La vie et la doctrine

de saint Jean de la Croix

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joannès WEHRLÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aucun homme compétent ne saurait méconnaître que Saint Jean de la Croix a été un grand mystique. Mais il semble que, à ce point de vue, on doive aller plus loin dans le jugement à porter sur lui et dans la qualification à lui attribuer. Il n’y a en effet rien d’exagéré à dire qu’il apparaît comme le roi des mystiques et qu’il s’avance en tête de cette cohorte courageuse et rayonnante portant dans sa main un flambeau plus brillant que tous les autres. En tous cas, c’est un maître : maître par la continuité d’une pratique sublime sans concession à la nature et sans défaillance de la volonté ; maître aussi par la clarté impitoyable d’une doctrine exprimée en formules rationnellement valables, exposée par ordre en des écrits rédigés dans sa langue maternelle, et si bien liée d’ailleurs par le fil conducteur de patientes analyses qu’elle aboutit à former une synthèse merveilleusement homogène et vraiment exhaustive du sujet qu’elle traite. Il faut convenir qu’il est bien rare que la pratique et la théorie fassent corps à ce degré et se prêtent un si ferme appui par le perpétuel échange d’une assistance mutuelle. À ce grand Saint on peut appliquer tout particulièrement ce qui, au regard de Saint Luc, a constitué la physionomie propre du ministère de Notre-Seigneur, à savoir l’indissoluble alliance des actes et des paroles, de la vie et de la doctrine, du faire et du dire : Jacere et docere 1. J’ajouterai que ce roi des mystiques est un prince de l’orthodoxie catholique. Dans les leçons que le Bréviaire romain lui a consacrées à la date du 24 novembre, il est spécifié que « au jugement du Siège Apostolique, il a été éclairé des lumières d’en-haut pour traiter la matière des secrets divins, et les livres qu’il a écrits sur la théologie mystique sont remplis d’une sagesse toute céleste ».

Si tel est Saint Jean de la Croix, nous ne pouvons pas mieux nous adresser qu’à lui-même pour être renseignés sur le véritable contenu de la mystique chrétienne, soit qu’on la considère comme incarnée dans la vie, soit qu’on l’envisage comme formulée dans la théorie. Pour être instruits à cet égard, nous nous placerons simplement en face du réformateur du Carmel pour examiner, sans parti pris d’aucune sorte, ce qu’ont été le développement intégral de sa conduite et la teneur essentielle de son œuvre spéculative. C’est pourquoi je voudrais rappeler dans ses grandes lignes son histoire et caractériser d’une façon sommaire sa théologie. Je laisserai parler les faits et les idées, sauf à mettre l’accent sur certains traits particulièrement suggestifs, et sauf à faire ressortir certaines conclusions plus dignes d’être notées. Dès maintenant toutefois, j’observe que la réalité qui va être mise sous nos yeux contredit sur plusieurs points le portrait qu’on est généralement disposé à se tracer du mystique et l’idée qu’on est spontanément incliné à se faire de la mystique.

Le mystique d’abord se révèle en lui assez différent de ce que plusieurs le conçoivent. Car, volontiers, on se figure le parfait mystique comme un homme qui fait fi du bon sens et qui ne tient nul compte des données courantes de l’intelligence humaine. On s’imagine qu’il méprise profondément cette observation attentive des faits et ce travail méthodique de l’esprit qui sont nécessaires pour aboutir à la construction scientifique. On se le représente comme ayant secoué le joug de toute discipline sociale et comme vivant en marge de toute législation humaine. Or Jean de la Croix nous apparaîtra comme un personnage qui a cultivé sa raison et qui a exalté la raison. Il se révélera à nous comme un penseur de génie qui a analysé à fond l’âme et la vie humaines, et qui a développé de solides vérités dans un exposé d’une rigoureuse ordonnance et dans un langage d’une précision et d’une élégance souveraines. Il nous fera l’impression d’un catholique ayant au plus haut point ce sens de l’Église qui renferme en lui ce qu’il y a de plus fort et de plus délicat dans le sens social, et, du même coup, il nous forcera de saluer dans sa personne un religieux en qui la vocation érémitique n’a nullement aboli l’instinct de la solidarité et le respect d’un statut bien défini de vie organisée et dépendante d’une autorité régulière.

Et la mystique à son tour se montre chez lui fort éloignée de l’image qui en a prévalu dans certains milieux. Car la théologie mystique n’est guère aperçue qu’à travers le brouillard de représentations qui n’ont pas été soumises à un examen sérieux, ni contrôlées par un jugement critique. Dès lors, on tend à y dénoncer une sorte de gnose aussi fantaisiste que transcendante, étrangère à toute vérification expérimentale et à tout enchaînement logique. Même quand on la respecte et quand on l’aime, on y soupçonne parfois une doctrine ésotérique et toute spéciale, qui est posée à part des autres disciplines sacrées, sans relation intime avec la loi fondamentale de la vie chrétienne, sans connexion interne avec la théologie dogmatique et la théologie morale, sans commune mesure avec les principes qui régissent la conduite des simples fidèles ou qui soutiennent la vertu des personnes séculières. Bref, on ne manque pas bien souvent d’opérer une confusion au moins partielle entre la mystique et l’illuminisme. Or, la doctrine de Saint Jean de la Croix part de l’enseignement commun et y ramène. Elle s’incorpore et elle illustre la spéculation dogmatique et la science morale. Elle dégage le sens profond de l’économie vraiment universelle du christianisme, en ramenant toujours tout aux termes simples et concrets du pur Évangile, aux maximes vivantes et vécues tombées des lèvres adorables du Sauveur. L’originalité qu’elle accuse consiste surtout à aller jusqu’au bout des conséquences impliquées dans la prédication du Christ. Elle propose la vérité divine avec une clarté sans nuage, avec une force sans diminution, avec une exigence sans compromis, mais aussi avec une douceur sans mélange d’amertume et avec un amour sans limite dans sa condescendance. Peut-être pourrait-on dire que la mystique du grand maître espagnol n’est guère autre chose qu’une sorte de théologie positive, à condition seulement de donner à ce terme assez dénaturé aujourd’hui la plénitude de sa signification originelle.

Sous le bénéfice de ces remarques préliminaires, essayons de résumer la vie et de caractériser la doctrine de Saint Jean de la Croix.

 

 

I

 

Dans sa vie, il y a une circonstance qui domine toute la perspective des faits et qui peut seule en livrer la pleine intelligence : ce sont les rapports de notre Saint avec sa glorieuse compatriote, avec cette Térèse de Ahumada qui, devenue Térèse de Jésus, a rempli le monde du retentissement de son nom. Et il n’y a pas à se dissimuler que ces rapports l’ont constitué dans une dépendance réelle et consentie à l’égard d’une femme. Dans la réforme du Carmel, il a joué un rôle considérable, mais un rôle subordonné. Sainte Térèse, qui était son aînée de vingt-sept ans, n’a pas seulement eu l’initiative du rétablissement de la règle primitive parmi les femmes : elle a encore été l’inspiratrice de la restauration similaire qui s’est opérée parmi les hommes. Sans doute, Jean de la Croix a été l’agent de la rénovation des Carmes : mais, à parler rigoureusement, il n’a été dans cette entreprise qu’un instrument aux mains de Térèse de Jésus. Il a adopté les idées et épousé la cause de cette dernière avec la ferveur d’un disciple zélé et la fidélité d’un collaborateur héroïque. Qu’on examine de près son histoire et qu’on lise entre les lignes de cette biographie dont nous n’avons pas encore d’essai pleinement satisfaisant. Qu’y verra-t-on comme données centrales ? Sans doute, on y trouvera d’abord la justification du nom qu’il portait comme Déchaussé. Jean de la Croix, il l’a été par l’intensité d’une souffrance que l’amour transfigurait, mais qui semble bien avoir atteint jusqu’aux extrêmes limites de ce que la nature aidée de la grâce peut supporter. Mais la question est précisément de savoir d’où lui est venue cette souffrance et d’en discerner, à travers la série historique des évènements, la cause humainement définissable. Or, si on institue sérieusement cette enquête, on constatera qu’il a été martyr à un double titre, et chaque fois par le fait et pour le fait de son attachement à la personne et à l’œuvre de Térèse de Jésus. – En effet, il fut tout d’abord en butte à toutes sortes de vexations et de persécutions de la part des Pères de l’Observance à raison de l’hostilité qui animait ces derniers contre la Réforme proposée et préconisée par Térèse et dont lui-même, à sa demande et à sa suite, était devenu le promoteur parmi eux. Ce qu’il eut à endurer de tourments dans cette première lutte, on le comprendra si on prend soin d’aller au fond de l’histoire véridique de son emprisonnement à Tolède. Quant à celle qui avait été l’instigatrice du programme dont il s’était fait l’exécuteur, nous la connaissons déjà assez pour qu’il soit inutile de la nommer de nouveau : nous savons que c’est son initiative à elle qui avait déchaîné la tempête. D’ailleurs les faits que je vise en ce moment sont généralement reconnus et appréciés comme il convient. – Il n’en est pas de même de ceux qui constituent la deuxième phase et la nouvelle forme de son martyre. Trop souvent on ne veut voir dressés contre la sublime ambition de Jean de la Croix que ces Pères de l’Observance, autrement dit que ces pratiquants de la Mitigation, parmi lesquels au contraire il y aurait lieu de saluer un grand nombre d’excellents religieux. Or, dans cette première guerre, notre Saint a finalement triomphé, et un jour est venu où il est resté maître du terrain. Grâce à son admirable constance, les Carmes Déchaussés ont réussi à obtenir droit de cité dans l’Ordre du Carmel, et, de son vivant même, ils ont joui d’une autonomie au moins relative qui les mettait à l’abri de toute persécution ultérieure. Mais ce qu’on ne met pas assez en relief, c’est que, au lendemain même de cette victoire, Jean est redevenu martyr à un autre titre et dans des conditions plus cruelles pour son cœur. En effet, après avoir été la victime de ses confrères les Mitigés, il a été la victime de ses frères les Déchaussés. C’est au sein même de la Réforme, dont il avait été l’agent et le modèle, qu’il a connu la suprême disgrâce qui a marqué la fin de sa vie. Et de cette disgrâce-là, il ne s’est pas relevé en ce monde ; à cette disgrâce-là il n’a pas connu de dédommagement terrestre. Cependant ici, si le martyre physique a été moindre, le martyre moral a été plus grand. L’épreuve, en changeant de forme, est devenue pire. Et pourquoi cet amant passionné de la Croix a-t-il rencontré cette nouvelle épreuve qui a achevé de le crucifier ? Tout simplement parce que, en présence des innovations introduites par Nicolas Doria dans la Congrégation des Carmes Déchaussés, il est resté le représentant fidèle, l’avocat intrépide et le défenseur irréductible de la pure Réforme térésienne réalisée parmi les Carmélites. C’est la constance invincible qu’il a fait paraître pour défendre l’œuvre de Térèse de Jésus et pour la préserver de toute altération qui lui a valu les traitements humiliants et douloureux qui ont achevé de faire de lui une parfaite image du Christ Jésus. – Ainsi, dans la seconde persécution qu’il a subie comme dans la première, il a souffert comme gardien et comme champion de la pensée de celle qui avait réussi à faire de lui le grand apôtre de la Réforme parmi les Carmes.

