Le rayonnement de Jean de Ruusbroec

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Willem de VREESE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsque le pieux prieur de Vauvert, Ruusbroec l’Admirable, écrivait ou dictait ses divines contemplations, il ne recherchait certes pas la gloire du siècle ; il ne la soupçonnait même pas. Au contraire, en s’enfermant dans le cloître de la forêt de Soignes, il croyait la fuir et l’éviter pour toujours. Pourtant, cette gloire est venue à lui, déjà de son vivant, et bien malgré lui. Tous ses contemporains et la postérité immédiate ont eu le sentiment très net que le grand essor qu’a pris la vie religieuse dans les Pays-Bas (la « Basse-Allemagne ») de ces temps et qui a dépassé de loin leurs frontières, a été provoqué par la doctrine, l’enseignement, l’impulsion et l’exemple puissants de Ruusbroec. Il était l’exemple vivant de ces enseignements ; il n’est pas étonnant que la renommée de sa sainteté se soit répandue partout et qu’on soit venu lui demander de tous les recoins conseil et édification. Aussi bien, le chanoine Impens dit-il, dans son Chronicon Bethleëmiticum, que le prieur de Groenendael était vena unde processit fons et inchoatio reformationis novae canonicorum regularium in his terris. En effet, à côté et sous la direction de Vauvert surgirent bientôt, dans le Brabant même, trois autres monastères qui acquirent immédiatement un grand renom : le Rooklooster (Rubeavallis, Rougecloître), en 1369, dont les premiers religieux prirent l’habit le 18 janvier 1372, praesentibus duobus fratribus Viridisvallis ; Sevenborren (Septemfontes, Septfontaines), en 1380 ; Corsendonck en 1398.

Beaucoup d’autres suivirent, toujours à l’instar de Vauvert. Leur nombre s’est élevé à 102 : 86 abbayes d’hommes, 16 de moniales. Lorsque, en 1387, l’abbaye de Windesheim, bientôt fameuse entre toutes, fut consacrée, les futurs chanoines choisirent la maison d’Eemsteyn pour aller apprendre à la perfection leurs devoirs et les usages liturgiques, Eemsteyn, où, en 1377, Godefroid Wevel, propre disciple de Jean de Ruusbroec, était venu instruire les novices. Jusqu’au centre de la France pénétrait cette influence salutaire : l’abbaye de Château-Landon, qui existait déjà au XIIe siècle, fut réformée vers 1400 par les moines de Vauvert ; encore au XVIIIe siècle on y conservait pieusement et montrait avec amour et fierté un manuscrit des lettres de Ruusbroec.

D’ailleurs déjà de son vivant ses écrits furent répandus, traduits, copiés et recopiés dans toutes les provinces des Pays-Bas. Ruusbroec lui-même les envoyait, en 1350 déjà, aux « amis de Dieu » de l’Oberland. Voici ce qu’un contemporain, prieur de la chartreuse de la Chapelle à Hérinnes (aux confins du Brabant et du Hainaut), dit à ce propos :

« Ensuite il faut savoir que les œuvres de Jean de Ruusbroec furent rapidement multipliées en Brabant et en Flandre, ainsi que dans d’autres pays limitrophes ; qu’on les traduisait et commentait du brabançon en d’autres langues, même en latin, parce qu’on désirait les avoir même dans des pays éloignés. Il était alors grand besoin d’une instruction sainte et orthodoxe en langue vulgaire, à cause de quelques hérésies et controverses qui avaient surgi, décrites clairement à la fin de la seconde partie de l’Ornement des noces spirituelles, et mentionnées souvent en d’autres endroits de ses livres.

