KIERKEGAARD ET LE MYSTICISME 1

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean WAHL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Kierkegaard a voulu rétablir, dans leurs caractères propres, irréductibles, ce qu’il appelle les « concepts chrétiens ». Mais au-dessous des concepts, et au-dessus d’eux, y a-t-il chez lui une expérience religieuse, ou n’y a-t-il que l’attente de cette expérience et la tension vers elle ?

Dans le Journal, se trouvent les traces de certains moments mystiques. Ainsi, il écrit le 19 Mai 1838 (quelque temps avant la mort de son père, un des événements qui devaient l’orienter définitivement vers la religion) : « Il y a une joie indescriptible, inexplicable, qui nous illumine aussi brusquement, d’une façon aussi dénuée de motifs que l’explosion de l’apôtre : Réjouissez-vous, et, je vous le répète, réjouissez-vous. Non pas une joie au sujet de ceci ou de cela, mais le plein cri de l’âme, à pleine bouche et du fond du cœur 2, je me réjouis par ma joie, dans, sur, à travers et avec ma joie ; refrain céleste qui rompt d’un coup le reste de notre chant ; joie qui rafraîchit comme la brise, comme un souffle pascal, qui, s’élevant du bois de Manré, monte en planant vers les hauteurs éternelles » (Geismar p. 54). Le bond qu’accomplit l’âme, caressée et rafraîchie par ce souffle, la plonge non dans le vide, mais dans la plénitude de la joie soudaine (ibid. p. 55). Bien plus tard, Kierkegaard écrira : « Je me sens si joyeux, si riche, si indescriptiblement riche » (ibid. p. 460). Et dans quelques-uns de ses sermons, il a su exprimer, pour autant qu’elle peut être dite, cette joie supra-rationnelle ou irrationnelle. » Si l’oiseau se réjouit pour si peu de chose, c’est qu’il est lui-même joie, c’est qu’il est lui-même la joie. Si ce dont on se réjouit n’était rien, et si l’on était pourtant indescriptiblement heureux, cela montrerait qu’on est la joie. Celui dont la joie dépend de causes déterminées n’est pas la joie elle-même. Pour nous autres hommes, les conditions qui doivent être remplies pour que nous soyons joyeux, nous donnent surtout beaucoup de soucis, et même si elles étaient toutes remplies, – nous ne serions pas inconditionnellement joyeux... Avec l’aide de toutes ces déterminations, il est impossible d’être d’une façon autre que conditionnée, – n’est-il pas vrai, ô vous maîtres profonds de la joie... Non, seul peut être inconditionnellement joyeux celui qui est lui-même la joie. Alors, même dans les plus grands soucis, nous sommes la joie » (ibid. p. 485).

Comme l’a noté Vetter, ces moments de joie, rares et fugitifs, apparaissent après les périodes de sécheresse extrême et les périodes de malheur, après le « tremblement de terre », (la révélation du secret paternel), après la rupture des fiançailles, après la lutte avec ses ennemis du Corsaire (Vetter p. 320). Ils sont profondément colorés par ces obscurités orageuses dont ils sortent ; car c’est du fond de l’orage que naissent ces éclairs ; Kierkegaard lui-même semble avoir donné, autant qu’il se peut, une explication de leur caractère inexplicable : « Supposons que la joie inexplicable ait son fondement dans la contradiction essentielle à la vie de l’homme existant, composé d’infini et de fini, et placé dans le temps. La joie de l’infini est inexprimable, parce qu’il est un existant » (Nachschrift VI p. 294, cf. Reuter p. 31).

Et en effet d’une part cette joie est un état divin, Dieu étant présence de soi-même à soi-même ; d’autre part, il ne s’agit jamais chez Kierkegaard d’une union absolue avec Dieu. L’individu est trop un existant, et Dieu trop un existant, pour qu’il y ait union entre eux 3. Il y a seulement relation, relation de l’individu à Dieu. « Le rapport profond qu’il y a entre eux ne peut jamais être un rapport d’identité » (Nachschrift VII p. 90). Même dans l’éternité il y a une différence entre Dieu et l’homme (Ruttenbeck p. 142) 4.