J’insiste sur la signification d’une pareille attitude de la part d’un homme qui, doctrinalement, était un maître et dont, de toute manière, il est impossible de réduire le rôle à celui d’un élève ou d’un personnage de second plan. – Dans cette attitude, je relève d’abord une manifestation éclatante de cette humilité qui est la marque du vrai mystique parce qu’elle est le signe du vrai chrétien. Qu’un homme aussi éminent que Jean de la Croix ait consenti à se mettre en quelque façon pour commencer à l’école d’une femme, même aussi supérieure que Térèse de Jésus ; qu’il ait vraiment reçu d’elle, du moins au point de vue de la vie monastique, tout un plan de conduite et comme une sorte de direction spirituelle ; que, d’un bout à l’autre de son existence, il ait accepté d’être son collaborateur et l’exécuteur de ses desseins, il y a déjà là une donnée des plus suggestives et qui mérite de retenir notre attention. Rien ne saurait plus recommander sa vertu que cette manière d’agir. – Mais il faut dégager davantage la leçon qu’elle renferme. Lorsque Jean a rencontré Térèse, il cherchait sa voie. À sa place, un illuminé aurait prétendu n’en recevoir la révélation que de Dieu seul dans une de ces communications que les faux mystiques ont grand soin de soustraire à tout contrôle. Lui au contraire ne cherche à connaître la volonté de Dieu que par le moyen des circonstances et des personnes que la Providence dispose pour lui faire savoir ce qu’Elle attend de lui. Ainsi en doit-il être normalement dans la vie surnaturelle. Seule la médiation humaine apporte avec elle la garantie de la signature divine. Mais elle prouve en même temps que celui qui se soumet à ses exigences n’a pas détruit en lui le sens social. – Et ce sens social, il est impliqué à un autre titre encore dans la conduite de Jean de la Croix. Car qu’est-ce donc qui l’a attiré, séduit et convaincu dans la proposition de la sainte d’Avila ? Qu’est-ce qui a achevé de mettre sa conscience en paix au regard de la décision prise, et pourquoi son ambition de sainteté a-t-elle tout de suite jugé de qualité sûre l’aliment qu’on offrait de lui fournir ? C’est le fait que Térèse, loin de rompre avec la donnée sociale, s’y appuyait formellement ; c’est le fait que, loin de s’écarter de la tradition de son Ordre, elle y revenait pour la restaurer. Car la forme de vie qu’elle préconisait avait joui autrefois d’une approbation de l’Église. Elle pouvait revendiquer en sa faveur une consécration de l’autorité, sinon plus haute, du moins plus ancienne que la Mitigation. On avait beau nommer communément Religieux de l’Observance les Carmes qui bénéficiaient des adoucissements concédés par le Saint-Siège à une heure donnée, la véritable Observance était ailleurs. Pour rejoindre ce qu’on peut appeler la tradition au sens fort, la tradition sans épithète, il fallait remonter plus haut et reprendre la Règle primitive. C’est ce que voulait Térèse. Aussi, du premier coup, Jean a été rassuré. Il a vu en effet que la vénérable Mère ne visait ni à opérer une révolution, ni à fonder une institution, mais que tout son effort tendait à remettre en honneur une législation séculaire, et, par-dessus le présent, à donner la main au passé. Où pourrait-on trouver une plus belle manifestation du sens de la tradition que dans ce retour aux origines, et d’autre part y a-t-il dans les éléments constitutifs du sens social un facteur plus essentiel que l’attachement à la tradition ? – Ainsi, du seul fait du rôle que Térèse de Jésus a joué dans la vie de Jean de la Croix, il ressort déjà une double vérité. D’abord notre Saint a admis ce que j’appellerai la loi divine de la médiation humaine. Ensuite il n’a jamais conçu que, pour s’élever à Dieu par des ascensions sublimes, on pût sans danger suivre un autre chemin que celui qui, tracé par l’autorité compétente et socialement défini, est par là-même et par là seulement garanti comme bon et salutaire.

Mais voyons les faits.

 

 

De son nom de famille, celui qui est devenu pour nous Jean de la Croix s’appelait Jean de Yépès. Il était né en 1542, sous le règne de Charles-Quint, à Fontibéros, dans la Vieille-Castille, à trente-huit kilomètres seulement au nord-ouest d’Avila, patrie de sainte Térèse. Il était le troisième fils de Gonzalès de Yépès et de Catherine Alvarès. Des revers de fortune avaient réduit ses parents à une condition voisine de la pauvreté ; mais, du moins par son père, il était de race noble : car ce dernier avait pour ancêtre un hidalgo de marque. On a lieu de penser qu’il était venu au monde le 24 juin, jour de la fête de Saint Jean Baptiste, et que c’est bien sous le patronage du Précurseur, modèle de la vie pénitente et érémitique, qu’il avait été placé dès sa naissance. Il perdit son père de très bonne heure. Puis, tandis qu’il était encore en bas âge, sa mère l’emmena avec ses deux frères à Médina del Campo, où elle pensait à bon droit qu’elle trouverait plus de ressources pour gagner sa vie et celle de ses enfants. Médina était en effet à cette époque une ville très peuplée et florissante par son commerce. Jean put dans la suite bénir la Providence de l’y avoir conduit. Car il devait y avoir la triple bonne fortune, d’abord d’y recevoir une excellente formation intellectuelle ; ensuite d’y trouver le monastère où il ferait le premier apprentissage de la vie religieuse ; enfin d’y être mis en contact avec celle qui déciderait de l’orientation définitive de toute sa vie. Et voici comment ces trois résultats furent obtenus.

Aux environs de sa quatorzième année, il fut accueilli comme garde-malade à l’Hôpital général de Médina. Il dut cette admission au grand homme de bien qui dirigeait alors cet établissement charitable, et qui voulait lui assurer des moyens de subsistance tout en lui permettant de faire de bonnes études. C’est ainsi qu’il put suivre assidûment les cours du Collège des Jésuites établi dans la ville. Là il fut mis en possession de tous les éléments du savoir humain auxquels on initiait les jeunes gens les plus favorisés de cette époque. Il donnait dès lors l’impression d’être un élu de Dieu. On sentait en lui un de ces prédestinés dont tous les faits et gestes accusent une sorte de vocation congénitale à la sainteté. Dès cette première phase de sa vie, il montra des aptitudes intellectuelles peu communes et un goût très vif pour les choses de l’esprit.

Mais sa grande ambition était ailleurs. Déjà détaché du monde, ce qu’il voyait surtout dans l’acquisition de la science humaine, c’était la condition requise pour être introduit dans le sanctuaire de la vie religieuse et pour être élevé à la dignité du sacerdoce. Aussi, dès l’année 1563, qui fut celle de ses vingt et un ans, il se fit admettre sous le nom de Jean de Saint Mathias comme novice au Couvent de Sainte Anne que les Pères Carmes de l’Observance avaient récemment ouvert à Médina del Campo. Il fit profession au début de l’année 1564. Dès ce moment, il demanda à ses supérieurs la permission de pratiquer pour son propre compte, d’une façon aussi discrète que possible, la Règle primitive de son Ordre. Cette Règle avait été élaborée et promulguée en 1214 par le Bienheureux Albert, Patriarche de Jérusalem et Légat du Pape. Elle constituait en réalité la première législation écrite à l’usage des Ermites du Mont Carmel qui avaient vécu jusque-là sous le régime mal défini de traditions purement orales. Quant aux confrères de Jean de Saint Mathias, il est bien entendu qu’ils suivaient les lois de la Mitigation. Ces lois représentaient un adoucissement notable de l’ancien Code, adoucissement concédé le 15 février 1432 par le pape Eugène IV dans sa Bulle Romani Pontificis. Notons que nous sommes en ce moment en 1564, et que, deux ans auparavant, au mois d’août 1562, sur ce même sol généreux de la Vieille Castille, Térèse de Jésus a inauguré la Réforme des femmes par la fondation du couvent de saint Joseph d’Avila. Mais Jean de Saint Mathias, lui, ne pensait qu’à se réformer lui-même. Il n’avait ni l’ambition de réformer les autres, ni la prétention de modifier les Coutumes de son Ordre. Il songeait si peu à transformer le milieu dans lequel il vivait que voici ce qui se passa. Distingué par ses supérieurs comme un sujet de haute intelligence et de grand avenir, il avait été envoyé par eux à leur Collège de Salamanque afin de pouvoir étudier la théologie à l’Université justement célèbre de cette ville. Il était resté là trois années, années dont il avait tiré un merveilleux parti pour l’acquisition de la science sacrée. La preuve en est dans le fait qu’il avait été nommé Maître des Étudiants, chargé de faire des leçons devant eux et de présider à la soutenance de leurs thèses. Mais il avait gardé et il gardait son idée fixe. Il conservait son désir incoercible d’une austérité plus grande en vue d’une perfection plus haute. C’est dans ces sentiments que, ordonné prêtre, il était revenu à Médina del Campo pour y célébrer cette première messe où des témoignages irrécusables attestent qu’il fut confirmé en grâce. Et alors, suivant le mouvement de ses aspirations intérieures, il se prépara à quitter son Ordre pour entrer à la Chartreuse voisine de Ségovie qu’on appelait le Paular. Et c’est ici que la Providence intervint par une de ces coïncidences où il faut être aveugle pour ne pas reconnaître sa main.