 » Ainsi se fait-il que moi, frère Gérard, de l’ordre des chartreux, de la maison de Notre-Dame de la chapelle près Hérinnes, comme quelques-uns de ces livres me tombèrent entre les mains, je les ai médités profondément, selon la mesure de mon entendement ; comme je les ai trouvés absolument conformes à la croyance de la Sainte-Église et à la doctrine des plus grands, je les ai copiés et réunis dans ce volume, afin que moi-même et d’autres puissent en tirer profit pour nos âmes. »

Les recherches scientifiques de nos jours confirment complètement, même abondamment, ces constatations d’il y a six siècles. Voici un relevé du nombre des manuscrits des ouvrages de Ruusbroec qui sont venus à la connaissance de l’auteur de la Bibliotheca Neerlandica Manuscripta au cours de ses recherches :

1. – Lettres (3)

2. – Vanden seven sloten (Des sept clôtures) (5)

3. – Vanden twaelf beghinen (Des douze béguines) (6)

4. – Vanden rike der ghelieven (Du royaume des amants) (10)

5. – Vander hoechster waerheit (De la plus haute vérité) (10)

6. – Vanden blickenden steen (De la pierre étincelante) (12)

7. – Vanden seven trappen der gheesteleker minnen (Des sept degrés de l’amour spirituel) (13)

8. Van vier becoringhen (Des quatre tentations) (18)

9. Vanden kerstenen ghelove (De la foi chrétienne) (18)

10. Spieghel der ewigher salicheit (Le miroir du salut éternel) (23)

11. Vander eierheit der gheesteleker Brulocht (De l’ornement des noces spirituelles) (27)

12. Vanden gheesteleken tabernacule (Du tabernacle spirituel) (35)

13. Vanden twaelf dogheden (Des douze vertus) (40)

Voilà donc 220 manuscrits, parmi lesquels on n’a pas compté ceux dont l’existence est hors de doute, mais dont on ne connaît pas le dépôt actuel. Il en est de même pour une dizaine de codices, qui ne contiennent que de courts extraits de Ruusbroec, en guise de dicta patrum.

Il faut y ajouter encore les traductions en latin et en dialectes haut-allemands du moyen âge. On connaît 12 manuscrits des traductions en ancien franconien et en ancien alémanique de l’Ornement des noces spirituelles ; deux de celle des Quatre tentations et également deux des Douze vertus ; un de la Foi chrétienne. Dans un autre manuscrit alémanique on trouve quelques pages extraites de différents écrits. Cela fait encore dix-huit manuscrits.

Mais ce sont surtout les traductions latines qui se sont frayées un chemin par toute l’Europe. En 1457, au couvent de Sainte Scolastique, fondé à Subiaco par Saint Benoît, un pieux bénédictin copia par deux fois la traduction latine des Noces spirituelles. Les presses des maîtres Sweynheim et Pannartz, établis à Subiaco en 1467, ont disparu, mais les deux manuscrits du chef-d’œuvre de Ruusbroec y sont restés ! 

Du catalogue de la chartreuse du « Salvatorsberch », près d’Erfurt, datant des dernières années du XVe siècle, il appert qu’on y avait copié les écrits suivants du prieur de Vauvert :

De ornatu spititualis desponsacionis, deux exemplaires.

Aliqua extracta ex libris Ruysbroeck.

Tractatulus profundus extractus ex libris prenominati patris Johannis Ruysbroeck.

Tractatus de mistica theologia, ubi pretractantur tria que faciunt hominem perfectum et est Johannis Ruysbroeck.

Liber in vulgari lingua de spiritualibus nupciis, sed non est hic completus.

De perfectione filiorum dei, opus imperfectum... scilicet de calculo, comportatus a domino Johanne Ruysbroek.

Ce catalogue comporte, en outre, une liste d’auteurs « recommandés » ; notre prieur y est cité comme suit : Clarus habetur, vir admodum devotus et illuminatus, multa scripta in Theutunico reliquit.

De la Défense de Ruusbroec par Jean de Scoonhoven, qu’on rencontre souvent dans les bibliothèques monacales ; cette même bibliothèque possédait deux exemplaires.

Dans une autre chartreuse, notamment dans celle de Aggsbach, dans le diocèse de Passau, le catalogue, de la seconde moitié du XVe siècle, mentionne : Item libellus de quorumdam virtutum exercitatione fr. Johannis Ruisproc.

En Angleterre, le catalogue du monastère de Syon à Isleworth, rédigé vers 1504, renseigne deux exemplaires de la traduction des Noces spirituelles. Il existe encore deux manuscrits contenant des traductions anglaises du XVIIe siècle.

