Sainte Hélène, impératrice

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Evelyn WAUGH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ON nous conseille de méditer la vie des saints ; mais l’origine de ce précepte remonte au temps où la méditation était considérée, beaucoup plus qu’aujourd’hui, comme une activité précise et difficile. On a mis en œuvre, ces cent dernières années, tout un appareil destiné à affaiblir et à annihiler les facultés de notre imagination. Tout d’abord le réalisme des romans et des pièces de théâtre, puis le cinéma, ont rendu l’esprit des citadins de plus en plus impressionnable ; si bien qu’aujourd’hui ils échappent sans effort, et comme par magie, à leur condition. On prétend qu’on obtient un grand succès, dans le domaine du roman et du cinéma, avec des créations où le lecteur et le spectateur peuvent trouver une forme d’évasion, avoir l’illusion de courir un danger, d’être aimé ou applaudi ; ce genre de rêverie se situe fort loin de la méditation, même lorsque son objet est digne d’une haute dévotion. Il est inoffensif sans doute, et peut-être même plutôt salutaire, de rêver éveillé et de se mettre à jouer le rôle de Thomas Morus, du roi Louis IX ou du Père Damien. Il est plus dangereux de s’identifier avec saint François ou saint Jean de la Croix. Nous pouvons implorer l’aide des saints et étudier l’intervention de Dieu en eux ; mais, si nous avons l’illusion de nous mettre dans leur peau, de voir par leurs yeux et de penser par leur esprit, nous perdons de vue qu’il n’existe pour chaque homme qu’une seule façon de faire son salut. Brigitte Hogan ne peut réellement devenir qu’une sainte, sainte Brigitte Hogan, et elle doit devenir cette sainte-là, soit sur la terre, soit dans les feux du purgatoire, si elle doit entrer au ciel. Elle ne peut se dissimuler sous un costume imaginaire, se travestir en Jeanne d’Arc.

C’est pourquoi il est bon de nous intéresser particulièrement aux saints dont nous avons une connaissance incomplète. Le calendrier contient des saints dont nous ne savons que le prénom, et l’orthographe de ce prénom pourrait parfois étonner leurs contemporains. Il y en a d’autres dont, humainement parlant, nous savons tout : dans leurs œuvres, ils nous ont révélé une vue d’ensemble de leur esprit ; leur vie a été suivie par de pieux biographes, qui ont rapporté leurs moindres actions et leurs moindres paroles ; ils furent célèbres de leur temps. Aussi pouvons-nous les considérer sous tous les angles, tels qu’ils se présentèrent à leurs amis ou à leurs adversaires. Enfin, à mi-chemin entre ces deux catégories, il y a les saints qu’une seule action a rendus célèbres. À cette catégorie, Hélène se rattache tout spécialement. Impératrice douairière, elle entreprit un voyage à Jérusalem, à un âge très avancé, à travers d’immenses territoires qui appartenaient à son fils. C’est à ce voyage que nous devons les reliques de la Vraie Croix qu’on vénère dans toute la chrétienté. C’est là tout ce que nous savons d’Hélène ; le reste n’est que conjecture.

Il y eut un moment où Hélène fut la femme la plus importante du monde ; et pourtant, nous ne connaissons presque rien d’elle. Deux localités se disputent l’honneur de sa naissance : Colchester, en Angleterre, et Drépane, ville côtière, aujourd’hui disparue, en Turquie. L’un n’étant pas plus sûr que l’autre, Anglais et Turcs sont obligés de renoncer à toute prétention. Hélène fut probablement de condition modeste, ni servile ni illustre. Constance l’épousa au début de son avènement au pouvoir, et la répudia plus tard, pour faire un mariage royal. Élevée dans un relais de poste en bordure d’une route impériale, elle dut attirer l’attention de Constance au cours d’un de ses voyages officiels ; ou bien encore a-t-elle pu, comme le veut la légende, être la fille d’un chef anglais. Elle eut un fils, Constantin le Grand, né probablement à Nish, en Serbie. Après sa répudiation, elle s’installa à Trèves, où la cathédrale se dresse probablement sur les fondations de son palais ; c’est certainement là qu’elle devint chrétienne. Lactance, précepteur de son petit-fils Crispus, a dû contribuer à son instruction. C’est à la fin de sa vie qu’elle se distingua subitement par sa grande aventure. Elle mourut à Constantinople. Plus tard, son corps fut transporté à Rome. Son tombeau ne devint jamais un grand centre de pèlerinage. Elle ne semble pas, elle-même, avoir suscité une grande dévotion personnelle ; mais elle fut une sainte populaire ; d’innombrables églises lui sont consacrées ; d’innombrables jeunes filles portent son nom ; elle est représentée partout en peinture, en sculpture, en mosaïque. Elle s’est adaptée, d’une façon intime et réelle, à la vie patriarcale de la chrétienté.

