres. Après un certain temps, sous l’influence de forces invisibles, elle reprend son chemin ascendant, arrivant dans l’ordre au Conseil de Village, au Conseil de Ville, au Conseil de District, et dans le cabinet de l’expert, et au ministère correspondant pour venir enfin reposer quelque temps dans le sanctuaire de l’État, dans le cabinet du Conseil des Commissaires du peuple.

Sa capacité de mouvement presque épuisée reçoit alors un regain de force que lui donne l’énergique ordre inscrit en première page, au crayon bleu : « Pour être immédiatement exécuté » ; en cas de négligence le fautif serait jugé par un Conseil de guerre, et avec toute la rigueur des lois révolutionnaires. Ainsi renforcée, la bonne intention se remet à voyager d’une autorité à une autre de la République. Elle voyage ainsi que le Juif Errant, de Conseils en Conseils, pour être finalement tellement embrouillée et enveloppée de couches successives de papier, que bientôt on est obligé d’avoir recours à une délégation spéciale d’experts pour extraire cette bonne intention des couches géologiques qui la cachent à la vue.

Chaque plan de réforme économique ou politique possède, ainsi qu’on vient de le voir, une capacité d’expansion énorme.

Il s’évapore, pour ainsi dire, dans l’espace, et pénètre graduellement dans toute la contexture sociale de la République.

Un seul de ces plans suffirait à occuper la pensée de tous les pays. Mais il n’y en a pas qu’un, il existe des centaines de ces plans. Ils apparaissent continuellement en une interminable suite. Quelquefois ils naissent de l’inspiration, quelquefois d’un compromis entre l’idéal prolétarien et les préjugés bourgeois, et quelquefois même d’un manque total de réflexion. C’est pourquoi quand les chefs bolcheviks disent qu’ils travaillent nuit et jour, sans un moment de répit, leurs paroles doivent être considérées comme la constatation d’un fait très réel. D’autre part, quand les bolcheviks locaux se plaignent de l’inefficacité de l’autorité centrale, leurs lamentations ne doivent pas non plus être considérées comme des calomnies provoquées par le dépit, mais comme l’expression de l’amère vérité. Les deux ont également raison.

L’explication de cet étrange phénomène peut être fournie par le fait que le travail de l’autorité centrale est ramené inévitablement, par suite des conditions générales, au travail de Sisyphe ou des Danaïdes. Tel est le destin du régime bolcheviste, telle est sa Karma et la malédiction qu’il porte avec lui. Investis d’un pouvoir plus absolu que celui des despotes d’Orient, n’étant gênés par personne dans leurs rêves de l’avenir, les maîtres de la Russie, à la première tentative d’un travail créateur, se heurtent invariablement contre un mur inexpugnable qui les rejetait chaque fois vers leur point de départ.

Prenant die fausses cartes géographiques pour guide, ils poussent toujours en avant, et en avant leurs bateaux en papier pour se retrouver, après des mois d’un voyage exténuant, dans le même vieux port qu’ils croyaient avoir quitté à jamais. Les poètes-lauréats officiels et les agitateurs gouvernementaux appellent ce processus « découvrir de nouveaux horizons ». Mais ceux qui, du haut de l’Olympe Communiste projettent des montagnes de bonnes intentions sur l’humanité coupable, savent bien ce qu’il en est en réalité.

Quelquefois, quand ils sont libres des réunions de Comités, ils restent seuls. Alors, dans le silence de la nuit, ils voient passer devant leurs yeux les spectres pleins de reproches de leurs enfants mort-nés dont les plus merveilleux n’ont abouti à rien, les entreprises audacieuses qui ont honteusement échoué, les beaux châteaux en Espagne qui se sont éparpillés à tous les vents au premier contact de la réalité. Puis ils s’aperçoivent combien vains sont les efforts ne correspondant pas aux besoins de la vie réelle, combien désespérée la lutte contre les traditions séculaires, combien futile l’espoir de surmonter en un bond les barrières naturelles de l’évolution historique. Alors, la terrible vérité se fait jour en leur esprit et le vaisseau de la République leur paraît tel « le Hollandais errant » qui porte à son bord un fantôme de capitaine, un équipage de spectres, des fantômes de passagers et une cargaison de biens illusoires.

C’est la plus raffinée des tortures du septième cercle. Avoir envoyé des milliers de gens à mort, transformé la vie en un désert silencieux et incolore, et puis comprendre soudain que la main impitoyable d’un réformateur n’est qu’une main glacée d’un cadavre et que la réalisation du rêve communiste signifie en réalité la mort de l’humanité et la ruine pour toutes ses conquêtes et succès achetés au prix du sang. Une seule minute d’un doute pareil peut suffire à empoisonner une existence. Et il y a beaucoup de pareilles minutes. Elles viennent sans être appelées ni attendues, après chaque nouvelle victoire, après chaque nouvelle hécatombe. Voici pourquoi, au septième cercle, les instants de loisir ne sont pas les bienvenus, voici pourquoi le repos est si dur à supporter et tout regard jeté sur l’avenir vous remplit d’effroi.

Oui, je suis arrivé en Enfer. Il commence par tuer la pensée et mène par le chemin tortueux des phrases pétrifiées jusqu’à la limite de la souffrance humaine, jusqu’à la tragique inutilité de l’esprit, jusqu’à la disparition du « moi » individuel.

 

 

 

LES MORTS VIVANTS

 

 

« Plus ça change, plus c’est la même chose », cette phrase d’un diplomate français paraît être d’hier quand on l’applique à la république des soviets. Il y a quelques mois à peine, la principale, l’unique forme d’activité des autorités bolchevistes était la liquidation générale. On liquidait alternativement les institutions privées et publiques, la propriété, les propriétaires, la religion, les prêtres, les usages et les coutumes. Il y a quelques mois à peine la bureaucratie était considérée comme l’extrême limite de la dépravation humaine, la moindre paperasserie, comme le plus grand crime contre le socialisme. Maintenant, ces illusions de jeunesse ont été condamnées intérieurement. Sous les gestes calmes et sereins de mon interlocuteur, je ne perçois plus la moindre trace de l’étourderie et gaminerie si récentes. Chaque phrase est précautionnée, chaque bagatelle est expliquée du point de vue d’État. Cet homme porte en lui l’empreinte de l’ancien régime. II me semble qu’il doit porter là, caché sous le plastron de sa chemise, la croix de Sainte Anne donnée à chaque bureaucrate respectable pour les services rendus au tsar et à la patrie. Il me semble aussi que ces paroles mêmes ne sont que l’écho lointain du passé, qu’il a réussi d’une manière quelconque à parvenir jusqu’à cette chambre révolutionnaire. Et cependant, je l’ai connu pendant de nombreuses années comme un extrémiste juré.

« La terreur, dites-vous ? » Oui. Certes, la terreur. Que d’autre pouvions-nous faire ? Nous pouvons regretter d’avoir à l’employer ; mais si dure, si pénible que soit la nécessité, elle n’en reste pas moins nécessaire. Je dirai plus encore, nous pouvons être forcés, j’ose dire nous sommes forcés à élargir ce champ d’opérations en considération de l’avenir et non du seul présent. Peut-être pourrions-nous montrer plus de clémence à la suite des succès de notre armée, mais, des rangs des mécontents réduits au silence aujourd’hui, peuvent apparaître demain des ennemis armés ou de dangereux conspirateurs. Nous devons donc user de la terreur, non seulement comme d’un moyen de châtiment, mais aussi comme une mesure de prévention. Nous devons exterminer non seulement nos ennemis, mais aussi ceux qui pourraient le devenir plus tard.

Je frissonne involontairement en écoutant ces phrases habituelles ; peut-être mon interlocuteur plaisante-t-il seulement, et ne joue le Néron que pour m’effrayer ? Non, il est tout à fait sérieux, il a l’air inspiré, il est sûr d’avoir fait une découverte révolutionnaire extraordinaire, vaguement prévue, mais jamais annoncée publiquement par les grands champions du socialisme. On peut voir en ses yeux le même regard complaisant et satisfait de lui-même qui était si particulier aux généraux gouverneurs de l’ancien régime lorsqu’ils expliquaient à leurs sujets des vérités par trop profondes pour leur faible intelligence. Mais cela devient fastidieux. Je sais d’avance ce que ce successeur de Pobédonoszeff me dira. Je prends congé et vais voir un autre « homme fort » ; peut-être sera-t-il plus sincère, apôtre plus conséquent avec l’idéal bolcheviste ? Je trouve en lui la seconde édition du premier. Si l’un a la marque de Néron, l’autre suggère plutôt le pope. La sagesse qui a toujours raison est gravée sur son front. Il est plein de mépris pour ceux qui ont été induits en erreur, sans pitié pour les ennemis.

J’écoute : on m’explique la politique interne du communisme. « Nous avons maintenant la dictature du prolétariat, ce qui veut dire que le prolétariat gouverne et domine toutes les autres classes qui sont contre lui : la bourgeoisie, les intellectuels, les paysans mêmes. Par conséquent le prolétariat occupe vis-à-vis de la société da même position exceptionnelle qu’occupait la noblesse pendant la monarchie. Étant ainsi, il est parfaitement justifié, non, il est moralement obligé de jouir des privilèges dont sont privés les autres. S’il en était autrement, la supériorité politique, qui n’est point soutenue par des faits, cesse d’être apparente et suffisamment appréciée. Et tant qu’il en est ainsi, il est clair que le prolétariat doit maintenir par les armes et la force cette supériorité et que les apparences extérieures doivent ressembler à l’ancien régime. »

Un enchaînement logique est ici développé et déduit fermement d’un fait à l’autre. De cette conception générale découlent logiquement toutes les mesures de ces derniers huit mois : la répartition des cartes alimentaires en catégories, suivant la position sociale, la confiscation de linge et de vêtements chauds, l’expulsion des intellectuels de leurs maisons (sans même faire d’exception pour ceux qui travaillent dans les institutions des soviets), la distribution des postes administratifs importants, non pas suivant les capacités mais d’après l’origine sociale des personnes intéressées.

Et de nouveau, lorsque j’essaye d’y penser, il me semble percevoir les mêmes phrases familières du passé, la même obstination de mulet, le même désir de se casser la tête contre le mur, la même confiance inébranlable dans les moyens financiers pour éprouver les vertus politiques.

Il y a quelques instants l’ombre de Pobédonoszeff a passé devant moi ; maintenant je vois à travers le brouillard rouge des phrases communistes l’image du Pélican.

Vraiment, cette sainte cité communiste ressemble à une maison hantée. Quelques minutes encore et peut-être verrais-je dans la même chambre, assis sur cette chaise vénérable, flétri par la révolution, un de mes vieux amis, le cynique colonel de gendarmerie M...

Parfois, après une heure d’épreuve (j’y étais souvent amené de la prison), il se penchait vers moi et me murmurait à l’oreille confidentiellement : « À vrai dire, jeune homme, notre autocratie devient un peu tremblante, je serai sans aucun doute jeté aux chiens, mais pour l’instant elle se maintient. Et, au point de vue matériel, j’ai une position vraiment très lucrative, très. » – Ainsi nous conversions, faisant de nouvelles découvertes à chaque pas et soudain je sentais un regard cynique dardé sur moi en une aimable confidence de ses yeux solennels et sévères. « Voyons, pourquoi rabâchez-vous tellement sur le communisme ? Certes, le communisme n’existe pas en Russie, mais il y a quelque chose de tout à fait différent, peut-être pourrait-on l’appeler le capitalisme d’État ou tout autre isme. En tout cas, c’est quelque chose de tout à fait autre que le communisme ou votre république démocratique tellement vantée, basée sur des compromis. Nous tenons à la chose et non au terme technique ! » C’est là le petit secret du bolchevisme révélé une fois étourdiment par Lénine et depuis soigneusement caché loin des yeux inquisiteurs, sous les cascades étincelantes de la rhétorique officielle bolcheviste. Mais quand la galerie ne peut entendre, les augures se regardent et échangent des confidences. Le communisme n’existe pas et ses prophètes montent la garde d’une place vide. Mais les prophètes eux-mêmes sont une réalité vivante et leur maintien au pouvoir est l’exemple de l’ambition la plus élevée de l’histoire moderne.

L’ombre du colonel M... glissa de nouveau entre nous et disparut pour être suivie d’une autre ombre. « Les paysans sont contre nous, continue la voix, les comités d’indigents nous seront d’un faible secours. Notre consolation réside en l’incapacité de la classe agricole à organiser la lutte. Une ou deux expéditions armées et ils sont de nouveau réduits au silence. Notre garde rouge, qui laisse fort à désirer sur le champ de bataille, suffit amplement à ce genre de travail. » Prince Obolensky couronné de la gloire immortelle des verges salées, est-ce bien vous, Excellence ? Est-ce possible que vous aussi vous soyez revenu dans ce monde pour de nouveaux exploits et de nouvelles victoires, tenté par l’exemple de Pobédonoszeff, Pélican et colonel M... ? Ainsi, jour après jour, les principaux acteurs du nouveau régime passent devant mes yeux, tous des gens que j’ai connus pendant des années, sincères, honnêtes et parfois pleins de talent, ils sont convaincus de ne pas avoir changé et d’être possédés du même idéal, du même feu d’enthousiasme dont la flamme brûlait si haut pendant les années passées. Hélas ! les traits si familiers autrefois ont disparu. L’âme rouillée de l’ancienne génération s’est glissée imperceptiblement en leur esprit. La nouvelle conscience pour laquelle on avait lutté avec un tel acharnement, qu’on avait désiré si ardemment, a été détruite en germe, les vieilles erreurs refleurissent de nouveau dans les champs ensanglantés de la Russie.

Telles sont les autorités civiles, quant aux autorités militaires, la réapparition de l’ancien idéal est encore plus frappante. On les voit rire sous leurs manches et échanger des regards ironiques toutes les fois que l’on soulève la question des comités de soldats. Ils font clairement comprendre à leurs nouveaux collègues en uniformes de généraux (qui, entre parenthèse, sont redevenus Excellences) qu’eux-mêmes du moins ont dépassé cette faiblesse de leur âge d’écolier. Fusillier chaque numéro cinq du rang est l’unique moyen de garder l’obéissance de « notre canaille » (c’est ainsi qu’on désigne « notre glorieuse armée rouge » au cours des conversations privées). Pas de quartier ! tel est le mot d’ordre qui résume tous les commandements bolcheviks dans les rangs communistes, en général et chez leurs chefs militaires en particulier. Et si une personne naïve tente d’exprimer ses vues sur le sujet, ils lui répondent : Nous ne sommes pas des Kerensky pour vous. Nous vous avons amadoués pendant des mois et nous en avons assez à présent.

Plus ça change, plus c’est la même chose ! C’est aussi vrai en ce qui concerne les individus qu’en ce qui concerne la marche générale de la politique bolcheviste. Oubliant les particularités de notre nation, maints optimistes étaient inclinés à considérer la dictature bolcheviste comme une approximation moderne du type de Pierre le Grand. – Savourant le fameux « pas de quartier » de ces nouvelles autorités, ils aspiraient au temps où la corde et le bâton auraient fait disparaître à jamais l’indolence et l’apathie de l’âme russe ; habituant le paysan, sinon à des découvertes nouvelles, du moins à la routine du travail quotidien, honnête et régulier. Leur espoir a été frustré. Car, parmi nos vices nombreux, la haine du travail est peut-être le plus grand et le plus difficilement guérissable. Quand les bolchevistes furent mis en face de ce fait, ils ne se sentirent pas assez forts, et petit à petit furent vaincus, comme le héros fabuleux des contes populaires Sviatogor qui, voulant soulever l’univers, s’est fait engloutir par lui. Les bolchevistes installèrent une énorme quantité de commissions, comités, sous-comités, ils multiplièrent le nombre des fonctionnaires dans des proportions inouïes, ils introduisirent la responsabilité devant les tribunaux de guerre, inventèrent un système compliqué d’amendes et un système élaboré de pénalités et cependant plus la nouvelle bureaucratie s’accrut en nombre, moins elle était capable d’accomplir sa besogne. Le paresseux en eux est aussi invulnérable et aussi plein de ressources que lorsqu’il comptait au nombre des fonctionnaires russes du temps jadis. Tous les fouets et scorpions rebondissent de leurs dos souples et élastiques sans leur faire jamais aucun mal. On a parfaitement raison de dire que jamais depuis la fondation de la Russie il n’y a eu une paresse aussi générale que celle des bureaux et départements des soviets. Ici, comme partout ailleurs, l’ancien a triomphé sur le nouveau et l’inertie psychologique de l’esprit national a ajusté à ses propres besoins la politique d’État.

 

 

 

LES HOMMES AU GOUVERNAIL DE L’ÉTAT

 

 

Il y a des gens dont les âmes sont pareilles à une horloge brevetée, à une merveille de précision mécanique, se remontant automatiquement et déplaçant ses aiguilles sur un cadran invariable pendant des années, parfois même pendant des décades. Cette espèce de gens naissent ayant un seul but en tête et sont surnaturellement aveugles ou indifférents à toute autre chose. Ils sont impersonnels, des êtres abstraits ne voyant qu’un côté des choses et foncièrement incapables d’avoir des pensées ou sentiments qui ne se rapportent pas directement à leur cause.

Lénine en est un. Très vulgaire de manières et d’aspect général, il ressemble beaucoup à un brave boutiquier qui est en train de parcourir le chemin qui lui reste entre le respectable confort d’un appartement loué et le luxe rêvé, mais encore pas atteint, d’une modeste villa de banlieue. Au premier abord on est tenté de rejeter comme de hargneuses calomnies les racontars faits sur le compte d’un homme si manifestement inoffensif et bon. L’interlocuteur est déjà prêt à demander avec soulagement si M. Lénine aime le jardinage ou préfère la pêche, quand soudain il se rend compte qu’il est surveillé de près, fouillé et étudié par ces yeux calmes, perçants et qui louchent légèrement. À la vérité, ces yeux ne vous traversent point et ne cherchent pas à pénétrer jusqu’aux plus profonds recoins de votre âme ; ne s’occupant pas de votre âme, dont ils n’ont cure, ils recherchent simplement un endroit vulnérable en vous, qui, traité de manière convenable, pourrait servir pour tel ou tel but politique. Après quelques minutes de conversation, cette sensation devient une certitude et l’on part convaincu que si Shakespeare ou de Vinci revenaient ici-bas et avaient une interview avec Lénine, sa seule pensée et son seul intérêt serait de savoir si l’on peut ou non induire ces gens à faire don à la cause communiste d’une part de leur suprématie.

C’est, en effet, le seul critère d’après lequel Lénine juge les gens. Il considère tous ceux qui l’environnent, étrangers ou vieux amis, comme de petits rouages de l’énorme machine qu’il met en branle. La question de leur utilité mise à part, ils n’existent pas pour lui ; bons ou mauvais, honnêtes ou malhonnêtes, il ne s’en rappelle et ne pense à eux que pour autant qu’ils accomplissent la tâche qui leur est désignée. Le caractère de Lénine, hautain et détaché de la vie, s’accorde mal avec son extérieur simple et sa sociabilité, mais c’est ce qui l’a écarté de ces vaines et vulgaires querelles dont était si remplie la vie des émigrés russes. S’il se querellait avec quelqu’un, ce n’était pas parce que celui-ci lui déplaisait, mais parce qu’il le considérait comme un obstacle à sa politique. En même temps, ces mêmes qualités furent responsables de bien des fautes qui ont coûté cher à son parti. Ne se préoccupant pas du caractère des gens dont il se servait, étant trop confiant en son pouvoir de s’en servir pour l’exécution de ses plans, souvent il fut une proie facile pour des aventuriers et des imposteurs. « Pour quoi recommandez-vous le camarade X... comme candidat au Comité Exécutif du parti, sachant qu’il est un menteur ? » lui demandèrent ses amis après une réunion du Congrès du Parti Social Démocrate Russe de 1907.

« Mais, c’est bien simple, répondait-il, un Comité Exécutif pour être efficace doit contenir des écrivains de talent, d’habiles organisateurs et une paire d’intelligentes canailles. C’est comme canaille intelligente que je recommande le camarade X... » Deux ans après, l’intelligence du camarade X... avait déjà coûté au parti environ 100 000 roubles. Lénine est totalement dépourvu d’intuition que des gens comme Pierre le Grand et Napoléon ont, dit-on, possédé à un très haut degré. Il ne recherche pas les grands hommes car il n’a pas de goût pour l’esprit d’indépendance qui constitue la qualité essentielle d’un grand homme ou d’un homme de talent. Il prend en général pour confidents des gens qui ne sont qu’un écho de ses paroles et des esclaves de sa volonté. Zinoviev, le dictateur de Petrograd, et Sverdloff, l’ancien Président du Comité Exécutif du parti, sont parmi les plus proéminents politiciens de sa création. Tous les deux n’ont été remarquables que par leur foi implicite en leur chef et par leur manque total d’originalité. C’est ainsi que tout homme plus ou moins indépendant du parti, qu’il soit un extrémiste ou un modéré, se trouve à la fin relégué à un poste sans importance politique où sa critique ne sera entendue que de peu de gens, si elle est jamais entendue.

Il serait hors de propos d’appliquer à Lénine les critères habituels de conduite ou de hasarder des définitions à son égard comme « Bon » ou « Mauvais ». Il n’est ni l’un ni l’autre. Il se tient de son propre aveu en deçà de cette morale. S’il trouve un expédient utile à la cause, il saisira l’occasion sans se demander si ce qu’il fait est moral ou immoral. Il a intercepté des lettres de ses adversaires politiques, membres comme lui du Parti Social Démocrate et s’en est publiquement vanté. Dans son école de propagande à Paris en 1910, il s’abaissa jusqu’à des menaces au sujet des subventions et jusqu’à des propositions d’argent à peine déguisées envers ceux des élèves qui firent montre d’un esprit d’opposition. C’était une manière d’agir d’autant plus cruelle que les travailleurs en question avaient été envoyés de Russie, étaient sans le sou, vivaient sous des noms d’emprunt et, par conséquent, étaient à sa merci. Ces petits errements de son passé devaient être éclipsés par son activité en 1917 quand aucun mot, aucune action, si bas qu’ils fussent, n’ont été évités, lorsqu’ils permettaient d’espérer influencer les passions primitives des masses. À travers toute sa carrière, dans son activité littéraire, ses discours, et sa dictature exercée sur la Russie, il resta une idéale pièce d’horlogerie, un socialiste automatique, avec toutes les bonnes qualités et tous les défauts qui le caractérisent. Quels que soient ses fautes et l’absence de certaines qualités, la vénalité est aussi loin de son caractère que la sentimentalité. Toute sa vie, passée dans les études et dans la politique du parti, ne lui laissa presque pas de place pour la satisfaction de ses passions personnelles. Ascète par habitude, sinon par principe, homme d’étude pour lequel le processus de la pensée logique est le seul plaisir qu’il comprenne vraiment et qu’il estime, quel attrait pouvait avoir pour lui l’argent, en soi ? Cela ne veut pas dire qu’il refuserait une paire de millions s’il avait la chance de mettre la main dessus. Il les prendrait certainement, quelque basse qu’en fût l’origine, pour créer immédiatement un nouveau quotidien communiste. Il est par exemple très probable (quoique cela ne fut jamais prouvé) qu’en 1917 quelques-uns de ces agents ont reçu de l’argent du gouvernement allemand et que Lénine le savait. Mais cela ne prouve pas le moins du monde sa vénalité. « S’ils sont assez fous pour penser que leurs millions peuvent avoir de l’influence sur notre politique, qu’ils le pensent, et nous, employons donc leurs millions suivant nos idées, en faisant payer par ces fous le prix de leur folie. » Telle, je le suppose, a dû être sa pensée, si toutefois la fable des millions allemands n’est pas qu’une invention.

Les socialistes désirent surtout deux choses : un changement complet des conditions d’existence extérieures à l’homme, et, d’autre part, une révolution interne de son caractère et de ses habitudes de pensée. De ces deux problèmes, ce n’est qu’au premier que Lénine s’est attaqué. Il se contente de faire danser les gens au son de sa musique et laisse à l’avenir le soin de les amener à des sentiments et des pensées plus élevés. Il a un don remarquable de priver les autres de leur individualité et d’affirmer en maître la sienne. Des gens nombreux qui tombèrent sous son influence, je n’en ai pas vu un seul qui s’en échappât indemne après avoir été longtemps en contact avec lui. En fait, il met sa propre tête sur les épaules de ses collaborateurs qui peuvent accomplir exactement et ponctuellement leur tâche tant qu’ils entendent la voix de leur maître, mais qui restent confus et désemparés devant les problèmes non inscrits dans leurs cahiers d’élèves. En résumé, nous pouvons dire, de la personnalité de Lénine, qu’en lui le politicien a complètement étouffé l’éducateur. Il peut mener les masses à des succès politiques mais, en ce qui concerne leur mentalité, il les laisse tels qu’il les entreprit. Despote rempli de bonnes intentions, il tâche seulement de se servir des passions primitives des masses pour en arriver à ses fins. Mais quelquefois il est dérouté et trahi par ces mêmes forces de haine aveugle et d’intérêt personnel qu’il a provoquées sans avoir essayé de les transformer et les améliorer.

Si Lénine accorde son ambition avec sa politique, Trotsky, au contraire, accorde sa politique avec son ambition. L’ambition est pour lui ce que l’amour, l’argent et le bien-être sont pour d’autres. Être admiré et applaudi, voilà la seule chose qui compte pour lui. Orateur et écrivain brillant, il sait parfaitement se servir des faiblesses de son audience et, comme un bon acteur, il est tantôt timide et sentimental, tantôt cruel et impitoyable ou agréablement vague, suivant le genre de gens à qui il a affaire. Il est tout d’abord un metteur en scène, puis un politicien, un journaliste, un stratège et un penseur. Il n’a pas écrit de travaux scientifiques, ni inventé de théories originales comme Lénine, mais il a toujours réussi à avoir son opinion personnelle dans la discussion des questions secondaires de politique de parti, de manière que les gens puissent dire : « Tel est le point de vue de Trotsky. » Il a essayé longtemps et sans succès de former une section à lui au sein du vieux parti Social Démocrate. Avant la révolution du mois de mars il était un antibolcheviste, sans être précisément un Menchevik. Il préférait occuper une position intermédiaire et plus en vue. Il empruntait la rhétorique enflammée des extrémistes et le fond de pensée modéré des mencheviks. Quand il vint à Petrograd, au printemps de 1917, il forma un petit parti de socialistes internationaux. Mais voyant que le nombre de ses partisans n’augmentait pas, et que la tendance du moment n’allait pas aux organisations hybrides en politique, il unit son sort à celui des bolchevistes et devînt bientôt un de leurs chefs. Après la révolution du mois d’octobre, dans laquelle il joua un rôle considérable, il prit place auprès de Lénine dont il est maintenant le seul rival. Très populaire et influent, il ne possède pas encore la confiance de ses collègues : « un aventurier de talent et utile », tel est le jugement général. Ainsi, après avoir grimpé jusqu’au sommet du pouvoir, il essaye toujours, sans réussir, d’endosser le manteau gris de Napoléon. Assez intelligent pour abuser les masses, il n’est pas assez grand pour maîtriser l’histoire.

Parmi le reste des hommes en vue du parti bolcheviste, on ne trouve pas d’hommes à grande destinée ou de vrais meneurs de masses. Ceux qui sont indépendants dans leurs opinions manquent de talent de chef politique et n’ont aucune influence politique. Ceux qui possèdent de l’influence ne la doivent pas tant à leur propre mérite qu’à leurs rapports personnels avec Lénine et Trotsky.