Voici maintenant le relevé des traductions latines retrouvées de nos jours :

Vanden Rike der ghelieven (1)

Vanden Spieghel der ewigher Salicheit (1)

Vanden seven sloten (1)

Vander hoechster waerheit (3)

Brieven (3)

Vanden seven trappen (3)

Vanden twaelf dogheden (10)

Vanden blickenden steen (13)

Vander cierheit der gheesteleker Brulocht (20)

Extraits de tout ordre (4)

Cela fait encore 59 manuscrits.

En tout : 297 manuscrits déjà décrits.

Ensemble avec ceux dont l’existence est connue ou simplement présumée, quoiqu’ils ne soient pas encore rejoints, on peut évaluer le nombre des codices encore existants à environ 350. Jadis, ce nombre doit avoir été encore plus grand : il appert de mainte chronique monastique qu’on copiait les œuvres de Ruusbroec. Maint catalogue d’une bibliothèque monastique les renseigne. Dans la maison des sœurs de la vie commune à Déventer, par exemple, on copiait assidûment les Noces spirituelles ; dans le convent de Béthanie à Malines, la noble demoiselle Jacqueline de Looz copia plusieurs fois elle-même et fit copier par d’autres, entre 1451 et 1455, les Heures de la passion, c’est-à-dire la troisième partie du traité des Douze Béguines.

Pour apprécier pleinement la signification d’une telle quantité de manuscrits, il faut se souvenir que seuls parmi les grands peuvent s’en targuer, par exemple, la Bible, Homère, Virgile, Saint Bernard, Saint Augustin, Saint Bonaventure, Saint Thomas d’Aquin, Thomas a Kempis et leurs pareils : certainement que Ruusbroec figure en bonne compagnie. On ne pourrait citer un second exemple d’une telle multiplication et d’une telle diffusion d’un auteur du moyen âge écrivant exclusivement en langue vulgaire.

Les œuvres de Jean de Ruusbroec furent donc lues et copiées dans toutes les contrées des Pays-Bas, dans tous les ordres religieux, jusqu’au beau milieu du XVIe siècle : seuls la naissance et les progrès du protestantisme et les querelles religieuses ont arrêté leur effet et leur essor pendant quelque temps. Pendant plus d’un siècle et demi ils ont fourni le pain spirituel quotidien aux âmes pieuses, aux laïcs aussi bien qu’aux religieux, de génération à génération. Ces œuvres sont devenues, en outre, la source d’une riche littérature dévote, aussi bien en latin qu’en néerlandais : Jan van Leeuwen, Jean de Scoonhoven, Willem Jordaens, Henricus Pomerius, Jan Stevens, Henric Mande, Henric van Herp, Gerlach Peeters, Petrus Dorlandus, Arnold van Geilhoven, Dieric Herxsens, Thomas a Kempis, et des dizaines d’autres encore, connus et inconnus, sont impossibles et inintelligibles sans Ruusbroec. Le Rosier de Jésus et de Marie du minorite Ubertinus, la Vie de Sanctulus ne sont, tout comme les écrits de Henric Mande, que des paraphrases ou des extraits enfilés des œuvres du prieur de Vauvert. Rulman Merswin aussi a traduit et relié entre eux, par de courtes transitions, des extraits des Noces spirituelles : c’est le texte connu sous le titre : Le livre de la grâce prévenante et de la grâce méritoire. Un résumé très concis, en allemand, des Quatre tentations sert d’introduction à une Nachfolgung des armen Lebens Christi dans un manuscrit strasbourgeois ; ce même traité en entier a été mis en tête du livre de Henri de Vrimaria, De quadruplici instinctu, et rangé, déjà dans la deuxième moitié du XVe siècle, parmi les sermons de Tauler. Le traité des Douze vertus en entier et de la Pierre étincelante en partie ont passé dans la Medulla animae, attribuée si longtemps à Tauler. En lisant, dans la traduction néerlandaise, les écrits de Jean de Scoonhoven : Die epistele van Eemstein, van der versmadenisse der werelt, van der passien ons heren, son sermon tenu au chapitre de Windesheim en 1413, on croit lire Ruusbroec : il connaît et expose si bien la doctrine de son père spirituel que c’est à s’y méprendre.

