Alexandre Vinet

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

A. VULLIET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alexandre Vinet naquit le 17 juin 1797 à Ouchy, où son père fut chargé pendant quelques mois de l’administration des péages. Ce père, qui était bourgeois de Crassier, avait été d’abord instituteur de village ; M. Mousson, l’ancien chancelier fédéral, le fit entrer dans les bureaux du gouvernement à Lausanne, et il est mort secrétaire du département de l’intérieur du canton de Vaud. C’était un homme laborieux, instruit, esclave du devoir et dont l’autorité austère avait plié sa jeune famille à toutes les soumissions. Il fondait de grandes espérances sur l’intelligence de son fils cadet, enlevé plus tard à l’âge de 19 ans, et il comptait médiocrement sur les talents d’Alexandre. Il combattait même sévèrement le goût de celui-ci pour les jouissances littéraires, jetait au feu ou critiquait vivement les essais poétiques de son fils ; de là une certaine défiance de lui-même que l’écolier transmit à l’homme fait. Et d’un autre côté, comme dans la famille on se souciait très peu des exigences de la mode, il en résulta pour le jeune garçon des froissements qui lui inspirèrent une timidité que l’âge amoindrit sans la guérir jamais entièrement.

Les études d’Alexandre Vinet se continuèrent d’une manière brillante. Sa conduite était parfaitement bonne et régulière, son travail appliqué et assidu. Quoique ses circonstances de famille et son caractère le détournassent des folles dépenses de quelques-uns de ses camarades, il prenait une vive part à la vie et aux fêtes de sa volée, dont il était, comme poëte, le représentant le plus habituel et le plus aimé. On a de cette époque de sa vie, à partir de 1814, un grand nombre de chansons parfaitement versifiées, mais qui ne présentent rien de bien remarquable ; quelques-unes célèbrent le canton de Vaud et attaquent vigoureusement l’ours de Berne ; plusieurs ont un caractère mythologique ou bachique assez prononcé. Une ode à Henri IV, une autre à l’empereur Alexandre de Russie, une romance imitée d’Atala de Châteaubriand, un petit poëme burlesque en trois chants intitulé la Guétiade et rappelant des aventures nocturnes des étudiants avec le guet ; une épître de remerciements à Mme de Montolieu, à l’occasion de la publication des Châteaux suisses, tout cela nous montre un esprit qui cherche encore la direction qu’il devra suivre, une âme qui flotte plus ou moins à l’aventure et qui est prête à chanter tous les sujets qui feront sur elle quelque impression.

Devenu l’élève favori du professeur Durand, il se familiarisait avec lui avec l’analyse littéraire, et ces études critiques dans lesquelles il devait plus tard exceller à un si haut degré. Il prenait aussi un peu plus de confiance en lui-même, et il en donna une preuve bien frappante en 1816, lorsqu’à la mort du vénérable professeur Durand il osa, en dérogation aux anciens usages du pays, prononcer sur la tombe un discours qui fut presque un évènement. Dans l’été de 1816, il passa les trois mois de ses vacances à Longeraie, près de Morges, dans la famille de M. Jaquet ; là, au milieu d’une société d’élite, au contact de personnes aussi cultivées qu’aimables et bonnes, ses goûts littéraires prirent un remarquable élan et s’épurèrent, tous les nobles enthousiasmes de la jeunesse envahirent son cœur. Un soir qu’il lisait Corneille à ses hôtes, il s’arrêta tout court aux plus belles strophes du Cid et sortit ; ne le voyant point revenir, on monta chez lui : on le trouva baigné de larmes dans sa chambre.

En 1817, à l’âge de vingt ans, il fut nommé à Bâle professeur de littérature, avec charge d’enseigner le français et la rhétorique au gymnase. Son départ excita de vifs regrets parmi ses amis, et dès ce moment, son père, cessant de combattre ses goûts littéraires, s’y associa cordialement dans des lettres où la précision le dispute à la perspicacité du jugement. Mais tout en vaquant à ses nouveaux devoirs, Vinet n’entendait point renoncer à ses études de théologie, et au bout de deux ans, il revint à Lausanne terminer ses examens et se faire consacrer. Il en résulta malheureusement une surcharge de travail excessive, dont les conséquences furent déplorables pour sa santé. Peu de temps après, son mariage avec une de ses cousines lui valut une aide inappréciable, et donna à sa vie cette solide base de l’amour dans le devoir sans laquelle rien n’est assuré.

Les dix premières années de son séjour à Bâle furent les plus tranquilles et les plus heureuses de sa vie. Peu connu encore, il n’était pas assailli de lettres, harcelé de visites comme il le fut plus tard. C’est alors qu’il composa, en faveur de ses élèves du gymnase de Bâle, son remarquable travail de la Chrestomathie française, qui a eu dès lors un si grand succès, et dont les préfaces en particulier sont des traités admirables. Ces études littéraires n’absorbaient cependant pas complétement les pensées de Vinet, qui, pendant toute sa vie, partageant presque également son temps entre la religion et la littérature, ne creusa pas moins profondément son sillon dans l’un de ces domaines que dans l’autre. Les Discours sur quelques sujets religieux, publiés presque en même temps que la Chrestomathie, produisirent une sensation considérable et révélèrent en lui un chrétien éminent, un penseur de premier ordre, un moraliste et un philosophe religieux comme on n’en avait guère possédé depuis Pascal. Bientôt après (vers 1830) il commençait dans le Semeur, journal littéraire et philosophique protestant de Paris, ses études de critique littéraire dont le caractère élevé, impartial, bienveillant et charitable, produisit une vive impression sur le public français et valut à notre illustre compatriote les témoignages de reconnaissance affectueuse de tout ce que la France comptait alors d’écrivains distingués.