En effet, c’est dans l’été de 1567, vraisemblablement au mois d’août, que Jean de Saint Mathias faisait à Médina ses préparatifs de départ pour la Chartreuse. Et c’est dans l’été de 1567, certainement à la même époque, que Térèse de Jésus, venue à Médina pour y faire une fondation, était en train d’y organiser le deuxième monastère de sa Réforme. Elle s’y trouvait donc à point nommé pour y rencontrer son futur collaborateur. Et de fait on lui suggéra la pensée qu’un jeune religieux, nommé Jean de Saint Mathias, prêt à quitter le Carmel pour demander au Paular le bienfait d’une vie plus ascétique, pourrait sans doute l’aider dans son œuvre si elle réussissait à le convertir à ses idées. Car la Sainte ne songeait à rien moins qu’à étendre aux Carmes la Réforme qu’elle avait opérée chez les Carmélites. Elle était dès lors munie de pouvoirs à cet effet par le Général de son Ordre. Elle demanda et obtint que Jean promît de venir s’entretenir avec elle. Ce fut d’ailleurs à grand peine. Visiblement elle redoutait un refus. Elle passa toute une nuit en prière pour préparer l’entretien qu’elle devait avoir avec lui. Le moment venu, il arriva ce qui se produisait presque toujours. Elle exerça sur son jeune interlocuteur cet ascendant dont la plupart de ceux qui traitaient avec elle ressentaient l’influence presque irrésistible. Elle réussit donc à le convaincre que, si elle avait trouvé en lui, dans son concours déjà escompté, l’instrument d’exécution qu’elle cherchait, il avait trouvé en elle, dans son programme secrètement désiré, le moyen de sanctification qu’il rêvait. Il pouvait donc réaliser, sans quitter son Ordre, l’idéal qu’il songeait à poursuivre au dehors dans l’Institut des Chartreux. Finalement, elle le persuada que, pour lui-même, la vraie solution du problème posé consistait, non à sortir du Carmel, mais à entrer plus avant dans le Carmel.

Ainsi notre héros dut à Médina del Campo le privilège de ce que nous appellerions aujourd’hui une culture classique ; il lui dut le grand bonheur de son entrée dans l’Ordre de Notre-Dame du Mont Carmel ; il lui dut enfin et surtout le suprême bienfait de sa rencontre avec Térèse de Jésus. De cette rencontre il sortait entièrement gagné à la cause de la Réforme et indissolublement uni aux destinées de la grande Sainte en vue de mener à bien avec elle sa difficile entreprise.

 

 

Cette collaboration dont ils étaient convenus, il restait à la traduire dans les actes. La réalisation ne tarda guère. Tandis que Jean de Saint Mathias restait provisoirement au Couvent de Sainte Anne, Térèse de Jésus allait faire sa troisième fondation à Malagon. Mais son séjour dans cette ville ne dura pas longtemps. Car, tout en gardant le souci de faire très bien, elle avait pris l’habitude de faire très vite. Aussi l’été de 1568 la trouva-t-il à Valladolid dirigeant elle-même les débuts du quatrième monastère fondé par elle. C’est là que Jean vint la rejoindre. Il se rendait auprès d’elle pour faire à ses côtés en quelque sorte son noviciat de réformé avant de remplir pour son compte sa mission de réformateur. Il observa donc avec soin la manière d’être des filles de Térèse ; et c’est en voyant à l’œuvre les premières Carmélites Déchaussées qu’il comprit clairement ce que devraient être les futurs Carmes Déchaussés. Lui aussi, il alla vite en besogne. C’est le 28 novembre 1568 que, dans une pauvre masure de Duruelo, il changea son nom de Jean de Saint Mathias contre celui de Jean de la Croix, embrassa la Réforme en émettant de nouveaux vœux et posa le principe d’une œuvre qui devait faire pendant à celle de Sainte Térèse qu’elle venait compléter et parfaire. Cette œuvre, il en sera toujours l’artisan principal ; mais il n’en deviendra jamais le directeur officiel et le maître proprement dit. En cela il est tout à fait différent de Térèse. Mais ce qu’il est intéressant de noter ici, c’est que la distance considérable qui les séparait primitivement l’un de l’autre dans le domaine du temps a été comme réduite par la fondation de Duruelo. Entre la naissance de Térèse en 1515 et la naissance de Jean en 1542 il y avait, comme nous l’avons constaté déjà, un écart de vingt-sept ans. Entre leurs deux fondations de réformateurs, celle de Térèse à Avila en 1562, et celle de Jean à Duruelo en 1568, il n’y a plus qu’un écart de six ans. Et comme leur raison d’être à tous les deux, c’est leur mission de réformateurs, il semble que, sur le terrain où ils doivent travailler de concert, quoique toujours distants par l’âge, ils se sont presque rejoints même dans l’ordre du temps comme s’ils avaient débuté à peu près ensemble dans la même carrière. Toujours est-il que, par la formation de la petite communauté de Duruelo, le rétablissement des Carmes Déchaussés est un fait désormais accompli et que ce grand évènement suit de très près le fait récemment accompli de la restauration des Carmélites Déchaussés.

Les débuts de la Réforme avaient trouvé auprès des Pères de l’Observance un accueil relativement favorable. Mais la suite ne ressembla guère à cette belle entrée en matière. Nous ne suivrons notre Saint ni à Mancera, où fut bientôt transféré le modeste couvent de Duruelo, ni à Pastrana, où il exerça la charge de maître des novices, ni même à Alcala de Hénarès, où il est cependant intéressant pour nous de le voir occuper d’une façon brillante la position de Recteur du premier Collège d’Études établi par la Réforme. Mais, dès le début de l’année 1572, nous allons le retrouver auprès de Sainte Térèse, à Avila. Désignée d’office par le Visiteur apostolique pour revenir en qualité de Prieure au monastère de l’Incarnation de sa ville natale, Térèse avait pris le 6 octobre 1571 le gouvernement de cette grande communauté qui était composée exclusivement de religieuses de l’Observance et où elle avait passé les vingt-sept premières années de sa vie de Carmélite. À peine installée dans sa charge, Térèse obtint que Jean de la Croix fût donné comme aumônier et comme confesseur à la maison dont elle était Prieure. En somme, quoi qu’en aient dit certains historiens, l’envoi de Jean à l’Incarnation d’Avila était une faveur accordée par des supérieurs bienveillants pour la Réforme. Mais cette faveur même allait susciter des mécontentements. Chez certains sujets de l’Observance, le mécontentement prit la forme d’une véritable haine. Lorsque l’hostilité déchaînée ainsi contre le directeur spirituel des sœurs de l’Incarnation d’Avila put prendre son point d’appui sur l’autorité du nouveau Nonce, Philippe Séga, elle ne connut plus de bornes dans sa violence et osa tout dans son audace. Dans la nuit du 3 au 4 décembre 1577, Jean de la Croix fut arrêté dans sa résidence d’Avila par une véritable troupe d’agresseurs. Enlevé de chez lui et honteusement brutalisé, il fut conduit à Tolède dans le Couvent des Pères de l’Observance. Là on l’enferma dans un affreux cachot. Pendant huit mois entiers il y fut soumis à des traitements tellement horribles que la description exacte en ferait frémir et causerait peut-être encore plus d’étonnement que de scandale. Nous retrouvons ici, sous d’autres formes, l’équivalent des supplices endurés par les premiers martyrs. Et c’est à l’histoire vraie de ces tourments atroces qu’il convient de mesurer la sainteté du patient. Quant à moi, je n’ai qu’à suivre la filière de ma pensée et qu’à répéter que nous tenons ici la preuve décisive du premier fait que j’ai avancé plus haut : à savoir que Jean de la Croix fut d’abord la victime des Pères de l’Observance. Ceux-ci, en faisant porter sur lui tout le poids de leurs préjugés et de leur rancune, espéraient par là étouffer la Réforme dans son germe. Il faut du moins reconnaître qu’ils avaient judicieusement choisi l’objet de leur ressentiment. Mais il arriva alors ce qui arrive toujours en vertu du jeu des lois paradoxales de l’ordre surnaturel. Cette entreprise de mort devint un principe de vie. Elle marqua pour les Déchaussés le commencement de la libération et du salut. Miraculeusement soustrait à la fureur de ses bourreaux au mois d’août 1578, nommé Vicaire du Couvent du Calvaire en Andalousie, puis Recteur du Collège de Baëza dans la même région, Jean de la Croix eut la joie de voir poindre dès 1580 l’aurore du triomphe de la Réforme. Le 22 juin de cette année-là, le Pape Grégoire XIII accorda aux Déchaussés un Bref qui les constituait en Province distincte. L’année suivante, le Chapitre général tenu à Alcala de Hénarès par les Pères de la Réforme nommait le père Gratien de la Mère de Dieu Provincial et le père Jean de la Croix Définiteur de la nouvelle Congrégation. Dans la personne de ces deux hommes, c’était Térèse de Jésus qui remportait la victoire. Pour Jean de la Croix, nommé Prieur de Grenade, cette victoire était la fin de la lutte qu’il avait soutenue contre les Mitigés. Mais ce n’était pas la fin des combats qu’il devait livrer encore pour défendre l’esprit et protéger l’œuvre de Térèse. Lorsque celle-ci mourut au mois d’octobre 1582, elle laissait au collaborateur de son entreprise, devenu l’héritier de sa pensée, une lourde tâche à accomplir et de dures épreuves à supporter.

 

 

En effet, lorsque, en 1585, un nouveau Chapitre général se réunit à Lisbonne, les pouvoirs du père Jérôme Gratien, l’ami et l’allié de Jean de la Croix, ne furent pas renouvelés par les électeurs. C’est le père Nicolas de Jésus Marie, plus connu sous le nom de Nicolas Doria, qui fut appelé à prendre le gouvernement de la Province de la Réforme. Cette assemblée plénière, la quatrième que tenaient les Réformés, traita néanmoins Jean de la Croix avec honneur. Et Nicolas Doria, ayant divisé en quatre districts les couvents de son unique Province, nomma notre saint Vicaire provincial de l’Andalousie, c’est-à-dire qu’il le chargea d’être le représentant de son autorité dans le district qui comprenait tout le sud de l’Espagne. Mais il était clair que, au fond, la disgrâce commençante du Père Gratien, qui avait été plus que tout autre l’homme de confiance de Sainte Térèse, portait atteinte à la situation de Jean de la Croix et préparait déjà la ruine de son crédit. Les succès mêmes de la Réforme allaient se retourner contre son principal auteur. Le 10 juillet 1587, un Bref de Sixte-Quint autorisa les Carmes et les Carmélites Déchaussés à former plusieurs provinces ayant chacune à leur tête un Provincial distinct : toutes ensemble, ces provinces devaient être gouvernées par un supérieur de leur Règle portant le titre de Vicaire général. Or, en 1588, le Chapitre de Madrid décerna ce titre à Nicolas Doria. C’était pour ce dernier un triomphe éclatant. Abusant de l’autorité suprême qui lui était dévolue, le fougueux Génois attribua aux six membres de la Consulte prévue par le Bref pontifical pour l’assister dans ses fonctions des pouvoirs exorbitants et vraiment discrétionnaires. En vertu de ces pouvoirs, ce Conseil supérieur pourrait prendre des décisions soustraites à tout contrôle : il pourrait même, le cas échéant, modifier à son gré les Constitutions des Carmélites telles que les avait établies Sainte Térèse.