Et le Comité Exécutif du parti, en son immense majorité, est une collection de satellites plutôt qu’un corps constitué d’habiles politiciens. Des directions spéciales de l’administration bolcheviste sont plus favorisées sous ce rapport (surtout le Principal Conseil de l’Économie Nationale) ; certains de leurs membres sont d’habiles et assidus travailleurs, mais ces directions se tiennent en dehors de la politique et comptent pour très peu quant aux destinées de la Russie moderne.

 

 

 

LE PAPE NOIR DU BOLCHEVISME

 

 

L’Église romano-catholique a deux têtes : l’une couronnée de la tiare et possédant tous les signes extérieurs de l’autorité, l’autre se dissimulant dans les coins éloignés des bureaux de la société de Jésus, silencieuse, inaccessible et omnipotente. La première distribue des bénédictions et porte la bannière, la seconde tient entre les mains les fils de l’organisation et met en mouvement tout le mécanisme formidable de l’église militante. Le bolchevisme possède aussi deux têtes ; si la sagesse spirituelle est personnifiée par Lénine, l’infaillible et l’impeccable Lénine, son épée temporelle est confiée aux mains fermes et énergiques de Dzerjinski. De même que le pape noir de l’église romano-catholique était le général de la société de Jésus, M. Dzerjinski est le pape noir du bolchevisme. Son titre officiel est modeste et simple. Il n’est rien de plus que le commissaire de la commission extraordinaire pour écraser les conspirations contre-révolutionnaires et les spéculations. Cette institution était destinée à remplacer l’ancien Département de la Police. Dans les conditions ordinaires, Dzerjinski aurait fini ses jours en bureaucrate de deuxième classe ou en modeste intellectuel d’idées avancées. L’histoire russe n’aurait rien eu à dire sur son compte. Un caprice de la destinée en fit un personnage dont les regards perçants font trembler non seulement les communs mortels, mais même les membres du tout puissant conseil du peuple qui reculent et appréhendent quelque rétribution mal plaisante.

Dzerjinski n’occupait pas une place très brillante dans les rangs du parti. Les gens qui le connaissent personnellement expriment quelque doute sur ses dons politiques, et vont même jusqu’à nier ses connaissances théoriques approfondies. Dzerjinski passa de trop nombreuses années en prison et dans les mines de Sibérie pour avoir beaucoup le temps d’approfondir la doctrine marxiste dans un but pratique. Cependant il ramène de ses excursions accidentelles au pays de la science trois vérités fondamentales, pour les garder précieusement jusqu’à la fin de ses jours. La première : qu’il existe la lutte des classes ; la seconde : que la lutte des classes signifie la guerre des classes ; et la troisième : que la guerre des classes signifie l’extermination. Quant aux méthodes d’extermination, il les a eues de ses geôliers sibériens qui possédaient ce sujet à la perfection. L’effet général de cette méthode était souvent amoindri, sinon complètement annihilé par les pourboires et les pots de vin dont l’usage déplorable serait évidemment tout à fait déplacé dans une institution comme la commission extraordinaire. Dzerjinski est dégagé de cette faiblesse. Il est un geôlier honnête. Il ne peut être acheté, ni adouci, ni persuadé, ni adulé, ni rendu plus clément. Torquemada lui-même aurait envié le regard de ses yeux sévères, ses lèvres pâles et ascétiques, ce front blême, inspiré d’une haine sacrée, ce cerveau ingénieux, aggravant le fléau de la cruauté par le fléau de l’honnêteté. Si le temple du bonheur universel doit être cimenté par le sang, bâti sur une pyramide immense de corps mutilés, alors Dzerjinski est vraiment l’être unique à qui doivent être confiées ces fondations. Il serait exagéré de dire que Dzerjinski a réussi à inculquer à son entourage cet esprit si élevé de sacrifice personnel. Loin de là. Pas plus tard qu’au mois de novembre 1918, on fusilla pour chantage, sa main droite Peters, par l’ordre duquel des centaines furent mis à mort ; pour ne pas parler de personnalités de moindre importance qui subirent le même sort. Mais, pour une raison ou une autre, les exécutions capitales ne produisirent pas d’effet. Ce n’est un secret pour personne que la commission extraordinaire, avec ses ramifications à travers tout le pays, est devenue une place où le chantage, l’extorsion et les actes de vengeance personnelle se pratiquent dans des proportions inconnues jusqu’alors. Les communistes les plus enragés ne peuvent réprimer une grimace de dégoût en parlant de la commission. Tous les espions, les agents provocateurs de l’ancien régime, et tous les voleurs et les brigands du nouveau, paraissent avoir trouvé un abri dans cette organisation hospitalière. « Écume de la société, nid de guêpes » tels sont les plus aimables surnoms de ces anges gardiens bolchevistes. Et cependant, sans eux, comme chacun le sait, le paradis de Trotsky serait depuis longtemps tombé en poussière. Ils sont indispensables pour la prospérité des vertus communistes, et, quoiqu’ils soient mécréants avoués, on ne peut s’en passer. C’est ainsi que toutes les malédictions et jurons lancés en profusion sur les têtes de ces meurtriers et maîtres chanteurs se terminent par ce refrain invariable : « Il n’y a d’autre Dieu que la commission extraordinaire et Dzerjinski est son prophète. »

Ainsi que je l’ai dit, la commission extraordinaire a ses représentants partout. Chaque petite ville, chaque grand village possède sa commission et, la division traditionnelle des pouvoirs judiciaires et administratifs abolie, il ne reste plus une seule affaire sur terre qui ne puisse être ramenée à la compétence de cette institution. Ces membres rendent fréquemment justice sur place, fusillant sans autre procédure ceux dont le crime a été selon eux plus ou moins établi. On procède ainsi ouvertement, ou de façon plus ou moins dissimulée, lorsque les criminels sont emprisonnés. Pour assurer l’œuvre de la justice, on réintroduisit la même torture que celle qui était en vigueur dans les fameuses prisons de l’ancienne Russie. Les prisonniers sont nourris de harengs saurs pour subir après la torture de la soif, ou bien fouettés et battus toutes les heures, ou bien on leur enfonce des coins de bois sous les ongles, ou, ce qui est le cas dans les prisons de Moscou, ils sont assis sur une chaise électrique. Il existe cependant une différence entre l’ancien et le nouveau régime. Pendant le tsarisme, les autorités niaient ou tâchaient d’expliquer ces procédés, alors que la Russie bolcheviste a mis la torture à l’ordre du jour. La commission extraordinaire fait paraître un journal hebdomadaire (Messager de la C. E.) distribué dans la capitale et la province dans lequel le lecteur trouvera toutes les discussions intéressantes sur l’opportunité de la torture au point de vue communiste. Ce même journal publie parfois des données statistiques, instructives sur l’activité de la commission.

J’ai vu de nombreux bolcheviks jeter de côté avec terreur ces records ensanglantés de la perversité humaine, mais je les retrouvais le jour suivant aussi fidèles que jamais, répétant avec plus d’entrain : « Il n’y a de Dieu que la Commission extraordinaire et Dzerjinski est son prophète. »

J’ai vu des femmes bolchevistes tomber en syncope, des agitateurs avoir des accès d’hystérie en apprenant les exploits de la Commission, et leur fidélité au parti primait cependant leurs remords et un article des « Izvestia » ou un discours de Trotsky réussissait à la fin à faire disparaître leurs doutes.

Il y a des gens qui appellent cela la force de la conviction ! Rien de ce que j’ai vu ne corrobore cette assertion. Ces pupilles dilatées, ce regard étrange et fixe particulier aux hypnotisés, ces sauts de pensées inexplicables allant de l’accablement complet chez un homme souffrant profondément, au courroux sacré du terroriste condamné, témoignent d’une maladie psychique plutôt que de la force de caractère. Si l’on prêche le terrorisme journellement, si on l’imprime en gros caractères sur chaque page de journal, s’il est exalté par les théoriciens et librement exercé par les hommes d’action, si l’on ne permet pas de combattre les bénédictions communistes d’une seule ligne imprimée, d’un seul mot prononcé, il n’est pas étrange que les Bolchevistes en deviennent obsédés à la longue. Ils pourront grogner, jurer ou pleurer à leur gré, sans que les gens de la Commission extraordinaire, qui connaissent bien leurs clients, fassent autre chose que de rire de leurs courtes velléités d’opposition. La Commission extraordinaire a atteint son but au moins momentanément, bien mieux que ses prédécesseurs maladroits du régime tsariste. L’ensemble du pays est si bien pris dans les filets de l’espionnage communiste, qu’il se trouve à peine quelqu’un pour exprimer publiquement son opinion. Pendant des siècles, dans les périodes les plus sombres de l’histoire, les Russes se considéraient en droit, sinon à l’opposition, du moins à la critique chuchotée, jusqu’à ce qu’ils apprirent du régime communiste que la principale, non, l’unique vertu politique attendue d’eux était de s’abstenir complètement de parler. Cela produisit un grand effet. Je n’oublierai jamais une scène dont j’ai été témoin, sur une des grandes voies de Moscou, par un beau matin d’octobre. Un chariot, lourdement chargé, s’approchait (à une allure exceptionnellement rapide) ; à mesure qu’il s’avançait, je distinguais deux gardes rouges assis sur le siège de devant avec six cercueils entassés derrière eux. C’étaient les corps d’exécutés qu’on convoyait de la prison de Boutyrki aux environs de la ville. Les cercueils étaient tachés de sang, un d’eux portait la trace nette d’une main ensanglantée qui semblait appartenir à un des bourreaux. Les gardes rouges avaient l’air jovial, contents et tranquilles, leurs figures aux joues rondes et rouges et presque enfantines ne trahissaient aucun intérêt pour l’horrible fardeau dont ils étaient chargés. Un d’eux paraissait raconter une histoire amusante, car l’autre riait d’un air des plus satisfaits. « Ce sont des nouveaux », souffla à son voisin un marchand qui attendait un tramway. Ce dernier, en guise de réponse, cligna l’œil d’un air entendu, et personne, pas même l’espion le plus expérimenté de la nouvelle formation n’aurait pu dire ce que signifiait en réalité leurs regards.

Les paysans regardaient le chariot pendant un moment, puis détournaient leurs têtes et passaient hâtivement. Seule, une vieille femme, toute ridée, qui devait avoir oublié l’époque à laquelle elle vivait, essaya de retourner aux anciennes habitudes superstitieuses. Elle s’arrêta, leva sa main droite pour faire le signe de croix, lorsque soudain elle réfléchit, et laissant rapidement tomber sa main, s’enfuit aussi vite que le lui permit son allure chancelante, après avoir jeté autour d’elle quelques regards timides.

La rue n’est plus brillante pour moi. Sur le seuil des maisons, derrière les rideaux des fenêtres, dans chaque geste, dans chaque regard et dans chaque pensée, je perçois la même ombre étendant son effet funeste sur toute l’expansion du pays – l’ombre du pape noir du bolchevisme.

 

 

 

LE SOUTIEN DE LA TERREUR

 

 

La commission extraordinaire est toute puissante, et cependant c’est l’institution bolcheviste la plus haïe. Cette flagrante contradiction doit surprendre tous ceux qui ne sont pas suffisamment versés dans les affaires russes. Un étranger douterait, non sans raison, qu’on autorise l’existence d’une institution détestée par tous et que personne ne soutient. Il dirait que quelque impopulaire qu’elle soit, cette institution doit cependant être soutenue par certains groupes ou fondateurs de la société, directement ou indirectement intéressée à son œuvre de destruction. Dans le chapitre précédent, j’ai mentionné les conditions mentales toutes spéciales qui rendent extrêmement facile, même pour un nombre très restreint de gens, de gouverner une majorité récalcitrante ; j’essayerai maintenant de montrer dans quelle partie de la population est recrutée la minorité terroriste. Pendant les deux derniers mois du gouvernement de Kerenski, la classe agricole et l’armée étaient les centres principaux des explosions terroristes. Depuis lors, l’ancienne armée a disparu pour donner place à une nouvelle organisation militaire où l’insubordination, si rare soit-elle, est punie de peine de mort.

Quant à la classe agricole, après la récolte facile de sa victoire sociale, elle se détourna des biens épuisés pour piller les maisons dont il ne resta que les quatre murs. Les soldats et les paysans n’avaient plus de raison pour le terrorisme, puisque tout ce que l’on pouvait avoir était déjà soigneusement empoché, et la classe supérieure, contre laquelle ils s’étaient révoltés, était maintenant dispersée aux quatre coins du monde. Il semble que maintenant était arrivé le moment de jouir de la vie, de placer dans quelque bonne affaire l’argent volé ou rapporté du front. La propriété obtenue de telle autre façon devait être assurée aux nouveaux propriétaires. L’ordre public, véritable ordre public bourgeois, comprenant de lourdes pénalités pour les transgressions, les empiétements, les vols et brigandages, devait être rétabli à tout prix. Mais l’ordre ne revint jamais. À sa place apparurent, sans cesse, tantôt les émissaires du gouvernement central, tantôt les insatiables gardes rouges, en quête de l’argent caché. Parfois apparaissaient aussi les membres des gouvernements locaux menaçant de contributions, confisquant le blé et faisant tout en leur pouvoir pour montrer l’instable nature des droits et privilèges nouvellement acquis. Il devint évident que l’épée de la justice bolcheviste, levée jusqu’à présent au-dessus des têtes des 10 000 de la classe supérieure, tourna sa pointe de l’autre côté sur le point de frapper ceux-là mêmes qui avaient le plus contribué à ses succès. Il est seulement naturel que depuis ce moment la terreur a perdu sa popularité auprès des paysans : personne n’aime sentir sur sa gorge la pointe du poignard. Et tous les discours du monde ne peuvent rendre heureuse et à son aise une personne placée dans cette position.

Quelques aperçus de cette situation commencèrent à apparaître devant le paysan à partir du printemps 1918, quand les masses affamées des citadins réclamaient du pain et recommandaient des mesures de contrainte comme unique moyen de le recevoir des paysans avares et irresponsables. L’été vit déjà la réalisation de ces menaces.

Chaque jour paraissait apporter une nouvelle preuve de la vérité indésirable que les bolcheviks n’avaient aucun respect pour les intérêts des petits propriétaires, absorbés par quelque schéma personnel qui n’avait rien de commun avec les aspirations sociales des paysans.

À l’automne, les perquisitions de blé dans les villages, marquées par une série d’expéditions armées, se terminant souvent par des batailles sanglantes de plusieurs jours, menées suivant toutes les lois stratégiques de la guerre, provoquèrent la rupture et firent disparaître les derniers restes de sympathie pour les méthodes administratives bolchevistes.

On peut affirmer catégoriquement qu’à partir de ce moment la majorité écrasante des paysans vint à détester la terreur bolcheviste aussi sincèrement et implacablement que le pouvait n’importe quel autre représentant des classes dépossédées. On pouvait s’attendre que les ouvriers, étant l’unique classe dont le parti bolcheviste prétendait servir les intérêts, soutiendraient de tout cœur Dzerjinski et endosseraient ses plans terroristes, si repoussants qu’ils puissent paraître au reste de la communauté.

Ce ne fut pas du tout le cas. De nombreuses raisons, que j’examinerai plus loin avec plus de détails, provoquèrent un mécontentement grandissant parmi les masses ouvrières, les rendant soit indifférents vis-à-vis de la politique communiste, ou même ouvertement indignés par elle. Aucune des promesses attrayantes, si généreusement prodiguées au commencement de l’ère bolcheviste, ne fut vraiment réalisée. De belles miches du meilleur pain blanc, agitées d’une manière si tentante devant leurs bouches, se transformèrent en un quart ou même un huitième de livre d’une matière moisie, inappétissante et presque indigeste. Les riches commodités qu’on devait amener de tous les côtés du globe terrestre étaient encore attendues. Il est vrai que la journée de huit heures, six heures, et parfois zéro heure était garantie, mais ce ne fut pas aussi merveilleux qu’ils s’y attendaient. Comme les fabriques se fermaient les unes après les autres, devant la plupart des ouvriers s’ouvrait la perspective d’un très long chômage, qui durerait peut-être des années. D’autre part, il devenait évident que l’averse de billets de banque si généreusement imprimés, si librement distribués, serait forcée de s’arrêter un jour ou l’autre, laissant complètement à sec tous ceux qui vivaient maintenant exclusivement au bénéfice de cette distribution.

Toutes ces considérations mises ensemble ne pouvaient qu’abattre l’enthousiasme des premiers jours. L’expérience amère enseigna aux ouvriers des villes de voir de travers les procédés de son gouvernement. L’ouvrier doutait fortement déjà des chances de salut qui lui restaient de sortir de ce gâchis dans lequel l’avaient attiré ses leaders. L’esprit des ouvriers était tellement troublé que dans plusieurs endroits, plus cachés des yeux des autorités, ils envoyèrent des pétitions collectives à leurs anciens patrons, les priant de revenir reprendre la direction des affaires. Il y a huit mois, les ouvriers pestaient contre les ingénieurs, les mécaniciens, les intellectuels en général ; maintenant ils étaient arrivés à la conclusion tardive qu’ils ne pouvaient rien faire sans eux et qu’il serait d’une politique plus sage de les ramener à une coopération amicale plutôt que de les perdre complètement. Et cependant, c’était toujours contre cette même classe qu’était dirigée la terreur.

À l’approche de cette effroyable commission, ceux des intellectuels qui le purent fuirent pour sauver leur vie ; ceux qui restèrent furent arrêtés par douzaines et rendus inutilisables pour la direction des usines. Ainsi, une méfiance générale pour l’administration bolcheviste, en même temps qu’une compréhension meilleure de ses propres intérêts, tendait à déraciner les idées terroristes dans l’esprit des ouvriers, les rendant hostiles aux faits de la toute puissante commission extraordinaire.

L’on peut affirmer que la majorité de la classe ouvrière, de même que celle des paysans (quoique peut-être à une moins forte majorité) ne ressent que de l’aversion pour les associés et employés de M. Dzerjinski.

Quel est alors le groupe sur les intérêts directs duquel est fondée la politique terroriste ? Pour répondre à cette question, nous devons rechercher parmi le type particulier des gens qui, recrutés pour la plupart dans la classe ouvrière, firent leur apparition pendant les premiers mois de la révolution.

Imaginez-vous un jeune homme capable, versatile, extrêmement sûr de lui-même et extraordinairement ignorant, inspiré par de vagues idées de bonheur universel, en même temps que totalement incapable d’accomplir quoi que ce soit en pratique. Il a été élevé dans la persuasion et tout, autour de lui, semble le confirmer dans cette idée que la violence est l’unique force de l’histoire. N’est-ce pas la violence qui assura aux tsars un pouvoir aussi prolongé et aussi puissant sur l’esprit et la destinée de leurs sujets ? N’est-ce pas la violence qui empêcha leurs pères de s’instruire et de s’élever ? N’est-ce pas la violence encore qui jeta les peuples de l’Europe les uns contre les autres et lava la face de la terre avec des fleuves de sang ? Et, s’il en est ainsi, n’est-ce pas dans la violence que les masses croiront pour assurer leur ultime délivrance ? La science politique en général, la doctrine marxiste en particulier, auraient ajouté de nombreuses choses et des raisons beaucoup plus actives dans la formation de la société que ne l’est la violence. Mais notre jeune homme n’a eu ni le temps ni le goût pour s’adonner au langage obscur des livres. Aux observations de ses camarades, plus instruits et plus précautionnés, il cite triomphalement les discours de Lénine et de Trotsky, dans lesquels la sagesse innée de l’instinct prolétaire est proclamée l’unique principe solide d’une saine politique sociale. N’a-t-il pas été dit par Lénine lui-même que le moment était venu pour chaque soldat, quelque illettré qu’il soit, pour chaque ouvrier, quelque ignorant qu’il soit, d’apprendre pour et par eux-mêmes à gouverner le pays ? N’est-ce pas universellement connu de cette même autorité indubitable que pour obtenir le triomphe ultime de la cause communiste, il n’est nécessaire que d’enfermer cinquante capitalistes récalcitrants ? Si vous voulez savoir quel est l’instinct des masses et quels sont les moyens d’action qui paraissent le mieux convenir au moment, allez dans les baraques écouter les rumeurs des rues et vous verrez par vous-mêmes. Sur les corps des tués, sur les faces de cendre des condamnés, sur les traits figés de frayeur des suspects, des plaintes des riches et des exaltations des pauvres, vous verrez la vraie, l’unique politique. Ce type d’homme est le véritable support de l’organisation bolcheviste. Incapable d’avoir des pensées indépendantes, dédaignant la science, aveuglément dévoué à ses leaders politiques, profondément convaincu que l’opposition équivaut à la haute trahison, notre jeune homme croit à chaque mot des autorités. Il expliquera la banqueroute, l’échec social et économique, l’incapacité, les bakchichs, bref, tous les péchés mortels de la communauté bolcheviste, par les calomnies et falsifications de ses ennemis. Aucune sorte d’argument ne pourra le ramener à la raison. Si un intellectuel socialiste essaye de discuter avec lui, il se moque de lui, sachant que tous les intellectuels sont des imposteurs de profession. Si un de ses propres camarades plus âgé s’aventure dans une discussion et énonce une critique, il l’arrête court par une exclamation indignée. « Depuis quand êtes-vous devenu un bourgeois ? je n’aurais pas cru que vous soyez entraîné sur cette voie. » Si l’on donne dans les rues des explications impossibles des faits indéniables, il en est l’auteur certain et le promoteur infatigable. C’est d’un jeune homme comme celui-là que j’ai entendu plus d’une fois que les vols en gros des fabriques nationalisées sont l’œuvre des anciens propriétaires, qui achètent des ouvriers pour qu’ils volent et détériorent leurs propriétés.

Ce groupe n’est pas grand, mais il est extrêmement actif. Il tire les ficelles de l’organisation du parti et sert de pilier à tous les bureaux gouvernementaux. Il sait mieux que quiconque réduire au silence les membres par trop inquisiteurs du conseil, ou noyer une confession officielle dans des applaudissements enthousiastes. Il siège inutilement, pompeusement, solennellement dans de nombreuses commissions et sous-commissions, et meurt décemment sur le champ de bataille. Leur unique profession est de croire, leur seul devoir d’être enthousiaste, leur seul travail de se mêler de tout et de tout déranger. Pour les gens de cette espèce, la commission extraordinaire est un don des dieux. C’est l’expression même de cet évangile de violence auquel ils ont voué leur âme extrêmement jeune et peu curieuse, au profit d’une institution qui n’embarrassait pas leur esprit par des problèmes difficiles et promettait à la dévotion idéaliste sa récompense immédiate. S’étant donnés une fois, ils ne purent se reprendre.

Cette jeunesse enthousiaste savait fort bien qu’il n’y avait pas sur terre de meilleure place pour eux et que, dans aucune autre position que celle de ce terrorisme politique, ils pourraient, eux et leurs associés, jouir de privilèges supérieurs et de traitements plus élevés. Il était tout naturel qu’ils forment une sorte de fraternité, unis par les idées et les liens d’intérêt, une fraternité dont rien ne pouvait éveiller le bon sens et dont rien ne pouvait apaiser la soif de sang.

 

 

 

LE SYSTÈME DES SOVIETS

 

 

Par son origine historique, ainsi que par ses méthodes du début, la conception de l’administration soviétiste n’avait aucun lien avec la doctrine du bolchevisme. Le système des soviets parut pour la première fois en Russie au mois d’octobre 1905, suggéré par la nécessité d’un lien entre les masses éparses du prolétariat industriel en vue d’une action politique concertée. Jusqu’alors les masses n’avaient aucune organisation politique ou professionnelle. En fait, ce fut la version russe des clubs jacobins de la France révolutionnaire en tenant compte de la différence d’époque et des conditions sociales. Les clubs jacobins avaient pour but de concentrer l’énergie dispersée des classes moyennes révolutionnaires, énergie qui, autrement, se serait dissipée ou dépensée sans but et sans profit en des révoltes occasionnelles et en de courtes explosions de passions primitives ; telle aussi fut la portée des soviets, avec la seule différence que leur activité avait pour but d’organiser, non les classes moyennes, mais le prolétariat industriel, seule force directrice de cette nouvelle époque révolutionnaire. Les Soviets de 1905 ne se sont point confondus avec tel ou tel parti politique. Partisans de programmes politiques différents, très divisés sur mainte urgente question du jour, les membres de ces Soviets étaient unis par le commun désir de défendre la liberté contre les complots réactionnaires et contre les conspirations de ses ennemis. Les Soviets de 1905 représentaient une espèce de bloc politique, étant en fait la seule arme efficace avec laquelle le peuple peut combattre les forces unies du vieux régime.

Cette même idée de bloc politique était à la base du système des Soviets tel qu’il fut introduit d’abord après la révolution du mois de mars 1917. La nécessité de préserver la liberté nouvellement obtenue, jointe aux souvenirs de 1905, fit des Soviets le premier objet à atteindre par le peuple, à cette heure où se décidait sa destinée. Mencheviks, bolcheviks, socialistes révolutionnaires et socialistes modérés furent unanimes à prêter leur appui aux « conseils des délégués des soldats et des ouvriers » qui étaient rétablis. Tout le monde croyait que ces conseils seraient aussi efficaces dans les conditions nouvelles qu’ils l’avaient été il y avait douze ans. Des analogies superficielles entre le passé et le présent firent oublier aux gens que les problèmes de l’époque nouvelle n’étaient pas comparables à ceux de l’ancienne. La Russie de 1905 avait passé par une période de crise politique aiguë, les grandes questions sociales étant restées au second plan des préoccupations du peuple. Les conditions matérielles étaient alors supportables, sinon brillantes, et sa grande préoccupation était de s’assurer le degré de liberté auquel elle se croyait suffisamment préparée pour pouvoir en jouir. Mais maintenant ce n’était pas la question des droits, mais la question des vivres fui donnait la clef de la situation. Une révolution victorieuse signifiait cette fois l’établissement d’un système de transports, de production et de distribution efficace. Le pays, avec sa production agricole rendue impotente par la faute de l’administration inepte, avec son industrie désorganisée par les profiteurs et sa population sur le point de mourir de faim, demandait à grands cris du pain et des produits indispensables et une législation sociale qui pût en écarter les dangers économiques terribles qui lui faisaient face. Dans ces conditions, aucune organisation politique de quelque importance ne pouvait se désintéresser de ces problèmes, sous prétexte qu’ils n’entraient pas dans la sphère de son activité. Cela était encore moins possible pour une organisation qui, aux yeux du public, représentait l’âme de la Révolution, ses muscles et ses nerfs, vraie incarnation de son énergie vitale. Les Conseils étaient obligés, non seulement de devenir les moyens de défense politique, mais aussi les voies de législation sociale au sens large du mot. Pendant qu’ils observaient d’un œil infatigable le flux et le reflux des évènements politiques, on s’adressa à eux soudain pour qu’ils améliorent les moyens de transports, pour qu’ils subviennent aux besoins des citadins affamés, pour qu’ils soutiennent le courage défaillant de l’armée, pour qu’ils maintiennent l’ordre, pour qu’ils exercent une pression sur les marchands et commerçants afin qu’ils baissent leurs prix, en résumé, pour que les Conseils s’occupent de faire des règlements et des lois qui s’appliquent à droite et à gauche, à toutes les branches de l’économie nationale. Cet appel devenait de jour en jour plus pressant.

Tout le monde exigeait des Soviets « une action immédiate ». Oubliant complètement le fait qu’aucune organisation, si audacieuse et entreprenante qu’elle fût, ne pouvait réussir à exécuter des plans et des conceptions qui ne s’accorderaient pas avec sa nature. Les Soviets avaient été créés pour être des instruments de lutte politique : maintenant on leur demandait de devenir d’un bond le principal sinon le seul instrument de reconstruction sociale. Très vite, les Soviets se trouvèrent dans la position d’un général qui, au lieu de s’occuper de marches et contremarches, choses de sa profession, reçoit soudain des ordres d’établir le plan d’une idéale cité jardin, avec le projet d’une pouponnière modèle par-dessus le marché.