Mais tout en se livrant à Bâle à ces travaux divers, Vinet n’avait pu demeurer étranger aux agitations de la pensée religieuse dans son pays natal. Dès l’année 1820, l’influence du réveil religieux qui s’était produit à Genève depuis quelques années s’était aussi fait sentir dans le canton de Vaud, en donnant lieu parfois à des manifestations regrettables, soit de la part des adeptes du mouvement, soit de la part des autorités, qui s’abandonnèrent trop facilement à la tentation funeste de vouloir comprimer des convictions ardentes par le moyen de la violence administrative. Bien que Vinet n’approuvât pas les vues étroites de quelques-unes des personnes que le gouvernement vaudois s’était mis à poursuivre, son âme généreuse le poussa à prendre en main la cause de la liberté religieuse dans une brochure dont son ami, le professeur Monnard, se fit l’éditeur, ce qui leur valut à tous deux un procès et une condamnation demeurés célèbres dans le pays, et dont les conséquences furent très heureuses. Vinet publia bien d’autres écrits sur cette matière, que nul n’a traitée avec plus de clarté et de profondeur. À une brochure sur le respect des opinions, publiée à Bâle en 1824, avait succédé le Mémoire en faveur de la liberté des cultes, couronné par la Société de la Morale chrétienne, en 1826, et qui, retravaillé plus tard et considérablement augmenté, est devenu l’Essai sur la manifestation des convictions religieuses, et sur la séparation de l’Église et de l’État ; puis diverses brochures, et, en 1829, un traité plus considérable, l’Essai sur la conscience et la liberté religieuse.

Dès que Vinet eut été gagné à la cause du réveil religieux, ses pensées prirent une direction nouvelle ; il cessa de cultiver la poésie profane, et renonçant désormais à toute idée d’obtenir la gloire poétique, il ne songea plus qu’à consacrer à son Rédempteur toutes les puissances de sa vie. Il y eut même un moment où il crut avoir perdu pour toujours son talent poétique, et il en exprime douloureusement ses regrets dans des vers intéressants datés de l’année 1820 :

 

 

             Regrets du poëte.

 

Temps fortuné d’ivresse poétique,

Où mes pensers se changeaient tous en vers,

Où je parais d’une voile fantastique

Tous les objets de ce vaste univers ;

Où je voyais, de mon esprit fertile,

Bons ou mauvais, tant d’ouvrages sortir,

Qui, confinés dans mon obscur asile,

N’avaient que moi seul pour les applaudir ;

Beaux jours, enfin, où ma libre pensée

Semblait jaillir de mon heureux cerveau,

Et s’en allait, sonore et cadencée,

D’une démarche ou tranquille ou pressée,

Grossir les vers d’un poëme nouveau ;

Beaux jours, beaux jours ! en vain je vous rappelle...

Moments heureux, qu’êtes-vous devenus ?... etc.

 

 

Mais dès l’an 1823, nous rencontrons une ode intitulée Dernière inspiration, qui nous montre notre auteur solidement établi sur le terrain du christianisme positif dont il ne s’écartera plus désormais. Nous en donnons ici quelques strophes :

 

 

              La dernière inspiration.

 

Symbole heureux d’amour, de chant, de poésie,

Beau cygne qu’admirait mon enfance ravie,

Lorsqu’en des lieux chéris, sur les plus claires eaux,

Tu voguais libre et fier, sans témoins, sans rivaux ;

Est-il vrai qu’en mourant, de ta voix inspirée

Les suaves accents étonnent les échos ?

Qu’Apollon cherche en vain sur sa lyre sacrée

       Des sons et plus purs et plus beaux ?

 

À tes derniers soupirs attachant l’harmonie,

Le ciel d’un don semblable honora le génie.

La mort prête à sa voix des accents solennels

Dont le charme puissant subjugue les mortels.

Déjà par l’espérance, hôte d’un nouveau monde

Où l’appelle de Dieu l’immortelle bonté,

Il semble faire ouïr sa voix pure et profonde

       Des portes de l’éternité.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

 

Je veux enfin, je veux aimer le Dieu qui m’aime,

L’aimer seul, et toujours, et d’un amour suprême ;

Il m’aima le premier ; et ce divin amour,

De mon cœur partagé qu’obtint-il en retour ?

Quand l’astre heureux du jour, prodigue de sa flamme,

Sur la naissante fleur verse ses feux puissants,

Il n’attend pas longtemps l’encens qu’il en réclame....

       Et Dieu comptait sur mon encens !

 

Cet encens, c’est mon cœur ; cet encens, c’est ma vie

Redevable à Dieu seul, mais au monde asservie,

Tout ce qui dans mon être est capable d’aimer,

Tout ce qu’un pur amour est digne d’enflammer.

Puissance, honneur, génie et tout ce qu’on renomme,

Doit de son saint autel alimenter le feu ;

Apportez, offrez tout : que la gloire de l’homme

       Devienne la gloire de Dieu.

 

 

La même année, Vinet composait pour la fête de Noël un cantique d’une grande beauté, et dans lequel on sent éclater d’un bout à l’autre l’allégresse de la délivrance et le courant fort et puissant d’une vie nouvelle. On peut y admirer en même temps des strophes vraiment dignes d’un grand poëte lyrique, pleines de vigueur et d’élan.

 

 

                Hymne de Noël.

 

       La nuit se ressaisit du monde ;

       De l’astre aux rayons glorieux

       Elle éteint la clarté féconde,

       Et d’un front calme et sérieux

       Soumet le ciel, la terre et l’onde

       À son sceptre mystérieux.

 

Austère et solennelle en sa magnificence,

Les ombres et les feux sur son front sont mêlés ;

Mille astres, à sa voix s’allumant en silence,

Charment le deuil profond dont les cieux sont voilés.

 

       Tout dort : réveille-toi, fidèle ;

       Enlève cette heure au sommeil ;

       Un Dieu te parle, un Dieu t’appelle ;

       Reconnais le temps du réveil,

       Car la vraie aurore étincelle,

       Et lui-même est le vrai soleil.

 

L’heure sonne où du ciel une voix descendue

Aux bergers de Judée annonça le Sauveur ;

Un chant divin chantait sa naissance attendue :

Célébrons avec lui le salut du Seigneur.

 

       Une étoile mystérieuse,

       Qui pour lui seul orne le ciel,

       Conduit une foule pieuse

       Au lieu marqué par l’Éternel,

       Et s’arrête respectueuse

       Sur le berceau d’Emmanuel.

 

C’est là que les présents et les parfums du mage,

Sa poétique joie et ses chants étrangers

Viennent des païens même associer l’hommage

Au chœur des séraphins, à l’hymne des bergers.

 

       Il l’adore et la Vierge sainte,

       La mère du céleste Enfant,

       À la fois ravie et contrainte,

       Attache son regard fervent,

       Mêlé de tendresse et de crainte,

       Sur ce front déjà triomphant.