Pour pouvoir mesurer l’étendue et la profondeur de l’action de Jean de Ruusbroec, il faut déterminer avant tout son influence sur Gérard le Grand, qui témoignait d’un tel attachement au prieur qu’il voulait être son escabeau (scabellum pedum, en flam. voetghetert). La réformation des mœurs monacales, non seulement dans les Pays-Bas, mais même bien au-delà de leurs frontières, a été pour la plus grande part l’œuvre des chanoines réguliers de Saint Augustin ; la diffusion de la « dévotion moderne » celle des frères de la vie commune. Or, ni de chanoines réguliers ni de frères de la vie commune sans Vauvert, pas de Vauvert sans Ruusbroec, donc, pas de dévotion moderne non plus sans Ruusbroec : la ligne de conduite que le prieur traçait et commentait à Marguerite van Meerbeek, cantrix des chartreuses à Bruxelles, est le fondement des statuts des frères de la vie commune ; sur son lit de mort, Gérard le Grand recommanda expressément à ses frères l’habit et la règle des chanoines réguliers de Saint Augustin, l’ordre de Ruusbroec.

La doctrine de Ruusbroec fut reprise par d’autres ordres religieux : chez les franciscains par Henric van Herp, dans son Spiegel der volcomenheit (Miroir de la perfection) ; chez les chartreux par le frère Gérard, de Hérinnes, et surtout par Dionysius a Ryckel, qui a témoigné de la haute autorité qu’il reconnaissait au prieur ; chez les bénédictins par Louis de Blois, dont les œuvres sont parsemées d’extraits de Ruusbroec : la quatrième partie de son Margaritum spirituale (Louvain, 1555), n’est rien de plus qu’un florilège des œuvres du prieur. La célèbre Cité de Dieu de Marie d’Agreda trahit à chaque page l’influence puissante de Ruusbroec.

Mais ce qui démontre son autorité le plus manifestement, c’est qu’on rencontre dans les manuscrits néerlandais du XVe siècle nombre de petits traités dévots et ascétiques, qui sont composés d’extraits de Ruusbroec, raccordés, combinés, cousus ensemble avec plus ou moins d’adresse, souvent moins que plus ; ou qui lui sont tout simplement attribués.

Dans un traité anonyme, Marien Boemgaert, resté en manuscrit, et dans le Spiegel der volcomenheit... ghemaeckt doer dye Cathuysseren tot Coellen... ghecorrigeerd by... Jan van Baerll (Bois-le-Duc, G. v. d. Hattart, vers 1530), les auteurs, après avoir fait de larges emprunts aux œuvres du prieur, renvoient, pour plus ample information, expressément à Ruusbroec. De même, quand on lit ces petits livres d’édification bien connus comme la Evangelische Peerle (Anvers, ca. 1531) ; de Woestine des Heeren de Frans Vervoort (Anvers, 1554) ; Sommighe vriendelicke ende zeer hertelicke minnebriefkens par le frère Pieter de Backere (Gand, 1558), même Den gheestelicken steen du frère Jacob Roecx (Anvers, 1576) ; quand on lit la littérature contra-réformiste des Pays-Bas du sud, même le hollandais pur sang Coornhert, alors toutes espèces de réminiscences de Ruusbroec s’éveillent dans l’esprit du lecteur, et l’on se demande non sans étonnement jusqu’à quel point ces écrivains ont connu les écrits du prieur de Vauvert.

Il existe même un manuscrit de la bible néerlandaise d’environ 1460, à la fin duquel on lit : Gescreven bi Jan Rusbroec int closter van Groendal (« copié par Jean Ruusbroec au couvent de Vauvert »). Dans le catalogue du Salvatorsberch, près d’Erfurt, que nous avons déjà cité, se trouve un speculum perfectionis in vulgari sermone, avec la note suivante du bibliothécaire : Primo unus liber spiritualis in vulgari secundum ydeoma provincie Brabancie. Hic liber tam in stilo quam in materia apparet, quod sit a patre Ruysbroeck comportatus, qui quondam fuit prior in uno monasterio canonicorum regularium in Brabancia situato Cameracensis diocesis, qui, ut fertur, multos libellos scripsit de vita spirituali in vulgari sermone. Certes, il s’agit d’une confusion. Le Maître a reçu la place de l’élève : cette note se rapporte au Speculum perfectionis de Henricus Harpius. De même, on rencontre souvent des traités de Jean de Scoonhoven attribués à Jean de Ruusbroec. Cela aussi n’arrive d’ordinaire qu’aux très grands.