Dans la lutte politique on a besoin des gens d’un type militaire, braves dans l’action, éloquents dans leurs discours, capables, en provoquant des sentiments chez le peuple, d’en tirer parti, pas trop scrupuleux en affaires, avec leurs adversaires politiques. L’objet principal de ces gens est d’obtenir un succès immédiat sans se soucier des conséquences ultimes dont la portée et l’importance sont laissées de côté et seront estimées par les chefs. La prudence et les hésitations, engendrées par une étude approfondie d’un an, seraient absolument déplacés chez ces gens, aussi bien qu’une éloquence lourde et soporifique d’un professeur d’Oxford. Ces gens doivent toujours parler d’une façon brève, bruyante, suggestive, claire, même quelque peu vulgaire, s’ils veulent se concilier leur auditoire et l’amener à une action décisive. Ils doivent simplifier les arcanes de la doctrine pour qu’elle soit au niveau des cerveaux les plus arriérés, jusqu’à ce que leur propre esprit ne se simplifie aussi. On peut dire que leur succès est d’ordinaire en raison directe de leur naïveté politique, réelle ou affectée.

La révolution sociale, étant un processus très long et compliqué, exige des types d’hommes et une stratégie tout à fait différents de ceux qu’on vient de mentionner.

Un homme d’étude faisant usage de chiffres et non de sentiments, et de l’arithmétique de préférence à la logique abstraite ; un homme d’action, accoutumé à avoir affaire aux problèmes de la vie quotidienne et aux faiblesses de la moyenne des hommes ; un sceptique, sans illusions, susceptible néanmoins de puiser de la foi et de l’enthousiasme dans son labeur et assez brave pour dire d’amères vérités en défiant la protestation des masses : tel est le nouveau type voulu. Une ruche avec d’innombrables divisions et subdivisions sans aucune cellule vide ni abeille oisive ; un mécanisme bien étudié dont le seul principe est l’efficacité, et le seul guide la nécessité pratique : tel doit être le nouveau système.

Aucun de ces deux types d’homme et de ces deux systèmes ne peut être remplacé par l’autre. Un réformateur social est inévitablement un mauvais politicien. La combinaison des deux types en une seule personne est une exception beaucoup plus rare qu’un veau à deux têtes dans un musée forain. Au cours naturel des évènements, cette division du travail s’effectue au moyen d’une stricte séparation, en pratique sinon en théorie, entre les organisations de parti représentées dans les corps politiques constitués et une vaste armée de spécialistes qui travaillent chacun dans la branche particulière des administrations d’État. La révolution, avec sa fièvre et son remous, n’a ni temps, ni disposition pour reconnaître ces distinctions en principe et encore moins pour les mettre en pratique. La révolution jette en un seul tas les politiciens et les réformateurs sociaux, laissant à la logique de l’histoire le soin de décider lequel d’entre eux aura le pouvoir du jour. Il n’est pas question pour eux d’un travail commun en harmonie, puisque les moyens d’obtenir un succès politique a très souvent des chances d’être un gâchage de plans à longue portée de reconstruction sociale. L’un doit être subordonné à l’autre. La politique de chaque jour doit servir à atteindre des buts sociaux plus ou moins éloignés ou bien les réformes sociales doivent servir comme des appâts pour obtenir leur appui pour telle ou telle fin politique. Cette alternative se posa devant les Soviets qui l’ont résolue en faveur de la politique, sacrifiant ainsi les problèmes de la révolution sociale à la nécessité du moment fugace.

Qu’une telle manière d’agir ait été adoptée le cas échéant, cela résultait tout naturellement de la composition des Soviets. Des hommes d’action qui avaient passé des années dans les organisations syndicales et qui avaient conscience des énormes difficultés qui leur faisaient face, n’étaient pas la sorte de gens qui peuvent diriger les foules et leurs passions. De plus, ces syndicalistes étaient fort peu nombreux, la vie réelle russe de l’époque précédente n’offrant que peu d’occasions pour que puissent se développer des gens prudents, prévoyants, chefs actifs de la classe ouvrière. Tôt ou tard, étant donnée l’impatience des masses et leur ignorance politique, les éléments raisonnables du type d’un réformateur social devaient être mis à l’écart, remplacés par des hommes préférant des figures de rhétorique aux chiffres, et prêts à saisir le premier moyen d’occasion pour récolter les applaudissements du peuple. Mails les gens de la première catégorie purent tenir leurs positions 3 ou 4 mois malgré maint signe précurseur de leur chute imminente.

En premier lieu, l’efficacité pratique des Soviets était très faible. Toutes les réunions étaient consacrées aux discussions politiques et au vote des résolutions établissant des questions de principe, mais ne touchant que fort peu aux problèmes économiques d’actualité. Des questions de ravitaillement étaient reléguées dans les commissions qui faisaient un étalage très riche d’arguments allié à une stérilité complète de résultats. Tel fut aussi le destin des problèmes de transports, du contrôle de l’État, de la régénération industrielle, enfin de tous les problèmes qui étaient à d’ordre du jour. Ce n’est que dans deux sphères d’activité que les Soviets montrèrent de l’énergie et de l’esprit d’initiative. Ils mirent fin, avec un certain degré de succès, aux disputes dans l’industrie et empêchèrent les grèves dans les branches d’intérêt vital de l’industrie nationale. D’un autre côté ils menaient une propagande active dans tout le pays en publiant des proclamations et des brochures, et en envoyant partout des agitateurs et des propagandistes. Les services qu’ils ont ainsi rendus ne peuvent être trop estimés, car les masses étaient saisies d’une fièvre d’excitation et susceptibles de faire des révoltes anarchiques qu’il eût été difficile, à cause de la faiblesse du gouvernement, de soumettre par la force si elles avaient réellement lieu.

Il faut avouer que l’ordre relatif qui régnait dans les capitales et en province au début de la révolution était dû surtout à l’influence des Soviets et les limites que cette essence imposait à leurs réalisations de mesures pratiques.

L’été de 1917 n’a pas éclairci l’horizon politique. Au contraire il l’a obscurci par de nouveaux désappointements, de nouvelles difficultés, de nouveaux problèmes. La faillite évidente de la Révolution dans son effort d’aboutir à une paix après tant de délais, le retard des élections à la Constituante, l’incertitude des paysans au sujet de la question des terres, l’impatience toujours plus grande des masses laborieuses ont sapé le prestige du gouvernement aussi bien que l’influence des Soviets. C’est une question ouverte de décider s’il eût été possible à un génie ou à une collection de génies d’apaiser la tempête qui se préparait en renforçant la discipline et le respect des autorités, en diminuant la tension générale en même temps par l’introduction des réformes sociales radicales et effectives. Par le fait, on n’a tenté rien de semblable et chaque jour on avait de nouvelles preuves que les masses devenaient de plus en plus insubordonnées et ne montraient aucune inclination à suivre leurs chefs élus. Il ne restait que deux moyens d’éviter la menace de l’effondrement du système des Soviets. Les Soviets devaient entrer en collaboration plus étroite avec le gouvernement ; non seulement comme des conseillers politiques et chargés de contrôle, mais encore comme des organes exécutifs agissant dans les branches les plus importantes de la législation sociale ; en ce cas, ils devaient dire adieu à leur indépendance politique et devenir une espèce de nouvelle bureaucratie. Ou bien ils pouvaient garder leur indépendance en rejetant toute la responsabilité sur le gouvernement et en déclarant que le seul espoir du peuple était de les transformer en source unique de l’autorité publique. La première méthode comportait des devoirs et des responsabilités pour lesquels ni les buts immédiats, ni la composition actuelle des Soviets ne les avaient qualifiés. La deuxième méthode, quoique grosse de telles tâches futures qu’aucun homme d’État n’en avait rêvé de pareilles, était pour le moment plus simple. Cette méthode comportait un coup d’État. Puisque les Soviets ne pouvaient se reformer en eux-mêmes, ils devaient renverser le gouvernement. Si non une résolution de la question, c’en était du moins une remise à plus tard et permettait un moment de répit. Au moment où les tendances bolchevistes devinrent dominantes parmi les masses laborieuses, la lutte interne de parti au sein des Soviets avait atteint son comble.

Les élections amenèrent au premier plan, non des hommes d’action laborieux, mais des hommes qui adhéraient au mot d’ordre populaire : « Tout le pouvoir aux Soviets. » Dans les Conseils nouvellement élus, les hommes d’action efficaces et d’expérience formaient une infime minorité, le gros des délégués se composant d’agitateurs politiques des plus superficiels et des plus ignorants. Ainsi il advint que plus les Soviets désiraient de prendre le pouvoir, moins ils étaient qualifiés pour le faire. Le mois d’octobre 1917 donna aux Bolcheviks des Conseils dont la crédulité et l’obéissance étaient en raison inverse de leur travail.

Les Bolcheviks ont d’abord rendu les Soviets incapables et impuissants au point de vue social et puis leur donnèrent le pouvoir suprême. Il n’est pas étonnant que le régime des Soviets se trouva n’être qu’une ombre sans aucune signification réelle. L’évolution des Soviets suivit par la suite deux directions. Leur pouvoir législatif leur fut peu à peu enlevé par le Conseil des Commissaires du Peuple, et leur pouvoir exécutif par la nouvelle bureaucratie Bolcheviste.

Au point de vue formel, ils restèrent le suprême pouvoir du pays comme cela était établi par la constitution communiste. Ils choisissaient dans leurs réunions communes (délégués des ouvriers, des soldats et des paysans) le Comité Exécutif qui devait exercer le contrôle du Conseil des Commissaires du Peuple et discuter au sujet des rapports qui étaient présentés par les pouvoirs publics à son approbation. Mais ce n’était qu’une politique, ils firent tout ce qu’ils purent pour éloigner les intellectuels de leur parti, et pour remplir les Soviets par les pires éléments et les moins compétents de la classe ouvrière. Ils ont cultivé et ravivé la méfiance à l’égard des gens cultivés qui est profondément enracinée dans les masses. À la fin, c’est devenu une idée fixe et une ligne de conduite politique établie. Crier « À bas les intellectuels » était considéré comme une expression de sympathie envers le peuple. Et les Bolcheviks, désireux de se rendre populaires, firent chorus avec les enragés et se mirent en tête du mouvement contre les intellectuels, ne voyant pas les conséquences finales qu’il aurait pour leur propre cause. Les conséquences ne se firent pas attendre. Au moment de leur victoire, les Bolcheviks se trouvèrent à la tête de légions de gens irresponsables qui criaient d’une voix hystérique : « À bas les intellectuels ! Vive Lénine ! » Et, parmi ces masses enragées, il n’y avait qu’une poignée de gens qui avaient la moindre idée de ce qu’ils allaient faire par la suite.

Mais ce n’était qu’une question de forme sans importance réelle, car la plupart de ces délégués avaient autant d’influence sur le cours des affaires publiques que les chaises sur lesquelles ils étaient assis. Le système même semble très simple. Les paysans, les ouvriers et l’Armée Rouge, de chaque district administratif, élisent leurs représentants aux Conseils locaux qui, à leur tour, élisent un certain nombre de délégués aux Conseils Provinciaux ; ces derniers élisaient soit en leurs réunions plénières, soit dans les réunions séparées des trois espèces de délégués (ouvriers, paysans et soldats) quelques membres du Congrès central qui devait s’assembler chaque trois mois. D’après la loi, chaque personne, homme ou femme, de plus de 18 ans et appartenant à une des catégories mentionnées, avait le droit d’élire et d’être élue. Selon toutes les apparences, c’était le pouvoir du peuple. Mais il ne pouvait en être ainsi en réalité, parce que, derrière les coulisses, le mécanisme du parti agissait, recommandant les candidats pour leur fidélité au parti et non pour leur valeur pratique. Le résultat naturel fut que le Congrès des Soviets fit silence sur les infractions évidentes à la Constitution qui avaient été commises par les autorités centrales sous prétexte de nécessité politique urgente. Le Congrès ne se troubla point quand il apprit que quelques décrets parmi les plus importants avaient été publiés, non seulement sans l’assentiment du Comité Exécutif, mais même à son insu. Le Congrès ferma les yeux sur le fait que les postes les plus importants de l’administration étaient donnés par des Commissaires.

Le Congrès consentit avec soumission à jouer le rôle d’une marionnette constitutionnelle remontée pour l’éternité pour dire un « Oui » invariable et incapable de par sa nature de tout autre accomplissement oratoire.

Après quelques mois d’existence, il était déjà devenu une momie, très louée, souvent invoquée, mais bonne à rien, sauf à faire un trompe-l’œil international ou à en imposer aux gens crédules de la Russie et de l’étranger qui avaient des sympathies pour le Parti communiste. D’une importante organisation politique, devenir un zéro politique – telle fut l’évolution réelle des Soviets ; un processus décrit par les Bolchevistes comme une élévation à partir de rien jusqu’à la toute-puissance.

 

 

 

L’ADMINISTRATION BOLCHEVISTE

 

 

L’esprit Russe, grâce aux conditions générales dans lesquelles il se forma, se remarquait toujours pour une combinaison étrange de deux qualités contradictoires. C’est ce qui en faisait une énigme pour l’Occident. D’un côté, il aspirait à la liberté absolue, d’un autre à la soumission complète. C’est ainsi qu’il partagea ses sympathies entre l’anarchie et l’autocratie sans jamais pouvoir se décider laquelle choisir, adoptant l’un seulement pour mieux soupirer pour l’autre. On trouverait difficilement un autre peuple européen ayant légué à l’humanité une collection aussi riche de tyrans et d’anarchistes, deux types historiques aussi parfaits qu’Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Boltin et Stenka Rasin.

Le mouvement bolcheviste, étant un mouvement des masses, ne pouvait manquer de redonner à ces deux caractéristiques de la mentalité russe une netteté inconnue jusqu’alors. Le Bolchevisme professe la liberté complète et presque déchaînée des citoyens. Sous ce rapport, Lénine est un Bakounine ressuscité ; son programme n’est qu’une nouvelle version des principes et fondements du programme de Bakounine. La nécessité d’un pouvoir central est niée, l’armée permanente et la milice sont jugées inutiles ; l’État est décrit comme une combinaison de corps provinciaux autonomes, sans aucun lien commun. Les relations sont réglées par des conventions libres et leur indépendance est garantie par une absence complète de système de contrainte. Chaque employé, si minime fût-il, est élu et révocable en tout temps si la majorité des électeurs le juge incapable.

La distinction des rangs et salaires est abolie et aucun fonctionnaire d’État ne peut être mieux payé qu’un ouvrier qualifié. Jusque-là c’est l’anarchie, ou du moins, c’en est l’approximation la plus rapprochée. Écoutons maintenant la voix de l’autocratie.

Le schéma proposé est le meilleur, mais il est irréalisable s’il n’est soutenu par un parti fortement organisé, préparé à de longues attentes et sacrifices dans l’intérêt de l’avenir. C’est dans l’espoir de cet avenir que les membres du parti doivent renoncer pour l’instant à leur désir d’indépendance et de liberté en se soumettant au contrôle de leur organisation centrale se considérant plutôt comme soldats que comme citoyens d’une communauté libre. Le but du communisme est la meilleure justification des moyens employés pour l’atteindre. Il n’y a aucune contradiction dans ce fait qu’il existe dans un État communiste des institutions fondées d’après les principes de stricte discipline et ne laissant des droits à la liberté qu’une simple ombre. Puisque l’unique voie vers la liberté est la violence, les obligations imposées par elle sont parfois plus importantes que tous les droits proclamés par la première.

Ce qui s’appelle force aujourd’hui s’appellera liberté demain ; ce qui s’appelle liberté aujourd’hui pourra ne s’appeler que ruine demain.

Si d’un côté le bolchevisme suppose un degré de liberté et d’égalité jamais atteint depuis l’âge d’or, de l’autre côté, la même doctrine, à la réflexion, ne se distingue en rien du despotisme militaire. Jusqu’à ce que ce ne soit qu’une doctrine d’avenir, jamais éprouvée par l’amère réalité, il était relativement facile aux leaders bolchevistes de cacher ces tendances contradictoires par des discours fleuris et de vagues promesses. L’État bolcheviste semblait également attrayant aux amants de la liberté et aux convaincus de la stricte discipline sociale. Il était à peine moins le bienvenu pour ce groupe important de gens qui ne pensent pas beaucoup ni à l’un ni à l’autre, mais sont absorbés uniquement par le désir de faire fortune le plus rapidement possible dans les meilleures conditions.

Cette erreur devait se terminer naturellement au premier triomphe de la cause bolcheviste. Le labyrinthe compliqué de la théorie commença à se préciser en ses éléments contradictoires et les deux forces du dieu bolcheviste apparurent aux regards étonnés de leurs admirateurs dans toute leur incongruité, à peine ce dieu fut-il appelé aux sales besognes de la création. La violence, qui ne devait être qu’un moyen de réaliser leur idéal, s’en est montrée le but, elle ne put ni ne voulut être conciliée avec la liberté complète qui était la principale attraction de la doctrine.

Chaque jour il devint plus évident que, dès que la couche tenue éclaterait, une poussée d’autocratie d’une richesse inconnue paraîtrait au monde. Les apôtres de la révolte sacrée se montrèrent les partisans de l’esclavage le plus abject. Il fallut un an pour compléter cette transformation et l’exprimer en une lutte de corps d’État locaux et des organisations centrales. Les premiers réclamaient les libertés, les seconds la discipline militaire. Cette lutte se faisait particulièrement remarquer parmi les organisations économiques que le régime bolcheviste avait implantées dans le pays. Les industries étaient nationalisées et chacune était soumise au contrôle d’une institution élue appelée « commission de l’usine ». Cette commission devait tout faire : procurer les matières premières, délimiter la durée de la journée ouvrière et les conditions générales du travail, surveiller la direction des établissements, exercer le contrôle sur les ingénieurs et contremaîtres et conserver une certaine discipline parmi les ouvriers. La commission devait être exigeante et énergique puisque l’existence de l’usine dépendait d’elle, mais elle devait être souple et douce puisque révocable à chaque instant et dépendante du plaisir des ouvriers qui l’avaient élue. Ces conditions étant mutuellement incompatibles il en résulta que les meilleurs éléments de la masse ouvrière, qui étaient placés à la tête au début, étaient bientôt forcés à démissionner et à céder leurs postes aux gens qui savaient s’insinuer dans la confiance de la majorité. Il en advint bientôt un chaos universel qui rendit la production presque impossible.

Dans une des fabriques, les ouvriers passaient la moitié de leurs journées à des réunions discutant les moindres détails du travail et n’arrivant jamais à une conclusion satisfaisante. Dans une autre usine, les ouvriers réclamaient des choses qu’il était impossible de leur concéder, sous menace d’exterminer la commission si elle n’y consentait pas. Dans une troisième, les ouvriers avaient pris possession de tous les produits et la fabrique fut laissée sans rien. Dans une quatrième, les ingénieurs, comme représentants de la classe bourgeoise, recevaient un traitement inférieur au salaire des livreurs, à la suite de quoi ils quittèrent la fabrique qui dut se fermer.

Le problème de ravitaillement devenait de plus en plus menaçant parmi la confusion générale et rendit la masse de plus en plus inquiète, irritable et difficile à gouverner. La commission, que tous les honnêtes ouvriers considéraient de leur devoir de fuir, tomba, dans la plupart des cas, entre les mains des accapareurs qui ne faisaient que voler tout ce qu’ils pouvaient atteindre.

Pour toutes ces raisons, l’industrie dépérissait et rien ne pouvait la sauver. La corruption n’était pas l’unique raison de l’échec. Le système de commission en était une lui-même : lourd et compliqué, il paralysait toute méthode de direction rationnelle. Chaque membre de la commission considérait de son devoir de se mêler dans le travail des autres et l’absence de spécialisation du corps gouvernant, causée par les considérations d’ordre politique, ne se faisait que trop sentir dans la partie technique de la production. La dernière, et non la moindre, des raisons était la disproportion complète entre le nombre des membres de la commission et les réels besoins de la direction. Le prix de revient était si fantastique qu’aucune entreprise industrielle, si florissante qu’elle soit, ne pouvait le soutenir. Nous pouvons citer à titre d’exemple un cas pris dans l’industrie minière de l’Oural.

Quand les hauts-fourneaux et les aciéries de l’Oural ont été nationalisés, le fer blanc se vendait à 200 roubles le poude (poude est à peu près 16 kilogrammes). Il fut décidé, considération faite, d’augmenter le prix jusqu’à 260 roubles le poude, le prix précédent ne couvrant pas le prix de production. Quand la question fut soulevée au Conseil central de l’économie nationale, il fut constaté qu’une fabrique privée, relativement petite, qui avait échappé à la nationalisation, pouvait vendre le poude de fer blanc à 180 roubles, avec un profit convenable quoique ayant un personnel bien inférieur au point de vue technique et des capitaux moindres que les énormes fonderies nationalisées.

L’explication de ce fait est très simple. La différence de 80 roubles par poude était due à l’augmentation des dépenses administratives, c’est-à-dire était payée aux membres de la commission de l’usine. La proportion entre les autres établissements n’était peut-être pas aussi absurde, mais cependant suffisante pour rendre impossible la production rationnelle.

Ce n’est pas seulement la production socialiste, mais aussi la production du capitalisme moderne qui exige la plus large coopération des différentes branches industrielles. Cette coopération était irréalisable avec le système des commissions industrielles indépendantes. Chaque fabrique ne prenait en considération que ses propres intérêts sans la moindre attention aux intérêts généraux de l’industrie. Chaque fabrique insistait sur son droit d’agir comme cela lui paraissait être le mieux, droit qui lui était garanti par la constitution bolcheviste. Il en résulta que les fabriques refusant les matières premières ne se conformaient pas aux besoins des industries de fabrication et ces industries durent mettre leurs produits à des prix fantastiques bien supérieurs aux possibilités d’achat des consommateurs. De nombreuses fabriques durent fermer parce que la matière première qui existait en abondance et à proximité ne leur était pas livrée à abondance, et, tout près, ne leur était pas livrée à temps. À la suite de toutes ces raisons, la production générale diminua dans des proportions alarmantes. Sans parler des fabriques en pleine déconfiture, même celles qui étaient dirigées plus ou moins habilement et honnêtement avaient une diminution de production allant de 30 à 80 %. À la campagne la situation était pire encore. Les conseils locaux faisaient la sourde oreille aux démonstrations du ventre. Chacun poursuivait de son mieux les intérêts du village au meilleur cas, les siens au pire. De grandes fabriques étaient souvent forcées à se fermer parce que les conseils des paysans des villages environnants avaient déclaré « bien communal » les bois qui appartenaient à la fabrique, refusant de livrer le combustible ou en demandant des prix exorbitants. Cet état d’affaires ne pouvait continuer.

Déjà au mois de mai 1918, Lénine s’alarma et prononça son discours le plus commenté dans lequel il recommandait à ses partisans « de prendre une ou deux leçons d’administration raisonnable chez les capitalistes ». Mais à ce moment, il était encore trop tôt pour que ces conseils soient attentivement écoutés. D’un côté les masses, de même que le parti, ne se séparaient que difficilement de leurs illusions anarchistes ; d’autre part, si les autorités bolchevistes avaient même décidé de suivre ces conseils, il leur aurait été extrêmement difficile de les réaliser par suite du manque de bon système de compulsion. Quoique le capitalisme d’État se dressât déjà dans l’esprit des autorités, par contraste au communisme manifestement avorté, il était encore complètement privé de tout moyen de réalisation. Il est vrai, on ne manquait pas de violence, qui était exercée de droite et de gauche avec une générosité impitoyable pour les ennemis et amis. Mais ce n’était pour ainsi dire qu’une précieuse commodité perdue, une fontaine de félicité manquant de conduite adéquate. Ces énergies perdues devaient s’accumuler, ces milliers de mains furieuses devaient se réunir en énormes poings avant que la nouvelle ligne de conduite puisse être adoptée avec quelque chance de succès ou du moins d’impunité.

La faim vint en aide, elle fit aspirer à la garde rouge des milliers qui pouvaient y trouver une nourriture abondante, une solde riche avec un danger de mort plus ou moins éloigné. À mesure que la nouvelle armée augmenta en nombre et que la discipline s’y perfectionna, la voix de l’autorité devint plus haute et plus puissante.

Le Conseil des Commissaires du peuple était maintenant en état de dicter les termes et contraindre le pays à l’organisation économique qu’il estimait convenir à ses besoins. La lutte entre les administrations locales et le centre à l’état plus ou moins latent pendant les premiers mois du bolchevisme était entrée en pleine effervescence vers la fin de l’été. Beaucoup de nouvelles organisations se formèrent en plus de celles qui existaient déjà. « Le Conseil central du ravitaillement », « le Conseil supérieur de réorganisation économique national », le « Comité supérieur pour procurer le combustible », « le Comité central de l’industrie textile », « le Comité central de l’industrie métallurgique », « l’Organisation centrale pour élever le degré de culture du prolétariat », « le Comité central de logement ». Bref, toutes les questions qui, jusqu’à présent, devaient provenir de l’initiative sans contrôle des masses, et de leurs Comités locaux étaient confiées maintenant au Comité central.

L’idée n’était pas mauvaise en elle si elle avait été appliquée il y a un an par des spécialistes suffisamment préparés, plus ou moins compétents, et des employés honnêtes ; cela aurait peut-être sauvé le pays de la moitié des hontes dont il souffre à présent. Mais c’était trop tard, aucune centralisation ne pouvait rappeler à la vie les restes brûlés de l’industrie nationale, de même qu’on ne pouvait trouver dans l’organisation bolcheviste un personnel suffisamment qualifié qui puisse faire face à la situation. Il est vrai que les bolchevistes, guidés par l’amer besoin, essayèrent de ramener les spécialistes disparus dans leurs institutions économiques nouvellement organisées. Un essai dont ils furent frustrés par la haine sacrée des mois précédents et par leur propre commission extraordinaire qui fit de son mieux pour balayer les dernières traces des spécimens lamentables de l’humanité ! Il arriva ainsi que cette initiative du Centre, quoique ayant à sa tête les meilleurs éléments du parti bolcheviste joint à l’aide de la coalition financière et même au besoin à l’aide armée, était condamnée d’avance à l’échec.

Un examen rapide de l’activité de ces institutions montrera les buts et les résultats obtenus dans la nouvelle phase de la politique bolcheviste.

 

 

 

COMITÉ CENTRAL DE RAVITAILLEMENT

 

 

Établissement qui, pendant l’été 1918, absorba la somme fabuleuse de 280 millions par mois et sous la direction éclairée duquel le pays mourait de faim pendant un an. Ce Comité prétend répondre aux besoins de toute la Russie. Il est investi de plein pouvoir à cet effet. Il envoie des Commissaires partout, supprime avec la plus grande rigueur la vente de pain au détail, et organise les expéditions de pain aux coins les plus éloignés du pays. Pendant ce temps, son bureau statistique n’a aucune information sur les localités où l’on peut trouver du pain. Les Commissaires agissent au hasard. Les expéditions à Kharkov et à Voronej sont à peine mieux conseillées que ne l’étaient celles des conquérants moyenâgeux allant aux Indes à la recherche de l’or. Il est reconnu par les Bolchevistes eux-mêmes que le Comité de ravitaillement subit un échec complet et qu’il est impossible de vivre sans les accapareurs qui vendent le pain à 500 roubles le poude.