 

Elle a de l’Éternel vu descendre la gloire

Dans ce réduit obscur, asile des troupeaux ;

Et le monde, forcé d’adorer et de croire,

Salua son enfant sur un lit de roseaux.

 

       Mortels, pourquoi tant de misère

       Unie avec tant de splendeur ?

       Ce faible enfant, dont une mère

       Adore à genoux la grandeur,

       C’est votre Dieu, c’est votre frère.

       C’est un homme, c’est le Seigneur.

 

C’est l’image du Dieu saint, juste, redoutable ;

C’est l’otage de l’homme à l’homme présenté ;

C’est Dieu qui vient subir la sentence immuable

Que prononça sur nous sa parfaite équité.

 

       Non, ce n’est plus ce Dieu terrible

       Qu’annonçaient les foudres du ciel,

       Et dont la vengeance inflexible,

       Parmi les tentes d’Israël,

       S’exerçait vivante et visible :

       C’est un enfant, c’est un mortel.

 

Il est de notre sang ; d’une mortelle mère

Il naquit comme nous chétif et gémissant.

Une femme a conçu le Maître du tonnerre,

Et le lait de son sein nourrit le Tout-Puissant.

 

       Tu viens donc t’unir, divin frère,

       À tes frères abandonnés ;

       Tu viens, touché de leur misère,

       Tu viens, aux temps prédestinés,

       Vider la coupe de colère

       Où boivent ces infortunés.

 

Ta pauvreté relève une race avilie

Dont le crime effaça les titres éclatants ;

Ta mort, dont la vertu sauve et réconcilie,

Rend des fils à leur père, un père à ses enfants.

 

       Dans leur sublime intelligence,

       Mille séraphins glorieux,

       Célébrant la sainte vengeance

       Qui s’immola dans les hauts lieux,

       Annoncent paix, grâce, indulgence

       À l’homme de la part des cieux.

 

À ces hymnes divins quels hymnes vont répondre ?

Quelques voix de bergers, dans la nuit, aux déserts ;

Mais un jour est prédit, un jour qui doit confondre

La voix du monde entier dans les mêmes concerts.

 

       Bonne, ravissante nouvelle,

       Elle éclate encore aujourd’hui !

       À l’univers elle révèle

       Un Sauveur, un guide, un appui,

       Et rouvre à la race nouvelle

       Un chemin pour aller à lui.

 

L’amour est ce chemin qui mène au Dieu des âmes :

C’est le sceau du salut, c’est le droit du Sauveur,

Et dans ce juste amour, si nous sentons ses flammes,

Un Dieu trouve sa gloire et l’homme son bonheur.

 

       Cessez vos chants, voici l’aurore,

       Voici le jour de l’Éternel !

       Avec la foule qui l’adore

       Allez assiéger son autel,

       Et frappez la voûte sonore

       Du nom sacré d’Emmanuel.

 

Heureux de ses bienfaits, glorieux de sa gloire,

Joignez vos humbles voix à ces hymnes pieux

Que l’univers ému consacre à sa victoire,

Et qu’un écho sans fin répète dans les cieux.

 

 

Dès cette époque Vinet ne cultiva plus la poésie profane proprement dite, mais tout en se livrant aux élans de son sentiment religieux, qui lui dicta des cantiques ou du moins des poésies religieuses remarquables, il composa aussi, sur des sujets de la vie ordinaire, des pièces de vers charmantes et que nous ne pourrions entièrement passer sous silence : la Lettre, par exemple, adressée à sa fille, alors en pension à Cotterd :

 

 

                  La lettre.

 

(C’est une jeune pensionnaire qui parle.)

 

Lettre que ma main caressante

Presse et retient comme un oiseau

Dont l’aile agile et frémissante

Cherche en l’air un chemin nouveau,

Lettre qu’une haleine légère

Pourrait emporter loin de nous,

Silencieuse messagère,

Oh ! dites, que m’apportez-vous ?

 

Vous avez suivi mainte rive,

Et vu s’enfuir maint horizon,

Et, toujours cachée et captive,

Passé de prison en prison ;

Et vous gardiez dans ce voyage,

Pour tous, un silence jaloux ;

Mais à moi, bienheureux message,

Mais à moi, que me direz-vous ?

 

Papier chéri, vivant symbole

D’un amour qui fait mon bonheur,

Oh ! venez, muette parole,

Venez reposer sur mon cœur.

Avant de vous voir, de vous lire,

Je veux bénir un art si doux ;

Je veux... Mais quoi ! mon cœur soupire ;

Cher papier, que m’apprendrez-vous ?

 

Sous votre pli repose encore

Ou mon plaisir ou ma douleur ;

Ce sceau brisé peut faire éclore

Mille détresses dans mon cœur.

Toujours quelque pensée amère

Se mêle à l’espoir le plus doux ;

Peine ou plaisir, ombre ou lumière,

Ô lettre que m’apportez-vous ?

 

Ouvrons. Par une main bien chère

Je vois ici mon nom écrit ;

Votre vue, ô doux caractère !

Rassure à moitié mon esprit.

Un regard vers l’Ami suprême

M’affermit contre tous les coups ;

Et maintenant, lettre que j’aime,

Il est temps, que m’apportez-vous ?

 

Heureux qui lut dès son bas âge

La lettre écrite dans les cieux !

Aucune lettre, aucun message

Ne peut troubler son cœur pieux.

Ému, mais d’une âme assurée,

Il se prépare à tous les coups,

Et dit : ô lettre désirée !

Répondez, que m’apportez-vous ?

 

 

L’art de jouir, inséré cette même année, 1833, dans un petit journal religieux de cette époque, l’Ami de la Jeunesse :

 

 

                      L’art de jouir.

 

Des biens que sur vos pas sème la Providence

Jouissez, mais surtout jouissez par le cœur ;

Le plus doux des plaisirs est la reconnaissance,

Et lui seul ne connaît ni remords, ni langueur.

 

Seul, contre le venin des plaisirs de la terre,

Ce plaisir saint et pur nous défend à jamais ;

Mêlée avec l’amour, la joie est salutaire,

Et qui jouit en Dieu peut seul jouir en paix.