La langue dont Jean de Ruusbroec s’est servie, le brabançon du XIVe siècle, sa langue maternelle, n’a nullement fait obstacle à la diffusion de ses œuvres. Encore de son vivant, le frère. G. Jordaens, mort en 1372, traduisit en latin les Noces spirituelles, le Tabernacle et la Pierre étincelante. Gérard le Grand († 1384) traduisit aussi les Noces, ainsi que les Sept degrés ; les traducteurs du Livre de la plus haute vérité, des Quatre tentations et du Miroir du salut éternel sont restés inconnus. La traduction de Jordaens fut imprimée à Paris, par Henricus Stephanus (Henri Étienne), en 1512 : celle des Sept degrés, de Groote, d’une autre de la Pierre étincelante, par Nicolas Bargilesius, prêtre à Bologne, là-même en 1538. La première traduction des œuvres complètes fut entreprise par le chartreux Laurent Surius, bien connu comme hagiographe, et parut à Cologne en 1552, réimprimée en 1608 et en 1692. Quant aux traductions en langues modernes : en 1565 parut à Venise une traduction italienne du Miroir du salut éternel ; 1606, à Toulouse, une traduction française des Noces spirituelles, réimprimée là-même en 1619 ; en 1621, une traduction allemande de plusieurs chapitres des livres I et II des Noces spirituelles, et une autre de la Pierre étincelante, attribuée à Tauler ! En 1696, une traduction espagnole des œuvres complètes ; en 1701, une traduction allemande des mêmes, et en 1722, de la Pierre étincelante.

Le texte original des Noces spirituelles, quelque peu modernisé, fut édité pour la première fois par le père capucin P. Gabriel, et imprimé chez Jean van Meerbeek, à Bruxelles, en 1624. Depuis lors, comme toute la littérature du moyen âge, les textes originaux semblaient oubliés ou perdus. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour les voir réapparaître. Comme pour tant d’autres, ce fut le savant Jan Frans Willems qui le premier les découvrit à nouveau. Déjà en 1832 ou 1833, il lisait les œuvres de Ruusbroec contenues dans le manuscrit C, appartenant alors à Charles van Hulthem. En 1840, K. J. Bogaerts consacra quelques pages à la vie et aux écrits du prieur de Vauvert, pour lesquelles il fit usage du manuscrit G, que venait d’acquérir C. P. Serrure, et L. Ph. C. van den Bergh, un savant hollandais, fixa l’attention sur un manuscrit des Douze Béguines, mais ces notices passèrent, semble-t-il, inaperçues. Ce fut de nouveau J. F. Willems qui publia, en 1845, la liste des manuscrits des œuvres du prieur conservés à la bibliothèque royale de Bruxelles et l’un de ceux appartenant à la Société de littérature néerlandaise à Leyde. En 1848 parut, enfin, une édition des textes originaux des Noces spirituelles, de la Pierre étincelante, des Quatre tentations et du Miroir du salut éternel en dialecte gueldrois, par A. von Arnswaldt.

Mais en moment, le chanoine J. B. David avait déjà sur le métier son édition des œuvres complètes d’après les manuscrits brabançons, qui parut de 1853 à 1868. On ne saurait louer assez David d’avoir entrepris et mené à bonne fin cette édition, par laquelle la traduction latine de Surius ne fut pas évincée, mais bien reléguée au second plan, et Jean de Ruusbroec englobé pour tout de bon dans l’orbite scientifique. Encore en 1869, Ernest Hello publia des extraits des œuvres ainsi que la biographie du « chanoine inconnu », d’après le latin de Surius ; traduction qui, quoique souvent fort inexacte, attira vivement l’attention, jusqu’au point d’être traduite à son tour en polonais. Mais lorsque le célèbre dominicain Denifle composa sa Blumenlese aus den deutschen Mystikern des 14. Jahrhunderts (1873, 1879, 1895, 1901, etc.), il y accueillit de nombreux extraits de Ruusbroec d’après le texte original. Deux traductions françaises de l’ouvrage du Père Denifle introduisirent le prieur de Vauvert à nouveau dans les cercles religieux français.