 

 

 

CONSEIL PRINCIPAL DE L’ORGANISATION ÉCONOMIQUE NATIONALE

 

 

C’est une institution chargée d’élaborer les plans d’organisation des industries de tout le pays. C’est peut-être l’institution la plus active, la plus honnête et la plus compétente parmi les organisations de l’État bolcheviste. Les hommes qui se trouvent à sa tête sont bien au courant des questions d’économie nationale et il y en a plus d’un parmi eux qui se serait montré organisateur merveilleux si on l’avait seulement laissé faire. La plupart des membres responsables de cette institution diffèrent beaucoup du type commun bolchevik. Ils sont, soit des bolchevistes modérés, soit des menchevistes avoués. Le plan proposé par un membre de cette organisation, et approuvé par Lénine et presque sûrement en exécution au moment où j’écris ces lignes, montre à quel point les nouveaux projets sur la direction industrielle diffèrent de l’ancien modèle bolcheviste.

D’après ce plan, chaque firme industrielle doit être dirigée par une commission de trois spécialistes : un spécialiste pour les questions financières, un spécialiste technicien et un spécialiste sur les questions se rapportant à la discipline de la fabrique et à la direction générale du travail. Sur ces trois spécialistes, les deux premiers sont nommés par les autorités centrales, le troisième peut être proposé par les ouvriers, mais sa nomination doit en tout cas être ratifiée par le Centre. Ils ne peuvent être renvoyés par les ouvriers de la fabrique et ne sont pas directement responsables envers eux. Les Comités de fabrique peuvent demander des explications aux Commissions et doivent travailler en collaboration avec elles, mais ils sont complètement privés d’indépendance et du pouvoir exécutif dont ils jouissaient jusqu’à présent. Ce plan montre très bien la direction générale vers laquelle se dirige maintenant la pensée des cercles d’autorité bolcheviste.

La mise en exécution de ce plan paraît toutefois douteuse même à son auteur. Deux exemples nous suffiront à démontrer que ces doutes sont bien fondés.

À la fin de l’été 1919, le Conseil supérieur fonda une fabrique modèle avec les meilleures machines, les ingénieurs et les chimistes les plus capables que l’on pouvait trouver. La fabrique promettait de prospérer et commençait déjà à donner de bons résultats, lorsque subitement, sans la moindre provocation, le Conseil local, de concert avec la Commission extraordinaire, décida d’arrêter tous les spécialistes de la fabrique pour suspicion d’activité contre-révolutionnaire. La fabrique dut s’arrêter.

Un ingénieur bolcheviste, investi des pouvoirs dictatoriaux, fut envoyé par le Conseil pour mener une enquête sur les conditions de trois fabriques qui périclitaient, chargé d’y trouver remède.

Dans une des trois fabriques, il trouva une Commission pleinement constituée et bien payée, mais sans un seul ouvrier. L’ingénieur fut immédiatement noté comme contre-révolutionnaire et aurait été arrêté sur place s’il n’avait pas réussi à s’échapper à temps.

Dans la deuxième fabrique, il eut beaucoup de peine à sauver son dos dictatorial des marques humiliantes de la colère populaire. À son arrivée à la troisième fabrique, l’ingénieur reçut, en qualité d’intellectuel, l’ordre immédiat du Conseil local de balayer les rues ; il n’échappa à ce devoir que grâce à la vitesse de son automobile.

Presque tous les membres du Conseil ont eu, à peu de chose près, les mêmes aventures qui peuvent témoigner de tout sauf d’un succès pratique.

 

 

 

COMITÉ SUPÉRIEUR POUR PROCURER LE COMBUSTIBLE

 

 

Une très grande activité : nationalisation des petites barges ramenant le bois à la capitale, nationalisation de tout objet en bois qui pouvait être trouvé aux environs de la ville, confiscation du bois amené à la capitale par les paysans naïfs !

Résultats : absence totale de tout combustible et une température glaciale (très souvent 2 ou 3 degrés au-dessous de zéro) dans toutes les maisons de Moscou et de Petrograd.

 

 

 

COMITÉ CENTRAL DE L’INDUSTRIE TEXTILE

 

 

C’est en même temps un centre de distribution et la Chambre de Commerce de toutes les industries textiles. C’est l’autorité technique supérieure, sur toutes les questions se rapportant à cette industrie.

Parmi les gens intéressés à l’industrie textile, ce Comité devint le synonyme de la plus haute incompétence technique, de l’idiotisme financier et du ridicule le plus absolu qu’un homme puisse atteindre.

On voit dans les chambres encombrées de ce bureau de nombreux délégués ouvriers, membres de commissions de fabriques, des ingénieurs, des clercs, des employés bolchevistes, différant tous au point de vue politique mais absolument unanimes quant à leur appréciation de cette institution. En écoutant leurs histoires indignées, on a l’impression d’être plutôt à un théâtre de comédie légère que dans un service d’État.

Ce jeune homme malheureux, voûté par le chagrin, est le caissier d’une fabrique provinciale envoyé ici pour recevoir l’argent des salaires des ouvriers. Il y a un mois qu’il est ici et est encore loin de recevoir l’argent ; il a déjà eu bien des menaces des fléaux qui l’attendent de ses camarades encensés.

Le représentant d’une autre fabrique essaye depuis des semaines d’obtenir la matière première. Non seulement il n’a pas réussi dans son entreprise, mais tous les plans, rapports et chiffres sur ce sujet, remis par lui au Comité, ont été perdus quelque part.

Chacun a sa liste de griefs, d’injures et de pertes à énumérer à la foule compatissante. Liste plus abondante en anecdotes incroyables et en sottises amusantes que toutes les histoires des Mille et une Nuits prises ensemble.

 

 

 

COMITÉ CENTRAL D’INDUSTRIE MÉTALLURGIQUE

 

 

Un heureux concours de circonstances a donné à cette organisation quelques hommes compétents, anciens militants du mouvement ouvrier professionnel qui, quoique incapables d’accomplir quelque chose de positif, ont cependant réussi à éviter les méfaits alarmants du Comité Central d’industrie textile. Quand vous questionnez sur les résultats obtenus par cette organisation, on vous informe que dans deux aciéries (sur combien ?) la production a été ramenée à la moyenne d’avant-guerre. Quant aux autres preuves de succès, vous êtes prié de les attendre encore six mois, peut-être plus, peut-être moins. Puisque les plans sont élaborés et approuvés par les connaisseurs, la période de leur application est une question de moindre, sinon d’aucune importance.

 

 

 

COMITÉ CENTRAL DE LOGEMENT

 

 

Celui qui pense que cette organisation a vraiment l’intention de loger des gens se trompe lourdement. Sa principale préoccupation est plutôt d’expulser les gens hors de leurs maisons. Leurs procédés reviennent à cela.

Imaginez-vous des ouvriers (on prête une attention particulière à ceux qui appartiennent au parti bolcheviste) qui veuillent trouver des logements meilleurs que ceux qu’ils habitent actuellement. Ils s’adressent au Comité central qui doit envoyer leurs demandes au Comité local du logement. Le Comité local expulsera deux ou trois familles, auxquelles il pensera les premières, pour faire place aux demandeurs. Il va sans dire que les meubles de ces familles sont confisqués et donnés aux nouveaux locataires. On ne peut pas louer ou occuper une seule chambre sans l’autorisation du Comité. Des considérations d’amitié personnelle ou même des liens de famille ne sont pas pris en considération. La préférence est donnée d’abord aux Communistes, après aux ouvriers en général, et ensuite seulement aux premiers demandeurs. Il arrive par conséquent, fréquemment, qu’une famille ne puisse loger un fils ou un frère, étant forcée à louer leur chambre libre à une personne imposée par la Commission omnipotente. Il est presque impossible d’éviter ces règlements, étant donné que les Comités de maisons sont responsables pour chaque infraction qui arrive. Les résultats de cette politique sont vraiment surprenants. On peut par exemple voir de grandes maisons de quatre et cinq étages absolument vides, alors que beaucoup de gens, plus particulièrement de malheureux intellectuels, rôdent pendant des semaines en quête d’un appartement. La solution de cette énigme est très simple. Ceux qui occupaient cette maison auparavant ont été expulsés et les nouveaux locataires ne pouvaient ou ne voulaient en payer la rente annuelle. C’est ainsi que les maisons sont restées inhabitées, témoins éloquents des hauts principes des lois faites pour le bien-être des gouvernés.

La Commission centrale de logements et ses branches locales affiliées ont vraiment fait tout ce qui était en leur pouvoir pour propager le maximum d’ennuis parmi le maximum des gens ; vouant ainsi à la honte la doctrine benthamienne qui conseille exactement l’opposé. Quelque désagréable qu’il soit pour les habitants de la ville, ce système rapporte de belles récoltes aux membres de la Commission, dont la plupart sont prêts à faire des concessions à « l’esprit bourgeois » moyennant des pots de vin convenables.

Cet examen très rapide des nouvelles institutions qui devaient ramener sous le contrôle direct des autorités centrales les organisations locales indépendantes, peut donner au lecteur une idée plus ou moins exacte des nouvelles tendances de la politique bolcheviste et des résultats obtenus par elle.

Il n’a été épargné aucun effort pour transformer le chaos roulant de la capacité individuelle et les folies anarchistes en un État centralisé gouverné par des experts capables et des employés compétents. La compréhension limitée des sujets était remplacée par le despotisme illuminé des gouvernants soutenus par la Commission extraordinaire.

Les intellectuels opiniâtres étaient conduits vers un état de souple imbécillité et d’obéissance passive. Les ouvriers furent intimidés et les paysans soumis sous les auspices de la même institution avec l’aide des organisations communistes.

Qu’a-t-on obtenu par ces mesures ? Au lieu d’un État modèle, nous voyons le même chaos d’intérêts contradictoires, d’appétits querelleurs, de plans avortés, d’espoirs trompés gouvernés et embrouillés par les caprices éhontés ou les erreurs honnêtes d’un énorme corps officiel et non par l’humeur changeante des masses.

La violence devenait systématisée, étiquetée, scientifiquement intensifiée, amenée à la disposition de la pieuvre de l’État. Elle pénétrait dans toutes les occasions de la vie sans perdre une parcelle de sa virulence et restant la même combinaison de haine fanatique et stupide qu’elle avait été pendant les premiers mois du gouvernement bolcheviste.

En novembre 1918, pendant une des séances du Comité central du parti, Lénine lui-même, en passant en revue la situation générale du pays, prononça une phrase très significative : « De nos jours, la loi des Soviets est, en large mesure, la loi des coquins, car nous n’aurions pas assez de place sur les quatre pages entières de notre organe officiel pour les noms seuls des personnes responsables qui ont fui le front ou les postes civils, emportant avec eux de l’argent public. »

Une preuve encore plus concluante des résultats pratiques de l’administration bolcheviste nous est donnée par les budgets communistes, dont chacun montre une perte ordinairement de trois fois supérieure aux revenus.

Si nous confrontons les chiffres du budget avec les paroles de Lénine, nous arrivons à la conclusion que l’ennemi le plus implacable du bolchevisme n’aurait pu énoncer une accusation plus sévère.

 

 

 

LE BOLCHEVISME ET LA CLASSE OUVRIÈRE

 

 

L’intrigue d’amour des bolchevistes et de la classe ouvrière commença en 1902. Après la scission dans la Social Démocratie russe, elle passa par trois états différents, chaque état nouveau étant la négation absolue de l’état précédent.

Au commencement de sa carrière politique, le bolchevisme n’attacha pas beaucoup de valeur à l’instinct révolutionnaire des masses. Les masses, disait-on, sont surtout dirigées par les intérêts quotidiens, manquant d’esprit de sacrifice qui seul peut assurer l’ultime triomphe de la cause socialiste. La majorité étant toujours (à l’exception de courtes périodes de soulèvement universel) plus ou moins stupide et réactionnaire, c’était sur la minorité consciente, dont le travail infatigable et le courage gigantesque étaient les seuls moyens d’activer le pouls lent de l’histoire humaine, qu’étaient fondés les espoirs de l’avenir. Il n’était donc pas recommandable d’adapter la politique du parti à la mentalité moyenne des ouvriers.

La voix décisive sur toutes les questions vitales de tactique et de programme devait être accordée à ceux-là seuls que guidait la considération de l’avenir ultime du socialisme et non ses résultats immédiats. Le groupe dirigeant comprenait dans sa mentalité toute l’inspiration latente, dans son tempérament toutes les forces motrices endormies de la classe ouvrière. Il était caractérisé par Lénine comme groupe de « révolutionnaires professionnels ». Il ne devait aucun compte, non seulement aux classes ouvrières, dont il dirigeait les affaires, mais même aux organisations du parti.

Chaque localité avait son propre comité de parti où était représentée seulement la crème socialiste, ou ce que les leaders considéraient comme étant la crème. Quoique dans ces comités les questions soient décidées à la majorité, cette méthode ne s’étend pas à la masse du parti, qui doit tout simplement obéir aux instructions reçues d’en haut et accomplir les plans décidés par ceux qui « savent ». Il faut ajouter que les Comités eux-mêmes n’étaient pas élus. Leurs membres étaient nommés par le Comité central ou choisis par cooptation. Cette méthode d’organisation de parti adoptée par les Bolcheviks (ce qui causa la scission ci-dessus mentionnées) était justifié à ce moment par le prétexte que la persécution tsariste l’avait rendue nécessaire en même temps que le manque de préparation de la masse. Quand ces obstacles furent surmontés par la « tant espérée révolution », il ne fut que naturel que ce système soit immédiatement supplanté par les méthodes administratives de parti telles qu’elles existaient à l’Occident. Les évènements subséquents ont cependant montré que loin d’être des artifices inventés sur le moment, ces idées étaient le cœur et l’âme même de la doctrine bolcheviste. La confiance implicite envers les leaders, la discipline muette, la soumission vantée comme vertu révolutionnaire, ce qui caractérise un esprit étroit et étrangement religieux, bien qu’en germe seulement, était déjà inhérent à cette doctrine.

Le mouvement révolutionnaire de 1905 fut de trop courte durée pour permettre à ces particularités de se manifester suffisamment clairement. La période de réaction violente fut aussi peu favorable non seulement à l’expansion de l’influence bolcheviste et à la cristallisation de ses dogmes, mais à toute propagande politique des partis socialistes. À partir de la fin de l’année 1907 jusqu’au commencement de la guerre, le bolchevisme resta comme il l’avait été, en état stationnaire. Son activité était à la publication de pamphlets, proclamations et journaux de parti, parmi lesquels très peu atteignaient le but, et aux querelles amères et ininterrompues avec les menchevistes, dont l’écho dépassait à peine le quartier latin de Paris et la rue de Carouge de Genève. Cependant, même dans cet état stationnaire de son existence, les méthodes de direction de parti employées par Lénine et ses associés avaient un caractère tel qu’elles soulevaient la désapprobation et même la révolte ouverte des cercles bolchevistes en Russie et à l’étranger.

Le fait suivant, insignifiant en lui-même mais caractéristique pour la mentalité bolcheviste, montrera à quel degré d’intolérance arrivait le groupe dirigeant. Un philosophe, M. Bogdanov, appartenant au parti bolcheviste et très connu pour ses recherches scientifiques en économie politique et en psychologie, fit paraître une série d’articles dans lesquels il adoptait la théorie des connaissances de l’école empirique d’Avenarius.

Lénine en désapprouva la tendance générale du point de vue de son dogme et à la fin fit de cette question philosophique de « ce qu’est la chose en soi » une dispute de parti. Les gens qui adoptaient l’idée de Bogdanov furent déclarés des réactionnaires méprisables, indignes de rester dans les rangs du parti.

Des procédés semblables et d’autres encore moins estimables furent employés dans les torrents de polémiques de parti, polémiques dans lesquelles Trotsky lui-même se faisait remarquer pour ses révélations infatigables de la politique dictatoriale de Lénine.

M. Trotsky pensait très peu en ce moment que viendrait un temps où sa conscience scrupuleusement démocratique enverrait des gens à la mort pour des raisons à peine plus évidentes que les qualités mystérieuses de « la chose en soi ».

Pendant les dix années de réaction politique, le bolchevisme accomplit bien peu au point de vue de succès pratique. Son influence passait presque inaperçue parmi les masses ouvrières, mais elle était considérable parmi l’élite du prolétariat russe, prolétariat qui avait acquis son éducation politique en prison, en exil ou dans les petits cercles politiques du parti. Le bolchevisme attirait vers lui, comme un aimant, le type spécial de gens qui, n’ayant pas un lourd bagage de connaissances théoriques, incapables de résoudre leurs doutes eux-mêmes, étaient d’autant plus anxieux de mettre en action immédiate cet évangile acquis de confiance ou par ordre d’un leader reconnu. Petit à petit, parmi leurs rangs, apparut une nouvelle école de politiciens socialistes qui plaçaient leurs croyances : 1o en leur leader ; 2o dans la discipline ; 3o dans le motto de Lénine : « Quand vous vous occupez de politique, vous devez mettre de côté vos gants blancs. » Il demandait à peine autre chose que ces maximes réconfortantes. La vieille maxime jésuite trouva en eux son application moderne.

Cependant, les bolchevistes restèrent jusqu’en 1917 dans les rangs des socialistes internationaux, partageant avec eux le dogme de la Social Démocratie, quoiqu’en formant l’extrême-gauche. Les évènements de la guerre, la trahison des socialistes majoritaires allemands et l’attente de la révolution mondiale raffermirent leurs tendances extrémistes et amenèrent la formation d’un nouveau parti communiste, dont le programme et la tactique ne différaient à peu près en rien de ceux de l’anarchie militante. Quand arriva la révolution, toutes ces découvertes théoriques furent déversées en Russie et présentées à la masse ouvrière comme base pratique pour la construction du Nouvel État.

Les masses furent placées en avant, « les révolutionnaires professionnels » se tinrent à l’arrière-plan, ne trahissant jamais librement au monde leur soi-disant suprématie révolutionnaire.

Je me suis déjà occupé dans le chapitre précédent de quelques détails du schéma pratique de l’administration économique introduite par les Bolchevistes.

On peut douter que de pareils plans aient pu être en faveur parmi les masses ouvrières plus ou moins cultivées, si éprouvées qu’elles fussent par les malheurs de la guerre et si attirées qu’elles soient par l’amélioration immédiate de leur sort. Même en Russie, malgré le niveau de culture, universellement admis inférieur, il y aurait eu dans chaque fabrique suffisamment de gens comprenant la gravité de la situation et pouvant prévenir leurs camarades des dangers de ruine universelle qu’amèneraient inévitablement les méthodes anarchistes administratives. Mais le niveau social du prolétariat industriel russe différait complètement au commencement de 1917 de ce qu’il avait été avant la guerre.

Une partie considérable des ouvriers fut appelée sous les drapeaux, leurs places furent occupées par ceux qui vinrent ces villages, réussissant à s’échapper du service militaire par un moyen quelconque. Comme les éléments instruits de la classe ouvrière furent ainsi fortement diminués, les nombreuses entreprises industrielles s’occupant de la fabrication des munitions attirèrent vers elles des milliers de laboureurs inhabiles, ne sachant ni lire ni écrire, ignorant complètement le côté technique de ces industries, dont l’avenir leur était tout à fait indifférent. Les malheurs de l’ignorance furent aggravés par la manie universelle d’accaparement qui se propagea comme une maladie contagieuse à travers toutes les classes sociales du pays, minant leur sens du devoir, leur conscience de responsabilité sociale et même l’honnêteté la plus élémentaire. La première conclusion de l’écrasante majorité du peuple était que chaque homme doit saisir la moindre chance de s’enrichir et que celui qui laisse passer cette chance n’est qu’une poule mouillée. Dans ces conditions, toute doctrine était sûre d’être promptement acceptée lorsqu’elle invitait les ouvriers à faire le moins possible pour recevoir le plus possible. Même la perspective d’une banqueroute industrielle générale n’ennuya pas beaucoup ces éléments de la classe ouvrière qui n’étaient rattachés à l’industrie que temporairement et considéraient la terre comme soutien principal. Il leur était égal de retourner à leurs villages, à condition d’y revenir la poche bien garnie. Ce n’était pas seulement l’idée de l’enrichissement immédiat qui était l’unique attrait stimulant les masses d’ouvriers malhabiles vers la bannière bolcheviste. En plus des raisons purement égoïstes, il y avait indubitablement un courant très fort d’idées mystiques, confuses, dans lesquelles les vagues notions de la justice sociale et l’anticipation du royaume de Dieu se mêlaient d’une manière frappante. L’image du Christ réapparaissant sur terre pour distribuer les récompenses et punitions, fustigeant les riches et rendant aux pauvres leurs droits si longtemps supprimés, avait encore un attrait profond pour l’imagination des masses à demi paysannes qui composaient maintenant le fond de la population industrielle.

Les visages imposants des propagandistes au langage enflammé dénonçant la guerre, les exploitations capitalistes, les privilèges de rang et d’éducation, prêchant la révolte et la fraternité universelle et promettant l’égalité et la liberté absolue, ressemblaient étrangement aux visages des prophètes au jour du jugement. Quelques sectes religieuses affirmaient que Lénine était l’homme choisi par Dieu pour combattre le serpent. D’autres lui attribuaient la place et les fonctions d’Élie ressuscité, pendant que d’autres encore assez nombreux annonçaient que la Pentecôte 1918 serait le dernier jour.

Quoique les disciples par trop ardents de la nouvelle religion n’éveillassent pas une foi exagérée parmi les ouvriers ordinaires, leur croyance implicite et leur enthousiasme religieux se propagea au loin, faisant disparaître les doutes des sceptiques, adoucissant la voix rude de la convoitise par un peu de musique céleste.

Le bolchevisme, ornementé et embelli ainsi, cessait d’être une simple doctrine d’intérêt et devenait un sorte de messianisme, en même temps que les Russes qui y adhérèrent devinrent en quelque sorte le peuple élu.

Quatre mois après, le bolchevisme devint la religion de la classe ouvrière. Du mois d’octobre 1917 au mois de mars 1918, il remporta la prépondérance dans les villages. En avril, le parti bolcheviste était le maître indiscutable de toute la nation. C’est alors qu’arriva le tournant de la politique bolcheviste, qui éloigna graduellement de lui ces classes mêmes au soutien enthousiasme desquelles il devait sa victoire.

J’ai déjà parlé des formes dans lesquelles s’était manifesté le nouveau départ dans la sphère de l’administration économique. Passons maintenant au côté politique du régime bolcheviste et des méthodes employées pour assurer son pouvoir qui disparaissait. La persécution politique exercée par le parti bolcheviste dès son arrivée au pouvoir, aussi révoltante qu’elle puisse être aux éléments mûrs au point de vue politique, n’élevait pas l’indignation ni une forte opposition parmi les masses aussi longtemps que cette persécution ne se rapportait qu’aux socialistes intellectuels et aux ouvriers très peu nombreux qui les suivaient. Mais lorsque cette persécution élargit son champ d’action et se fit sentir par une grande partie de la classe ouvrière, le sentiment populaire changea de direction. Plus l’opposition grandit, plus ses méthodes de répression devinrent impitoyables au point que la politique bolcheviste se trouva à la fin prise dans un cercle vicieux, d’où il n’y avait d’autre issue qu’une capitulation complète ou une autocratie absolue de parti.

Chaque fabrique ou chaque localité avait à ce sujet deux cercles d’influence politique : le Conseil local et le groupe bolcheviste local. Le premier était investi de tous les signes extérieurs de l’autorité, le deuxième avait tout le pouvoir réel. Il y eut des froissements fréquents qui provoquèrent des querelles amères qui se décidèrent éventuellement par le seul argument admis par l’État bolcheviste, l’argument des armes. Mais avant d’en venir là, il y eut un nombre considérable d’autres moyens de contrainte à peine moins efficaces.

Imaginez-vous qu’un des conseils provinciaux, ce qui fut le cas pour beaucoup d’eux, tombe sous l’influence mencheviste ou social-révolutionnaire. La première chose à faire était de surprendre pendant la nuit deux ou trois des leaders menchevistes et les envoyer à « l’État-Major de Doukhonine » (le général Doukhonine, chef de l’état-major, fut une des premières victimes de la terreur bolcheviste). Si ce procédé n’intimidait pas le conseil, il était répété sur une plus large échelle : quelques-uns parmi les plus réfractaires étaient fusillés, d’autres de moindre influence étaient cruellement battus en vue de remontrance. Dans la plupart des cas, la seconde leçon suffisait pour faire fuir, à la recherche d’un lieu plus sûr, les gens indésirables. Les ouvriers ou intellectuels laissaient ainsi le chemin libre aux vrais « champions de la révolution ». Parfois cela produisait un effet contraire et ne faisait qu’envenimer les sentiments du conseil envers les communistes. Alors il ne restait plus qu’à liquider immédiatement ce conseil. Le secrétaire du Conseil bolcheviste local inventait une histoire de conspiration contre-révolutionnaire, on appelait la garde rouge pour protéger le peuple opprimé contre ses oppresseurs bourgeois. Les bureaux du Conseil étaient assiégés et, après une mêlée plus ou moins sanglante, tous ses membres étaient menés à la prison locale, et un nouveau Comité était élu à leur place. Comme personne d’autre que les communistes n’osaient s’approcher du scrutin, la victoire était démontrée de la manière la plus convaincante et la plus brillante.

Trois ou quatre jours après, les lecteurs des « Isvestia » se réjouissaient en apprenant qu’une nouvelle conspiration était évitée et étouffée par « l’héroïque effort et la vigilance infatigable de nos camarades ».

Il serait superflu de citer des cas individuels en confirmation de ce tableau général. Ces cas sont assez nombreux pour remplir un livre dont chaque page contiendrait la même histoire monstrueusement monotone, histoire de meurtre et d’intimidation inouïe. Il y a des conseils qui furent liquidés deux ou trois fois. Les ouvriers, forcés de vivre en juifs errants, allèrent d’une ville à l’autre sous un faux nom avec faux papiers. Des fabriques entières, parmi lesquelles les grands travaux de Poutilov à Petrograd, furent privées de subsides ou fermées pour opposition aux organisations locales communistes. Les clubs d’ouvriers furent supprimés pour leur sympathie envers le parti mencheviste. Les sociétés coopératives des ouvriers locaux succombaient en même temps et pour le même crime. C’est une suite interminable d’évènements dégoûtants d’où le sang coule à flots et dont chaque détail est un témoignage de plus de ce fait indéniable que le parti communiste et la classe ouvrière, dans sa majorité, sont non seulement distincts, mais mutuellement incompatibles.

Le bolchevisme prétendait être un gouvernement de la classe ouvrière. Il devint en réalité son adversaire. Il ne peut plus même être appelé un gouvernement de parti parce que son mécanisme habile est mis en mouvement par ce groupe fanatique de politiciens sans scrupule, dont j’ai parlé ailleurs, et qui rend impossible, pour les éléments plus sains, de l’emporter sur les dupes et les démagogues ou, même, de se faire seulement écouter dans les rangs communistes.

De même que les groupes locaux des bolchevistes sont les vrais maîtres des Conseils, le Comité central du parti est le maître du conseil des commissaires du peuple. D’après la constitution bolcheviste, c’est à cette institution suprême qu’est confié le gouvernement du pays en tant qu’on admet en général le principe du pouvoir central. Tous ceux qui connaissent plus ou moins bien le véritable état de choses savent parfaitement bien que ce n’est qu’une simple prétention, une fiction judiciaire assumée pour l’apparence. En fait toutes les questions importantes sont décidées d’avance par le Comité central pour être après passées en contrebande au Conseil des Commissaires du peuple. Quelques-unes de ces décisions, d’ailleurs pas toutes et pas les plus importantes, passaient devant le Comité exécutif élu pendant la dernière session du Congrès panrusse des députés ouvriers. Le Comité exécutif, composé exclusivement de bolchevistes, est un corps bien entraîné, accoutumé à rejeter tout doute intempestif et à s’abstenir de toute discussion au moindre signe de ceux qui sont au sommet du pouvoir, de sorte qu’il ne refuse jamais sa sanction même à ceux des décrets qui ne lui ont jamais été soumis. Il prend de confiance la sagesse de son gouvernement alors que ce dernier se soumet également, quoique non sans révolte parfois, aux instructions du Comité central.