 

Dans les splendeurs des cieux, si c’est Dieu qu’il admire,

Dans les plus doux accords, si c’est Dieu qu’il entend,

Dans les parfums des fleurs, si c’est Dieu qu’il respire,

Si dans tout bien, c’est Dieu qu’il retrouve et qu’il sent ;

 

Surtout, si Dieu lui-même est sa première joie,

Si de tous les plaisirs son Père lui tient lieu,

Si c’est le premier vœu qu’au Seigneur il envoie,

Et si c’est, avant tout, Dieu qu’il demande à Dieu ;

 

Oh ! dans un tel bonheur que son âme se noie ;

Ce bonheur au devoir ne coûte jamais rien ;

Il est le devoir même : et cette sainte joie

Ouvre dans notre cœur la source de tout bien.

 

 

de même qu’un autre morceau adressé aussi à sa fille à Cotterd et intitulé Le séjour au pays natal :

 

 

     Le séjour au pays natal.

 

Il est un pays fortuné :

Un beau ciel rit à ses campagnes ;

Et d’un beau lac son sol baigné

S’appuie à de blanches montagnes :

Douce image d’un paradis,

C’est mon pays, mon cher pays !

 

Là mon enfance a pris l’essor ;

De mon aïeul là dort la cendre ;

Là ma mère possède encor

Un bon père, une mère tendre ;

Combien d’attraits tu réunis,

Ô mon pays, mon cher pays !

 

Là des soins tendres, maternels,

Sont prodigués à ma faiblesse ;

De mes intérêts éternels

C’est là qu’on instruit ma jeunesse ;

Oh ! combien mes jours sont bénis

Dans mon pays, mon cher pays !

 

Bien loin de toi j’ai vu le jour,

Mais mon père, à chaque veillée,

Te vantait avec tant d’amour,

Que je pleurais comme exilée.

Quel bonheur quand je te revis,

Ô mon pays, mon cher pays !

 

Bien avant dans mon souvenir

Je veux enfoncer ton image,

Pour enchanter mon avenir

Des doux pensers de mon jeune âge :

Oui, je prierai pour tous tes fils,

Ô mon pays, mon cher pays !

 

Que par les soins de l’Éternel

Ta terre soit fertilisée,

Et que la parole du ciel

Y pleuve comme une rosée.

Sois d’avance un vrai paradis,

Ô mon pays, mon cher pays !

 

 

On pourrait rapprocher de ce morceau une poésie intitulée les Deux patries, et dans laquelle les sentiments du patriote et ceux du chrétien s’harmonisent en fort beaux vers.

 

 

        Les deux patries.

 

La lyre a porté jusqu’aux nues

Notre allégresse et nos transports ;

Je vais sur ses cordes émues

Chercher de plus graves accords,

Et quand votre voix attendrie

A célébré notre pays,

À chanter une autre patrie,

Je vous invite, mes amis !

 

Par-delà ces Alpes sublimes

Qui, d’un essor audacieux,

Vont marier leurs blanches cimes

À l’azur immortel des cieux ;

Par-delà ces voûtes profondes

Où, dans des cercles infinis,

Roulent des légions de mondes,

Mes amis, il est un pays !

 

Il est un pays invisible,

Glorieux, fertile en tout bien,

Un asile sûr et paisible,

Dont tout homme est le citoyen ;

Il a pour seul roi Dieu lui-même,

Pour seule loi, la charité,

Pour trésors, le bonheur suprême,

Pour limites, l’immensité !

 

Honorez la terre chérie

Où vos aïeux ont habité ;

Mais n’oubliez pas la patrie

Où vit le Dieu d’éternité ;

Servez l’une, aspirez à l’autre ;

Bons citoyens, tristes bannis,

Restez, pour leur gloire et la vôtre,

Fidèles à vos deux pays !

 

Fils des héros, voyez vos pères,

Humbles chrétiens, braves soldats ;

La croix brillait sur les bannières

Qui les conduisaient aux combats.

Par l’espoir d’une vaine gloire

Leur grand cœur était peu flatté,

Vivants, ils cherchaient la victoire,

Expirants, l’immortalité !

 

Ils croyaient. Leurs mœurs héroïques

Prenaient leur source dans la foi ;

Ils puisaient leurs vertus civiques

Au sein de la divine loi.

L’espoir saint enflammait ces braves ;

Leurs exploits en étaient plus beaux.

L’impiété fait les esclaves,

Et la foi fait les vrais héros.

 

Pour le bonheur de l’Helvétie

Que la foi soit chère à ses fils !

Qui sert bien sa haute patrie

Sert bien son terrestre pays.

La flamme du patriotisme

Vit plus pure en des cœurs pieux,

Et l’on se fie à l’héroïsme

Qui cherche son prix dans les cieux.....

 

Et si la liberté s’exile,

Proscrite par l’iniquité,

Peuple chrétien, soyez tranquille,

Il est une autre liberté !

Dans l’âme elle vit tout entière ;

Nul tyran ne peut l’en bannir,

Et dans son immense carrière,

Elle embrasse tout l’avenir.

 

 

Une romance intitulée :

 

 

Une mère au berceau de son nouveau-né.

 

Parmi le silence et le bruit,

Au fond de ce petit réduit,

Dormez le jour, dormez la nuit,

Enfant que mon Dieu m’a donnée :

Charme et souci de ma journée.

– Dormez donc, mes chères amours,

Pour vous je veillerai toujours.

 

Fermez vos yeux, vos yeux si doux,

Et moi, votre mère, à genoux,

Je m’en vais prier Dieu pour vous ;

Mon amour tout plein de faiblesse

N’est rien au prix de sa tendresse.

– Dormez donc, mes chères amours,

Pour vous je veillerai toujours.

 

Enfant, un ange dans les cieux,

Un ange sur vous a les yeux ;

Votre sommeil le rend joyeux.

De la mère la plus craintive

La tendresse est moins attentive.

– Dormez donc, mes chères amours,

Pour vous, je veillerai toujours.

 

Vous nous sevrez tout à la fois

De vos regards, de votre voix,

Mais à votre réveil je vois

Ces yeux que votre père admire

Le saluer par un sourire.

– Dormez donc, mes chères amours,

Pour vous je veillerai toujours.

 

Petit enfant, notre trésor,

Votre vie est un rêve d’or,

Éveillés vous rêvez encor :

Que nos pensers, plein de mensonges

Soient innocents comme vos songes !