Et cette relation est destructrice par rapport à l’individu, mais sans donner à l’âme cette sorte d’aisance infinie que donne au mystique l’extase. Derrière cette joie, que Kierkegaard nous a fait entrevoir, nous trouvons un malaise profond. L’individu devant Dieu est comme un malade qui ne peut se mouvoir, parce que cela lui fait mal de tous les côtés, et qui pourtant essaie de se mouvoir ; il est enserré dans un instrument de torture ; il est consumé par une chaleur accablante. « La représentation de Dieu le détruit, comme l’incendie du soleil d’été détruirait tout, s’il ne se couchait jamais. » – Le détruit, ou plutôt tend à le détruire, car la nature de l’existant, l’existence de l’existant, reste toujours présente en lui, non consumée, – et sa torture vient de ce qu’il se trouve tout-à-coup dans la surnature, « comme l’oiseau quand il est pris dans le filet, comme le poisson quand il est jeté sur le sable ». L’être religieux réside dans la finitude, lié avec la représentation infinie de Dieu. Et « ni l’oiseau dans le filet, ni le poisson dans le sable, ni le malade sur son lit, ni le prisonnier dans la plus étroite prison, n’est pris comme celui qui est pris dans la représentation absolue de Dieu » (Nachschrift p. VII, P. 171, 172). L’absolu est pour l’homme un lieu de souffrance, une maladie (Kenneth, p. 13). « Nous ne pouvons vivre dans l’inconditionné et pourtant nous ne pouvons vivre avec lui » (Nachschrift VII p. 170).

C’est là l’explication peut-être du caractère presque morbide de la joie inexplicable, sentiment d’exaltation qui naît tout-à-coup, au milieu de la maladie, chant soudain de délivrance, chant irrationnel ; car comment l’existant pourrait-il se concevoir comme complètement délivré de son existence, de ce noyau infrangible qui est le fond de lui-même 5. Kierkegaard a le sentiment de la cime, de la pointe de l’âme comme les mystiques ; mais il a aussi le sentiment du fond résistant de l’âme, comme Boehme.

Cependant, l’absolu n ‘est pas toujours ce soleil dévorant, ce climat à la fois nécessaire et insoutenable, mais il se révèle comme une personne, « une personne que l’on voit en cachette », il n’est plus une prison mais une aventure. C’est alors que Kierkegaard parle d’un rendez-vous avec Dieu sur la mer infinie de l’incertitude (VI p. 175), d’un entretien secret dont nul homme ne peut avoir l’idée, dont lui-même n’a pas d’idée (VII p. 177) ; l’âme se sent devant Dieu dans une intériorité de solitude, et Kierkegaard retrouve à la fois la pensée néo-platonicienne et la pensée pascalienne ; et tantôt, on entend un appel semblable à celui de l’amour dans le Cantique des Cantiques ou dans le Cantique Spirituel, et tantôt l’écho de l’extase féminine de Jean-Paul devant la nature, quand Kierkegaard reste fémininement avec l’infini, parmi les murmures du vent de la nuit (p. 307).

Mais que nous soyons emprisonnés dans la représentation écrasante de Dieu, ou que nous nous entretenions librement et à l’aise avec l’infini, quelle est alors notre activité ? Il n’y a plus d’activité d’aucune sorte, répond Kierkegaard. Dans la Dissertation, Kierkegaard avait reproché à Socrate l’unité négative et abstraite vers laquelle il tendait 6 ; il voit maintenant la valeur de l’attitude qu’il attribuait à Socrate : « Socrate ne fait rien, il ne parle pas avec son Dieu, et pourtant il fait ce qu’il y a de plus haut au monde » (VII p. 377). En suivant cette voie, nous arrivons à une mystique négative, toute proche du quiétisme et à une sorte de nihilisme religieux.

On rejoint ici les conséquences de la théorie Kierkegaardienne de la subjectivité ; car celle-ci amène à ce qu’on pourrait appeler une théologie négative de la béatitude : « La représentation qui est la plus pauvre au point de vue esthétique est celle qui, du point de vue esthétique et religieux, soulèvera en nous le plus haut pathétique » (VII p. 86). La plus haute des fins est nécessairement indéterminée (VII p. 87). En nous, avait dit Solger, le néant est identique au divin 7. Si nous savions quelque chose sur cette fin, nous serions par là même arrêtés dans notre course vers elle. Un rideau est tiré, de telle façon que cette fin absolue reste pour nous une idée abstraite du point de vue esthétique et du point de vue intellectuel. De cette fin absolue, nous ne pouvons rien dire, elle ne se laisse pas expliquer par quelque chose d’autre qu’elle, mais seulement par le fait que l’on s’enfonce en elle si l’on s’enfonce en soi. On plutôt encore, elle n’est pas un lien qui puisse être désigné à part du chemin qui mène vers lui ; la déterminer, ce serait la distinguer de ce chemin et par là même détruire. Or, ce chemin est celui du risque absolu ; la fin inconditionnée est celle pour laquelle nous sacrifions tout. Elle n’est pas donnée indépendamment de la façon dont nous nous comportons envers elle. Elle se définit par notre attitude envers elle.