Par là, Jean de la Croix se trouvait placé dans une position extrêmement difficile. Déjà Premier Définiteur de sa Congrégation, il venait en outre d’être désigné par ce Chapitre de Madrid de 1588 comme Premier membre de la Consulte et nommé en même temps Prieur de Ségovie où devait régulièrement siéger ce Comité directeur dont, en l’absence du Vicaire général, il serait président de droit. Assurément rien n’était plus honorable pour lui que ces dignités ; mais rien aussi n’était plus ingrat et plus périlleux que de remplir les devoirs qui s’y trouvaient annexés. Car, loyal et indépendant comme il l’était, il comprit de suite qu’il devait s’élever énergiquement contre les mesures dont Nicolas Doria avait assumé la responsabilité. Ces mesures, il en recueillait sans doute un bénéfice personnel ; mais en même temps elles lui semblaient funestes pour le bien général, dangereuses pour la stabilité de l’Ordre et mortellement dommageables pour ses chères filles de la Réforme térésienne. Ces dernières, effrayées, protestaient avec force. Il soutint courageusement leurs revendications. Ce faisant, il servait simplement d’organe à une opposition légitime et nécessaire. Mais le Vicaire général, jaloux de son autorité et peu disposé à écouter des conseils de modération et de sagesse, crut voir dans l’attitude de son subordonné un acte de révolte contre lui. Le mécontentement qu’il ressentit se changea vite en désaveu et en réprobation. C’est ce qui apparut nettement au sixième Chapitre général que les Carmes Déchaussés, délibérant de nouveau à Madrid, tinrent dans cette ville au mois de juin 1591. Là, on retira à Jean de la Croix ses trois titres de Définiteur, de Consulteur et de Prieur de Ségovie. Et on ne tarda pas à avoir ce triste spectacle d’une enquête déshonorante menée contre le Saint par ses pires ennemis. Sans doute, elle ne fut pas imputable à l’initiative de Nicolas Doria, ni même couverte par son approbation officielle ; mais, seul capable de l’empêcher, il ne sut pas y faire une opposition efficace.

Or, revenant à la suite de mes pensées, je trouve ici la démonstration du second fait que j’ai allégué en commençant. Car qu’est-ce que les Carmes Déchaussés eux-mêmes persécutaient maintenant avec un tel acharnement dans Jean de la Croix, sinon le disciple et le collaborateur de Sainte Térèse et le défenseur irréductible des Carmélites ? Victime une seconde fois, il le fut ici de la part de ses propres frères les Carmes de la Réforme. Et c’est pour sa fidélité posthume à l’esprit et à l’œuvre de Térèse de Jésus qu’ils lui firent la guerre. Je sais bien que, dans ce même Chapitre de 1591 où lui avaient été retirés tous les pouvoirs qu’il exerçait en Espagne, il avait été désigné comme Provincial des Indes. Mais, derrière cette désignation, l’intention d’annuler son influence par une mesure d’expatriement transparaissait avec une évidence exclusive du doute. D’ailleurs, cette charge lointaine, il ne l’occupa jamais. Je n’entreprendrai pas d’expliquer pourquoi sa nomination en Amérique n’eut pas de suite. Ce point d’histoire reste fort obscur. Ce qui est certain, c’est que, en quittant Madrid, il se retira à la Peñuela en Andalousie. Il y tomba malade. Et il alla mourir tout près de là, à Ubeda, dans un monastère situé entre ce Couvent du Calvaire et ce Collège de Baëza qu’il avait gouvernés quelques années auparavant. Dans les dernières semaines de sa vie, au milieu des pires souffrances, il fit paraître le plus pur héroïsme. Et c’est tout embrasé d’amour qu’il rendit à Dieu son âme très sainte à la première heure du samedi 14 décembre 1591.

 

 

Ainsi, jusqu’au bout, Jean de la Croix était resté le gardien fidèle de la pensée et l’écho vivant de la voix de Sainte Térèse. Jusqu’au bout aussi, et pour cette raison même, il avait été martyr. Et enfin, comme tous les martyrs, il avait préparé dans le creuset d’une souffrance sans nom et dans l’abnégation d’une générosité sans mesure un triomphe dont il n’eut pas la joie de voir ici-bas l’aboutissement suprême. Car la cause sublime pour laquelle il vécut et il mourut ne fut définitivement gagnée que deux ans après sa mort. C’est en effet le 20 décembre 1593 qu’une Bulle solennelle du Pape promulgua l’entière séparation et la totale indépendance des deux Ordres formés par les Religieux de Notre-Dame du Mont Carmel. Désormais les Mitigés d’une part, les Réformés de l’autre curent chacun un Supérieur Général distinct, ne relevant plus que du Souverain Pontife tout seul. Le document libérateur qui prononça cet affranchissement portait la signature visible de Clément VIII ; mais, sous ces caractères apparents, ceux qui savent l’histoire liront toujours, invisiblement tracé en lettres de sang, le nom de l’humble Jean de la Croix. Le Vicaire du Christ n’a fait en réalité que confirmer et rendre valable cette signature sous-jacente au texte officiel.

Telle fut la vie de Saint Jean de la Croix.

 

 

II

 

Cette vie est, par elle-même et à elle seule, une œuvre et une grande œuvre. Mais c’est une œuvre incarnée dans les faits, traduite dans des actes. Or Jean de la Croix a produit une autre œuvre encore, une œuvre écrite dans les livres, exprimée dans des pensées. C’est de cette dernière que j’ai maintenant à parler.

Elle a une valeur de tout premier ordre et on peut dire qu’elle est hors pair. Car si, pratiquant de la sainteté, Jean a été un héros, il n’est pas moins vrai que, théoricien de la vertu, il a été un docteur incomparable. Et il ne s’est pas seulement révélé comme un penseur qui force l’admiration : il s’est encore recommandé comme un écrivain auquel il faut rendre hommage. Les juges les plus compétents de son propre pays honorent en lui un maître de la littérature espagnole.

Trois productions surtout renferment l’exposé de sa doctrine. Toutes les trois ont été composées dans la seconde partie de sa vie, qui a été coupée en deux par son incarcération de Tolède. Il commence à écrire au lendemain de sa sortie de prison, c’est-à-dire dans les derniers mois de l’année 1578. Et il dépose sa plume en 1584, sept ans avant sa mort. La Montée du Carmel et la Nuit obscure, qui ne forment en réalité qu’un seul Traité, constituent la première de ces productions. Ce premier écrit fut commencé en 1578 même pour satisfaire à une demande des religieux de Notre-Dame du Mont Calvaire, qui voulaient retenir par devers eux les enseignements oraux donnés par leur supérieur. Il est donc le premier en date ; mais il est aussi le premier au point de vue logique et doctrinal. Vient ensuite la Vive flamme d’amour, rédigée au commencement de 1584 à la requête d’Anne de Penalosa, l’insigne bienfaitrice des Carmélites de Grenade. Enfin, dans les derniers mois de cette même année 1584, sollicité par la Vénérable Anne de Jésus, – la fondatrice des Carmélites en France, – alors Prieure de Grenade, le Saint donna son Cantique spirituel. Ce dernier écrit n’est rien d’autre qu’un commentaire fort étendu des strophes poétiques qui avaient jailli spontanément de l’âme illuminée et brûlante du prisonnier de Tolède au plus fort de son épreuve. Et ce fut tout. La fin de sa vie s’écoula dans le silence. Et ce silence semble correspondre au développement d’un état d’âme de plus en plus difficile à exprimer dans le langage des hommes. Ainsi, toute la doctrine de Saint Jean de la Croix se trouve renfermée dans les trois écrits fondamentaux dont je viens de rappeler l’origine. Néanmoins, pour la préciser sur certains points, et en tous cas pour en percevoir certains éléments dans une sorte de raccourci, il est utile de faire appel le cas échéant aux Sentences et Avis spirituels, et aux quelques Lettres, malheureusement bien peu nombreuses, qui nous ont été conservées. C’est en m’appuyant sur cet ensemble de documents que je voudrais essayer de faire apparaître les traits généraux de la doctrine spirituelle du grand mystique.

C’est ici que l’on peut se rendre compte de ce qu’est dans son fond la mystique, la vraie mystique, celle des grands serviteurs de Dieu dans l’Église. En y regardant de près on constate que, comme je l’ai suggéré au début de cette étude, elle n’est finalement rien d’autre que la pure doctrine évangélique. De l’enseignement de Saint Jean de la Croix en particulier, ceci est rigoureusement exact. Et de même que la doctrine évangélique conduit l’âme à la lumière, conformément à la parole du Christ : « Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie 2 », de même la doctrine du réformateur des Carmes, si elle est bien comprise et bien pratiquée, mène tout droit à la science la plus haute que l’homme puisse conquérir en ce monde. En effet, ce serait peu de dire qu’elle aboutit à la connaissance de la vérité : il faut ajouter qu’elle a pour résultat suprême la vérité de la connaissance. Et c’est là beaucoup plus. Car on peut connaître de plusieurs manières et il y des manières de connaître qui sont très imparfaites. En revanche il y a une façon d’appréhender la vérité qui, dans une certaine mesure au moins, met l’intelligence en possession de son objet directement et immédiatement. Ce mode d’appréhension constitue en effet, dans un sens large et par approximation, une vue intuitive des choses. Disons, pour ne rien exagérer, qu’il est un commencement d’intuition, une ébauche de la connaissance parfaite. Eh bien ! c’est cette connaissance supérieure, cette connaissance vive et transcendante qui doit être normalement engendrée par l’application des principes de Jean de la Croix.

J’ai donc deux assertions à justifier à propos du mystique Docteur : je dois montrer en lui d’abord l’interprète de l’Évangile, ensuite le promoteur du vrai savoir.

 

 

Le premier point est facile à établir. Car comment contester que la doctrine de Jean traduise les données évangéliques et qu’elle soit simplement conforme à l’enseignement tombé des lèvres du Christ ?