Dormez donc, mes chères amours,

Pour vous je veillerai toujours.

 

19 août 1841.

 

 

Enfin, un chant adressé à sa femme, Fin d’année, et commençant par ces mots :

 

 

                  Fin d’année.

 

                                 À SA FEMME.

 

                     (31 décembre 1830.)

 

Le temps, tournant un feuillet de son livre

Joint une page aux pages du passé.

Les jours s’en vont : ah ! commençons à vivre !

Tant de délais, tant d’espoir m’a lassé.

 

Aux derniers jours d’une incertaine vie

Faut-il, Sophie, ajourner le bonheur ?

Ah ! s’il est là, ce bonheur que j’envie,

Je veux soudain l’enfermer dans mon cœur.

 

Oui, tel qu’il est, sans fard, sans étalage,

Tel qu’il nous vient, tel que Dieu nous l’a fait,

Il faut saisir ce bonheur au passage,

Le savourer bonnement, sans apprêt.

 

Elle s’enfuit, notre saison fleurie,

L’hiver est près, l’aquilon a gémi....

Hâtons-nous donc, hâtons-nous, mon amie,

Ôtons du moins un jour à l’ennemi.

 

D’oubli, de paix envelopper sa vie,

Se couvrir d’ombre et se faire petit,

C’est un secret, un grand secret, Sophie...

Si nous trouvions quelqu’un qui nous l’apprît !

 

 

Cependant les plus remarquables poésies de Vinet sont ses cantiques, qui furent d’abord insérés dans le recueil des Chants chrétiens, de Paris, et ont ensuite trouvé place dans plusieurs autres publications. Nous en connaissons une vingtaine, de mérites très divers assurément, mais tous infiniment précieux comme expression des sentiments les plus intimes et les plus profonds de leur auteur. On a reproché à plusieurs d’entr’eux de n’avoir pas le caractère essentiel de l’hymne ou du cantique, de ne pas se prêter très bien au chant, d’être le développement philosophique et élevé d’une belle pensée plutôt que l’expression simple et naïve d’émotions religieuses à la portée de tous et que tous peuvent chanter en commun et d’un même cœur. Ces défauts ont même fait mettre de côté quelques-uns de ces cantiques dans les éditions plus récentes des Chants chrétiens. Cependant, même dans les cantiques auxquels on peut reprocher d’être trop didactiques, il y a de grandes beautés. Par exemple, les trois ou quatre dernières strophes de celui qui commence par « Ô Seigneur ! ô Sauveur ! que nos lèvres te louent, » etc.

 

 

Ô Seigneur ! ô Sauveur ! que nos lèvres te louent,

Mais qu’avec nos accents nos œuvres soient d’accord.

Si par nos actions nos cœurs te désavouent,

Dans nos chants les plus beaux, tout est vain, tout est mort.

 

Du stérile figuier que sécha ta Parole

Un feuillage opulent décorait les rameaux ;

Qu’importe ? il fut maudit ; ainsi, vide et frivole

Le culte du méchant consumera ses os....

 

Tu naquis pour servir et servir fut ta gloire ;

Servir est à jamais le sceau de tes enfants.

Qui fait peu t’aime peu ; qui se borne à te croire

Ne te croit point encore, ô Sauveur des croyants !

 

Quoi ! Seigneur, je croirais à tes saintes promesses,

Et pour tes ordres saints je n’aurais point de foi !

Soumis pour espérer, pour goûter tes largesses,

Je ne le serais plus pour accepter ta loi !

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

 

Que de maux, de périls et de besoins m’appellent !

Que de frères, d’amis, Dieu jette dans mes bras !

Que d’œuvres à fonder ! que d’œuvres qui chancellent !

Travaillons, le loisir n’appartient qu’aux ingrats.

 

 

Citons encore les trois dernières strophes du cantique « Dans l’abîme de misères, » etc.

 

 

Dans l’abîme de misères

Où j’expirais loin de toi,

Ta bonté, Dieu de mes pères,

Descendit jusques à moi.

Tu parlas ; mes yeux s’ouvrirent ;

À mes regards éperdus

Tes secrets se découvrirent ;

J’étais mort et je vécus.

 

Mais ma foi est faible encore,

Et je sens jusqu’à ce jour,

Dans ma foi qui vient d’éclore,

Plus de remords que d’amour.

D’un passé qui m’humilie

J’entretiens mon souvenir ;

Je me contemple, et j’oublie

Le Dieu qu’il faudrait bénir.

 

Ô Dieu ! s’il faut qu’on te craigne,

Tu veux surtout être aimé ;

Être aimé, voilà ton règne ;

Ta gloire, c’est d’être aimé.

Qui ne t’aime, ô Dieu fidèle !

Foule d’un pied révolté

La loi sainte et paternelle

De la céleste cité.

 

Plus haut que toute pensée

Ta main étendit les cieux ;

Tu veux : leur voûte embrasée

Se peuple de nouveaux feux.

Mais privés d’aimer, de croire,

Tous ces cieux et leur splendeur

Ne valent pas pour ta gloire

Un seul soupir d’un seul cœur.

 

Esprit du Dieu que j’adore,

Ah ! forme en moi ce soupir,

Ce feu qui n’a point encore

Réchauffé mon repentir.

Qu’à l’amour mon cœur se livre,

Et qu’il répète à jamais :

Aimer, aimer, voilà vivre.

Fais-moi vivre, ô Dieu de paix !

 

 

Indiquons de même plusieurs strophes du chant de fin d’année (Ainsi que d’une lyre, etc.) qui n’a guère les caractères essentiels d’un cantique, mais où l’on rencontre de fort belles images, et parfois une grande énergie d’expression.

 

 

Ainsi que d’une lyre

Un accord échappé

Rapidement expire

Dans l’air qu’il a frappé,

De même chaque année,

Prompte à s’évanouir,

N’est pour l’âme étonnée

Qu’un nom, qu’un souvenir.

 

Ah ! c’est trop dire encore !

L’oubli, sombre et voilé,

Incessamment dévore

Chaque jour écoulé.

Et de ces faits sans nombre

Qu’enfante le passé,

À peine luit dans l’ombre

Un reflet effacé.

 

Mais, ô Dieu de lumière !