Et pourtant, elle reste quelque chose d’absolument transcendant, et nous retrouvons toujours cette union d’un subjectivisme qui s’exaspère et d’une affirmation de la transcendance, union qui caractérise la pensée Kierkegaardienne. Il n’y a aucune mesure entre le fini et l’infini. Le Juif disait que voir Dieu, c’est mourir, et le Chrétien dit que le rapport avec Dieu est le privilège de la folie (VII p. 171, 172).

« La différence entre le savoir et le non-savoir s’annihile dans la prière absolue du non-savoir » (VII p. 177). Ici, Kierkegaard rejoint de nouveau St-Jean de la Croix.

Dépassant le Dieu qui est venu à l’existence, nous atteignons alors le Dieu qui tout en étant descendu paradoxalement dans l’existence, n’existe pas (VII p. 202). Nous approchons de cette lumière qui est ténèbre quand nous la regardons elle-même, et qui n’est lumière que pour elle-même (Leben und Walten der Liebe p. 10). Nous nous cabrons d’abord devant cette obscurité (Geismar p. 583), mais ce néant que nous atteignons alors est le néant mystique, différent de la négativité hégélienne et du néant ironique de Socrate ; car il n’est un néant que pour la représentation, et il est aussi riche de contenu que le silence de la nuit est sonore pour qui sait l’entendre.

Il nous est encore permis, à cette hauteur, au milieu de ce silence, de prononcer un nom : « Dieu est une personne, Dieu est amour. » Ce fut là la douleur du Christ ; « il voudrait être doux (ce sont des enfants), et il faut qu’il soit terrible ». Et Kierkegaard écrit – et sa plainte est pour lui un écho de la plainte divine : « Oh, si je dois publier qu’il faut mourir au monde, que c’est une souffrance d’être aimé de Dieu, que c’est une souffrance d’aimer Dieu, alors je dois détruire le bonheur des autres » (Geismar p. 458). Le Christ est venu sur terre par amour. Dès lors, tout ce qu’il y a de terrible dans le christianisme ne nous apparaît plus que comme le revers de sa douceur infinie. Ce n’est pas le christianisme qui est terrible, c’est le monde où il entre. Le christianisme est aussi bon que terrible, il est infiniment doux. Kierkegaard ne sent-il pas en lui-même cette douceur ? Je sais, dit Kierkegaard, la joie qu’il y a à dire des paroles aimantes et douces (Von der Hoheit p. 197, 198). Sublimité et amour, ces deux déterminations sont présentes ; elles doivent être liées l’une à 1’autre ; il faut les voir dans leur unité, l’essence de Dieu unit toujours les opposés, dit Kierkegaard (Ruttenbeck p. 144). L’amour divin est une source qui se dirige vers ceux qui sont assoiffés.

À cet amour, nous répondrons par l’amour : l’amour croit tout et n’est jamais trompé ; il espère tout, et n’est jamais déçu ; cette croyance n’a jamais abandonné Kierkegaard : « Je crois que nous serons tous heureux et moi-même aussi ; c’est une pensée qui me bouleverse » (Geismar p. 344). Il y a une région située au-delà du changement, et où il n’y aura plus de lutte entre la lumière et les ténèbres.

Parmi toutes les voix qui célèbrent l’amour, il en est une plus profonde, une voix de profundis qui fait la basse et qui porte toutes les autres, c’est celle du sacrifié qui crie enfin : « Dieu est amour », et qui entend ou croit entendre, comme le Brand d’Ibsen, la même affirmation qui lui répond. C’est la voix de Kierkegaard.

Ainsi peut être suivie, de loin, la voie contractée que parcourt la dialectique de la pensée Kierkegaardienne, aux confins du mysticisme : instants de joie irrationnelle, instants de douleur suffocante, rencontre solitaire avec le Dieu caché, avec le Dieu de la théologie négative, mais qui n’est pas si profondément caché que nous ne puissions savoir qu’il est amour. L’âme sent sa limite, se heurte à elle, se heurte à cet Autre absolu ; elle s’enfonce dans sa joie, puis dans sa douleur, puis dans sa joie, au contact de ce mur infranchissable, de cet écueil qui, inexplicablement, est un appel, est un accueil.

 

 

Jean WAHL.

 

Paru dans Hermès en 1933.