Que trouvons-nous en effet dans ses écrits ? Quelles sont les données auxquelles on peut ramener toute sa pensée ? Quelles sont les réalités auxquelles il veut conduire ses disciples ? Personnellement, j’en vois trois. – La première est un pur moyen : c’est le renoncement absolu. – La seconde est encore un moyen en un sens et déjà une fin : c’est l’amour de Dieu. – La troisième est le terme véritable de toute l’ascension spirituelle : c’est l’union transformante ou la vie déiforme. –

Le renoncement, il est partout dans l’œuvre de Saint Jean de la Croix, mais on le trouve surtout dans la Montée du Carmel et dans la Nuit obscure. Veut-on un résumé de sa théorie de la mortification ? Désire-t-on savoir jusqu’où elle va ? Qu’on considère attentivement la représentation graphique du Mont de la Perfection qui figure en tête de la Montée du Carmel. On trouvera une reproduction exacte du dessin même de l’auteur dans l’édition française des œuvres donnée par le chanoine H. Hoornaert 3. La signification de ce dessin sera mieux comprise encore si l’on en cherche le commentaire à la fin du chapitre XIII du Livre I de la Montée du Carmel 4. On lira là, disposées en distiques, douze sentences qui exposent ce qu’on pourrait appeler la métaphysique du Tout et du Rien, du Todo et du Nada. Le principe qui régit toute cette théorie de la mortification universelle est aussi simple que radical. J’en rencontre la définition dans un passage pris presque au hasard dans les premiers chapitres de la Montée du Carmel : « Tout l’être des créatures, comparé à l’être infini de Dieu, est néant, et ainsi l’âme captive du créé est néant et descend au-dessous du néant aux yeux de Dieu... En aucune façon une telle âme n’est capable de s’unir à l’être infini de Dieu, la distance entre le non-être et l’être étant infinie 5. » Et plus loin : « L’âme qui met son affection dans les biens du monde est souverainement mauvaise devant Dieu. De même qu’aucun rapport ne peut exister entre la malice et la bonté, de même une telle âme ne peut atteindre l’union parfaite avec Dieu, parce qu’il est la bonté absolue 6. » La conclusion qui se dégage de ce principe est parfaitement claire. Les sens tout d’abord devront être sevrés de toutes les jouissances qui seraient recherchées pour elles-mêmes. « Si vos sens sont sollicités par quelque chose d’agréable qui ne tend pas purement à l’honneur et à la gloire de Dieu, prononcez-y, et tenez-vous dans cette privation par amour de Jésus-Christ 7. » Mais ce ne sont pas seulement les sens qu’il faut dépouiller des objets de leurs convoitises : c’est encore l’entendement, la mémoire et la volonté qu’il faut résolument établir dans le vide. En effet, quand il s’agit d’arriver à la contemplation procurée par l’union divine, « l’âme doit refouler et condamner au silence tous les moyens et exercices des puissances. Si on veut laisser Dieu opérer l’union divine dans l’âme, il n’y a qu’une méthode, celle qui débarrasse, qui fait le vide, celle qui force les puissances à récuser leur juridiction naturelle, leurs opérations, pour faire place à l’infusion et à l’illustration surnaturelles. Sans cela, leur capacité, loin de pouvoir atteindre une si haute dignité, ne sera qu’un obstacle si l’âme ne veut pas s’en détacher 8. » Or, ce sont les trois vertus théologales qui, dans ces trois facultés supérieures aux sens, creuseront l’abîme qui les préparera à recevoir l’invasion de la puissance divine agissant dans toute sa force et dans toute sa pureté. En effet, « la Foi, l’Espérance et la Charité sont les objets surnaturels de ces puissances et doivent réaliser l’union de l’âme avec Dieu en produisant le vide et l’obscurité chacune dans la puissance qui lui correspond. La Foi doit agir de la sorte sur l’entendement, l’Espérance sur la mémoire, et la Charité sur la volonté... Car l’âme ne s’unit ici-bas à Dieu ni en comprenant, ni en imaginant ou jouissant, ni par aucune puissance sensitive. Elle n’atteint ce but que par la Foi selon l’entendement, par l’Espérance qui règle la mémoire et par l’Amour selon la volonté. Or ces trois vertus ensemble, nous venons de le dire, produisent le vide dans les puissances. La Foi dépouille l’entendement et par suite l’empêche de comprendre ; l’Espérance fait dans la mémoire le vide de toute possession et la Charité produit dans la volonté le vide, le dépouillement de toute affection et joie en tout ce qui n’est pas Dieu 9. » Et cette mortification des facultés doit aller si loin qu’elle oblige à renoncer même aux joies spirituelles du meilleur aloi. Sans doute ces joies viennent de Dieu ; mais elles ne sont pas Dieu. Dès lors s’y arrêter pour y chercher l’Ineffable, c’est faire fausse route et briser l’élan de l’âme vers Dieu. La pensée profonde de Jean de la Croix est que toutes les grâces et faveurs vraiment divines appelées à avoir un effet bienfaisant produisent cet effet en nous sans nous, je veux dire sans la complaisance que nous croirions devoir y prendre. Plus que cela : elles ne sont vraiment salutaires que dans la mesure où nous les recevons sans nous y attacher et en continuant de chercher au-delà le Bien vers lequel nous tendons. S’y complaire, c’est en réalité s’y enliser et se rendre incapable de les dépasser, comme il le faut pourtant de toute nécessité. Doctrine sévère à coup sûr et rebutante pour la nature. Mais aussi doctrine plus effrayante de loin que de près ; plus dure à entendre que réellement âpre à pratiquer. Quand on y entre à fond, l’expérience qu’on en fait apporte avec elle une douceur exempte d’amertume parce que l’élément divin qu’elle véhicule n’est plus mélangé de produits inférieurs et hétérogènes. En tous cas, le résultat est si beau, le fruit si savoureux qu’ils doivent tenter tous les cœurs nobles. Dans la cinquième partie de son Éthique, Spinoza a traité « de la puissance de l’entendement ou de la liberté de l’homme ». Certes, il a écrit sur cette matière des pages profondes. Il a compris que l’affranchissement était la condition préalable à réaliser pour atteindre le but. Mais ce but, il l’a plus ou moins abaissé à notre niveau précisément en nous déclarant capables de l’atteindre. Si la puissance de l’entendement suffit à nous y conduire, on peut être certain que nous ne sortons pas réellement de l’ordre humain. Et si nous devons dépasser cet ordre pour être établis dans une transcendance absolue, il faudra bien reconnaître avec Jean de la Croix que, ici, l’entendement n’est plus un facteur suffisant de réalisation. Combien notre Saint donne davantage l’impression de nous placer au centre de la vérité. Lui aussi il veut l’affranchissement et il prêche la liberté. Mais combien le moyen qu’il propose pour y parvenir est plus proportionné et plus efficace, et combien l’état qui est au faîte apparaît comme supérieur et comme plus riche par une plénitude que Spinoza ne peut ni concevoir, ni surtout promettre ! Aussi, avec quel accent Jean nous parle de la liberté qu’on sent qu’il a conquise et qu’il rêve de nous procurer ! C’est en termes lyriques qu’il la décrit. Laissons-lui la parole. « Toute la puissance, dit-il, toute la liberté du monde ne sont que servitude, détresse et captivité vis-à-vis de la liberté et de la domination divines. Par conséquent, l’âme éprise de grandeurs, de dignités et de libertés selon son appétit n’est plus regardée ni traitée par Dieu comme sa chère fille, mais comme une chétive esclave de ses passions, faute d’avoir voulu suivre ce précepte du Christ : Si vous voulez être grand, humiliez-vous ; et afin d’être le plus grand devenez le plus petit. De sorte que cette âme ne saurait parvenir à la royale liberté de l’esprit qui s’acquiert dans l’union divine, vu que l’esclavage est incompatible avec la liberté. Un cœur plein d’appétits ignore la liberté, puisqu’il est captif ; il faut à la liberté un cœur libre, qui est un cœur filial. C’est pourquoi Sara ordonnait à son mari Abraham de chasser de sa maison l’esclave et son fils disant qu’il ne pouvait être héritier comme l’enfant de la femme libre 10. »

Je me suis étendu sur la doctrine du renoncement dans Saint Jean de la Croix à raison de la place considérable qu’elle occupe dans son œuvre. Mais il ne faut pas oublier que cette doctrine du Nada est chez lui étroitement liée à celle du Todo. À vrai dire, elles sont coextensives l’une de l’autre. C’est pourquoi j’ai indiqué que, à ses yeux, la mortification n’est qu’un moyen. Ce qu’il voit dans le dépouillement, c’est uniquement la condition pour passer à la plénitude. Le détachement n’est donc pas recherché pour lui-même : il est poursuivi afin de nous permettre de nous établir dans l’amour de Dieu. L’amour de Dieu, voilà ce qu’il faut avoir en vue. Il est la raison d’être de tout ce qui nous est prescrit ou conseillé, et il confère à l’ensemble de la doctrine de notre auteur un caractère en réalité nettement positif. On peut dire que la Charité est la fin toujours présente à son esprit. Néanmoins, une remarque s’impose ici sur le sens particulier où il faut prendre ce mot fin. Sans doute, l’amour de Dieu est fin : il est même d’une certaine façon la fin suprême et la fin unique. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas être et qu’il n’est pas en même temps moyen. Car il comporte un grand nombre de degrés ; et si, envisagé dans les degrés supérieurs, il est fin par rapport aux degrés inférieurs, on peut fort bien soutenir que, considéré dans les degrés inférieurs, il est moyen par rapport aux degrés supérieurs. En d’autres termes, s’il est la fin toujours poursuivie, il est aussi le moyen toujours employé. Et c’est lui qui sert pour monter de degré en degré sur cette échelle de Jacob dont le sommet n’appartient plus à la terre et se perd dans les cieux. Car, s’il s’épanouit là-haut dans une réalité qui se dérobe à nos regards, il est présent aussi ici-bas au point même de départ de la mystérieuse échelle. Du commencement à la fin de son développement c’est lui qui intervient pour la construire. En effet, le terme véritable, le terme absolu, c’est l’union transformante, fruit de la charité parfaite. Nous y reviendrons plus loin. Ce que nous avons à noter pour le moment, c’est tout au contraire que la Charité ne saurait être parfaite tout d’abord. Mais précisément, sous sa forme la plus rudimentaire de charité initiale, et telle qu’elle est enfermée dans le simple état de grâce, elle est le grand facteur qui doit soulever vers Dieu la vie humaine donnée à la créature intelligente en vue de Dieu. Le sacrifice lui-même est vain et dénué de valeur s’il n’est pas informé par l’amour. Sous son aspect purement négatif il est impropre à sanctifier la créature qui l’accomplit. Le renoncement ne doit pas seulement être orienté vers l’acquisition d’une charité plus haute : il doit encore partir d’une charité moindre déjà possédée. C’est à cette condition seulement qu’il pourra profiter à l’âme et d’ailleurs l’augmentation de l’amour n’est possible que par la vertu d’un commencement d’amour. Il s’agit là d’un trésor que, comme dirait Pascal, on ne pourrait pas faire fructifier si on ne l’avait pas déjà. Chaque progrès à réaliser est ici une majoration quantitative et non une création qualitative. Évidemment, à chaque pas fait en avant correspondra une qualité meilleure de la divine charité : mais il n’y aura pas transition d’un genre à un autre ; il y aura seulement, dans le même genre, passage du moins au plus. C’est là ce qu’avait merveilleusement compris la Bienheureuse Thérèse de l’Enfant Jésus. Et notons que cette petite sainte qui, si elle était encore de ce monde, serait moins âgée que beaucoup d’entre nous, n’a rien fait d’autre dans tout le cours de sa vie que de mettre en pratique la doctrine de Jean de la Croix qu’elle avait délibérément adopté pour son maître. C’est sous ce jour qu’il faut la considérer, et c’est à ce titre que nous pouvons invoquer son autorité comme pleinement valable dans la matière qui nous occupe. Toutes les mièvreries dont on a entouré sa mémoire sont une méconnaissance de la vérité historique et une déviation de la piété maladroitement admirative. Le grand secret qu’elle propose à tous pour parvenir à la sainteté, c’est l’exercice effectif de l’amour envers Dieu. Cet amour, elle le présente bel et bien comme le moyen faute duquel tous les autres seront inefficaces. En pensant ainsi, elle ne fait que traduire le sentiment formel de celui à l’école duquel elle s’est formée. Si je ne voulais pas encombrer mon texte de citations trop nombreuses, je pourrais administrer ici la preuve directe de ce que j’avance en recourant encore aux écrits du grand mystique. J’aime mieux m’en tenir au témoignage non équivoque de sa fidèle interprète. Et je me hâte de conclure sur ce point en résumant tout ce que je viens de dire dans la formule suivante : la charité, qui est une fin, est en même temps un moyen, et elle doit être employée comme telle dans l’effort institué pour atteindre le but véritable. Or ce but, c’est l’union transformante, prélude ici-bas de la vision béatifique et commencement dès ce monde de l’état céleste.