Ô Dieu d’éternité !

Sur notre vie entière

Ton œil est arrêté.

Pour toi seul tout demeure,

Quand tout passe pour moi ;

Un siècle, comme une heure,

Est présent devant toi.

 

J’interroge ma vie :

À peine elle répond ;

Ta justice infinie

L’accuse et la confond.

De leur tombe arrachées

À la voix de mon Roi,

Mille fautes cachées

Se lèvent contre moi.

 

Indigne créature,

Où fuir loin de ce Dieu

Qui dans mon âme impure

Plonge un regard de feu ?

Où m’éviter moi-même ?

Ah ! le remords vengeur,

Avant le jour suprême,

Met l’enfer dans mon cœur !

 

Végéter sur la terre

Sans paix et sans amour ;

D’une douleur amère

S’abreuver nuit et jour ;

Même au milieu du rire

Sentir son cœur navré

Et d’un joyeux délire

Sortir désespéré.

 

Voir tomber goutte à goutte

Et se perdre ces jours

Dont on brûle et redoute

De voir finir le cours ;

Aimer, haïr la vie,

Craindre, appeler la mort,

Puis, l’épreuve accomplie,

Marcher vers le Dieu fort ;

 

Voilà vivre ! Ô mon âme !

C’est mourir tous les jours.

Réveille-toi, réclame

Un asile, un secours.

Hâte-toi, l’heure avance ;

Vis avant de mourir ;

Du jour de la sentence

Il n’est plus d’avenir.

 

De l’humaine misère

Divin réparateur,

Sainte image du Père,

Jésus ! ô mon Sauveur !

À ta foi je me livre,

Et j’espère obtenir

Ta grâce pour bien vivre,

Ta grâce pour mourir.

 

Avec l’an qui commence

Renouvelle mon cœur ;

D’amour et d’espérance

Compose mon bonheur.

Seigneur, ma foi t’embrasse,

Mon cœur a soif de toi !

Viens y verser ta grâce,

Viens y graver ta loi !

 

 

Au nombre des plus belles productions poétiques de Vinet, nous devons placer le cantique composé à l’occasion de la mort de sa fille, en 1858. Les strophes que lui ont inspirées sa douleur et sa soumission ont encore quelque chose de trop ingénieux, mais le sentiment y est vrai et le ton pur et pénétrant. Si l’on compare ce morceau à une élégie analogue, composée par Lamartine à l’occasion de la mort de Julia, sa fille unique, et qu’on lit dans son Voyage en Orient, on sentira immédiatement quelle supériorité réelle a donnée au poëte chrétien une foi vivante qui lui apprend à contenir sa douleur et lui en révèle en même temps le vrai sens et le vrai but.

 

 

                  CANTIQUE.

 

            Biens redemandés.

 

         Pourquoi reprendre,

         Ô Père tendre,

   Les biens dont tu m’as couronné ?

         Ce qu’en offrandes,

         Tu redemandes,

   Pourquoi donc l’avais-tu donné ?

Parle, Seigneur, tes œuvres sont si grandes,

   Et mon regard est si borné !

 

         La santé passe,

         Le cœur se glace,

   Chaque jour un bonheur s’enfuit ;

         Et de ma vie

         Vent, grêle ou pluie

   Détache la feuille ou le fruit :

Mon œil s’éteint, ma lumière est tarie,

   Voici le tard, le froid, la nuit !

 

         Sous mon toit sombre,

         Croissait dans l’ombre

   Une humble enfant, un cœur aimant ;

         Avec sourire

         Je voyais luire

   Son aurore dans mon couchant :

Mais tu l’as prise, et toi seul peux nous dire

   Ce qu’est devenu notre enfant.

 

         Pourquoi reprendre,

         Ô Père tendre,

   Les biens dont tu m’as couronné ?

         Ce qu’en offrandes

         Tu redemandes,

   Pourquoi donc l’avais-tu donné ?

Parle, Seigneur, tes œuvres sont si grandes,

   Et mon regard est si borné !

 

         Toujours le même,

         Que ta main sème,

   Ou cueille ce qu’elle a planté,

         Qu’elle enrichisse,

         Qu’elle appauvrisse,

   C’est la main de la charité

Me réveillant au bruit de ta justice

   Quand je m’endors sur ta bonté.

 

         Le saint modèle

         De tout fidèle,

   Jésus est mort, il faut mourir !

         Mourir, c’est naître ;

         D’un nouvel être

   C’est, jour à jour, se revêtir ;

Heureuse mort, qui m’unis à mon Maître,

   Mort du mal, je te veux subir !

 

         À la science,

         À la prudence,

   Qui n’ont pas de racine en toi,

         À toute vie

         Qui te renie

   Je veux mourir, ô divin Roi !

Et ressortir de ma sainte agonie

   Vivant et jeune par la foi.

 

         Oh ! pour me rendre

         Fidèle et tendre,

   Mon père, ne m’épargne pas ;

         Que, sous ta flamme,

         Un or sans blâme

   Se démêle d’un vil amas ;

Sous ton ciseau, divin sculpteur de l’âme,

   Que mon bonheur vole en éclats !

 

         Tu peux reprendre,

         Ô père tendre,

   Les biens dont tu m’as couronné ;

         Ce qu’en offrandes

         Tu redemandes

   Je sais pourquoi tu l’as donné ;

Et le secret de tes œuvres si grandes

   S’explique à mon esprit borné.

 

 

Un autre cantique d’une grande élévation de pensée et d’un élan lyrique admirable est celui qui commence par ces mots : « Sous ton voile d’ignominie », etc. Quelle profondeur de pensée, quelle verve d’adoration, quel accent pénétrant et plein ! sans compter l’effet de ce vers de huit syllabes, le plus naturellement lyrique de tous les vers français ! Évidemment toutes les strophes de ce chant ne sont pas également irréprochables, mais nous touchons néanmoins ici au point culminant de la poésie de Vinet.

 

 

            CANTIQUE.

 

Sous ton voile d’ignominie,

Sous ta couronne de douleur,

N’attends pas que je te renie,

Chef (tête) auguste de mon Sauveur !

Mon œil, sous le sanglant nuage

Qui me dérobe ta beauté,

A retrouvé de ton visage

L’ineffaçable majesté.