Cette administration embrouillée, suffisamment compliquée par elle-même, est rendue pire encore par la composition personnelle du Comité central du parti. Les postes des commissaires du peuple sont occupés plus ou moins en rapport avec la spécialité des commissaires ; il y a des chances, quoiqu’elles ne soient pas trop nombreuses, que dans des occasions particulières les vérités indiscutables de science et de logique de la situation remportent le dessus sur les aspirations à la popularité. En ce qui concerne les membres du Comité central, ils ne sont pas supposés être spécialisés en rien d’autre qu’en la direction du parti : la plupart d’entre eux ne sont connus que pour leur forte voix et leur incontinence de langage. Il n’est que tout naturel que le désir de la popularité personnelle soit, pour ses membres, la raison principale de la ligne de conduite, les entraînant à une démagogie sans valeur et à un idiotisme politique. Il arriva plus d’une fois que les mesures devant lesquelles les commissaires du Peuple reculaient avec dégoût étaient prises sous la dictée de ce Comité.

Tel est le système qui prétend être l’expression la plus pure des instincts prolétaires de la liberté et de l’égalité. Ce n’est pas la loi du peuple ni la loi du parti, c’est dans son essence même la domination d’une partie infime de la société sur des millions trompés et intimidés. C’est l’autocratie éhontée sous le masque de la liberté parfaite. Le flirt avec les masses est terminé maintenant. Aucune quantité de discours ne peut réveiller le feu de l’amour éteint. On se moque des bonnes paroles et les promesses généreuses sont discréditées à plaisir.

Eh bien, si on ne peut conquérir une maîtresse par des baisers, il y a toujours l’argent pour la gagner, expédient d’autant plus facile que dans le cas présent elle serait achetée à son propre compte.

Vous, machines de presse, qui ne connaissez ni sommeil ni repos, qui éloignez vaillamment les visions de la banqueroute et fournissez le mensonge aux lèvres timides des conseillers financiers, ramassez votre énergie à moitié dépensée, et, sous l’accompagnement puissant de vos roues à demi usées, craquantes et frottantes, poursuivez avec une nouvelle ardeur votre incantation d’amour !

Un ouragan de roubles en papier passe à travers le pays. Il apporte l’espoir et la consolation à la population découragée des fabriques et ateliers, il remplit jusqu’à faire éclater leurs poches, il apaise leur frayeur devant la faim et le chômage, et pour la première fois de leur vie leur fait voir les choses sous leur véritable aspect et leur vraie proportion. C’est une pitoyable habitude de l’esprit bourgeois d’assurer qu’il faut travailler pour vivre. Cette doctrine honteuse est complètement démodée. Aussi longtemps qu’il existe un gouvernement prolétaire, chaque homme vivant sur son territoire a droit au pain et au beurre, qu’il travaille ou non. L’argent donné sans équivalent de travail était appelé autrefois aumône, et ceux qui le recevaient étaient connus sous le nom de mendiants. Depuis que la distribution d’aumônes est devenue la principale, nous pouvons dire l’unique activité du gouvernement, et que les mendiants sont devenus la partie principale et la plus respectée de la population, on doit vouer à l’oubli ces termes conventionnels. Imaginez-vous qu’on appelle aumône un système de distribution d’après les besoins de chacun et une communauté de mendiants d’après les capacités réciproques, cette combinaison se présentera devant nous comme le plus haut idéal de l’humanité. En ce qui se rapporte à la théorie, il n’y a aucune raison de se troubler. Prétendez-vous le contraire ? Très bien, mais je vous en prie, n’oubliez pas les vrais faits de la situation. Dès que vous vous arrêterez d’imprimer vos bank-notes, vous devrez arrêter votre distribution d’aumônes, ce qui signifie que vous supprimerez la classe mendiante en l’abandonnant entièrement à ses propres ressources. Peut-on demander combien de temps ces ressources pourront-elles soutenir ces classes sans fabrique pour y travailler ni même de propriétés à saccager, piller ou habiter ?

L’autorité de l’État communiste est indiscutable, aussi indiscutable que le fait que dans les conditions actuelles un ouvrier industriel mourrait de faim au bout d’une quinzaine, s’il n’était pas soutenu par les subsides de l’État. L’ouvrier ne travaille pas et ne peut pas trouver de travail, il est obligé d’être le pensionnaire, le locataire involontaire d’un énorme refuge de mendiants. Et pour autant que sa solde lui est donnée en retour de son obéissance, il est obligé de baiser la main haïe qui le nourrit. Il grogne, tempête et jure, mais il n’y a pas d’argument auquel il ne réponde : « Si nous partons et laissons notre place à ceux qui ne veulent pas de journée sans travail, nos maîtres nous diront : “Qu’adviendra-t-il du refuge, y a-t-il des fabriques pour le remplacer, quelqu’un a-t-il préparé pour vous de bons roubles anciens pour vous permettre de subsister ?” » L’ouvrier n’aura rien à répondre, il se sent lui-même à la merci des commissaires du peuple et, si dégoûté qu’il soit par leurs méthodes gouvernementales, il a peur de les perdre.

Les bénéfices de la presse d’imprimerie sont engloutis par les prix des espèces. Les cartes alimentaires donnent droit aux ouvriers à une ration double ou triple de celles des autres classes. La confiscation d’appartements privés au profit des ouvriers, la confiscation de linge et de vêtements chauds, pour leur être distribués, la confiscation de meubles et de vaisselle, toutes ces mesures ont pour unique objet de calmer les masses mécontentes par quelque chose de plus palpable que les bank-notes. Tous ceux qui ont des yeux peuvent apercevoir maintenant les résultats de cette politique. Les appartements confisqués des gens aisés, avec leurs tapis, tableaux et draperies pillés, ont pris le même air désordonné et maussade que les logements mal famés, alors que ces derniers n’ont certainement pas gagné depuis que les intellectuels sans le sou ont été forcés de les habiter.

Les palais de l’Alhambra, si éloquemment décrits, se sont montrés des châteaux en Espagne dès qu’on y toucha. La classe ouvrière, ce champion du nouvel ordre social, devint une tribu de mendiants affamés se tordant comme des vers sous le talon impitoyable de l’État tout puissant.

L’avenir de la classe ouvrière dépend du développement de sa conscience, de son éducation sociale, de ses capacités organisatrices auxquelles l’union ouvrière a fourni jusqu’à présent les meilleures possibilités. Fidèles à leur principe fondamental, les bolcheviks sont arrivés à cette conclusion que les syndicats professionnels ouvriers indépendants de l’État sont dangereux pour la cause communiste.

Dans un de ses récents discours, Lénine émit l’idée, partagée par tous ses collègues du conseil des commissaires du peuple, que les syndicats ouvriers devaient être à l’avenir incorporés dans l’organisme de l’État, comme unités administratives subordonnées à l’État.

Quand on réalisera ce plan, les organisations ouvrières indépendantes cesseront d’exister, ce qui signifie que la classe ouvrière deviendra un contingent d’employés d’État méprisables, étant pratiquement dépourvus de toute influence sur les affaires publiques. Cela signifie également qu’absorbés par la bureaucratie gouvernementale, ils perdront toute chance de développement mental, toute trace de pensée indépendante.

C’est ainsi que le bolchevisme, non satisfait de faire des ouvriers des pensionnaires et des mendiants, leur a volé leur avenir.

 

 

 

LEUR JUSTICE

 

 

Parmi les nombreux préjugés dont les bolcheviks se sont défaits, il y a le préjugé de la justice. Il faut dire, pour garder le point de vue de perspective historique, qu’ils ne furent pas les premiers à lutter contre ce mal. Maint audacieux, avant eux, fit l’essai de ses capacités dans ce but et obtint des résultats gravés dans la mémoire de la postérité étonnée. En effet, on n’oubliera jamais la figure classique du comte Panine, ministre de la justice sous Nicolas Ier. Ce Panine, désirant montrer à ses subordonnés la vraie signification de la loi, s’assit sur une pile de volumes du Code russe et dit en se montrant du doigt : « Vous désirez savoir ce que c’est que la loi ? La loi, c’est moi. » Son exemple fut suivi par plus d’un de ses successeurs, quoique d’une manière peut-être moins démonstrative. Ce phénomène doit être expliqué en partie par la tendance générale des administrateurs russes, en partie par ce fait que pour telle raison ou telle autre « les têtes de ces Excellences ne pouvaient contenir les lois volumineuses », suivant le mot de l’écrivain satirique Chtchédrine. Avec le temps, la franchise des hommes de loi de l’Empire diminua beaucoup, et la procédure légale, ainsi que les lois dont elle se guidait, céda à la marée montante des conventions et s’approcha beaucoup des modèles de l’Europe occidentale. Mais l’esprit qui animait le comte Panine ne disparut pas complètement. Il reparaissait de temps en temps dans toute sa fraîcheur immaculée pour combattre les Juifs, les socialistes, les libéraux et toutes sortes de gens difficiles à manier. Pour combattre avec un souci d’aboutir impossible tout juge se tenant trop scrupuleusement dans les limites prescrites de la loi. Les officiers de gendarmerie (sûreté politique russe), qui ont très bien compris l’art d’accommoder les vieilles et solides vérités aux exigences de la mode du jour, expliquaient cette manière de procéder en se servant de la formule nette que voici : « Les raisons d’État priment les exigences de la justice abstraite. »

Quand les bolcheviks arrivèrent au pouvoir, ils n’ont pas mis beaucoup de temps pour s’apercevoir que l’indépendance des juges, l’égalité de l’accusateur et de l’accusé devant la loi, le jury et la corporation des avocats de profession n’étaient qu’une friperie bourgeoise, très préjudiciable aux intérêts de la cause. En effet, qui représentait la plus haute autorité dans le pays ? C’était le peuple. Quel était l’organe investi du pouvoir d’exprimer la volonté du peuple ? C’étaient les conseils de députés ouvriers. Et qui dirigeait la volonté du peuple dans le bon chemin du communisme ? Certainement c’était le parti communiste et personne autre.

De cet enchaînement d’arguments, il s’ensuivait tout à fait clairement que les juges des tribunaux devaient être nommés par les Conseils des députés en veillant à ce que chacun de ces juges fût un bolchevik convaincu. La liberté d’opinion, les exigences de la conscience du juge, l’indépendance du jugement, l’esprit de justice, ne sont que de vieilles singeries. L’intérêt de l’État était la seule chose qui devait compter pour les consciences humaines. Un homme pouvait être innocent du fait dont on l’accusait, être bon et honnête, et même impeccable au point de vue individuel, mais dûment soupesé dans les balances de la Thémis communiste, il pouvait se révéler suspect au point de vue politique, un indécis ou même un conspirateur ! Le juge trouvait alors qu’il était de son devoir de peser sur le plateau de la destinée de cet homme, pour que son mauvais « moi » communiste puisse trouver tout au fond la place en rapport avec sa perversité. Ce critère devait être appliqué, non seulement pour juger les causes politiques, mais pour toutes les causes en général soumises au tribunal.

Comme premier résultat de cette singulière conception de la justice, les tribunaux créés par les décrets bolchevistes se trouvèrent composés surtout de gens qui n’avaient aucune notion des éléments de procédure légale, et qui ne pouvaient ni diriger l’interrogatoire des témoins, ni même formuler leurs sentences. Dans bien des cas, quelqu’un du public, plus intelligent ou plus instruit que les juges, venait à la rescousse pour leur souffler les questions à poser aux parties en cause. La partie la plus essentielle du jugement n’était pas tant l’examen et l’élucidation de la cause elle-même, que l’élucidation du caractère des parties en cause. Peu importe si la personne en question avait, oui ou non, volé, mais il était de première importance de savoir si elle appartenait au Parti communiste et ce que ses camarades pensaient d’elle. Si les juges – au nombre de 6 – étaient satisfaits sur ce dernier point, l’accusé pouvait se trouver en sécurité quels que pussent les témoignages contre lui ; sinon, il n’avait aucune chance de s’en tirer.

Un autre résultat était que, dans bien des cas, surtout dans les procès politiques, celui dont dépendait la décision était juge et partie en même temps. L’État communiste était lui-même partie et devait juger ceux qui l’avaient offensé. Cet état de choses surprenant provoquait souvent des conséquences qui faisaient rougir même des communistes lorsqu’ils n’en avaient pas l’habitude. L’affaire de l’amiral Chtchastny fut particulièrement instructive à cet égard. Après la signature de la paix de Brest-Litovsk, l’amiral Chtchastny fut chargé par le gouvernement bolcheviste du soin de conduire au port et en partie de détruire les cuirassés russes. Il fit ce qui lui avait été commandé, pensant que son devoir était de sauver des mains des Allemands ce qui pouvait être sauvé. Après avoir entendu son rapport, Trotsky, qui en savait autant sur le compte des vaisseaux que sur celui des habitants de la lune, se trouva en désaccord avec l’amiral sur le côté technique des opérations et commença à le sermonner au sujet des fautes commises. « Excusez-moi », interrompit l’amiral, irrité, « je ne me suis jamais douté que l’art de la navigation militaire fût enseigné dans les khéders juifs 1 ». Cette remarque ne mit pas longtemps pour produire son effet. Chtchastny fut arrêté et, quelques jours après, traduit devant un tribunal. Les experts et les témoins, parmi lesquels un grand nombre de matelots communistes, étaient unanimes à louer la manière dont l’amiral avait conduit l’opéra-tien. Les juges eux-mêmes étaient convaincus de son innocence. Mais Trotsky, qui figurait en qualité de témoin et d’accusateur public en même temps, leur fit savoir que si le verdict était « pas coupable », il se verrait dans l’obligation de résilier son poste au Conseil des commissaires du peuple. L’amiral, en conséquence, fut condamné à mort et fusillé deux jours après. « Un pur assassinat », voilà comment l’affaire fut jugée, même par ceux qui ne rougissaient jamais. L’affaire de Chtchastny fut suivie par nombre d’autres affaires à peine moins révoltantes, quoique peut-être moins tragiques. Ces affaires furent, en fait, si nombreuses, que les gens se sont habitués aux procédés de la justice nouvelle et ont cessé de rougir et même de s’étonner.

Quittons les sphères augustes de la haute politique et considérons la vie courante. Comment la justice est-elle administrée dans les cas où ni les ambitions des chefs bolchevistes, ni les intérêts du communisme ne sont menacés ? La scène que j’ai vue en automne 1918, à Moscou, dans un des tribunaux dénommés populaires, peut en donner au lecteur une idée plus ou moins exacte.

Une grande salle, malpropre, mal entretenue, avec son plancher tout jonché des épluchures de graines de tournesol, avec ses tables recouvertes d’une couche épaisse de poussière datant de plusieurs jours, avec ses chaises en un état de décrépitude prématurée, une place qu’en vérité personne, sauf la déesse aveugle, ne choisirait pour demeure permanente. Une dame d’un certain âge est assise derrière une de ces tables avec deux juges assistants à ses côtés. La dame, comme par hasard, est une vieille connaissance que j’ai connue pendant des années. C’est une étrange combinaison d’une bacchante trop au point et d’un bas bleu pas assez mûr. Après plusieurs années d’un vagabondage intellectuel, et de vains efforts pour vaincre les difficultés théoriques du Marxisme, elle renonça à la lutte, à bout de forces, pour trouver enfin sa Mecque à Genève, et son Mahomet en Lénine. Un inexplicable enchaînement d’arguments l’amena enfin à conclure que sa vraie vocation était d’administrer la justice et de surveiller l’état moral des gens. Elle communiqua cette découverte à ses amis du parti communiste et nemine contradicente (personne ne la contredisant) elle fut nommée par le Conseil local juge-président du district. Elle se sent tout à fait à son aise, fume d’une manière exagérée et bavarde en plaisantant avec ses juges-assistants et se donne l’air aussi aimable qu’elle le peut.

Un homme est appelé à la barre ou à ce qu’on suppose être la barre. Il a l’aspect débraillé, des yeux vifs, pareils à ceux d’une souris, et les mouvements cauteleux qui caractérisent un pickpocket professionnel. « Camarade Ivanov », lui dit le juge président, « vous êtes accusé d’avoir volé un paquet de linge à une vieille femme, la citoyenne M... Vous reconnaissez-vous coupable ? » « Non, camarade juge », dit avec ardeur l’accusé. « Coupable ? Non, ce ne peut être moi. J’ai travaillé durement toute ma vie, poursuivi par l’infortune et par le mauvais vouloir des patrons. Si je pouvais, pour ainsi dire, vous dévoiler la sombre histoire de ma vie, vous auriez pleuré avec moi, au lieu de me poser des questions stupides. » La dame-juge semble attendrie.

« Avez-vous réellement eu si mauvaise chance, camarade ? » lui demande-t-elle avec sympathie.

« Cela est terriblement vrai », dit l’accusé. « Cela passe toute description. Un de mes amis, qui est mort en Sibérie, pauvre type, était un vrai bolchevik, il me disait souvent : “Ivanov ! Si vous pouviez seulement trouver un écrivain qui raconterait votre histoire dans un livre, vous seriez un héros. Ma parole, vous en seriez un ! Quelle pitié qu’il y ait si peu de bonnes gens sur terre !” »

« Pourquoi écoutez-vous ces histoires ? » interrompt la vieille laveuse de linge acariâtre qui l’accuse. « Demandez-lui plutôt combien de fois il a déjà volé avant cette fois-ci. Il est bien connu de tout le district. »

« C’est vrai », lui font écho des voix parmi l’auditoire. « Demandez-lui combien de fois il a été attrapé avant. Continuez, et ne soyez pas un âne, camarade juge. »

La dame-juge pose malgré elle cette question. L’épithète dont on vient de la gratifier lui rappelle que le peuple est souverain et qu’elle ne peut s’apitoyer que dans d’étroites limites.

« C’est la neuvième fois », répond le prévenu en soupirant avec contrition.

« La neuvième fois ? » répète la dame-juge.

« Oui, camarade. C’est bien de la malchance, je puis vous le dire, cela défie toute description. Vous connaissez les juges du vieux régime. Ils seraient contents s’ils pouvaient mettre en morceaux un pauvre homme. C’est différent maintenant. Et cet ami dont je viens de vous parler me disait souvent : “Attendez, Ivanov ! Vous vivrez assez pour voir venir la lumière et voir tous ces fripons de juges mis aux fers et donnés en pâture aux chiens. » Il n’a pas vécu assez pour le voir lui-même, le pauvre type ! Il fut fusillé à cause de son amour pour les pauvres gens.” »

« Il a été fusillé en Sibérie ? » demande la dame-juge.

« Oui, c’est bien là, et d’une manière honteuse. C’était un type étonnant. Il creva deux gardes pendant la nuit et personne n’aurait pu le prendre s’il n’avait pas été trahi par un misérable. »

Le camarade Ivanov parle longuement, parle avec éloquence, avec effusion, avec sentiment et avec un étonnant pouvoir de persuasion. Il touche à maint sujet, personnel et impersonnel, moral et politique, étalant une vaste connaissance de la vie et un sentiment très vif de l’injustice sociale. Le juge suit avec placidité le cours désordonné de son récit. Elle est tellement prise par l’histoire des malheurs d’Ivanov qu’elle ne fait pas attention aux interruptions irritées de la laveuse, et la question du linge volé est délaissée.

Après, ce sont les témoins. Une paire d’individus dignes de l’accusé. Ils sont certainement des bolcheviks et témoignent en conséquence. Le paquet volé ? Ils n’en savent rien, mais ils soupçonnaient fort que le linge en question appartenait à quelque bourgeois, fait qui n’était pas nié par la laveuse elle-même. Si cela est ainsi, c’est elle qui devrait être mise au banc des accusés. Ignorait-elle le décret du Conseil local ordonnant la distribution du linge disponible parmi les nécessiteux ? Si elle le savait, pourquoi n’avait-elle pas informé les autorités ? Ils sont convaincus qu’elle est une mauvaise communiste, inconsciente de ses devoirs civiques.

La laveuse paraît confuse et mal à l’aise. Une vision inquiétante de l’avenir lui fait oublier sa perte, et son seul devoir est de s’échapper de cet endroit le plus tôt possible, Elle se signe sous son châle et marmotte de temps en temps : « Sainte Vierge miséricordieuse, ayez pitié de moi ! Faites-moi partir d’ici, Nicolas le bienveillant ! »

La dame-juge jette des regards interrogatifs à la vue de ces pratiques superstitieuses, et enfin se convainc de l’innocence d’Ivanov. Après une courte consultation des juges-assistants, Ivanov est déclaré non coupable et sort en triomphant. L’auditoire rit de bon cœur. « Je n’envoie jamais les voleurs en prison », me confia la dame-juge après la séance. « C’est la société qui les fait tels qu’ils sont. Pourquoi les persécuterions-nous, surtout s’ils ont des sympathies pour notre cause ? »

Ce cas est typique. Chaque tribunal populaire est rempli de dames-juges qui sont semblables dans leur façon de penser et dans leurs méthodes de procédure légale à cette dame de ma connaissance. Aucune imagination ne peut prévoir les changements probables de leur fantaisie judiciaire, ni prédire quelle tournure prendra l’affaire, ni même dire à l’avance qui, en fin de compte, sera l’accusé, et qui l’accusateur. Les gens enthousiastes, ne se troublant nullement de cet état de choses, l’appellent « période de transition de la pensée sociale, qui cherche à tâtons de nouveaux critères du bien et du mal ». Mais il faut avouer qu’une manière de voir aussi optimiste n’est partagée que par peu de gens. Les masses de gens ne sont pas enclins à attendre que la pensée sociale termine ses explorations créatrices avec fruit, et elles préfèrent rendre justice sur le champ à toute autre voie légale. Dans les villes, on bat à mort les pickpockets ; dans les campagnes, on coupe les mains aux voleurs de chevaux, on les noie dans la rivière, l’on tire sur ceux qui endommagent vos biens privés, on met le feu aux maisons de ceux qui vous ont offensé. On prend la justice en main. Et chaque famille, chaque hameau, chaque conseil, chaque juge, chaque individu, vit suivant le vieux principe classique : « La loi, c’est moi. »

 

 

 

À LA CAMPAGNE

 

 

La révolution n’a que très peu changé l’aspect général des villages. Les mêmes routes abîmées, négligées, jamais réparées, zigzaguent d’un village à un autre. Les mêmes forêts sombres et tristes s’étendent sur des lieues et des lieues, fermant l’horizon et enveloppant d’un sombre manteau vert des îlots isolés de l’humanité.

Et les hameaux ont l’air d’ignorer la tempête qui a balayé tout le pays. Les maisons, construites pêle-mêle, leurs rues malpropres, leurs femmes rêveuses, leurs hommes qui bâillent, et leurs troupes bruyantes de gamins sont demeurées dans les traditions et semblent se moquer des annales mensongères de l’histoire. Les villes peuvent se vanter des conquêtes de la pensée en révolte, leurs beaux discours n’ont pas avancé d’une minute l’horloge du village. L’horloge indique toujours le dix-septième siècle, défiant avec persistance les signes des temps et les lois de l’évolution.

Néanmoins, quand on a jeté un coup d’œil à l’intérieur de cette vie somnolente, on y voit beaucoup de choses qui n’ont point existé avant. Le pont du village, s’il en existe un, donne au voyageur le premier aperçu de l’ère nouvelle. Il est dans une condition de ruine complète et constitue la partie la plus dangereuse du voyage, aussi bien pour les hommes que pour les animaux. Tout le monde frissonne à sa vue et maudit ses voisins parce qu’ils ne l’ont pas réparé. Les soviets locaux contemplent ce pont avec consternation, les directeurs de l’opinion publique parlent longuement sur ses périls, les Comités et les Commissions font des projets de reconstruction, et tout le monde est d’accord qu’il serait excellent de le reconstruire. Mais personne n’est d’accord sur la question de savoir à qui incombe cette tâche, et comme il n’y a aucun pouvoir central pour entraîner la décision, la question reste in statu pendenti jusqu’à ce que les pluies et les intempéries ne la résolvent à leur façon en détruisant la cause même de la dispute. La rue du village est aussi changée, sinon d’aspect extérieur, du moins en son âme. Aux jours du vieux régime, il ne venait à l’idée de personne de donner un nom spécial à cette bande de terrain isolée et boueuse, presque impossible à passer, ou plutôt elle portait des noms variés, mais tous trop inconvenants pour être prononcés en public. Le comité local des pauvres, sous l’inspiration de son chef, décida de baptiser cette voie de façon que son nom rappelle les nouvelles méthodes de leur développement politique.

On mit de grands écriteaux blancs sur lesquels étaient écrites en rouge les désignations de « perspective d’Ouritsky » ou « rue de Volodarsky » ou « avenue de Lénine » ou « place de la Révolution d’Octobre ». On doit avouer pourtant que les écriteaux provoquent rarement, si jamais ils provoquent, les manifestations de sentiments qu’on espérait. Les seuls commentaires qu’on entende des passants mentionnent le fait que la peinture coûte des centaines de roubles, que les tôles de fer sont hors de prix, et que ce doit être un fou et un prodigue celui qui dépense ainsi les deniers publics pour commémorer ses amis personnels. Et le village ignore autant qu’auparavant ceux dont les noms brillants ont sauvé ses voies de l’ignominieux anonymat.

Les boutiques ont été nationalisées, leur contenu distribué et jamais remplacé. Ainsi, elles demeurent fermées, leurs vitres brisées et leurs volets cloués, étrange précaution en vérité, vu qu’il ne reste que les murs tout nus à l’intérieur. Les Conseils locaux ont envoyé en ville délégation après délégation, demandant des étoffes, de l’indienne et du calicot, du sucre et d’autres produits alimentaires. Les villes leur exprimaient leurs sentiments de sympathie, et votaient des résolutions et envoyaient, le cas échéant, une charge de charrette de littérature de parti. Quand le tranchant de l’indignation fut émoussé, et que les gens avaient regagné plus ou moins la possession d’eux-mêmes, ils essayèrent les feuilles de propagande comme papier à cigarettes. Mais ils furent désappointés et n’inquiétèrent plus la sagesse imprimée.

Les « maisons de thé » (cafés) sont également propriété publique. Un drapeau rouge de la République des soviets est suspendu au-dessus de leurs toits et des portraits des chefs bolchevistes collés sur leurs murs. On y voit la triple alliance de Lénine, Zinoviev et Trotsky, avec un petit simulacre de Marx au-dessous d’eux ; en cette occurrence, on peut voir l’avantage d’une position neutre, car les traits des grands personnages contemporains sont, ou bien rayés en croix par le crayon, ou bien défigurés malicieusement, tandis que le petit et négligeable Marx, dont le nom est rarement invoqué en ces latitudes, reste intact. Quant au thé que l’on sert ici, il a subi des réformes ainsi que tout ce qui nous environne, et a le goût de feuilles desséchées, de cassis ou de fraise, en un mot, de toute espèce de feuilles, excepté de celles dont il aurait dû être composé.