Que, au regard de Jean de la Croix, la vie déiforme soit le terme obligatoire de notre ascension, c’est ce qui ne peut être mis en doute. Dans les Semences et Avis spirituels nous lisons ceci : « Ce que Dieu prétend, c’est nous transformer en dieux, et nous donner par participation ce qu’il est Lui-même par nature. Il ressemble au feu qui convertit toute chose en feu 11. » Aider les âmes de bonne volonté à aboutir à cette union parfaite avec Dieu, voilà l’unique objectif de notre saint. C’est d’ailleurs vers cette fin que sont orientées toutes les austérités du Carmel. Dans la vie présente, cette union divine correspond à l’état du mariage spirituel. Or, dans l’œuvre de Jean, les développements qui visent le mariage spirituel tiennent une place fort étendue. Ils forment la part principale de la Vive flamme d’amour et ils occupent toute la seconde moitié du Cantique spirituel. Il y a plus : la Nuit obscure elle-même nous met finalement en présence de cet état transcendant qui en est le terme normal. Aussi peut-on dire que, envisagés dans leur ensemble, les écrits que nous étudions nous conduisent vraiment jusqu’au seuil du ciel. Ils mènent l’âme à travers ses ascensions successives jusqu’au point précis où Dieu n’a plus qu’à faire tomber un dernier voile pour l’établir dans le face à face de l’éternité.

On aura donc une idée juste de la doctrine mystique de Jean de la Croix si on la ramène tout entière aux trois données du renoncement à soi, de l’amour de Dieu, et de l’union avec Dieu. Il suffira d’observer que ces trois données sont régies par la loi d’une solidarité et d’une continuité dynamiques, le renoncement ne servant qu’à alimenter l’amour et l’amour ne servant qu’à préparer l’union transformante qui déifie la créature raisonnable. Mais cette idée juste ne serait pas une idée complète si nous n’ajoutions pas que les différents termes de cette trilogie n’apparaissent à notre Saint comme réalisables que par la vertu toujours supposée et perpétuellement sous-entendue de notre incorporation au Christ. Nul n’a plus que lui donné comme fondement à tout son enseignement spirituel cette parole de Notre Seigneur que nous lisons dans le quatrième Évangile : « Je suis la vigne et vous êtes les rameaux ; ... sans moi vous ne pouvez rien faire 12. » Je ne m’attarderai pas à développer ce point de vue. Je me bornerai à une courte citation. « Le progrès spirituel, lisons-nous dans les Sentences et Avis spirituels, n’est possible que par l’imitation de Jésus-Christ. Il est la voie, la vérité, la vie, et la porte par où doit entrer quiconque désire se sauver... Au-dessus de toute préoccupation, ayez un désir ardent et affectueux d’imiter le divin Maître en toutes vos œuvres ; faites chacune d’elles comme les aurait faites le Seigneur en personne... Vivez toujours crucifié intérieurement et extérieurement avec le Christ 13. »

 

 

Les détails de l’analyse qui précède ne doivent pas nous faire perdre de vue la question qui est en cause. Il s’agit pour nous de montrer que le Docteur espagnol, dans tout ce qu’il a écrit, n’a été que l’interprète de l’Évangile. De la considération de sa doctrine, passons donc maintenant à l’examen du contenu du message évangélique. Si nous allons au fond du texte sacré pour en dégager l’essentiel, qu’y verrons-nous ? Nous constaterons d’abord que Notre-Seigneur ne cesse de recommander à ses auditeurs la pratique du renoncement absolu afin de libérer de toutes les servitudes qui pèsent sur elles les facultés spirituelles que nous portons en nous. Nous reconnaîtrons ensuite qu’il fait sans cesse appel à notre puissance d’aimer pour nous inviter à l’appliquer à Dieu par-dessus tout et aussi aux créatures perdues pour Dieu et retrouvées en Lui. Nous nous rendrons compte en troisième lieu que tout ce travail de mortification et toute cette ferveur d’amour doivent aboutir à une union si intime avec Dieu que par cette union nous serons rendus participants de sa vie. Et ce qui est encore plus clair que tout le reste, c’est que ce programme de sanctification devra être rempli d’un bout à l’autre par la vertu du Christ présent en nous et devenant de plus en plus le principe inspirateur de nos actes. Les textes abondent que l’on pourrait invoquer à l’appui de ces assertions. Mais il est tellement évident que l’esprit même de l’Évangile se résume dans les données rappelées ci-dessus qu’il devient presque inutile de se livrer ici au jeu facilement abusif des citations. Je rappellerai néanmoins quelques paroles décisives. – Nous lisons dans Saint Luc : « Jésus disait à tous : Si quelqu’un veut faire route derrière moi, qu’il se renonce et prenne sa croix chaque jour, et qu’alors il me suive 14. » Et plus loin, dans le même historien sacré, nous relevons un autre propos du Christ qui n’est pas moins formel : « Ainsi donc, quiconque parmi vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut pas être mon disciple 15. » Voilà pour le renoncement. – Et voici pour l’amour de Dieu. J’ouvre Saint Matthieu. « Maître, dit à Jésus un Docteur de la Loi, quel est le plus grand commandement dans la Loi ? Jésus lui dit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme, et de tout ton esprit ; c’est le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Toute la loi et les prophètes résident dans ces deux commandements 16. » – Quant à l’union transformante, c’est dans Saint Jean qu’il faut en chercher la formule expresse. Dès le début de son livre, l’auteur du quatrième Évangile la mentionne en termes équivalents. Il écrit : « À tous ceux qui le reçoivent, le Verbe donne le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, qui sont nés, non du sang, ni de l’instinct de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu 17. » Et ceci qui est plus net encore : « Je ne prie pas seulement pour mes apôtres, dit Notre-Seigneur, mais aussi pour ceux qui croiront en moi par leur parole, afin que tous soient un, et que, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, ainsi ils soient en nous... Quant à moi, la gloire que tu m’as donnée, je la leur ai transmise, afin qu’ils soient un, comme nous sommes un, afin que je sois en eux et que tu sois en moi, de sorte qu’ils soient consommés dans l’unité 18. » – Et c’est Saint Jean aussi qui insiste en termes explicites sur la nécessité d’adhérer au Christ pour vivre spirituellement. C’est en effet dans le dernier Évangile que nous entendons Jésus nous dire : « De même que le sarment ne peut pas porter de fruit par lui-même s’il ne demeure sur le cep, ainsi vous autres si vous ne demeurez en moi. Je suis le cep, vous êtes les rameaux. Celui qui demeure en moi tandis que je demeure en lui porte beaucoup de fruit ; car sans moi vous ne pouvez rien faire. Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors, comme le sarment qui se dessèche, puis on le ramasse, on le jette au feu et il est brûlé 19. »

 

 

On pourra lire et relire successivement d’une part les écrits de Jean de la Croix, d’autre part les pages du texte évangélique. On pourra les conférer l’un avec l’autre avec le soin le plus attentif. On ne trouvera des deux côtés, pour le fond, rien d’autre que ce que je viens d’indiquer, c’est-à-dire la même chose chez tous les deux. Si l’Évangile est l’écho de la voix du Christ, Jean est l’écho de l’Évangile. Mais évidemment c’est un écho amplifié par un de ces résonateurs dont la construction n’est possible que par l’effort de la science humaine. Là est la différence entre l’un et l’autre. Et il faut reconnaître que, à cet égard, elle est considérable. Sans doute la doctrine foncière est la même. Mais, si le Docteur mystique interprète fidèlement le message évangélique, il en expose le contenu d’une façon vraiment nouvelle. La manière dont il le présente accuse un long travail de réflexion théologique et d’élaboration savante, et elle affecte des caractères qui ne se rencontrent guère dans les textes sacrés.

L’Évangile a une profondeur, une puissance, une richesse, une universalité qui, en aucun cas, ne sauraient être, je ne dis pas dépassées, mais simplement égalées. Il est une source vive, toujours jaillissante, qui offre à toutes les âmes et à tous les temps l’eau divine où toutes les générations sont appelées à venir se désaltérer. Mais cette eau inépuisable n’est pas canalisée ; l’or pur des trésors infinis qu’elle véhicule n’est pas monnayé. Si nous traitons l’Évangile comme un livre qu’il est en effet, il faudra dire que c’est un livre très court, le plus souvent purement concret, et même dans un sens populaire. En présence des faits qui constituent la manifestation perceptible du dessein divin et le principe générateur de la foi humaine, il est plus préoccupé d’en poser la réalité historique que d’en développer le contenu doctrinal. Il est plus appliqué à retenir les paroles toutes vives du Christ qu’à les traduire dans un enseignement méthodique et bien ordonné. Il est surtout plus attentif à affirmer l’authenticité de ce qu’il rapporte qu’à en offrir une justification valable pour la raison.