La poussée la plus forte à l’intérêt général de Jean de Ruusbroec vint, chose inattendue, d’un côté peu ami de la Flandre : en 1891 parut la traduction française des Noces spirituelles de Maurice Maeterlinck, accompagnée d’une introduction pleine d’enthousiasme. La célébrité de Maeterlinck n’a pas peu profité au mystique brabançon ! Une traduction française des Douze Béguines, par l’abbé Cuylits, parut dans Durandal en 1898, 1899, 1900, qui renforça l’intérêt de la Jeune Belgique. En 1909, l’éditeur parisien R. Chamonal commença l’édition d’une traduction complète, suivie bientôt d’une autre, d’une haute tenue scientifique, due aux Bénédictins de Saint-Paul de Wisques, établis à Oosterhout, dans le Brabant septentrional. Outre-Manche, les livres de E. Hello et de M. Maeterlinck furent traduits en 1894, 1905 et 1912 ; en 1913, John Francis donna une traduction des Douze Béguines ; en 1916, Dom. C. A. Wynschenk, une traduction des Noces ; en 1918, Arnold Hyde, une traduction du Royaume des Amants. La Zierde der geistlichen Hochzeit, Vom glänzenden Stein, Das Buch von der höchsten Wahrheit, de F. A. Lambert, parue en 1902, commence le torrent des traductions allemandes par F. M. Huebner, Willibrord Verkade, E. Schacht, que la guerre même n’a pu endiguer. Frans Erens, H. W. E. Moller, A. Stracke, L. Reypens et Titus Brandsma ont fait œuvre hautement louable et digne d’être imitée, en rendant le texte de Jean de Ruusbroec accessible à tous par une traduction en néerlandais moderne. Le P. D. Ph. Müller entreprit une édition des textes originaux accompagnés de la traduction contemporaine de Geert Groote et de Guillaume Jordaens, des Sept degrés de l’amour spirituel et de la Pierre étincelante. Une traduction italienne des Sept degrés parut à Turin en 1930. Une traduction russe du livre de M. Maeterlinck avait déjà paru en 1910.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, depuis le milieu du XIXe siècle, il n’y ait plus d’historien de la mystique, de l’éthique, ou de la philosophie en général, qui ne s’occupe pas du pieux prieur de Vauvert.

Jusqu’à quel point Ruusbroec éveille l’intérêt et la curiosité internationales, ressort clairement de la masse de « littérature » à connaître et à s’assimiler, si l’on veut embrasser et approfondir sa vie et son œuvre : les écrits du modeste moine sont considérés comme comptant parmi les prestations les plus importantes de l’esprit humain. Il n’y a pas de raison pour croire que l’étude en faiblira ou se relâchera. Au contraire, au sujet de sa doctrine, sa langue, de son style, de son influence sur ses contemporains comme sur la postérité de l’un et de l’autre côté des frontières des Pays-Bas, le dernier mot est loin d’être dit. La commémoration du 550e anniversaire de sa mort a suscité un vif intérêt dans le monde entier. Le liber memorialis (Jan van Ruusbroec Leven Werken 1931), composé et édité par la Ruusbroec-Genootschap d’Anvers, et les nombreuses études publiées à cette occasion, ont assez montré tout ce qui manque encore à nos connaissances de l’homme et de l’œuvre. Mais c’est précisément ce qui imprime un nouvel élan aux recherches, rendues plus faciles aussi par la nouvelle édition des textes originaux entreprise par les membres de la Société Ruusbroecienne

Dans les temps où nous sommes, ce brabançon spiritualisé, immatériel, du XIVe siècle, semble prodigieusement près de nous : il parle à notre esprit et à notre cœur comme un homme de notre temps à nous, maintenant que le monde a besoin, plus que jamais, d’un retour sur soi-même. Ce qui fait ce charme qu’il exerce sur tous ceux qui l’approchent de près ou de loin, c’est que Jean de Ruusbroec est un esprit et un cœur de tous les temps.

Rotterdam, 28 septembre 1933.

 

Willem de VREESE.

 

Paru dans Hermès en décembre 1933.

 

 

 

 

 

 

 

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