Les toits peints en vert de quelques maisons « bourgeoises » blessent encore la vue des réformateurs communistes. Mais ces bourgeois ont expié leur ostentation par mainte concession, matérielle et autre. D’aucuns ont logé un ou deux locataires non payants, mais très influents, tels que des gardes rouges ou des agitateurs bolchevistes, et pour le moment n’ont rien à craindre. D’autres maisons sont abandonnées de leurs maîtres, d’autres enfin – et l’on est heureux de constater que cette catégorie est la plus nombreuse – se sont lavées des péchés du passé du fait de la conversion sincère et complète de leurs propriétaires. Plus d’un commerçant local a, en fait, abjuré ses préjugés réactionnaires en devenant le président du Club communiste ou du Comité des pauvres. Ils sont loués par les administrateurs bolchevistes pour leurs tendances en accord avec le progrès, et sont estimés de leurs compatriotes de village pour leur esprit prévoyant. Et, ce qui est essentiel, ils vivent plus ou moins à l’abri des vexations. Bien différent est le sort de ceux qui sont en retard sur leur temps et n’ont pas su s’adapter aux conditions nouvelles. « Je vis comme en rêve », se plaint le « batiouchka » en parlant à un auditeur complaisant, « j’ai essayé tous les compromis, j’ai raccourci la messe de moitié ; je leur administre les sacrements sans les confesser ; je baptise pour vingt kopecks, j’enterre pour un rouble et je les marie pour six roubles au lieu de vingt ; je ne lis même pas la messe les jours de réunion de leurs comités. Rien n’y fait. “Un loup dans une peau d’agneau”, voici le seul nom qu’ils me donnent. » Un nom de mauvais augure, en vérité, signifiant qu’à pareille personne tout peut arriver... Et le « batiouchka », abattu, ne dort pas la nuit et passe des heures interminables à discuter avec la « matouchka 2 » sur les moyens possibles d’extermination qu’envisagent à leur égard les tout puissants comités.

L’institutrice est aussi tourmentée par de durs signes précurseurs. On la soupçonne d’avoir été une fois amoureuse d’un officier et d’être par conséquent encline à des tendances contre-révolutionnaires. Elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour effacer les souvenirs du passé. Le portrait de son amoureux fut jeté au feu ; les bibles de la bibliothèque de l’école furent chargées sur une charrette et envoyées par elle aux autorités du Soviet, les salles d’études ornées de photographies des scènes de la révolution d’octobre, des drapeaux rouges suspendus en trois endroits au lieu d’un seul prescrit par la loi. Et tout de même elle fut blâmée par le Conseil local pour les défauts et insuffisance de son système d’éducation et un membre de la Commission extraordinaire a eu une série de longues conversations confidentielles avec le gardien de l’école dont elle n’a pu encore découvrir la portée et la tendance.

Le pauvre directeur de poste a aussi son histoire à raconter. Ses trois subordonnés ont écrit une fière résolution protestant contre ses méthodes tyranniques d’administration, l’ont envoyé en même temps à tous les Conseils du district et annoncèrent leur refus solennel de travailler jusqu’au renvoi du directeur. Et tous les trois, ils sont armés, et lui seul doit garder les 15 000 roubles de l’argent public qui arriva avant-hier.

Mais si l’on peut comparer le degré d’intensité dans cette suite monotone de tourments et d’appréhensions, c’est le docteur de la paroisse qui occupe la première place. Il avait habité 15 ans dans le village, et aucun de ses clients n’avait encore osé se plaindre de ses ordonnances. Maintenant, quand la Révolution a aiguisé les critiques populaires, il n’a plus une minute de repos. Les infirmières de l’hôpital du Zemstvo désobéissent à ses ordres et traitent les malades d’une manière fantastique. De vieux ramollis qui n’ont jamais su la différence entre l’huile de ricin et le thermomètre, osent lui donner des conseils sur l’espèce du médicament avec lequel ils désirent être soignés. « Vous êtes un type rusé », lui disent-ils. « Vous nous donnez les médicaments qui sont bon marché et vous gardez les meilleurs pour les riches. Nous ne voulons plus du vieux régime. Voici un joli flacon avec des lettres dorées dessus ; donnez-nous-en goûter un peu. » Des soldats invalides confiés à ses soins sont en révolte ouverte, ils ont déjà voté deux résolutions : une protestant contre le menu, contre l’obligation de garder le lit et contre d’autres limites imposées à la liberté individuelle, l’autre déclarant que les piqûres, soi-disant antityphiques, étaient faites dans le but spécial d’affaiblir leurs facultés génésiques, infamie à laquelle ils ont fermement résolu de résister de toutes leurs forces. « Gare à nos béquilles », – voici comment se terminait chaque résolution. Le piano du docteur et une petite table en bois d’acajou qu’il lui avait fallu cinq ans de stricte économie pour acheter, ont été confisqués il y a un mois, et tout de même quand les gens des Comités le visitent, ils clignent de l’œil en regardant les restes de ses meubles, et lui disent d’un ton moitié jovial, moitié menaçant : « Vous vivez à la manière d’un bourgeois, camarade docteur ! » Et, pour comble, il a un ami, partisan des Socialistes révolutionnaires, et un parent éloigné qui a des sympathies très marquées pour le parti Cadet. Deux collègues du docteur, médecins du même district, ont été fusillés pour de moindres délits que celui-là. Quel peut être le sort qui lui est réservé ? Question oiseuse. La conduite des Bolchevistes ne peut jamais être devinée, leurs décisions ne peuvent être prévues. Il y a tant de facteurs à soupeser dans chaque cas particulier qu’aucun pouvoir de divination ne suffirait à prédire les conséquences.

Les suspects s’assemblent la nuit avec précaution, pour échanger leurs impressions et pour discuter des moyens possibles de délivrance. Quel est leur principal ennemi et comment l’apitoyer ? Quel est le meilleur moyen de l’approcher ou quelle est la somme d’argent suffisante pour racheter leur réputation ? « Vaines conversations », conclut le docteur. « De pauvres diables comme nous n’ont pas assez d’argent pour suffire aux appétits du nouvel État. Aussi jouissons de la vie tant que nous le pouvons et espérons contre toute espérance. »

Quant à la masse des paysans, ils ne sont guère mieux disposés. Leurs têtes sont encombrées de matières les plus hétérogènes que ni les meetings, ni les discussions entre voisins n’ont pu éclaircir ou mouler en une forme définie.

La détermination des peuples par eux-mêmes, la paix sans annexions et sans contributions, une abolition solennelle de l’armée suivie par sa non moins solennelle reconstitution, l’Assemblée Constituante remplacée par l’administration des Soviets, le principe de l’autonomie locale, prêché puis promulgué, pour être ensuite remplacé par l’amicale « Initiative Centrale » et enfin la question de la terre qui n’est pas la moindre des questions, toujours discutée et jamais résolue. Toute cette diversité de ces motions indigestes et de termes impossibles à prononcer pèsent d’un poids lourd sur un esprit pour qui l’alphabet et l’arithmétique sont demeurés pour la plupart du temps des livres scellés par sept cachets. Cet esprit se sent mal à l’aise et contemple les évènements avec une appréhension de plus en plus grande. « Ma tête est toute enflée, se plaint un paysan d’un certain âge. On ne voit ni fin ni commencement. Chaque jour de nouveaux mots et aucun d’eux ne sert. Ils disent : “Socialisation.” Très bien, qu’il en soit ainsi. Mais pourquoi réclament-ils mon étalon et mon deuxième cheval ? Comment dois-je travailler avec ma seule jument ? C’est vraiment méchant. Ou, encore, considérons la terre. Si je ne peux pas oser labourer plus de terre qu’il n’est nécessaire pour ma famille, comment vont vivre les gens de la ville ? Ou bien dois-je travailler pour eux pour rien et emplir leurs gentils ventres sans être payé ? Je connais bien ces Messieurs. Nous avons trois gardes rouges qui demeurent dans notre village. Je ne les ai jamais vus travailler, mais comme ils emplissent leurs estomacs ! C’est un spectacle, je puis vous le certifier. Nous sommes obligés de les loger, de les nourrir, et que ne faut-il pas encore ! Et personne n’en a vu rien de bon, rien que des scandales, en vérité. »

Les difficultés théoriques sont aggravées par nombre de conséquences très déconcertantes. Aucun bien appréciable n’a encore été fait par les autorités nouvelles, tandis que le chaos qu’elles ont créé passe toutes descriptions. Aux jours du vieux régime, toute l’administration de la Volost (district comprenant ordinairement de 12 à 15 villages) se composait de 4 ou 5 hommes, le maire du district, deux ou trois juges, et un secrétaire du district ; leur salaire annuel se chiffrant par 4 000 ou 5 000 roubles. Au lieu de ces autorités abolies, maintenant, on a créé cinq organisations administratives différentes. D’abord, il y a le Conseil des Délégués du district, puis le Conseil des Pauvres, qui est chargé de combattre les éléments riches de la population. En troisième lieu, le Comité de la Terre, qui s’occupe de toutes les questions qui se rapportent à la terre, puis le Comité forestier, enfin, la succursale locale de la Commission extraordinaire. Et, tout à fait à part, sans aucun pouvoir officiel, mais ayant plus d’influences à lui seul que toutes les organisations précédentes, le Comité local du Parti Communiste. En moyenne, le prix de revient de ces diverses institutions coûte au district de 20 à 25 000 roubles par mois. Si l’on ajoute les dépenses pour l’entretien des hôpitaux et des écoles, le budget total d’un district varie entre 300 et 350 000 roubles par an. Cela signifie que la population doit payer, en impôts locaux seulement (sans compter les impôts d’État), environ 400 roubles par individu ou de 1 600 à 2 500 roubles par famille. Trouver cette somme d’argent d’une manière ordinaire, c’eût été pure folie et l’on résout généralement ce problème en partie en imposant lourdement les éléments plus ou moins aisés de la population locale, en partie à l’aide de subsides du Gouvernement. Et comme les éléments « bourgeois » sont, ou tout à fait à sec, ou ont réussi à se retrancher derrière les remparts imprenables des Comités communistes, les subsides du pouvoir central deviennent la seule source qui sert à couvrir les dépenses.

Mais les dépenses ne représentent qu’un côté, et peut-être le moins important, du tableau. Personne, en effet, ne se soucie des dépenses, à condition que ce soit quelqu’un d’autre qui paie. Il y a encore un côté de la situation qui fait perdre leur équilibre aux esprits les plus calmes et aux tempéraments les plus paisibles. Toutes les organisations mentionnées sont indépendantes les unes des autres, toutes sont investies d’un pouvoir dictatorial, et toutes s’occupent d’affaires semblables. Cela signifie, comme le disent les paysans, « que vous êtes mis au milieu d’une haie vive et ne pouvez vous déplacer dans aucune direction sans qu’une épine ne vous pique ». Toute question qui se pose provoque immédiatement une lutte pour la suprématie entre les diverses organisations que l’affaire concerne. On n’obtient aucune décision par suite. Aucun service d’État n’est convenablement accompli, nul intérêt personnel n’est pris en considération, aucun plan ou projet n’est jamais réalisé.

La haie vive, qui s’accroît toujours, et dont le pouvoir offensif augmente, continue à exister tel que l’arbre maudit, le figuier stérile de la Bible.

Le personnel de l’administration a été renouvelé quatre ou cinq fois pendant l’année dernière. Les gens qui furent élus au début de l’ère bolcheviste étaient pris parmi les meilleurs éléments de la population du village. Après une courte période de fiévreuse activité, ils furent accusés, soupçonnés, menacés et maltraités par leurs électeurs et trouvèrent qu’il valait mieux, pour eux, de donner leur démission. Ils furent remplacés par d’autres qui venaient après eux dans l’ordre du mérite et ceux-là furent très vite obligés à prendre la même décision. Ainsi, le jeu d’élections et de réélections continua jusqu’à ce que tous les gens convenables, dégoûtés, se missent à l’écart et laissassent le pouvoir à ceux qui, sans se préoccuper des blâmes, des louanges, des menaces et des coups, s’enrichissaient avec une louable persévérance, défiant les crocs menaçants de l’opposition. La confiscation des propriétés privées leur fournit une bonne occasion au début. C’est alors que commença la période héroïque de l’histoire villageoise. Une période riche en entreprises individuelles, audacieuses, dont les contemporains peuvent être justement fiers, mais que la postérité paiera chèrement.

De grandes fermes, ayant de grandes réserves de blé, de bétail et d’instruments agricoles, ont fondu, comme la neige fond à vue d’œil sous les rayons du soleil printanier. Suivant les instructions communistes, ces fermes furent déclarées propriété publique, enregistrées, cataloguées, mises sous scellés rouges de la République des Soviets, et transmises aux Conseils locaux. Comme les anciens employés qui dirigeaient ces entreprises agricoles furent chassés avec les propriétaires, on mit à leur place de nouveaux employés qui, la plupart du temps, ne connaissaient rien à ce genre de travail et qui, même s’ils l’essayaient honnêtement, ne pouvaient diriger l’entreprise.

Mais ces gens étaient en relations amicales avec les meneurs des Soviets et ne trouvèrent point la tâche trop embarrassante, étant donné que la principale chose attendue d’eux était qu’ils donnent de bons salaires et ferment respectueusement les yeux sur les agissements des autorités. Ils s’en tinrent sagement à ces deux préceptes et récoltèrent l’estime de l’opinion publique communiste. « Quels veinards ! » disait le public. « Trouver sa chance dans la vie en un moment pareil ! » Et le foin disparaissait, le bétail mourait, les grains disparaissaient, les instruments agricoles étaient déplacés à des endroits tout à fait imprévus, les cadenas, les loquets, les fourneaux en fer, changeaient brusquement de mains. En un mot, les choses étaient faites ou plutôt « défaites » sur une large échelle, « échelle nationale », comme les chefs bolchevistes se plaisaient à le dire.

Les esprits non éclairés sont remplis de ressentiment et de jalousie. « Le voilà qui passe ! » murmure un paysan en indiquant un traîneau avec une forme d’homme emmitouflé qui est assis dedans, qui va pour quelque affaire mystérieuse, vers le domaine nationalisé.

« Chaque matin, il va là-bas et en revient avec des sacs remplis. Je les connais tous, nos chers libérateurs ! »

Ce sentiment, qu’il souligne en crachant avec énergie par terre, est sans doute sincère. Mais, reste à savoir s’il est inspiré par l’indignation du citoyen, ou bien par l’amère conscience de sa propre malchance. « En voilà un autre qui s’en va à la chasse », remarque à haute voix une vieille femme, en contemplant une autre forme humaine qui se déplace lourdement chargée, en suivant la route.

« Oui, c’est un membre du Conseil, il n’y a pas d’erreur. Où ramassent-ils tout ça ? Il ne reste rien du tout, je l’ai vu moi-même. »

Que les détracteurs et les gens grincheux disent ce qu’ils veulent. Ceux qui dirigent le mécanisme du nouveau char d’État ne s’abaissent pas jusqu’à écouter les commérages des gens haineux et ignorant le progrès. La machine continue sa course triomphante, victorieuse, dévorant tout et tout osant. Elle entraîne le paysan réfractaire d’un coup dans la nouvelle époque et ne se soucie pas de regarder l’heure à l’horloge du village qui indique toujours le dix-septième siècle.

 

 

 

LES NOUVEAUX RICHES

 

 

« Comptez-les, je vous prie, Batiouchka », demande une vieille femme en déposant sur la table un lourd paquet noué et renoué de fortes ficelles de fabrication personnelle. Le prêtre jette un regard rapide sur cet objet mystérieux et conclut immédiatement. « De l’argent ? » demande-t-il brièvement. « Eh oui, c’en est », répond la femme, « je ne suis pas forte en calcul, j’ai bien essayé de les compter hier, je suis arrivée à cinq cents et je n’ai pu continuer après. Mon Vania est un prudent. Il n’est pas revenu du front les mains vides comme l’ont fait certains imbéciles. Il a rapporté avec lui du sucre, du thé, des bottes, des chemises et combien d’autres choses encore. Il a aussi rapporté ceci. J’ai pesé les billets il y a trois mois, il y en avait près de quatre livres. Depuis, Vania est allé en ville, il est devenu un commissaire, un conseiller, ou peut-être un colonel bolcheviste, que sais-je ? Je ne sais comment on les appelle, n’étant qu’une vieille paysanne. Avant-hier, il m’a envoyé encore deux livres et je ne sais plus maintenant combien cela peut bien faire. Une livre de billets de 500 roubles, deux livres de billets de 100 roubles, une livre de billets de 10 roubles, deux livres de billets de Kerenski. Non, ce n’est pas ça. Trois livres de Kerenski et deux livres de billets de 500. Eh non, je ne m’en souviens plus, vous qui êtes instruit, comptez-les pour moi, je vous en prie. »

Le prêtre défait la liasse et se met au travail, il est prêt au bout d’un quart d’heure et annonce le total : « Trente-neuf mille roubles en billets du tsar et 20 000 roubles en monnaie Kerenski. » « C’est beaucoup, bien beaucoup, dit la vieille femme contente, cependant d’autres en ont davantage. Connaissez-vous mes voisins Stepanov, ils ont 100 000 roubles entre eux, et tout est en billets du tsar. Et Petrouchka, vous connaissez ce garçon, celui qui labourait le domaine, il a envoyé à son père, la semaine passée, deux livres de billets de cent roubles et quatre montres d’or avec quatre bracelets couverts de pierres rouges : il en a de la chance. Il sert au régiment de la garde rouge. » Après avoir raconté deux ou trois histoires de même nature édifiante, la vieille femme se lève en laissant au prêtre vingt roubles de Kerenski en récompense de son bon travail.

L’histoire de cette vieille femme n’est pas exceptionnelle. Trois ou quatre fois déjà le prêtre a eu à faire le même travail pour ceux de ses paroissiens qui ne pouvaient arriver à vaincre ces additions surprenantes. Il en connaît personnellement un grand nombre qui, au temps passé, auraient pu tenir avec leur argent le rang de Crésus. Il y a trois ou quatre ans 60 000 roubles auraient été à la campagne l’objet d’une admiration universelle frisant la crainte respectueuse. Maintenant, c’est un évènement commun dont personne n’est fier. Ce n’est vraiment qu’une bêtise qui est à peine suffisante pour provoquer des commérages de deux jours. La campagne déborde d’argent. Les quatre années de guerre ont complètement changé cette situation vis-à-vis de la ville, son ennemie héréditaire. Auparavant, c’étaient les paysans qui étaient tondus par les citadins, le tour de ceux-ci est arrivé maintenant.

Vivant de leur propre production et presque indépendants des villes au point de vue alimentaire, les paysans ont pu fixer les prix et forcer les artisans affamés, les bourgeois et les intellectuels.

La nouvelle espèce de Crésus de village devrait se sentir, au cours naturel des choses, au sommet du bonheur. En fait, les nouveaux capitalistes sont loin d’éprouver ce sentiment. Leur richesse reste inutile, il n’y a aucun moyen de l’employer pour des besoins pratiques. Il leur est impossible d’améliorer visiblement leurs conditions matérielles par suite du manque de produits manufacturés. Les paysans marchent en loques, leurs enfants sont nu-pieds, leurs femmes, qui devraient être suffisamment riches pour s’habiller chez les meilleurs couturiers, se considèrent très heureuses lorsqu’elles peuvent obtenir quelques mètres du pire calicot pour plusieurs centaines de roubles. Il n’est pas davantage possible de placer le capital en machines ou bétail. On ne peut avoir de machines agricoles parce que les industries russes qui les fabriquaient sont toutes fermées, et l’importation étrangère est depuis longtemps arrêtée. Quant au bétail, il n’est pas du tout judicieux d’acheter des chevaux ou des vaches, étant donné que tout le bétail disponible peut être confisqué pour être distribué parmi les paysans les plus pauvres. De plus, la question agraire n’est pas encore décidée. Le décret par lequel toute la terre était proclamée propriété nationale ne fixa aucune règle d’après laquelle la distribution devait être faite. Chaque village agit à sa guise, arrachant au domaine voisin autant qu’il le peut au risque d’être délogé par son voisin ou dépossédé par le prochain décret du Conseil local. Il arrive ainsi que plus le pays s’enrichit en argent, plus diminue sa richesse en objets, la seule richesse qui compte dans la Russie de nos jours. Les terres qui étaient cultivées restent en friche, en partie à la suite du manque de semences, en partie par peur de voir ses produits confisqués, en partie encore par suite de la rareté des chevaux et du matériel agricole. Chacun laboure autant qu’il est nécessaire pour soutenir sa famille. « Laissez-les faire leur pain eux-mêmes s’ils veulent l’avoir », dit le paysan également sourd aux ultimes remontrances des Conseils qu’il méprise et aux possibilités d’échange auxquelles il a complètement cessé de croire. Il veut un terrain ferme pour bâtir ses plans d’avenir et le régime bolcheviste n’a pas réussi à lui assurer ce terrain. Tout ce qui touche la terre, l’argent, les produits manufacturés, les produits de son propre lopin de terre, s’évanouissent sous ses doigts comme dans un conte de fées. Aucun palais ne s’est élevé de la masse de terre en sa possession, aucun bonheur n’a résulté des décrets qui promettaient tout, aucune stabilité sociale n’a été obtenue, aucune distribution n’a été faite. Riche, il est plus pauvre qu’auparavant ; libéré des propriétaires des terres, il est lié pieds et poings par la nouvelle classe gouvernante. Et sa boîte de fer, farcie de billets, est pour lui l’incarnation de la misère plutôt qu’une promesse de meilleur avenir. Même cette richesse illusoire, si bien cachée qu’elle soit, n’est pas à la sûreté des yeux convoitants des autorités. Le paysan vit sous la menace perpétuelle de voir ses roubles, si bien enfermés, soutirés au moyen des impôts, des amendes, des contributions ou des simples vols. Il n’est jamais sûr du lendemain et se sent comme un joueur qui, ayant gagné le gros lot, tremble à l’idée qu’un prochain tour de roue puisse l’emporter pour toujours.

Il serait superflu d’attendre de lui qu’il soit le citoyen du nouvel État. Les autorités communistes, bien averties du « danger paysan » et n’ayant aucun moyen de le conjurer, ont eu recours à la politique d’expédients qui s’est terminée, comme d’habitude, par des séries de mesures terroristes. La race des grands propriétaires agricoles est maintenant éteinte, mais il reste encore de petits propriétaires qui, mis au niveau des paysans, labourent les lots qui leur sont assignés de leur ancienne propriété confisquée par les Conseils locaux. Ils sont maintenant exactement dans la même situation, à l’égard des outils et du bétail, que l’est n’importe quel membre de la communauté paysanne n’employant aucun ouvrier et faisant de ses propres mains tout le travail agricole. Il n’y a plus aucune raison légale pour les persécuter et ils considèrent leur situation plus ou moins assurée, lorsque les autorités bolchevistes décident brusquement de les expulser en raison de leurs tendances anticommunistes.

Vers le milieu de septembre apparut une proclamation signée du Conseil local et invitant les paysans « à en finir avec les fainéants et à jeter les araignées hors de leurs nids empoisonnés, pour qu’ils ne troublent plus la Russie ouvrière ».

La proclamation fixait un délai de « sept jours pour l’accomplissement de cet acte de justice ». Les « araignées » devaient remettre aux autorités leurs propriétés, n’ayant droit de garder qu’un costume et du linge de rechange.

Cette proclamation était évidemment un morceau jeté aux mécontents pour les apaiser et retarder, bien que pour un court délai, le jour de la reddition des comptes. Mais ce n’était vraiment qu’un maigre morceau, qui ne pouvait tromper la personne la plus bornée, ni satisfaire les goûts les moins exigeants.

L’acte de justice fut accompli très tranquillement ; il n’y eut ni cris de vengeance, ni enthousiasme, aucune foule inspirée par l’esprit sacré de destruction, aucun pillage, aucun massacre, rien de ce qu’on pouvait justement attendre d’un citoyen reconnaissant de la République des Soviets.

Le paysan fut étonné au commencement, puis plaignit les victimes et, finalement, essaya de tirer de l’inévitable le plus de profit possible. Il entra dans le nid de l’araignée et commença une conversation diplomatique.

« C’est un vrai brigandage, voilà comment je l’appelle, Ivan Ivanovitch », s’adresse-t-il au propriétaire. « Nous n’avons rien contre vous et nous considérerions comme un bonheur de vous avoir parmi nous. Mais on ne peut rien faire contre ces misérables. – Savez-vous ce qui arriva à votre voisin Ermolov ? Ils l’ont emmené en ville et l’ont fusillé sans que personne ne sache pourquoi, et il était un brave homme. Quel dommage ! Quel grand dommage ! Combien de temps pensez-vous que cela durera ? »

Ivan Ivanovitch, qui n’a pas la tête aux discussions académiques, lève les bras au ciel et s’exclame avec découragement : « Comment puis-je le savoir ? Dieu seul le sait, demandez-le lui. » « C’est dommage, bien dommage ! » dit le diplomate, « cette jolie table, par exemple, dire qu’elle sera prise par les misérables damnés du Soviet, cela fait presque pleurer. – Et cette jolie pendule, c’est une honte qu’elle soit prise par les brigands ou les voleurs, par des gens sales et avides qui ne savent pas qu’en faire. »

« Je casserai tout avant de m’en aller », dit Ivan Ivanovitch avec une morne résolution.

« Pourquoi casserez-vous, Ivan Ivanovitch, cela n’aiderait en rien. Si vous ne voulez pas le donner aux Bolchevistes, donnez-le-moi. Vous saurez au moins que votre bien est dans une maison amie. » Ivan Ivanovitch ne réplique pas et, en moins de trois jours, tout ce qui peut être déménagé est déjà distribué parmi ses amis villageois. Rien n’est laissé en proie au Soviet ; c’est là l’unique consolation de « l’araignée » au moment où elle abandonne son nid. Qu’adviendra-t-il de lui, de ses enfants et de sa femme ? Personne ne peut le dire. La seule certitude qu’on ait, c’est qu’il deviendra un de ces mendiants dont fourmillent à présent les rues des villes. Il ne pourra obtenir ni emploi, ni subside, ni même de toit pour s’abriter. La première question qui lui sera posée par les autorités sera : « Appartenez-vous au prolétariat industriel ? » En entendant qu’il vient d’être expulsé, ne sait où aller, et n’a pas de moyens de vivre, on haussera impatiemment les épaules et, avec un long regard de mépris, on lui répondra à la fin joyeusement : « C’est bien fait pour vous ; allez où vous le voulez. L’État communiste n’a que faire de vous et de votre famille. »

La destinée de « l’araignée » rappelle à la mémoire du paysan la possibilité du même sort. Il doit prendre des précautions pour que lui et sa famille ne soient pas compris dans la catégorie des indésirables. À la recherche du moyen de salut, il tombe sur l’heureuse idée de fonder une « commune agraire », expédient qui non seulement lui promet la protection et la sûreté personnelle, mais même des subsides d’État. Ce n’est pas après tout aussi difficile que cela en a l’air.

Un soldat de la garde rouge ou un voisin connaissant les méthodes et les discours communistes se charge (moyennant un petit pourboire) de formuler un statut par lequel les citoyens A., B. et C. décident de cultiver la terre en commun et de partager les revenus selon les principes d’amour fraternel et les vraies idées communistes. Le statut est envoyé à la Pravda où il est imprimé pour l’édification des lecteurs. Un membre du Conseil viendra en personne louer cette sage décision et remettra aux membres de la nouvelle commune une somme plus ou moins grande pour leurs besoins initiaux, après quoi tout continuera exactement comme auparavant. Les citoyens A., B. et C. travailleront séparément sur leurs lopins de terre, ne prétendant avoir rien en commun, sauf en de rares occasions, quand la visite d’un Bolcheviste officiel le recommande par mesure de prudence.

La majorité écrasante des « communes agraires » que les collaborateurs de la Pravda aiment tant établir, appartient à ce genre d’organisations fictives, conseillées par les sages du village pour s’assurer contre les dangers d’expulsion ou confiscation. C’est un procédé naturel de comédie qui, tout en ne changeant en rien les véritables conditions de la vie des villages, assure aux paysans une certaine tranquillité personnelle et fournit des sujets aux articles des journalistes communistes.

L’esprit du paysan reste le même. Petit propriétaire quant au fond, quoique communiste sur papier, le paysan rêve aux choses complètement étrangères à la mentalité bolcheviste.

Chez le maréchal ferrant du village, aux réunions accidentelles des maisons de thé, ou au moulin, on peut surprendre des conversations et prédire, dans une certaine mesure, la ligne politique que les paysans adopteront quand on leur permettra de suivre leurs propres aspirations.