 

Jamais dans la sainte lumière,

Jamais dans le repos du ciel,

D’un plus céleste caractère

Ne brilla ton front immortel ;

Au séjour de la beauté même,

Jamais ta beauté ne jeta

Tant de rayons qu’au jour suprême

Où tu gravis sur Golgotha.

 

Vous qui d’extase et de prière

Remplissez vos jours infinis,

Adorant le Fils dans le Père,

Aimant le Père dans le Fils ;

Anges, aux palais de la gloire

Vous semblait-il plus radieux

Que sur ce bois expiatoire

Et sous la colère des cieux ?

 

Son supplice aujourd’hui consomme

Tant de grandeur née au saint lieu,

Et l’opprobre du Fils de l’homme

Est la gloire du Fils de Dieu.

« Je suis amour », dit le Père,

Et quittant le divin séjour,

Jésus-Christ vient dire à la terre :

« Je suis son fils, je suis amour. »

 

Il est amour, il est Dieu même,

Le Dieu par qui Dieu nous bénit,

Le Dieu qu’on voit, le Dieu qu’on aime,

Dieu par qui l’homme à Dieu s’unit.

Où donc est la gloire sublime,

Plutôt qu’en ce terrible lieu

Où mon Dieu se fait ma victime,

Où je trouve un frère en mon Dieu ?

 

L’amour est la grandeur suprême,

L’amour est la gloire du ciel,

L’amour est le vrai diadème

Du Très-Haut et d’Emmanuel.

Loin de moi, vision grossière

De grandeur et de dignité !

Comme au ciel, il n’est sur la terre

Rien de grand que la charité.

 

Amour céleste ! je t’adore ;

Mon esprit a vu ta grandeur,

Il te connaît, mon cœur t’ignore ;

Viens remplir, viens changer mon cœur.

Clarté, joie et gloire de l’âme,

Paradis qu’on porte en tout lieu !

Viens dans ce cœur qui te réclame

Fleurir sous le regard de Dieu.

 

Que sur tes yeux, ô divin frère !

Mes yeux attachés nuit et jour

Y boivent la douce lumière,

La douce flamme de l’amour.

Mêle ta vie avec ma vie,

Verse tout ton cœur dans mon cœur,

Détruis dans mon âme ravie

Tout désir d’un autre bonheur.

 

 

Enfin, mentionnons en terminant le magnifique chant de départ des fidèles, qui, au point de vue de l’ensemble du morceau, nous paraît le chef-d’œuvre de Vinet, et dont les accents admirables ne cesseront d’être répétés sur les bords de la tombe, aussi longtemps qu’il y aura des chrétiens à consoler dans les deuils et les séparations de l’existence présente.

 

 

                             CANTIQUE.

 

Ah ! pourquoi des chrétiens gémiraient-ils encore¹

Sur ceux qui, dans l’exil comme nous dispersés,

D’un jour consolateur ont vu briller l’aurore,

Et que vers Canaan Dieu lui-même a poussés ?

Affranchis avant nous du mal qui nous dévore,

Ils ne sont pas perdus, ils nous ont devancés.

 

Oh ! combien ici-bas pesait à leur faiblesse

Ce fardeau de chagrins sur leur tête amassés !

Et que leur pauvre cœur comptait avec tristesse

Tant d’heures, tant de jours dans la douleur passés !

Nouveau-nés de la tombe et parés de jeunesse,

Ils ne sont pas perdus, ils nous ont devancés.

 

Qu’il est doux, dans les cieux, le réveil des fidèles !

Qu’avec ravissement autour de Dieu pressés,

Ils unissent au son des harpes immortelles

Les hymnes de l’amour ici-bas commencés !

Amis ! joignons nos voix à leurs voix fraternelles :

Ils ne sont pas perdus, ils nous ont devancés.

 

Le péché ni la mort ne sauraient les atteindre

Dans la haute retraite où Dieu les a placés ;

Leur tranquille regard contemple, sans les craindre,

Sous les pas des humains tant de pièges dressés.

Leur bonheur est au comble, et nous pourrions les plaindre !

Ils ne sont pas perdus, ils nous ont devancés.

 

Puisse la même foi qui consola leur vie

Nous ouvrir les sentiers que leurs pas ont pressés,

Et, dirigeant nos pieds vers la sainte patrie,

Où leur bonheur s’accroît de leurs travaux passés,

Nous rendre ces objets de tendresse et d’envie,

Qui ne sont pas perdus, mais nous ont devancés.

 

Quand le bruit de tes flots, l’aspect de ton rivage,

Ô Jourdain ! nous diront : « Vos travaux sont cessés ! »

Au pays du salut, conquis par son courage,

Jésus nous recevra, triomphants et lassés,

Parmi ces compagnons d’exil et d’héritage

Qui ne sont pas perdus, mais nous ont devancés.

 

1 Primitivement : Dis, pourquoi l’amitié gémirait-elle encore.

 

 

Après toutes ces citations, quel jugement porterons-nous sur Vinet envisagé comme poëte ? Réclamerons-nous pour lui une place au Panthéon de la grande poésie française ou nous contenterons-nous de lui assigner un plus modeste rôle ? « Ne lui demandez pas la grande flamme », a dit M. Sainte-Beuve, en parlant de lui. Et, en effet, Vinet n’a guère de ces élans d’enthousiasme qui, en se communiquant souverainement aux âmes, les entraînent d’un seul bond vers les splendides régions de l’idéal. Sa poésie a de la chaleur, du mouvement, mais c’est un mouvement plus tranquille. Puis il explique, il analyse trop, et ses chants, en s’allongeant, perdent de leur puissance sur l’âme. Aussi faut-il reconnaître que s’il a souvent des strophes d’un vrai poëte lyrique, il n’offre que peu de morceaux à la fois courts et complets et d’un élan lyrique continu. C’est dire que si la littérature française ne doit pas compter Vinet au nombre de ses grands poëtes, elle devrait, comme l’a dit M. Rambert, recueillir avec soin dans ses anthologies quelques-uns des plus beaux morceaux de notre compatriote.

Nous devrions peut-être nous arrêter ici ; mais Vinet est bien plus prosateur que poëte, et se borner à parler de ses poésies serait faire connaître d’une manière très incomplète les rares mérites de ce remarquable écrivain.