 

 

 

 



1 Les textes de Kierkegaard utilisés ici sont empruntés à la traduction allemande de Schrempf, à Leben und Walten der Liebe, traduction Dorner, aux Tagebücher, traduction Haecker, à Von der Hoheit, à la Dissertation sur l’Ironie, traduction Schäder, et enfin à l’étude si utile de Geismar (S. Kierkegaard 1927). Parmi les études sur Kierkegaard, j’ai utilisé ici particulièrement Reuter (sur Kierkegaard et Hegel 1914), Baeümler (Hegel und Kierkegaard, Deutscher Vierteljahrschrift 1924), Geismar (S. Kierkegaard), Künneth (Lehre von der Sünde 1927), Vetter (Frommigheit als Leidenshaft 1928) Ruttenbeck (S. Kierkegaard 1929).

2 J’emprunte ces expressions à la traduction que donne de ce passage P. Tisseau dans son excellente préface à la Répétition de Kierkegaard (Alcan 1933).

3 C’est en ce sens que l’on peut dire que Kierloegaard est un mystique qui reste presque toujours dans un état de sécheresse, à moitié délaissé de Dieu, et qui pense que cette sécheresse est la condition du sentiment religieux, est peut-être le sentiment religieux lui-même.

4 Baeümler écrit p. 122. « Dans le rapport religieux, Dieu reste absolument transcendant par rapport à l’âme. Il n’y a pas de vie en Dieu. »

Il serait intéressant de rapprocher sur ce point en particulier la pensée de Jaspers, dans sa Philosophie, qu’il vient de faire paraître et qui est si riche d’idées, et la pensée de Kierkegaard. Il ne peut jamais y avoir pour Jaspers d’unité absolue entre l’existence et la transcendance. « L’existence est la réalité qui conserve la distance de la façon la plus décisive, et écarte de soi l’identification avec la transcendance. C’est dans cette plus grande proximité que se révèle le plus clairement le lointain absolu. (Philosophie III p. 65 – voir aussi les pages 79, 102).

5 Kierkegaard a écrit lui-même qu’il n’a jamais eu de relation immédiate avec Dieu (XIII p. 568 cité Geismar p. 55). Il a critiqué sévèrement certaines formes du mysticisme. Vetter a insisté (p. 183, 189) sur l’opposition de Kierkegaard à la mystique, qui dissout l’individu dans l’impersonnel. Ruttenbeck a noté les analogies entre le mysticisme et l’esthétisme, tels que Kierkegaard les conçoit : le mystique sent une jouissance immédiate ; il veut s’enfoncer affectivement dans la contemplation de Dieu ; il est amoureux de Dieu. Comme le désir de l’amant est de se perdre dans l’âme aimée, celui du mystique est de se perdre en Dieu. Sa prière a un caractère « érotique ». Son expérience est une fuite hors de la réalité, dont il ne peut soutenir les relations pleines de tension (Ruttenbeck p. 155). Heiler (la Prière, traduction française p. 329), d’accord avec ces auteurs, range Kierkegaard parmi les représentants de la religion prophétique. Mais il apparaît bien difficile de maintenir la distinction, d’ailleurs d’un grand intérêt, que Heiler fait entre deux formes de religion (religion mystique, religion prophétique), du moins sous la forme absolue qu’il lui donne. Et il convient enfin de noter que plusieurs des traits « prophétiques » de la religion kierkegaardienne, en particulier son ascétisme, ont été rattachés par Bohlin et Geismar aux caractères mystiques de sa théologie.

6 Il faut ajouter que dans cette même Dissertation, toujours si ambiguë, Kierkegaard montrait la valeur de cette théologie négative vers laquelle s’orientait d’après lui la pensée de Socrate : « Le démon de Socrate est élevé au-dessus de toute détermination, indicible et sans prédicat... De ce qui était le fondement de tout, de l’éternel, du divin, il n’avait aucune connaissance, c’est-à-dire qu’il savait que cela était, mais il ne savait pas ce que c’était. De lui, il ne savait rien. » Ainsi, le principe de la théologie négative des néo-platoniciens se trouvait dans l’ignorance et l’ironie du maître de Platon, avant de se trouver dans l’idée du Bien, telle que la présente la République. L’apparition de Socrate est comme une sorte d’analogue de l’apparition de Dieu dans l’histoire humaine. Nous ne pouvons l’atteindre que par la voie de la négation et la voie de l’éminence.

7 Ruttenbeck (p. 68, 82, 83) note aussi l’influence de Schelling (et donc de Boehme) et de Trendelenburg sur la formation de la théologie négative de Kierkegaard.

 

 

 

 

 

 

 

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