« Le programme agraire du parti Cadet reconnaît la propriété privée de la terre, il pourrait être bon pour nous », ai-je entendu dire par un paysan à son auditoire attentif. « Mais c’est un parti bourgeois et par conséquent ne fera pas notre affaire. Les socialistes révolutionnaires n’ont rien accompli et les bolchevistes ne sont que des voleurs dont on ne peut attendre rien de bien. C’est un parti paysan qu’il nous faut, qui reconnaisse la propriété privée, mais n’ayant pas de noblesse dans ses rangs. »

« Pas de noblesse, pas de bolchevistes, pas de Tsar ! et chacun avec sa propre terre. – Telle est mon opinion. »

De pareilles tendances parmi les paysans peuvent être remarquées partout où le peuple n’est pas par trop épuisé et par trop affamé pour avoir des discussions théoriques. Une fois libéré du maillot bolcheviste, l’esprit paysan appliquera immédiatement ces mêmes idées de propriété privée que le bâton de Lénine essaya en vain de faire sortir de sa tête.

Le paysan a été invité à renoncer immédiatement à lui-même, tel qu’il a été formé par les siècles, il n’est pas étonnant qu’il fuie devant l’impossible et s’attache d’autant plus obstinément à ses anciennes habitudes et traditions au lieu de progresser vers le socialisme.

 

 

 

LES PAYSANS ET LES OUVRIERS

 

 

« Regardez-le seulement », s’exclame mon interlocuteur, un paysan d’une quarantaine d’années, un des haïsseurs des plus actifs du nouvel État.

« Le voilà assis sur la rive, pêchant, se mettant bien à l’aise, une occupation charmante, sans doute, surtout lorsqu’on est payé aux dépens d’autres gens. J’aimerais pouvoir faire la même chose et gagner autant ! »

« Que voulez-vous dire ? » demandais-je, m’attendant à une calomnie malicieuse de la part de mon ami.

« Ne savez-vous donc pas qu’ils sont tous payés pour une journée de huit heures, et ne travaillent que six, cinq, ou même quatre heures. Cinq heures ! Ne serait-ce que cela ? Et sans se presser ni être bousculé ! Faites seulement ce qui vous plaît et soyez heureux, et quand vous vous sentez un peu ankylosé, vous pouvez aller pêcher et vous recevez tout de même l’argent. Et moi, je dois travailler aux champs du lever au coucher du soleil. Regardez sa chemise, elle est jolie, bien en ordre, et tout à fait neuve, sans une seule reprise. Avez-vous vu la mienne ? »

Mon ami déboutonne son « caftan » usé, et découvre à la lumière du jour un tissu indescriptible sur lequel toutes les saisons ont laissé leurs traces successives, et tous les différents travaux agricoles ont déposé leurs taches.

« Ils reçoivent tout ce qu’ils veulent des Comités de fabrique. Mais qui s’intéresserait à moi ? Ce n’est pas eux, bien sûr ! »

Son indignation atteint un degré où les mots exigent l’action. Mais le pêcheur, qui ne se doute de rien, est hors de l’atteinte de sa vengeance. Il lance la ligne paresseusement, et fume, rempli d’une sérénité imperturbable. Il est même allé jusqu’à condescendre à toucher sa casquette en guise de salut amical, après quoi il a repris immédiatement son attitude de méditation heureuse.

« Salut, je vous montrerai comment me saluer. Comme si je tenais à votre sacré salut. »

Il jette deux ou trois regards distraits autour de lui. Y a-t-il quelque chose de nuisible sous la main ? Ah, ah ! il a trouvé. Une grosse motte de terre est saisie et projetée dans l’eau, près de l’endroit où la ligne fut lancée. Une autre motte et encore une autre suivent la première. La pêche est abîmée. Les heures de repos injustifié ont reçu leur punition.

« Vous, sacré bourgeois ! » hurle-t-on de l’autre côté de la rivière. « Pourquoi gâtez-vous ma pêche ? »

« Vous feriez mieux de déguerpir d’ici, scélérat, fainéant sans conscience, renvoie l’écho de la rive droite. Vous avez assez pêché au Comité de votre fabrique, il est temps que vous alliez vous coucher. » Des reparties animées sont échangées pendant quelque temps. À la fin, le pêcheur découragé se lève et s’en va à la recherche d’une place plus tranquille.

Des scènes de ce genre se passent journellement aux endroits où les paysans et les ouvriers vivent côte à côte. L’idylle des premiers mois de la révolution est terminée. La plus petite occasion donne lieu maintenant à des disputes et provoque souvent des batailles dans lesquelles les frères jumeaux du travail, ouvriers et paysans, se dressent les uns contre les autres comme des ennemis invétérés. La théorie leur enseigna qu’ils étaient unis et devaient obtenir leur salut en s’entraidant. Mais la théorie n’a pas prévu de nombreuses circonstances qu’au cours du temps se montrèrent comme pierre de touche contre laquelle vinrent échouer tous les essais d’une action d’entente amicale. Les circonstances ne tarderont pas à agir avec telle force qu’elles excluront entièrement toute idée de la coopération si chérie des deux classes.

L’augmentation du prix des marchandises fut le premier symptôme de ce déchirement entre eux. Lorsqu’il devint évident que les nouvelles méthodes d’administration industrielle n’augmenteraient ni la qualité, ni la quantité des marchandises, et seraient loin d’en réduire les prix, le paysan s’offensa sérieusement et commença à croire que ses intérêts étaient lésés au profit d’autrui. L’augmentation inouïe des salaires et le pillage complet des stocks de fabriques le confirmèrent dans ses doutes et les changèrent en certitude. Le paysan a été pendant trop longtemps exposé à toutes sortes de duperies et de mensonges pour ne pas apercevoir, sous le nouveau déguisement, l’ancien tissu de mensonges et de vols traditionnels qui avaient empoisonné sa vie pendant des années. Il était élevé dans la conviction que chaque habitant des villes, quels que soient sa profession ou son métier, était à la recherche de l’argent paysan, prêt à se précipiter dessus à la première occasion.

C’étaient les autorités et la noblesse qui le faisaient auparavant. Ils furent remplacés maintenant par des gens qui s’intitulaient des amis, mais qui, en réalité, se souciaient aussi peu des intérêts des paysans que de ceux dont ils avaient saccagé les propriétés et brûlé les maisons. Le terme de prolétariat s’associe dans l’esprit paysan avec les façons que jusqu’à présent qu’aux 10 000 de la classe supérieure.

Les anciens fabricants ne gênaient pas beaucoup les paysans auxquels ils vendaient des produits qu’ils ne pouvaient plus avoir. Le paysan en concluait que le prolétariat ne s’empara du pouvoir que pour mieux l’exploiter que ses anciens maîtres.

À peine ce doute s’éveilla-t-il dans son âme circonspecte que de nouveaux faits l’éloignèrent complètement des ouvriers. Dans beaucoup de régions, les paysans et les ouvriers se mêlaient ensemble travaillant à la terre pendant les saisons agricoles et dans les fabriques des villes pendant l’hiver. Il était donc difficile de distinguer les paysans des ouvriers dans des provinces comme celles de Moscou et de Vladimir où chacun était à trois quarts ouvrier industriel et à un quart laboureur. La crise industrielle que subit tout le pays accentua cette distinction d’une manière décisive et inattendue. Les fabriques manquaient de matière première et les Comités de fabriques, aussi généreusement qu’ils réduisent la journée ouvrière, ne pouvaient trouver de travail pour tous les ouvriers qu’ils employaient habituellement. Elles durent par conséquent en renvoyer une partie ; d’autant plus que les autorités centrales du subside financier desquelles les fabriques dépendaient maintenant entièrement, étaient fort mécontentes de l’état d’affaires, parlaient très sévèrement de l’efficacité de travail et menaçaient de supprimer les subsides si les dépenses ne diminuaient pas.

Peu après on prit une décision qui dressa les unes contre les autres, avec toute la brutalité des intérêts blessés, les deux différentes couches du peuple travailleur.

Le parti communiste qui dirigeait les affaires économiques, aussi bien que les affaires politiques, crut de son devoir de protéger ceux qui n’avaient aucun rapport avec la terre et qui, par conséquent, étaient de vrais prolétaires au sens juste du mot. Ils prétendaient que les ouvriers qui vivaient entièrement du travail industriel étaient dans une position bien pire que les gens qui venaient des villages et avaient quelques moyens d’existence. Les Bolchevistes accordèrent par conséquent leur préférence aux gens de la première catégorie – ils devaient rester dans les fabriques alors que « le demi-prolétariat » devait être renvoyé. Les Commissions des fabriques, obéissant comme toujours aux suggestions du parti, arrangèrent les choses en conséquence, montrant ainsi au pays que les ouvriers et les paysans étaient deux classes tout à fait différentes, qui devaient être traitées et jugées différemment.

Cette manière d’agir, aussi inévitable qu’elle soit dans ces conditions, éleva l’indignation générale de ceux dont elle lésait les intérêts matériels. Chaque fabrique se partagea en deux camps rivaux qui luttaient quotidiennement pour le droit au travail. Le prolétariat avança ses droits à la supériorité révolutionnaire que confirmait la théorie et que justifiait la révolution russe, alors que leurs adversaires insistaient sur le fait qu’appartenant à la place depuis longtemps, ils avaient bien plus droit que les nouveaux arrivés de jouir des biens de l’industrie locale.

Quand la dispute se termina par la défaite complète des « demi-prolétaires » qui furent mis à la porte, de nombreuses fabriques devinrent une espèce de forteresse assiégée. Aucun des paysans ne voulait vendre ses produits aux privilégiés qui l’avaient chassé, lui ou ses semblables, d’une place à laquelle il pensait avoir légalement droit. Les prix élevés ne pouvaient le tenter, ni les discours enflammés apaiser sa colère. Le paysan refusa obstinément d’entrer en relations commerciales avec les usurpateurs, qui furent forcés à la fin, d’envoyer des expéditions armées dans les places afin de prendre par force ce qu’ils ne pouvaient obtenir par l’échange.

Il arriva ainsi que les rangs de l’opposition paysanne s’augmentèrent de ceux qui, en réalité, appartenaient à l’industrie et s’étaient montrés jusqu’à présent les vrais partisans de la politique communiste.

Le projet de l’union des ouvriers industriels et agricoles s’accomplit ainsi de la manière la plus inattendue, les représentants des deux classes s’unirent en action commune contre ceux qui, il y a quelque temps à peine, prêchaient la fraternité naturelle des deux. De véritables tranchées autour des points menacés, des éclaireurs retraçant l’action des envahisseurs, des espions déguisés en vieilles femmes ou en écoliers, pour découvrir les places d’agression des commissions de fabriques, une espèce d’état-major sous l’aspect de deux ou trois sous-officiers expérimentés, rentrés récemment de l’armée, bref, aucun des moyens de la tactique moderne ne manquaient pour ajouter au tableau de coopération sociale. Cependant, cette alliance fut aussi fragile qu’inattendue. Aussitôt le combat avec l’ennemi commun terminé, la coopération amicale prenait fin et donnait place aux désaccords et aux luttes amères. Le « demi prolétariat » rejeté par le vrai prolétariat, sur les épaules des paysans, étaient très mal équipés pour le travail qui devait devenir leur unique ressource de subsistance, ils demandaient des terres bien plus grandes, ils avaient besoin de plus de bétail et d’outillage qu’ils ne pouvaient obtenir qu’en le prenant à quelqu’un d’autre. Et, puisqu’il ne restait que des paysans dans les villages, c’est chez les paysans qu’ils devaient le prendre.

Augmentant constamment en nombre, aigris à l’extrême, sans aucune chance de réussir dans l’industrie et avec bien peu de chances de réussir en agriculture, le « demi-prolétariat » devint la plaie béante des villages, menaçant l’existence même de ses voisins plus ou moins riches.

Quelle est la solution possible de ce problème difficile ? Évidemment, elle réside dans le développement de l’industrie au point d’englober tous les éléments qui ne conviennent pas à l’agriculture. Contrairement à cela, la situation actuelle en Russie tend à détruire entièrement le peu de l’industrie nationale qui reste. Écrasé entre ces contradictions insolubles, le paysan désespère de trouver une issue. Il ne recherche pas la solution. La seule chose qui lui reste est de haïr, de maudire ces libérateurs communistes et puis tous les ouvriers en général.

L’ouvrier industriel était à présent pour les paysans à peu près la même chose qu’avaient été les « Tchinovnik » (fonctionnaires de l’État). La seule différence était que les « tchinovnik » apparaissaient devant eux cinq ou six fois par an, au moment des impôts, alors que les ouvriers se tenaient toujours au seuil de leur logis, tantôt en garde rouge, tantôt en marchand aux prix fantastiques comme membre du Conseil municipal, en homme qui priva de leurs emplois les parents et la famille du paysan ou comme un insatiable et exigeant « demi-prolétaire ». Le Communisme prussien peut, à juste titre, s’enorgueillir des résultats obtenus !

En un an, il acheva ce que n’ont pas pu obtenir, en un demi-siècle, ni les millions de pamphlets réactionnaires, ni les efforts unis des espions et gendarmes tsaristes. Le socialisme est haï par les paysans. La guerre civile s’est emparée des villages comme elle s’était emparée des villes.

Chaque pas fait par le gouvernement bolcheviste vers l’amélioration des conditions des ouvriers des villes, aggrave la situation des paysans, provoque des révoltes qui sont immédiatement étouffées sans aucune pitié.

 

 

 

UNE CONVERSATION

 

 

Dans le bon camion qui nous sert de voiture, il n’y a que deux hommes vivants : moi et lui. À la rigueur, nous sommes cinquante-cinq ou peut-être soixante – une masse humaine en loques, sale et affamée, si serrés les uns contre les autres, que personne ne peut ni voir ni sentir, ni s’imaginer où commence et finit son pauvre corps. Mais ce corps à voix et âmes multiples, s’est plongé depuis longtemps dans un état d’inconscience qui est sa seule et unique défense contre le froid, la faim et les surprises déplaisantes de ce voyage interminable. Retranché dans le sommeil, il défie les privations et les malheurs par le ronflement, moyen éprouvé et vérifié par les années de l’histoire russe. Pour une raison ou une autre, nous ne pouvons le suivre dans la voie traditionnelle. Nous causons, ou plutôt il parle, et moi j’écoute.

« Vous dites que vous ne pouvez me comprendre. Vous dites qu’il est inimaginable qu’un homme dépouillé de tout ce qu’il possédait en confort matériel, et en culture idéaliste, côtoie ceux-là même qui l’ont volé. Vous croyez que c’est un peu trop de christianisme et trop peu de respect personnel. Quelle bêtise, mon ami ! Des notions aussi abstraites ne nous conduiraient pas bien loin. Ce n’est ni ceci, ni cela. La loi du ventre est aussi obligatoire pour les intellectuels (intelligentzia) qu’elle l’est pour les paysans illettrés. Si je suis volé, cela signifie que je suis encore plus affamé que je ne l’étais en mes jours d’abondance.

« Ce qui signifie également que j’ai plein droit d’exproprier ceux qui m’ont exproprié.

« J’étais un ingénieur et ils me renvoyèrent, ne pouvant pardonner mon niveau d’éducation. Après avoir fusillé mon frère qui était un officier, et mon cousin qui était un étudiant, ils me demandèrent d’abord et me forcèrent ensuite d’entrer à leur service en qualité de conseiller technique. Très bien. Je fis comme j’étais forcé de faire et je puis vous assurer que la petite boîte de fer que je garde cachée dans un endroit sûr, n’a jamais été aussi pleine de vrais billets de 500 roubles. La Commission extraordinaire peut l’appeler un vol, je l’appelle une vengeance légale, et je puis vous nommer par douzaines des gens de la plus haute culture qui sont d’accord avec moi et agissent en conséquence.

« Les fonctionnaires russes étaient une communauté de voleurs. Autrefois ils tâchaient de le garder secret et faire étalage d’honnêteté. Maintenant, ils volent par principe et trouvent cela amusant et moral. Comme vous voyez, tous les Russes qui savent lire et écrire sont maintenant des employés, par conséquent ils sont tous plus ou moins voleurs. Si vous me permettez d’en tirer une conclusion logique, je dirai d’abord que le type prédominant de la Société est un voleur et que l’homme honnête est une exception criminelle, deuxièmement qu’une société dans laquelle le vol est l’unique sorte d’industrie est condamnée à une mort inévitable et, espérons-le, la plus rapide. Et, puisque vous préférez considérer les choses d’un point de vue supérieur, laissez-moi dire qu’il n’y a rien d’aussi précieux ni d’aussi élevé que de contribuer à confirmer les verdicts de la nécessité historique.

« Vous paraissez choqué. Vous allez me dire que ce serait la corruption finale de toute la nation, après laquelle aucun avenir ne lui serait plus possible. Le vol, lorsqu’il est poussé à l’extrême, amène la ruine des voleurs. Mais de quelle source autorisée savez-vous que la Russie a le droit, ou même le désir, d’échapper à ce sort ? Rappelez-vous que depuis les premiers jours de l’entrée de la Russie en Europe, elle joua le rôle d’une esclave ivre qui devait montrer à ses voisins ce qu’ils ne devaient pas faire. Notre aristocratie a été un avertissement vivant pour l’Occident, il en est de même pour notre communisme indigène, et de nous-mêmes, riches et pauvres, cultivés et illettrés. La Révolution russe est l’exposition des types humains qui ne devraient pas être autorisés à exister, une exposition anti-eugénique.

« Après qu’elle aura atteint son but pédagogique, elle sera détruite par l’histoire pour ne jamais plus souiller la terre. Et nous autres, citoyens d’un État rebaptisé (ça pourra être un État allemand, anglais, français, ou tout simplement une colonie internationale), nous devrons alors retourner à nos humbles occupations et reprendre notre ennuyeuse et mesquine morale bourgeoise, – alors seulement, mais pas avant.

« Vous savez que la maladie doit atteindre son point culminant, sa crise, avant qu’elle ne commence à guérir. La fièvre mondiale doit également atteindre sa crise, et son point culminant est la Russie. Nous avons été prédestinés à porter sur nos épaules le poids des maux de l’humanité, subir toutes ses tortures, tourments, crimes et infamies d’un soulèvement social universel, pour que le reste de l’humanité soit immunisé et récolte ses fruits sans supporter ses souffrances.

« Rappelez-vous seulement de nos traits psychologiques et vous comprendrez pourquoi nous avons été choisis pour cela entre tous. Menteurs sentimentaux, lâches avec une étincelle héroïque, rêveurs paresseux, capables d’un effort surhumain, voluptueux rêvant à l’ascétisme dans sa forme religieuse et sociale, esclaves plus révoltés que les hommes les plus libres du monde, égoïstes avoués, avec des accès de pensée altruiste, bref, un chaudron de sorcière dans lequel sont mêlées en justes proportions toutes les qualités pour la fermentation et le désordre. Pour employer des termes plus modernes, c’est un superhomme atteint de maladie de mer ou, si vous le préférez, en style ancien, c’est un antéchrist. Nous sommes le taon de la conscience humaine, lui montrant ce qui devrait être, mais ce qui ne peut être, pendant que nous sommes ainsi.

« Il a été dit, il y a très longtemps, que le royaume d’amour ne peut exister avant que le royaume de la haine n’ait épuisé ses forces. Par conséquent, presser le développement du mal, c’est hâter l’arrivée du bien. Quant à moi, dans la mesure de mes pauvres moyens, je fais tout ce que je peux pour collaborer à ce processus. Je favorise les peccadilles de mes subordonnés, fermant les yeux en voyant leurs comptes fantastiques, et leur faisant comprendre comment ils doivent faire pour mieux arracher leur part légitime dans le butin communiste. Je développe des plans et des projets dont l’absurdité est aussi apparente et claire que la table de multiplication. En me tenant strictement aux instructions reçues, je les rends encore plus insensés qu’ils ne devaient l’être, car l’unique moyen de donner une leçon pratique aux idiots est de les laisser agir à leur guise, l’unique moyen de rendre la raison à un meurtrier, c’est de le prendre dans son propre piège. C’est ainsi que mon motto est “Laissez-les tranquilles”. Cela réussit admirablement.

« Des milliers de gens agissent d’après le même principe, les uns sciemment, les autres inconsciemment, par sentiment de vengeance, ou par pur intérêt de poche.

« Vous avez vu les résultats. Y a-t-il parmi les gens au pouvoir quelqu’un qui soit sûr de sa tactique et qui croie à ses propres paroles ? Y en a-t-il beaucoup qui aient l’air satisfait et joyeux ? Ils sont tous découragés et désespérés, parce qu’ils commencent à s’apercevoir dans le miroir que nous tenons devant eux et s’en sentent dégoûtés.

« La faim, la dévastation, le désespoir et la mort, tout cela est notre œuvre, l’œuvre de l’antéchrist collectif.

« L’âme humaine est une conception métaphysique, une non-entité, un rien. Et cependant, sans cette bagatelle, vous ne pouvez diriger la machine sociale. Si petit, impondérable et méprisable que soit l’écrou, il a besoin d’être huilé à temps, avec la meilleure huile. Je suppose que c’est l’huile d’amour. Si votre cœur est trop desséché pour en avoir, ne vous adressez pas à la raison pour le remplacer, cela ne réussira pas. Il me semble cependant que je deviens sentimental – crime impardonnable pour le fils du mal – et dangereusement rapproché de l’idiotisme. De plus, l’amour n’appartient pas à ma spécialité qui, comme vous avez pu le constater, s’appelle la corruption. Ainsi laissez-nous voler, être heureux, et dormir, le plus vite et le plus longtemps possible. »

Cette conversation est terminée, je suis de nouveau seul avec mes pensées, l’humanité ronflante autour de moi et la nuit sans étoiles, froide nuit d’hiver, qui m’entoure de haut et de bas, et de droite à gauche. Il me semble que ce camion symbolise la Russie, engloutie par la torpeur, ensorcelée par un sommeil sans joie, elle glisse dans la nuit, par des chemins obscurs, attendant le lever du jour tout en le craignant. Quelle est notre destination, est-ce le Golgotha ou l’infamie, ou tout simplement une tombe perdue avec cette inscription sur la pierre (de la main compatissante de l’Europe occidentale) : Ici est enterré un misérable repenti. Requiescat in Pace.

Qui sait ?

 

 

 

APPENDICE

 

I

 

Les conditions essentielles du système socialiste de production sont, ainsi qu’il est universellement admis, l’accumulation et la concentration des richesses nationales, un niveau technique supérieur des fonctionnaires bien organisés, nombreux et compétents, avec un fort pouvoir central pour organiser l’activité locale et l’adapter aux besoins généraux et aux plans de l’État. Aussi longtemps que l’une de ces conditions n’est pas remplie, le socialisme reste à l’état de rêve, et chaque essai de réalisation immédiate n’est qu’une prétention sentimentale ou un échec cruel et irréparable. L’erreur fatale du bolchevisme était que, motivé uniquement par des considérations politiques, il négligeait ces principes fondamentaux et sacrifiait l’avenir du pays au succès trompeur du moment. Au lieu d’inculquer à ses partisans la nécessité d’un travail créateur, sans lequel est impossible non seulement le socialisme, mais la vie même, le bolchevisme rechercha le vote prêchant la révolte, la destruction et la haine sociale insatiable. Les résultats obtenus furent : la destruction de la richesse nationale, l’extermination de la classe intellectuelle, les orgies, les vols et les canailleries sans précédent dans l’histoire russe, qui aboutirent à l’entier écroulement de l’administration centrale.

Il arriva ainsi que lorsque les leaders bolchevistes devinrent les vrais dictateurs du pays, ils se virent obligés à renoncer à leurs propres principes et durent revenir aux idées de centralisation, de bureaucratie qualifiée et de ferme autorité centrale, c’est-à-dire à tout ce qu’ils avaient proclamé préjugés bourgeois au début de leur carrière. Mais ce changement se produisit trop tard. Il ne restait plus de matériel pour la reconstruction de l’édifice de la nouvelle société. Ils ne pouvaient que s’adonner à des discours et des projets magnifiques qu’ils annonçaient effrontément à l’univers entier. Les bolchevistes se gardaient bien cependant de trahir à leur auditoire étranger le contenu des dernières pages de leurs organes officiels, dont chaque colonne réfutait ces beaux discours, plans, projets et promesses.

J’essayerai de faire pour eux ce travail, dont ils se sont abstenus à la prière délicate et persistante de leur intuition diplomatique.

Dans un pays comme la Russie, où 80 % de la population appartient à la classe paysanne, la question agraire est tout naturellement placée au premier plan. Il serait évidemment absurde de prétendre persévérer en ville dans un système socialiste ou communiste quelconque, alors qu’il n’existerait rien de semblable dans les villages.

Le socialisme russe se maintient et s’effondre avec la classe paysanne. Les conditions objectives de la vie des agriculteurs se rapprochent-elles davantage du socialisme qu’à la révolution d’octobre ? Laissons le soin de répondre à cette question aux chiffres et faits tels qu’ils sont communiqués par la presse bolcheviste.

Il apparaît dès le début que la loi de la nationalisation de la terre développée par les socialistes révolutionnaires de l’extrême gauche et soutenue par les Communistes, a détruit de vastes domaines sans améliorer les conditions de vie des paysans. Sur les millions de déciatines qui appartenaient aux anciens propriétaires fonciers, 81 % (12 800 000) allèrent à l’usage individuel des paysans, 4 % appartiennent aux fermes des Soviets, 1 % aux communes agraires et 1 % reste en friche. On doit ajouter à cela qu’une partie de la possession des terres paysannes reste également en friche par suite du manque de machines agricoles et de bétail (Pravda, 2 février 1919).

L’on estime à quatre millions de déciatines 3 l’énorme superficie de terres qui resteront en friche à la saison prochaine (rapport de M. Séreda à la réunion du Comité Exécutif Central, Izvestia, 18 février 1919). En estimant le minimum de production agricole à 45 poudes par déciatine, la perte totale de blé serait de 180 millions de poudes ou de 3 millions de tonnes, c’est là le premier résultat obtenu par la loi bolcheviste.

Il a été proposé de lutter avec ce mal en créant des fermes communistes modèles, des communes agraires, et en introduisant la culture agricole gouvernementale dans les terrains laissés en friche.

Permettez-moi de passer en revue chacun de ces systèmes. En ce qui concerne les fermes communistes, le rapport officiel sur les conditions économiques de la Russie (voir Izvestia 18 février 1919) dit avec fierté que la réalisation de la véritable dictature du prolétariat a permis d’organiser l’agriculture socialiste.

On fonda de grandes fermes dirigées par des organisations de l’État Soviétique et cultivées par des laboureurs loués. Vers la fin de février, la superficie générale de ces fermes (sans compter les bois) atteignait près de 800 000 déciatines.

Cela pourrait paraître très réconfortant si nous n’avions eu sur ces mêmes fermes les données officielles suivantes « ce serait une erreur de croire que de grands domaines peuvent exister. La moyenne des fermes du Soviet atteint 340 déciatines, dont la plupart sont incultivables, car d’après la loi de la socialisation, les paysans se sont emparés des meilleurs terrains, laissant aux fermes tantôt des prairies sans terres labourables, tantôt des terres labourables sans prairies » (rapport de M. Sereda à la réunion du Comité Central Exécutif Izvestia le 12 février 1919). Cette constatation nous oblige à conclure que les 600 000 déciatines si vantées de l’agriculture socialiste n’existent pas en réalité et les énormes sommes qui y sont dépensées ne sont que de l’argent jeté par la fenêtre.

Le gouvernement bolcheviste a assigné un milliard de roubles pour le soutien des communes agraires dirigées par des organisations d’ouvriers, de pauvres paysans ou par des municipalités locales. Cela pourrait de nouveau sembler plein de promesses si l’on pouvait acheter des machines agricoles et du bétail. Mais ni l’un, ni l’autre n’existe.