C’est sous un tout autre aspect que se présente à nous l’œuvre de Jean de la Croix. Assurément elle diffère des grandes synthèses dogmatiques ; mais on n’y en reconnaît pas moins la main d’un théoricien de premier ordre. Celui qui l’a écrite a beau viser la pratique, il a beau recevoir son impulsion de l’amour : il n’en donne pas moins à ce qui sort de sa plume un caractère franchement didactique. Il procède avec méthode ; il ordonne ses développements selon la loi d’une logique impeccable ; il fait preuve d’un art consommé ; il élève un édifice de science théologique et il veille toujours sur l’organisation de sa pensée, même quand elle se rapporte aux réalités brûlantes de l’amour divin. Il y a plus que cela : jamais content de faire simplement connaître les résultats de son expérience spirituelle, il est sans cesse préoccupé d’en dégager les lois intelligibles et de prouver en quelque sorte que ce qui est donné dans cette expérience doit être ainsi et ne peut pas être autrement. Plusieurs ont cru voir en lui un psychologue : j’avoue qu’il m’apparaît surtout comme un métaphysicien. Sans doute, si l’on a en vue une psychologie conçue à la façon de Maine de Biran, c’est-à-dire parfaitement décidée à dépasser le phénoménisme interne pour aboutir à des conclusions objectives et transcendantes, on peut soutenir que notre Saint a été un psychologue. Mais ce n’est pas là le sens usuel et classique de ce terme. Et Jean me paraît tout-à-fait étranger à la psychologie proprement dite. Il n’a rien de la finesse insinuante d’un François de Sales, dont le souple génie s’emploie à multiplier les observations de fait et à encourager les âmes par des suggestions appuyées sur des données concrètes. Jean de la Croix est, dans un sens beaucoup plus rigoureux et beaucoup plus étendu, un esprit essentiellement philosophique. J’ai toujours été surpris pour ma part que, dans un passé encore récent, ceux qui ont cru devoir combattre l’avènement d’une métaphysique de l’action n’aient jamais paru soupçonner qu’elle pouvait se placer sous le patronage de l’auteur de la Montée du Carmel. On trouve en effet dans ses écrits tous les éléments principaux de cette doctrine qu’on jugerait peut-être moins périlleuse si on se rendait mieux compte qu’elle s’abrite à l’ombre de sa grande autorité. Disons seulement, pour caractériser finalement son œuvre, que cet homme tout illuminé des clartés divines est un penseur profond ; mais que, d’ailleurs passé maître dans le raisonnement abstrait, il ne fait jamais jouer le mécanisme du discours que pour recueillir, analyser, éclairer les données concrètes de l’expérience et que pour susciter, préparer et ordonner les réalisations concrètes de la vie. De là vient que, chez lui, le procédé scolastique lui-même n’apparaît pas sous le même aspect que chez les grands spéculatifs ses prédécesseurs ou ses contemporains. Il diffère d’eux d’une manière notable. Il se rapproche plus directement de l’Évangile, auquel, derrière des formes de pensée pourtant savantes, il nous ramène sans cesse. On peut dire aujourd’hui avec des chances de faire agréer ce point de vue par beaucoup de bons esprits que la vie contemplative n’est en un certain sens que le couronnement de la vie chrétienne orientée vers sa perfection. Eh bien ! en passant de la pratique à la théorie, on a le droit de soutenir parallèlement que la doctrine mystique de Jean de la Croix n’est pas autre chose en dernière analyse que le développement méthodique, l’application raisonnée, et comme la justification savante de l’Évangile.

 

 

Mais pour se mettre à l’école d’un pareil maître, faudra-t-il renoncer aux droits de l’intelligence ? Sera-t-il nécessaire de priver de la satisfaction qu’il réclame si impérieusement ce besoin de connaître que nous portons en nous et dont l’exigence spontanée est incoercible ? Non certes. Mais, sur ce point, il y a lieu de s’expliquer et il faut s’entendre. Nous aspirons à la science, sans d’ailleurs préciser en général ce qui est signifié par ce mot magique. Jean, lui, est avide surtout de sagesse, et c’est là un terme qui a dans la tradition un sens parfaitement défini. Certes il estimait beaucoup la science ; mais il l’aimait principalement lorsqu’elle venait se fondre dans la sagesse, connaissance supérieure qui contient et dépasse la science. C’est de Jean de la Croix considéré comme le promoteur de ce vrai savoir qu’il me reste à dire quelque chose.

Au premier abord, il semble disposé à nous vouer à l’ignorance. Car la loi du dépouillement qu’il préconise ne comporte pas d’exception : elle s’applique à toutes les facultés. Le renoncement doit être pratiqué par l’entendement et par la mémoire intellectuelle comme par les sens et par la mémoire sensible. Jean exige la nudité de l’esprit. Nous avons à ce sujet des textes formels. En voici un que j’emprunte au chapitre IV du Livre I de la Montée du Carmel. « Pour être sage selon Dieu, y est-il dit, il faut savoir renoncer à sa science humaine, et se livrer par amour au service de Dieu comme des enfants et des ignorants. C’est Saint Paul qui l’enseigne : Si quelqu’un parmi vous paraît être sage, qu’il devienne ignorant pour être sage, parce que la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. Il faut donc que l’âme désireuse de s’unir à la sagesse divine s’applique au non-savoir plutôt qu’à la science 20. » Cette courte citation résume la doctrine constante du Saint. N’y a-t-il pas là un dangereux mépris de la connaissance humaine et même de toute opération intellectuelle ? Et n’allons-nous pas voir l’entendement sombrer dans une doctrine de pure négation ?

Eh bien ! non. Ce n’est pas à un anéantissement du savoir, mais à un progrès de la connaissance que le grand mystique veut nous conduire par ce traitement paradoxal. Il ne veut rien abolir, mais tout parfaire. Ce dont il s’agit pour lui, c’est de réaliser la condition requise pour passer du discours à une sorte d’intuition ; pour entrer, au-delà des représentations symboliques, dans la connaissance véritable de Dieu d’abord et aussi des êtres créés.

 

 

Pour nous rassurer sur les intentions de Jean de la Croix, notons d’abord certains faits à titre préliminaire.

En premier lieu, usant d’un mot dont on a beaucoup abusé, j’oserai dire que sa vie a été celle d’un intellectuel. Nous n’avons ici qu’à nous rappeler les données générales de sa biographie. Nous avons vu ce qu’il avait été comme étudiant à Salamanque, et comment il en avait rapporté une science d’excellente qualité. Il avait appris là tout ce qu’on pouvait connaître à son époque. Et, après avoir été un élève sans rival, il était devenu un maître qu’on aurait pu proposer comme modèle aux moins mystiques de ses contemporains. Directeur des Études au Collège de Alcala de Hénarès, puis plus tard au Collège de Baëza, il y avait laissé le souvenir d’un zèle très rare pour l’initiation de ses disciples à tous les genres de science cultivés dans l’Église. Sa vie n’a donc pas été celle d’un tenant de l’agnosticisme.

Et son œuvre, conforme à sa vie, porte l’empreinte très nette d’une haute intellectualité. On ne peut pas lire une page de lui sans être frappé de la force, de la clarté, de la cohérence de sa pensée. Il développe une vigueur de dialectique qui, plus accusée sans doute dans des traités didactiques comme la Montée du Carmel et la Nuit obscure, n’en demeure pas moins présente encore et très sensible dans les pages les plus ardentes de la Vive flamme d’amour et du Cantique spirituel. La préoccupation de relier logiquement les idées, le souci de faire la preuve de tout ce qu’il avance sont constants chez lui et donnent à ses livres un caractère essentiellement lumineux. De la scolastique, il retient les qualités d’ordre, de méthode, de précision qu’elle a introduites dans l’organisation de la pensée abstraite, et dont la mise en œuvre, quand elle n’est pas tournée en abus par l’artifice des subtilités inutiles, peut rendre de si grands services pour l’exposé des vérités de toute espèce.

Si, de la considération de ce qu’on pourrait appeler l’aspect extérieur de son œuvre, on descend à l’examen du contenu même de sa doctrine, on y retrouvera encore le culte de l’intellectualité et les manifestations d’une pensée savante. Nul n’a poussé plus loin que lui le respect et le goût de la raison. Recueillons seulement deux de ses maximes. « Sur le chemin de Dieu, prenez conseil de votre raison, et agissez selon sa direction ; Dieu vous en saura gré plus que de toutes les œuvres que vous ferez sans elle, plus que de toutes les consolations spirituelles que vous cherchez. – Agir selon la raison, c’est ressembler à qui se nourrit de substance ; abandonner sa volonté aux caprices de l’attrait, c’est se nourrir de fruit sans substance 21. » Si la raison doit à ce point régir notre conduite, combien davantage encore sera-t-elle requise pour gouverner notre pensée ! Sur la valeur de cette pensée, longtemps avant Pascal, Jean de la Croix s’est prononcé dans le même sens que Pascal. Il a écrit : « Une seule pensée de l’homme vaut le monde entier : c’est pourquoi Dieu seul en est digne 22. » En réalité, pour notre mystique, la raison doit intervenir toujours et partout. Elle est en fait à ses yeux ce que Descartes la proclamera plus tard, à savoir cet « instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontres 23 ». – En conséquence, elle devra nous servir d’abord pour prendre toujours l’attitude qui convient dans l’ordre naturel des choses. Car enfin, même lorsque le principe inspirateur de nos actes est franchement transcendant et délibérément surnaturel, c’est cependant dans le système lié des apparences naturelles que nous avons à insérer les produits de notre activité. Or ces apparences, bien que subordonnées à une réalité plus haute, ont une consistance propre dont nous devons tenir compte. De ce point de vue, Jean de la Croix a été le plus sage et le plus pratique des hommes. Cet ascète, dont l’austérité rappelait celle du Précurseur dont il portait le nom, veilla toujours à interdire aux religieux qui dépendaient de lui tout ce qui pouvait ressembler à un excès dans les mortifications corporelles. Il opéra une réforme décisive à cet égard au couvent de Pastrana où il fut Maître des novices de 1570 à 1571, et, comme supérieur en titre, il fut amené à agir dans le même sens ailleurs. – Mais cette préoccupation rationnelle, il la porte aussi, il la porte surtout dans le domaine le plus réservé de la vie intérieure. Dans l’ordre supérieur des communications avec Dieu, il combat énergiquement l’intervention des sens et l’ingérence de l’imagination. Il veut qu’on use de la raison pour réagir contre les données toujours suspectes de ces puissances trop directement liées à notre organisme physique. Il s’efforce de faire prévaloir la doctrine selon laquelle la vie d’union divine la plus haute n’implique pas du tout nécessairement les états préternaturels. Il estime que cette vie doit tendre à se développer dans le calme par le pur exercice des vertus théologales. Et si parfois, surtout à raison de leur mission particulière, des grâces d’exception sont imposées en quelque sorte à certaines créatures privilégiées, ces grâces devront être reçues non seulement avec humilité, mais encore avec défiance, et même avec résistance : en effet, comme nous l’avons vu précédemment, le résultat que Dieu en attend s’opère en nous sans nous.