Il y a, dans tout cela, peu d’héroïsme ou de génie. On peut assurer qu’Hélène fut dévote, chaste, généreuse ; une femme, parfaitement bonne, à une époque où les palais étaient, pour la plupart, habités par des méchants ; mais elle vécut largement et confortablement, alors que la plupart des saints ont accepté, à toutes les époques, la pauvreté comme condition essentielle de leur vocation. Elle ne semble pas avoir éprouvé de souffrances physiques, spirituelles ou morales, en dehors des deuils, des déceptions et des infirmités qui sont le lot habituel des humains. Pourtant, elle vécut à une époque où lès chrétiens eurent souvent à choisir entre la fuite, l’apostasie ou un châtiment brutal. On peut donc se demander où réside sa sainteté. Quelle leçon nous enseigne-t-elle, à nous, qui vivons au milieu de circonstances si différentes ?

Car le monde de Constantin, autant que nous pouvons nous en rendre compte, est très loin du nôtre. Il y a quelques apparences de similitude : la poésie était morte et la prose mourante ; l’architecture avait périclité entre les mains calleuses des constructeurs ; la sculpture était tombée si bas que, dans tout son Empire Constantin, ne pouvant trouver un ouvrier capable de décorer son arc de triomphe, préféra voler l’Arc de Trajan, vieux de deux cents ans. En fait, une énorme bureaucratie régnait en souveraine, imposant des taxes aux riches pour subvenir au plaisir des foules citadines et à la défense des frontières, de plus en plus menacées par les barbares de l’Est. Le monde civilisé était obligé de trouver une nouvelle capitale. Tout cela nous semble familier ; mais, en ce qui concerne cet événement d’une extrême importance, à savoir la victoire du christianisme, nous n’en trouvons pas d’équivalent dans notre histoire contemporaine. Nous ne pouvons pas, malgré tous nos efforts d’imagination, partager les émotions de Lactance et de Macaire. Hélène, plus qu’une autre, se dresse au cœur de ce mystère.

Elle aurait pu dire, comme une autre reine moins prudente : « C’est dans ma fin que se trouve mon commencement. » Mais son dernier et triomphant voyage ne lui aurait apporté aucune gloire. L’opinion que nous nous faisons d’elle doit correspondre à celle que nous nous faisons de Constantin, c’est-à-dire d’un être qui a tiré le meilleur parti de ce monde et de l’autre. Le but de son pèlerinage projette une lumière nouvelle, plus heureuse, sur ces longues années de solitude monotone, en nous montrant que ce fut par un acte de volonté, fondé sur la patience et l’humilité, qu’elle accepta sa position, ou plutôt ses positions successives. Nous ne savons pas dans quelle situation Constance la découvrit. Elle ne choisit certainement pas cet époux pour la raison qu’il avait l’espoir d’accéder au pouvoir ; en vérité, cet espoir la perdit et fut cause qu’on l’envoya, répudiée, en exil. Dans une Cour remplie d’intrigues et de meurtres, elle ne créa aucun parti, ne prit aucune mesure contre sa rivale, mais accepta calmement sa disgrâce. Constantin arriva au pouvoir, la proclama impératrice, fit frapper des pièces à son effigie, mit à sa disposition tout le trésor impérial. Cela aussi, elle l’accepta. Ce n’est que dans ses pratiques religieuses qu’elle conserva sa position personnelle, se faufilant à Rome parmi la foule pour aller à la messe, aidant aux travaux ménagers dans le couvent placé sur la colline de Sion. Elle accepta d’être l’instrument de la volonté de Dieu. D’autres affrontaient des lions dans les cirques, d’autres vivaient dans des cavernes, dans des lieux déserts. Elle devait être sainte Hélène impératrice, et non sainte Hélène martyre, ou sainte Hélène anachorète. Elle accepta un genre de vie où l’âme était assaillie de dangers auxquels beaucoup succombaient ; elle demeura si constante dans ses desseins que, finalement, Dieu sembla n’avoir besoin d’elle que pour lui faire jouer, jusqu’au bout, le rôle d’une excellente vieille dame. C’est alors qu’elle fut appelée à rendre un service particulier, à découvrir la Vraie Croix (acte que nul n’avait tenté jusque-là, et qui ne pouvait être qu’unique).