Vinet a été un grand penseur, un moraliste profond, un philosophe chrétien éminent, un publiciste convaincu et infatigable, toujours à la brèche pour le triomphe de deux grandes idées auxquelles il avait consacré sa vie : la séparation de l’Église et de l’État et la conciliation par la morale de la philosophie et du christianisme. En même temps, il a été un théologien puissant et un littérateur d’une grande distinction. Attachons-nous à l’étudier spécialement sous ce dernier rapport.

Vinet, a dit M. Sainte-Beuve, est à la fois un écrivain très français et un écrivain tout à fait de la Suisse romande. Initié autant que personne aux traditions de la critique française, il aimait à la contrôler par les jugements de l’Allemagne et par ses sentiments chrétiens ; de là, remarque M. Saint René Taillandier, une saveur singulière dans son enseignement, saveur qui charme le goût et pénètre jusqu’à l’âme. Comme critique, il se laisse aller quelquefois à une bienveillance excessive, tant est grande sa bonté, sa charité constante ; mais comme il est d’un autre côté un homme de goût, un juge délicat des choses littéraires, il excelle à faire ressortir les beautés et les vices d’une œuvre, sans se laisser distraire des questions d’art et de style par la préoccupation du point de vue moral.

Vinet s’abandonne peu aux élans de l’imagination ; mais, au jugement de Sainte-Beuve, tout ce qui se rapporte à la propriété, à la précision, à la sagacité, est souverain chez lui ; il connaît à fond la langue ; il a dans son style du mouvement, du relief, souvent aussi de la chaleur, de l’onction, de l’éloquence, obscurcies malheureusement de temps à autre par certaines subtilités dans les raisonnements, ou par quelques rudesses dans les mots ou les images. À propos d’éloquence, disons que ses écrits même ne valaient pas sa parole. « Son éloquence, dit M. E. Rambert, était la plus vraie, celle dont la contagion est irrésistible. Elle n’était ni dans l’éclat du style, ni dans la suite et l’enchaînement des pensées ; elle n’avait rien de voulu ni de calculé ; elle n’était que l’ébranlement de son âme, saisie par la vérité. On ne l’écoutait pas seulement ; on s’animait, on s’inspirait avec lui, on partageait son émotion et le frémissement intérieur qui faisait trembler sa voix. » – « La supériorité de Vinet, dit encore M. Saint René Taillandier, c’est qu’en faisant naître l’enthousiasme du beau, il tenait toujours la conscience en éveil, en en faisant vibrer les fibres les plus délicates. »

Bien qu’il se vît entouré d’affection et d’égards à Bâle, Vinet crut devoir accepter, en 1837, sa nomination de professeur de théologie pratique à l’Académie de Lausanne, place qu’il remplit jusqu’aux approches de la révolution de 1845. Il s’était néanmoins laissé nommer à la chaire de littérature française, mais il fut révoqué ainsi que la plupart de ses collègues ; presque aussitôt après, le dépérissement de sa santé le força d’interrompre ses cours, et le 4 mai 1847, à Clarens, il rendait son âme à Dieu, à la consternation de l’élite de ses concitoyens, qui, pour lui rendre un dernier hommage, accoururent en foule autour de sa tombe, creusée dans le beau cimetière du Châtelard.

Dans ces dix dernières années, il s’était pour ainsi dire multiplié. Outre ses incomparables leçons aux étudiants, il en donnait de précieuses à l’École supérieure des jeunes filles, dont il fut l’organisateur principal et qu’il portait dans son cœur ; il insérait des articles dans le Semeur, la Revue suisse, la Feuille religieuse, etc. ; écrivait une foule d’opuscules et de brochures d’occasion, et composait enfin sur des sujets religieux ou littéraires un grand nombre de volumes, publiés en partie seulement après sa mort.

En dehors des méditations, études et discours sur des sujets religieux, nous signalerons, comme ouvrages dignes d’être lus et étudiés par tous, une Histoire de la littérature française au XVIIIe siecle, 2 vol. in-8 ; des Études sur la littérature française au XIXe siècle, 3 vol. in-8 ; des Études sur Blaise Pascal, 1 vol. in-8 ; Les moralistes des XVIe et XVIIe siècles, 1 vol. in-8 ; une Histoire de la prédication chez les réformés de France, 1 vol. in-8 ; la Théologie pastorale, 1 vol. in-8, qui, malgré son titre scientifique, a été en édification à beaucoup d’âmes simples et croyantes ; un volume sur l’Éducation, la famille et la société ; enfin, un volume de Mélanges sur des sujets de philosophie et de littérature, édité tout récemment. Nous mentionnerons encore une précieuse brochure de notre auteur, les Éléments d’un cours de lectures prises dans les auteurs classiques français.

En lisant la longue liste des titres de ces ouvrages, en songeant à cette multitude de cours qu’il eut à préparer pendant ses trente années de professorat, en tenant compte du temps que lui gaspillaient tant de visiteurs indiscrets, en pensant aussi à ce nombre immense de lettres qu’il avait à écrire un peu partout à tant de disciples et amis qui attendaient de lui conseils et lumières, lettres qui étaient souvent de véritables traités et qu’il traçait de sa plus belle écriture, on ne peut comprendre comment pouvait suffire à tant de choses un homme presque constamment malade ou du moins souffrant, et qui, en rentrant chez lui, brisé par le mal, disait souvent n’avoir donné ses dernières leçons que dans une vraie agonie, bien qu’aucun de ses auditeurs ne s’en fût aperçu. Amour passionné du devoir, conscience délicate et scrupuleuse, humilité, bonté, charité, voilà ce qui, bien plus que l’éclat de ses talents d’écrivain et de son génie comme penseur, assure à Alexandre Vinet la première place dans le souvenir reconnaissant et ému de ses concitoyens et des chrétiens évangéliques du monde entier. Ce qui n’empêche pas que nous n’appelions de nos vœux les plus ardents le jour où se réaliseront les projets généreux de notre jeunesse studieuse, le jour où nous verrons s’élever sur l’une de nos places un monument (pourquoi pas une statue ?) à l’homme illustre qui demeurera certainement l’une des plus pures gloires de la patrie vaudoise, alors que tous nous aurons déjà disparu de la terre des vivants.

 

 

 

A. VULLIET, Les poètes vaudois contemporains, 1870.

 

 

 

 

 

 

 

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