« Chacun sait, écrit un paysan, que le gouvernement de notre patrie socialiste soutient les communes, mais il ne les soutient qu’avec de l’argent, et où un pauvre homme pourrait-il trouver une vache, un cheval ou des machines ? Il est donc très difficile pour les pauvres de rejoindre la commune » (lettre d’un paysan, Izvestia, le 2 février 1919). Par conséquent, le communisme agraire, considéré du point de vue de la réalité, se trouve être le même étalage de mensonges et de trompe-l’œil que les fermes d’État précitées.

La mise en valeur par l’État de la terre en friche est le troisième et le plus nouveau système recommandé par le Gouvernement des Soviets. Ce n’est cependant pas une nouveauté. Il avait déjà été essayé en Russie après la famine de 1890-91 et malgré de nombreux spécialistes et de grands approvisionnements en machines et graines prêtées par l’État, ce système subit un échec complet.

On pourrait cependant prétendre que le nouveau gouvernement communiste et progressiste est mieux qualifié pour cette tâche qui auparavant avait été confiée à la bureaucratie corrompue du tsar.

Permettez-nous de considérer les faits, non pas du haut des possibilités théoriques, mais d’un point de vue purement pratique.

On aurait besoin de 38 millions de poudes de graines pour les 4 millions de terres en friche (on emploie en Russie 8 à 9 poudes de graines par déciatine). Combien de graines et de machines possède-t-on dans les stocks gouvernementaux ? Les chiffres officiels sont les suivants :

Nombre de charrues nécessaires : 450 000.

En stock : 50 000.

Quantité de céréales nécessaires : 7 000 000 de poudes.

En stock : 500 000 poudes.

Quantité de blé nécessaire : 700 000 poudes.

En stock : 210 000 poudes.

(Rapport de M. Rykov, Président du Conseil Central de l’Économie Nationale, Izvestia, le 18 mars 1919). Ce qui signifie que dans les meilleures conditions, c’est-à-dire si les grains ne sont pas volés en route, et si les charrues atteignent leur destination, 50 000 déciatines seulement pourront être ensemencés par l’approvisionnement de l’État.

Ainsi que nous pouvons le constater, chaque mesure proposée par le gouvernement des Soviets, quoique quelques-unes d’elles ne soient par irrationnelles en elles-mêmes, est vouée à l’échec à cause des conditions générales du pays, conditions pour lesquelles la politique bolcheviste de l’année précédente est entièrement responsable.

La question posée au début de ce chapitre a été résolue.

La Russie rurale a perdu en une année d’administration bolcheviste tout ce qui forme les progrès sociaux et économiques. Les grands domaines sont détruits et les petites fermes appauvries. La moyenne des paysans réduits à la misère, à la mendicité, les pauvres paysans sont pratiquement abandonnés à la dérive avec des millions de roubles accordés, mais sans avoir reçu un seul cheval.

Au lieu du socialisme, la Russie est rejetée au Moyen Âge. C’est là le résumé de la politique agraire des Bolchevistes. Et, ainsi que je l’ai déjà dit, en Russie tout le reste dépend de la question agraire.

 

 

II

 

Le champ d’activité sur lequel les Bolchevistes pouvaient espérer un certain succès était l’industrie. Malgré les mauvaises conditions de la fin de 1917, la plupart des entreprises industrielles fonctionnaient ; les techniciens, quoique souvent maltraités par les masses ouvrières, restèrent à leur place ; les stocks de matières premières n’avaient pas encore été épuisés et les énormes ressources naturelles du pays semblaient n’attendre que le premier contact d’une main énergique et expérimentée pour fournir à l’industrie tout le nécessaire.

La première mesure du Gouvernement bolcheviste fut de transmettre la direction des usines aux comités d’usine locaux qui n’étaient composés que d’ouvriers qui, méprisant les conseils des spécialistes, n’étant absolument pas capables de trouver eux-mêmes les bonnes méthodes, ont réussi, en l’espace de peu de mois, à mettre l’industrie en un état absolument désespéré. C’est alors que la guerre civile dériva en persécution implacable des intellectuels et que le personnel technique des usines déserta en masses. Un an de pareille politique a suffi pour détruire le peu qui restait encore debout. Saisis alors d’un accès de repentir tardif, les leaders bolchevistes essayèrent (comme pour l’agriculture) de changer leurs méthodes de Gouvernement en abolissant tous les principes qu’ils avaient proclamés au début de leur régime. Au lieu de « l’initiative des centres ouvriers locaux », on proclame « qu’on prendrait pour guide les autorités centrales » ; au lieu de la règle « qu’aucun fonctionnaire d’aucune espèce ni d’aucun rang ne devait être mieux payé qu’un ouvrier spécialiste ordinaire ». On introduisit une échelle de salaires très étudiés variant entre 500 et 5 000 roubles par mois, qui fut publiée au milieu de février et qui devait séduire les spécialistes disparus afin qu’ils reviennent ; mais il était trop tard.

Des rapports officiels nous montrent que l’écrasante majorité des usines ne marchaient plus. Le manque du personnel technique a atteint des dimensions extraordinaires. Ainsi, dans tout le Gouvernement d’Olonetz, par exemple il restait seulement un ingénieur. Dans le gouvernement de Novgorod les usines étaient fermées pour manque total de personnel technique et ainsi de suite (voir les rapports des délégués provinciaux) du second congrès des Conseils d’Économie Nationale à Severnaya Commouna (16 février 1919). La production des ouvriers décroît sans cesse, le taux de perte étant de 50 à 80 % en comparaison avec la production de 1916. Tout le monde déclarait que la perte est due principalement à la terrible diminution de la discipline chez les travailleurs (Voir Izvestia, « Conditions existantes des chemins de fer », 27 février 1919 ; Economitcheskaya Jisn, n° 26, « La productivité des entreprises métallurgiques de Sormovo et de Kolomna » ; Severnaya Kommouna, février 1919, « Les Conditions des entreprises de Kharkoff – Aciéries et fonderies de fer ».)

Les conditions de transport sont décrites comme désespérées (V. Izvestia, 27 février 1919).

Mais cela n’empêche pas les autorités des Soviets de nourrir leurs sujets avec les rations habituelles de décrets, ni de parler d’un « progrès ininterrompu de la législation prolétarienne ». Comme exemple de cette sorte de littérature, le grand rapport Sur les conditions économiques de la Russie mérite particulièrement l’attention (V. Izvestia, 18 février 1919). Ce rapport est entièrement consacré à des plans et projets qui ont été élaborés et décidés, sans donner la moindre idée de ce qui a été déjà accompli en pratique. Cette omission est en partie comblée par Lénine qui, dans son discours du 20 février 1919, laisse à entendre que les plans et schémas sont restés à l’état de projets. « Les autorités locales ont laissé beaucoup de décrets sans application, et nous devons avouer que ces autorités doivent être ramenées à l’obéissance par les moyens les plus énergiques et implacables (Severnaya Kommouna, 20 janvier 1919). L’industrie ainsi que l’agriculture est à l’état de ruines ; mais peut-être l’État communiste a-t-il formé une bureaucratie tellement compétente et efficace qu’elle pourra lutter avec les difficultés de la situation actuelle et les vaincre finalement ? Un coup d’œil jeté sur les dernières colonnes des journaux bolchevistes nous convaincra que ces illusions sont au moins sans fondement. Le Comité Central du Ravitaillement, suivant le rapport de l’inspection militaire supérieure, est absolument incapable de ravitailler l’armée plus ou moins convenablement. « Partout règne un chaos inimaginable... N’ayant pas de statistique, le comité ne sait même pas ni ce qu’il faut fournir, ni en quelles quantités, ni les personnes à qui cela doit être fourni. Et pourtant ce comité existe déjà depuis plus d’un an » (Izvestia, 4 mars 1919). Des Commissions d’enquête montrent une effrayante quantité de vols et d’abus partout où l’enquête a lieu (V. Izvestia, 12 mars 1919). Je ne puis m’abstenir de citer ici deux exemples parmi les cas si nombreux des exploits de la bureaucratie nouvelle.

« Aujourd’hui le mariage du Commissaire eut lieu. Les invités du Commissaire allèrent en traîneaux chez lui où les accueillit la musique d’un orchestre ; de là, ils allèrent à l’Église dont l’accès était interdit aux ouvriers par une garde d’honneur qui les empêchait d’assister à la cérémonie. Après le mariage, il y eut une orgie où tous se sont enivrés. Les ouvriers qui s’étaient assemblés pour célébrer le 9 janvier attendaient des chefs communistes locaux qu’ils prononcent un discours ou bien qu’ils fassent une conférence pour la commémoration de la journée. Mais les chefs communistes ne vinrent pas, ils étaient en train de faire la fête chez le commissaire » (Correspondance au journal Pravda, 9 février 1919).

« Dans le village de Kouratov on reçut un télégramme concernant la mobilisation. Les paysans qui étaient venus s’informer se conduisirent d’une manière grossière envers le président du Soviet. Mais, après avoir proféré quelques menaces et quelques jurons, ils s’en allèrent paisiblement chez eux. Le président du Soviet appela immédiatement deux détachements de la Garde rouge, qui arrivèrent sous les ordres du camarade Eglitt et, immédiatement, imposa au village une contribution. Le détachement spécial communiste se conduisit d’une façon particulièrement cruelle et les Gardes rouges battirent et torturèrent les paysans à tel point que tout le plancher était couvert de sang... Je trouve aussi qu’il est nécessaire qu’on fasse une enquête au sujet de la mort de 5 paysans assassinés à Pokrovskoïe. Ce meurtre fut commis sur l’ordre du camarade Eglitt qui, étant venu pour faire une enquête au sujet du meurtre du Commissaire local, ordonna que tous les paysans se rassemblent et les fit battre par les gardes rouges avec des nagaïkas (espèce de fouet).

« Grâce à cette mesure, les paysans indiquèrent cinq hommes qui avaient excité la foule contre le commissaire. Ces hommes furent immédiatement arrêtés, conduits au bout du village et fusillés sans aucun jugement.

« Le camarade Eglitt fit un rapport sur cette affaire au Comité exécutif provincial qui, à ce qu’il paraît, approuva sa façon d’agir. Non seulement le comité ne fit faire aucune enquête, mais imposa encore une contribution de 500 000 roubles à tout le district de Pokrovskoïe » (Pravda, 4 février 1919).

Je n’ai pris que ces deux exemples. Mais combien de cas pareils ont été passés sous silence, sans avoir été mentionnés ?

Si nous considérons tous ces faits qui se rapportent aux questions sociales et économiques, ainsi qu’à la vie quotidienne des citoyens, nous devons conclure inévitablement que le Bolchevisme ne peut être populaire. Cette amère vérité est, cela va sans dire, niée par les chefs bolchevistes. Mais voici encore quelques chiffres officiels qui montrent la vraie situation. Dans la ville entière de Petrograd, au mois de mars, il y avait 8 815 membres du parti communiste, dont seulement 4 793 étaient des ouvriers, le reste se composant de Gardes rouges (1 756), de matelots (1 075), et d’intellectuels occupés dans l’administration des Soviets (1 500). (Severnaya Kommouna, 14 mars 1919). En estimant la population adulte de Petrograd à 400 000 hommes, nous trouvons que seulement 2,2 % parmi eux appartiennent au parti communiste. Telle est la situation dans la capitale où naquit le Bolchevisme ! On peut facilement deviner quelle est la disposition du reste du pays. Par ce court résumé, on peut voir les résultats réels de la politique bolcheviste. Le bolchevisme ruina le pays et éloigna plus qu’avant les chances de Socialisme. Le Bolchevisme ne laissa derrière lui que des cadavres ; des cadavres d’hommes et des cadavres d’idées.

 

 

 

QUELQUES LEÇONS PRATIQUES DE POLITIQUE

 

 

Un pays peut être une monarchie, une république ou une communauté soviétique. Mais quels que soient ses titres politiques, il reste à l’état d’anarchie et de mécontentement, si deux des grands problèmes ne sont pas plus ou moins résolus.

Le premier de ces problèmes est le ravitaillement, le second est la question de l’ordre. Aucun homme d’État n’a de chance de succès lorsqu’il essaye d’échapper à ces deux questions fondamentales en les remplaçant par des réformes électorales ou par des constitutions ingénieusement établies. Il restera dans la postérité comme un spécimen de cette espèce de gens bizarrement pervers qui essayent de sauver une maison en flammes en récitant un sonnet d’amour de Shakespeare.

La Russie a plutôt eu trop de ces poètes politiques qui, comme le héros de Molière, se réveille trop tard à la réalité et au fait qu’il parle toujours en prose fort laide et, permettez-moi de l’ajouter, fort sotte. On ne peut jamais penser à l’ordre et au ravitaillement, comme à des réalités, tant qu’il n’y a pas une grande et solide classe pour soutenir le premier et assurer le second.

Y a-t-il une classe semblable dans la Russie moderne ? L’aristocratie et la bourgeoisie russe ont complètement disparu et il serait de la pure folie d’attendre de ces classes inexistantes la régénération et le salut du pays. On ne peut attendre d’elles rien d’autre que des mémoires tragiques du plus haut intérêt pour le futur historien de la Révolution, mais entièrement en dehors des besoins immédiats du jour. Les intellectuels ne peuvent pas plus avoir une influence politique décisive. Tout le développement de la Révolution leur a démontré qu’aucun système politique ne peut pas plus se passer d’eux qu’être organisé sous leur dictée. Ils sont le cerveau du pays, mais non sa volonté ni sa force motrice. La force, la volonté et la décision doivent provenir d’une autre classe que celle des écrivains, artistes, spécialistes scientifiques et experts de toutes sortes, de tous genres. Elles doivent venir du peuple et de nulle autre part.

Quant au peuple, pris dans le sens le plus étroit du mot, il se compose de deux classes différentes : les ouvriers industriels et les paysans.

Laquelle de ces deux classes doit devenir le facteur décisif dans la destinée de la Russie pendant les quelques années à venir ? Répondre à cette question équivaut à définir la ligne de politique russe.

Des deux classes, la première s’impose comme la plus instruite, la plus cultivée et à l’esprit le plus large, bref, mieux adaptée à mener sa propre politique. Il serait vraiment de bon augure pour le pays de constater que les ouvriers industriels peuvent maintenant le diriger, guidés par un gouvernement ferme et habile vers la réalisation des bases de réformes si nécessaires et tant attendues depuis si longtemps.. En réalité, les circonstances économiques rendent les ouvriers tout à fait incapables d’accomplir cette tâche. Le dérèglement complet de l’industrie, la terreur de la faim et du chômage qui en résultent, ont détruit la discipline de la masse ouvrière. Un sentiment de désappointement profond et de méfiance envers leurs leaders est devenu, après un an et demi de l’ère bolcheviste, leur seconde nature. Les ouvriers sont inquiets, impatients, intraitables et à l’état de perpétuel mécontentement comme un homme au paroxysme de la fièvre. Il serait tout à fait erroné d’interpréter leur opposition actuelle vis-à-vis du gouvernement communiste comme une preuve d’une nouvelle orientation politique, ni de considérer leur joie probable au moment de l’écroulement du bolchevisme comme signe de repentir. Ils sont affamés et par conséquent pleins d’indignation et de mécontentement. Quels que soient les changements politiques qui se produiront à travers le pays, les ouvriers ne retrouveront jamais l’équilibre mental avant que les conditions normales de l’industrie ne soient à peu près rétablies. Ce qui signifie que pendant la période transitoire de 5 à 6 ans – le travail de reconstruction prendrait difficilement moins – la population industrielle soutiendra plutôt les forces destructives que les forces créatrices d’ordre.

Aussi longtemps que l’industrie reste à l’état d’anarchie, l’ouvrier est obligé d’être anarchiste par tempérament sinon par persuasion. Quant à ce qui se rapporte à la culture et l’éducation, les paysans sont évidemment bien en retard sur la population industrielle. Ils n’en sont pas moins le véritable fondement de l’État russe, ils sont ceux qui nourrissent, qui travaillent, qui désirent la paix et l’ordre, et, en dernier lieu, ce qui n’est pas de moindre importance, ils forment la majorité écrasante de la population. Par conséquent, c’est de leur esprit étroit et irresponsable que les hommes d’État doivent emprunter les principes gouvernants de leur politique. C’est par eux et par eux seuls que la Russie peut être rappelée à la vie et à la prospérité.

Un programme politique et social qui aurait des chances de réussir en Russie est un programme paysan, c’est-à-dire une constitution essentiellement démocratique, nationalisation de la terre (sans aucune indemnité pour les anciens propriétaires), industrie sous contrôle d’État, quoique ne lui appartenant pas, et une législation du travail progressive.

Je sais que ce n’est pas trop le point de vue de l’ultime idéal bolcheviste. Mais je sais aussi que le socialisme et toutes sortes d’ismes ne sont que des mots, si le corps physique de la nation n’est pas assuré contre la dégénérescence et la mort.

Si ces simples, peut-être par trop simples et prosaïques vérités ont besoin d’être confirmées, il est facile d’en trouver des preuves dans les évènements récents de la Russie du sud.

Une méthode de restauration de la loi et de l’ordre a été représentée par la politique du gouvernement hetman et des autorités militaires allemandes qui le soutenaient ; une autre, par le gouvernement géorgien social-démocrate du Caucase.

Permettez-moi de passer en revue chacune d’elles. Le gouvernement du Hetman ukrainien, avec ses conseillers allemands, avaient affaire avec un pays épuisé par les luttes intestines, fatigué par les expériences bolchevistes, implorant la paix et prêt à l’acheter au prix de mutuelles concessions.

Celui qui aurait bien compris le nouvel esprit du peuple et aurait agi d’après lui, aurait été soutenu par la masse solide des paysans ukrainiens qui n’aspirent ardemment qu’à cultiver leur lopin de terre, débarrassés des bolcheviks et libérés de l’exploitation des grands propriétaires fonciers.

Mais les hommes qui avaient le pouvoir se méprirent sur ces symptômes du temps. Rejetant les compromis, ils inaugurèrent une politique de conquérants. Tous les grands domaines furent rendus à leurs propriétaires. De lourds impôts, très souvent sous des prétextes faux et monstrueux, écrasèrent les paysans, les libertés furent suspendues, et l’ordre et la loi tant espérés assumèrent sous la nouvelle direction les traits familiers de la vieille autocratie. Le régime de l’Hetman prit bientôt des traits encore plus familiers par le fait que tous les gens qui gouvernaient l’État appartenaient le plus souvent à la classe des administrateurs d’ancien style aussi incapables d’apprendre les nouvelles vérités que d’oublier les vieilles erreurs. Ils agissaient comme si rien n’était arrivé pendant l’intervalle et comme si la réaction salutaire des masses fût provoquée par la Providence dans le but spécial de remplir leurs poches vides. Emprisonnés dans un cercle étroit de financiers escrocs et habiles et de politiciens extrêmement avides qui agissaient sous les auspices de l’Union des Finances, du Commerce, de l’Industrie et de l’Agriculture, ils ne purent jamais se décider à une politique nette et précise, et se perdirent bientôt dans la masse de Comités ou de Commissions innombrables qui dépensaient des sommes fantastiques sans aboutir à rien ni rien obtenir.

Il n’était que naturel qu’ils gagnassent la haine et le mépris universel après trois mois d’un tel travail. La population des villes, y compris la classe moyenne, leur était nettement hostile. Les villages, malgré la surveillance des garnisons allemandes, formaient des bandes armées, organisant une sorte de guérillas contre la police locale et les troupes allemandes.

Le Bolchevisme, usé, puisait de nouvelles forces dans les folies de ses ennemis, et revivait par réaction.

Le sort des nouveaux gouverneurs était fixé dès la défaite allemande. Ils furent jetés à bas, tels des châteaux de cartes, par les troupes du Directoire ukrainien, trouvant un abri chèrement payé dans quelque ville obscure de l’Allemagne ou de la Suisse, après quoi survint le Directoire : Corps Législatif extraordinairement bruyant et hétérogène, dans lequel Petlioura, modéré, s’efforçait de défaire les plans de ses collègues extrémistes, alors que l’extrémiste Vinitchenko était tout aussi intéressé à déjouer Petlioura et ses associés. L’unique point sur lequel les rivaux s’accordaient était l’indépendance politique de l’Ukraine et de sa langue. C’est ainsi que, dès la prise de Kiev, la première mesure prise par eux, pour rétablir l’ordre et la loi, fut de supprimer les journaux russes, mesure dont on comprendra toute l’ineptie, lorsqu’on apprendra que d’après les statistiques, 19 % seulement de la population connaissent l’idiome ukrainien. Cette mesure souleva immédiatement contre eux tous les éléments russes. Quant aux paysans ukrainiens, ils étaient déjà tellement impressionnés par les promesses bolchevistes que les proclamations du Directoire leur semblaient, par comparaison, tortueuses et méprisables.

Au bout d’une quinzaine, le Directoire se trouva suspendu dans le vide, submergé par les idées bolchevistes aussi rapidement et ignominieusement que l’avait été le gouvernement du Hetman par les armées du Directoire. Le Hetman essaya sans succès de supprimer le bolchevisme par une oppression sans merci. Le Directoire échoua également en essayant de supprimer le bolchevisme par des mesures de temporisation et de lâches concessions. L’échec fut provoqué dans les deux cas par une politique manquant de soutien solide de classe et bâtie sur des roseaux brisés, alors qu’il aurait fallu des murs d’acier. Seul un programme paysan nettement dessiné et d’une tactique ferme aurait pu amener ces eaux bourbeuses de la politique ukrainienne vers un canal plus tranquille. Mais c’était justement là une chose qui ne fut pas sérieusement essayée.

Le cas de la Géorgie fut tout autre. Les conditions dans lesquelles le Gouvernement social-démocrate de la Géorgie commença son travail de reconstruction était pour ainsi dire désespéré.

La paix de Brest-Litovsk privait la Géorgie d’une partie considérable de son territoire, y compris son port principal, Batoum. Le gouvernement, soutenu par le peuple, y répondit en déclarant une guerre de défense à la Turquie au profit de laquelle devait s’effectuer cette annexion.

Tout le pays était infecté par la propagande bolcheviste, volontaire ou payée. La désorganisation du trafic et l’état de confusion générale qu’avait créée la démobilisation se faisaient sentir partout.

Différentes tribus montagnardes excitées par les bolchevistes menaçaient de guerre par delà les frontières, faisant des incursions constantes contre la population paisible des plaines.

L’Armée Nationale, organisée pour remplacer l’armée russe dissoute, était faible en nombre et manquait de discipline. L’unique force sûre était la garde Rouge. À tout cela s’ajoutait la faillite complète du système d’impôts, qui était tout à fait insuffisant pour satisfaire les besoins nombreux du Trésor.

Malgré les difficultés énormes, insurmontables au premier abord, le gouvernement socialiste ne perdait pas la tête. Il savait qu’il était possible d’arranger les choses, à condition de satisfaire et ramener vers une vie plus ou moins normale les paysans qui formaient 85 % de la population. En réalité, tout le reste dépendait de la réforme à faire. La perte de cette dernière chance signifierait la disparition de la nation par le même processus de dissolution dont le reste de la Russie n’était qu’un exemple par trop évident. C’est ainsi que dès l’arrivée au pouvoir, les socialistes déclarèrent la terre un bien national, qui devait être partagé entre l’État et les paysans.

Comme la majorité des propriétaires fonciers avaient reçu leurs terres de la Couronne, la question de l’indemnisation ne fut pas soulevée. C’est d’après ces principes qu’en dépit des complications externes et internes, qui menacèrent plus d’une fois d’engloutir, non seulement le gouvernement socialiste, mais même la Géorgie entière, les plans de réforme agraire furent élaborés et acceptés par l’Assemblée Constituante.

Les propriétaires fonciers furent autorisés à conserver de 7 à 12 déciatines de terre labourable, selon la nature de la culture, dont ils s’occupaient. Les bois et les grandes fermes scientifiques passaient au Gouvernement pour être dirigés par des fonctionnaires d’État ou des unions de cultivateurs sous contrôle d’État. Le reste des grandes propriétés formait un lot spécial qui devait être distribué parmi les pauvres paysans par lots n’excédant pas 2 déciatines par famille.

Au début on pensa garder ces lots entre les mains d’État ; mais il fut décidé plus tard, conformément aux vœux des paysans, de les vendre aux prix les plus minimes aux paysans indigents. L’unique limitation fut la défense de revente des terrains acquits, les paysans devaient les conserver dans la même famille ou les revendre à l’État seulement.

La réforme agraire fut le vrai salut du pays. Les paysans géorgiens sachant que leurs intérêts étaient bien gardés, faisaient la sourde oreille aux propagandes bolchevistes et prouvèrent leur confiance au parti social-démocrate de la manière la plus convaincante, en leur donnant 90 % de leurs voix aux dernières élections de l’Assemblée Constituante.

Quant aux problèmes industriels, le parti gouvernant de la Géorgie se montre aussi prudent et en même temps aussi profondément démocratique qu’il l’avait été en décidant de la question agraire.

Les huit heures de travail furent proclamées. La législation ouvrière fut élaborée et appliquée. Non seulement les conseils de députés ouvriers ne furent pas supprimés, mais on les autorisa à avoir une influence importante quoique non décisive dans les questions politiques. Ce sont, en vérité, ces conseils qui formèrent le fond de la résistance contre les bolcheviks et les Turcs. Tous les leaders de l’armée rouge sortirent de leurs rangs, et c’est uniquement grâce à leur soutien continu et enthousiaste que la République géorgienne a pu vaincre les nombreux dangers qui menacèrent son existence. Jusqu’à l’automne 1918, les conseils des députés ouvriers étaient les forces décisives les mieux organisées de la Géorgie. Ils auraient pu faire tomber le Gouvernement en un jour s’ils en avaient décidé ainsi. Mais, menés par des leaders expérimentés, comme Jordania, Zeretelli, Tchkheize, ils évitèrent prudemment les fautes qui avaient amené la ruine de la Russie. Les ouvriers n’hésitèrent pas à reconnaître l’Assemblée Constituante comme l’autorité suprême de l’État.

En faisant tout cela, ils ne renoncèrent nullement à la lutte des classes, mais ils firent et continuent à faire tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter que cette lutte ne se transforme en guerre civile. Ils y arrivèrent surtout par la persuasion. Mais quand la persuasion ne pouvait y suffire, ils n’hésitèrent pas à employer les armes contre une masse indomptée et quoiqu’ils sussent souvent que leurs frères et parents se trouveraient parmi les tués et blessés.

Tout cela ne veut pas dire que la Géorgie est un pays modèle. Il y a bien des maux dont elle souffre encore et dont elle souffrira dans les temps à venir, mais son Gouvernement réussit à la sauver matériellement, à rétablir une loi démocratique et à assurer une paix interne. Trois choses qu’aucun des divers gouvernements russes n’a encore pu obtenir. C’est là un service et une leçon que l’on ne doit pas oublier. Jusqu’à ce que sa morale – notamment qu’aucune politique hormis celle des paysans n’est possible en Russie – ne soit impressionnée dans l’esprit des politiciens gouvernant la Russie et acceptée par eux, sincèrement, sans résistances, réserves, ni hésitations, la Russie restera le volcan dans le jeu de destruction du diable et le spectacle d’un chaos incurable de la mort et de l’anarchie.

 

 

 

Stanislav VOLSKY, Dans le royaume de la famine et de la haine :

La Russie bolcheviste, Paris, 1920.

 

 

 

 

 

 

 



1 École première religieuse des Juifs russes.

2 La femme du pope.

3 Déciatine, mesure de superficie russe. Une déciatine égale 1 hectare un dixième.

 

 

 

 

 

 

 

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