Nous ne sommes pas absolument sûrs qu’elle la découvrit. Les vieux propos sarcastiques, d’après lesquels il y avait assez de « bois de la Croix » pour construire un bateau, propos souvent répétés, ont été depuis longtemps réfutés. Tous les éclats et les morceaux qu’on vénéra partout ont été patiemment mesurés, et l’on a prouvé qu’ils occupaient ensemble un volume inférieur à celui d’une croix. Nous savons que la plupart de ces fragments remontent incontestablement au début du IVe siècle. Mais, sur l’authenticité de la découverte d’Hélène, il n’existe pas de garantie qui pourrait satisfaire un antiquaire. Si Hélène découvrit la Vraie Croix, ce fut par une intervention surnaturelle et non par des raisonnements archéologiques. Dès le début, ce fut là son brevet de sainteté. Certaines reliques possèdent des éléments si étranges que toute possibilité d’imposture semble écartée. La « pancarte », par exemple, – portant l’inscription Jésus de Nazareth, Roi des Juifs – conservée à Santa Croce, ne semble absolument pas l’œuvre d’un faussaire. Et qui aurait essayé de la contrefaire ? Sûrement pas saint Macaire. Il est cependant possible qu’Hélène ait été jouée, ou bien qu’elle et ses compagnons aient pris certains morceaux de bois, rebuts de constructeurs enterrés depuis longtemps, pour les bois qu’ils cherchaient ; il se peut que la pancarte ait été ajoutée plus tard au trésor. De toutes façons, l’entreprise d’Hélène fut exaltante.

Il n’est pas extraordinaire de prétendre que cette découverte lui donne une place parmi les docteurs de l’Église, car elle n’a pas seulement ajouté un prodigieux trophée au monceau de reliques qui ont été partout déterrées et enchâssées ; elle a confirmé, sous une forme extraordinaire, un dogme qui menaçait d’être négligé. Le pouvoir était branlant. Dans les académies de l’Est et du Sud-Est méditerranéen, des esprits mordants et rusés recherchaient partout les termes et les analogies capables de réconcilier la nouvelle croyance, pour laquelle des hommes étaient morts, avec les idées anciennes qui avaient trompé leurs esprits, et avec les rites occultes qui, pendant des générations, avaient ajouté un piment à leur logique.

La seconde phase de l’existence, dont des âmes d’élite jouissent une fois dépouillées de leur corps ; la prêtrise, le système des sacrements ; les détails mêmes concernant la façon de manger, d’oindre et de se laver, tout cela occupait déjà une place dans les idées à la mode. Tout ce qui concernait la nouvelle religion était sujet à une interprétation ; tout pouvait être épuré ou abrégé, tout, excepté cette folle affirmation que Dieu s’était fait homme et était mort sur la croix. Ce n’était ni un mythe ni une allégorie : qu’un vrai Dieu se fût réellement incarné, eût été torturé jusqu’à la mort à un certain moment de l’Histoire, en un lieu géographique déterminé, cela constituait une réalité historique. Cela fut la pierre d’achoppement à Carthage, à Alexandrie, à Éphèse et à Athènes ; et c’est cela que tous les génies de l’époque conspirèrent à réduire, à dissimuler et à faire disparaître.

Constantin n’était pas de taille à se mesurer avec eux. Il avait été élevé sur les champs de bataille, et dans les conférences diplomatiques, où la fuite était considérée comme le plus haut artifice de stratégie, où la vérité n’était qu’un compromis entre des adversaires irréconciliables, il s’occupait des affaires de l’État ; les termes techniques de la philosophie ne lui étaient pas familiers ; Constantin n’était pas encore baptisé ; encore grisé peut-être par les rêves d’Alexandre, il n’était pas convaincu de n’être pas dieu lui-même, ou, tout au moins, l’incarnation de l’Être suprême, dont Jupiter et Jéhovah n’avaient été tous deux que d’imparfaites émanations. Constantin perdait pied. La situation de l’Église était plus en péril – peu s’en rendaient compte cependant – qu’au temps des persécutions. Au plus fort de cette crise se dresse soudain, choisie par Dieu au fond de sa retraite luxueuse, une vieille femme solitaire et décidée, qui avait devant elle la tâche précise et concrète de ramener l’attention du monde sur ces morceaux de bois d’où dépendait le salut de tous.

Tel fut l’exploit d’Hélène. Pour nous qui, quelles que soient nos difficultés, ne sommes plus troublés par ces confusions philosophiques qui obscurcirent le IVe siècle, cet exploit possède l’immense qualité de ne plus pouvoir être imité. La Croix est aujourd’hui une chose très simple, plus simple, peut-être, qu’elle ne le fut en beaucoup d’autres siècles. Ce qu’Hélène nous enseigne concerne la volonté de Dieu : de chacun de nous, Il exige une chose différente, facile ou difficile, éclatante ou cachée, mais qui ne dépend que de nous seuls, et en vue de laquelle, expressément, nous fûmes créés.

 

 

 

Evelyn WAUGH.

 

Recueilli dans Les saints que nous aimons,

textes réunis par Clare Boothe Luce,

Amiot-Dumont, 1954.

 

 

 

 

 

 

 

 

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