En présence de ces données, je demande si l’on peut concevoir une doctrine qui écarte plus efficacement que celle de Jean de la Croix le péril des illusions malsaines, une doctrine qui soit plus résolument hostile à toute contagion d’illuminisme ; une doctrine enfin qui, par la manière dont elle nous ouvre l’accès des voies mystiques, réalise et retienne davantage le caractère de la rationalité. – Sans doute, en suivant ces voies, l’âme rencontrera des choses qui excèdent toutes ses capacités naturelles, quae exsuperant omnem sensum. Mais ces choses mêmes n’auront droit de cité en elle qu’en se laissant en quelque manière comprendre dans un ordre raisonnable, sinon rationnel. Il en résulte que, même en aspirant aux états les plus élevés, ce qu’elle appellera de ses vœux restera susceptible d’être ordonné à la raison : ea quae sunt rationalibia appetentes.

 

 

Il était nécessaire de présenter au préalable les réflexions qu’on vient de lire pour pouvoir mieux discerner ensuite le véritable sens de la doctrine du renoncement intellectuel chez Saint Jean de la Croix.

Et d’abord, je ne saurais trop répéter qu’il ne voit dans le renoncement qu’un moyen. Or le moyen préconisé doit être jugé sur le but poursuivi. Ici, le but poursuivi n’est ni le détail, ni même l’ensemble des connaissances humaines que nous avons généralement en vue : c’est uniquement l’accès à la vraie connaissance de Dieu qui dépend en grande partie de la connaissance exacte que nous devons prendre de nous-mêmes 24. Convaincu que l’état de perfection consiste dans l’amour de Dieu et le mépris de soi, notre Docteur ne peut le concevoir sans les deux éléments qui, indissolublement liés ensemble, en forment les termes solidaires : la connaissance de Dieu et la connaissance de soi-même 25. En somme, c’est dans cette double et unique connaissance que tout le reste doit nous être donné et est appelé à prendre la place qui lui convient. C’est là une remarque d’une importance capitale. Et l’on voit de suite comment, philosophiquement parlant, cette doctrine n’est pas sans quelque analogie avec la conception socratique et même avec la conception kantienne qui ont toutes deux opéré un déplacement de ce qu’on pourrait appeler le centre de gravité de tout le système du savoir. Mais je me hâte de dire que, si la ressemblance est réelle, la différence aussi et surtout est très grande. Car, tandis que les deux philosophies auxquelles je viens de faire allusion ne nous retirent de la domination du monde extérieur et de la prévalence de la connaissance externe que pour nous ramener à nous-mêmes comme à la mesure des choses, la doctrine de Jean de la Croix ne nous ramène à nous-mêmes que pour nous conduire à Dieu comme à la mesure de toute chose. Chez lui, la connaissance de soi est le marchepied de la connaissance de Dieu. C’est donc Dieu qui est ici l’objet essentiel à connaître. Mais il n’est pas seulement objet. Et nous avons à faire à ce propos une remarque dont on ne saurait exagérer l’importance. En effet, terme suprême de la connaissance, Dieu est encore le principe premier de toute connaissance. Il faut donc voir en lui le moyen indispensable de la connaissance vraie. Veut-on posséder le secret de la théorie de la connaissance chez le grand Saint que nous étudions ? Pour lui, Dieu seul connaît à proprement parler. Seul, Il a la vue pénétrante de tout ce qu’il a conçu idéalement par son Verbe et exécuté effectivement par sa Puissance. Il n’y a que Lui qui est en situation de percer à jour le réel. Dès lors, qu’avons-nous à faire pour connaître ? Nous rendre participants de la connaissance que Dieu lui-même a des choses. Hegel a soutenu que Dieu, qui est la vérité en soi, est aussi la vérité du monde qu’il produit et que c’est dans cette vérité seule que le monde est connaissable. S’il était permis d’utiliser cette formule dans un sens tout à fait différent de celui que lui donne son auteur, je dirais que c’est là toute la pensée de Jean de la Croix sur l’ordre du connaître.

Comprenons donc que le renoncement aux données de l’entendement marque simplement un passage. Dans notre effort d’accession à la connaissance vraie, c’est une première étape. Sous le bénéfice de cette observation, je puis maintenant sans inconvénient citer les textes qui me paraissent les plus décisifs pour caractériser cette attitude qui porte le signe des quantités négatives, mais qui marque simplement un premier temps. – « Aussi longtemps qu’on comprend distinctement, dit le Docteur mystique, le progrès est impossible... Dieu étant incompréhensible, il dépasse infiniment l’entendement humain qui veut le comprendre... Pour cette raison, l’entendement doit se détacher de lui-même, renoncer à sa pénétration, pour atteindre Dieu par la Foi ; il doit croire et non comprendre. C’est ainsi que l’entendement atteint la perfection, car rien ne peut remplacer la Foi pour arriver à Dieu, et l’âme s’en rapproche plus en ne comprenant pas qu’en comprenant 26... N’étant pas capable de connaître ce que Dieu est, c’est en renonçant à comprendre, en s’avouant vaincu que l’entendement va vers lui 27. » Voilà donc, dans l’itinéraire vers le vrai savoir, la première étape bien marquée. Il nous reste à définir la seconde.

Mais, avant d’aller plus loin, une observation s’impose qui justifiera le procédé de notre maître mystique. En effet, le renoncement intellectuel provisoire qu’il exige de nous n’est qu’une partie du dépouillement universel auquel il prétend nous soumettre pour nous conduire, à travers d’apparentes ténèbres, à la lumière réelle qu’il cherche pour nous sur les pas du Christ. En d’autres termes, il estime que le fait particulier de l’accession à la connaissance vraie est dépendant du fait général de l’acheminement vers la sainteté totale. Pour quelle raison ? Parce que Dieu est indivisible. En Lui, le Vrai et le Bien ne font qu’un : Verum et Bonum convertuntur. C’est pourquoi il est impossible de s’élever à Dieu comme principe de connaissance sans adhérer à Dieu comme source de bonté. Cela revient à dire qu’il faut se sanctifier pour voir clair. Il en résulte que les vertus chrétiennes les plus élémentaires sont au fond les conditions absolues des connaissances les plus sublimes. Voilà pourquoi, dans le programme de notre Saint, l’opération de l’esprit n’est jamais mise à part de l’activité morale de tout l’être. Voilà pourquoi la mortification qu’il prêche porte sur toutes nos facultés et toute notre attitude. Voilà pourquoi enfin l’humilité a un sens et une efficacité métaphysiques qui en font la condition principale du vrai savoir. J’ai trouvé un texte qui met ce dernier point, d’une importance souveraine selon moi, en une vive lumière. « Dieu, lisons-nous dans la Montée du Carmel, veut faire comprendre à l’homme spirituel véritable le mystère de la Porte et du Chemin, qui est le Christ, pour s’unir à Lui. Il veut qu’on sache ceci : plus l’homme s’anéantit pour Dieu, à la fois selon le sensible et le spirituel, plus il s’unit à Dieu et plus l’œuvre est grande. S’il en arrive à se réduire à rien, ce qui veut dire à pratiquer la plus parfaite humilité, l’union entre l’âme et Dieu sera un fait accompli, et c’est l’état le plus grand, le plus éminent qu’on puisse atteindre en cette vie. »

À présent nous sommes en mesure de parler de la seconde étape à franchir sur la route qui mène au vrai savoir. Ici, notre guide va nous montrer la connaissance recouvrée par l’infusion en nous de la science même de Dieu. Il met devant nos yeux « l’âme qui vient de s’abreuver à la haute sagesse divine 28 ». Et il déclare que « à cette âme, sa propre science, ainsi que toutes les connaissances humaines réunies, apparaissent comme une pure ignorance au regard de ce qu’elle vient d’apprendre 29 ». Il ajoute : « L’âme se trouve ici dans la lumière de la science qui domine tout... La sagesse divine l’a délivrée de l’ignorance que produit le péché... Cette âme se trouve ne plus rien savoir selon sa modalité d’autrefois. Il n’en faut pas conclure qu’elle ne peut plus utiliser les connaissances acquises antérieurement : il est plus juste de dire que tout ce qu’elle savait acquiert une perfection plus grande grâce à la science surnaturelle qui lui est venue de Dieu 30 ». On voit donc ce qui s’est passé : l’homme est parvenu à voir merveilleusement clair parce qu’il s’est placé au centre de la lumière. Si celui qui adhère à Dieu devient un même esprit avec Lui, cela doit s’entendre de l’ordre intellectuel comme de l’ordre moral. Et cette unification ne peut pas ne pas produire la lumière. Car l’incompréhensibilité de Dieu n’empêche pas que ce Dieu soit la Souveraine Intelligence et le principe de toute intelligibilité. Rien n’est perdu de tout ce qui a été acquis. D’ailleurs, l’exercice normal de toutes nos facultés reste nécessaire et obligatoire dans tous les départements où elles doivent déployer leur activité. Mais toutes les connaissances antécédentes, manifestement inférieures, sont comme assumées dans une connaissance supérieure. Cette connaissance est vraiment dominatrice et par la grandeur de son objet et par la nature de son opération. Elle s’est incorporé le discours, mais elle le dépasse. Désormais toujours présente à l’esprit, elle vivifie ses perceptions et illumine à ses yeux tout le donné. L’intelligence peut alors se dégager de ce qu’il y a d’illusoire dans le dogmatisme spontané des sens et de l’entendement. Elle entre dans le réalisme profond de la connaissance vraie. Le voile du mystère n’est pas levé encore ; mais une lumière intense le rend déjà presque transparent. Ce n’est pas l’intuition pure et simple ; mais c’est tout de même comme un pressentiment de l’immédiation de la connaissance directe. De là vient que les mystiques de la bonne marque ont un sens du réel et une vision du concret qui dépassent la pénétration des plus grands métaphysiciens. Et c’est le motif pour lequel je crois être en droit d’honorer dans Jean de la Croix un promoteur du vrai savoir.

 

 

Ainsi, au terme de cette étude sur le grand Docteur du renoncement universel et sur l’austère théoricien de la nuit obscure, nous nous retrouvons dans la lumière. Mais il y a plus : nous sommes remis en possession de tous les biens, même terrestres et humains, qui avaient fait l’objet du dépouillement. Il a fallu traverser le désert ; mais c’était pour pénétrer dans la terre promise. Pour arriver à la nudité parfaite de l’esprit, il a été nécessaire de faire en nous ce vide qui, s’il est indifférent à la nature physique, cause effectivement à la nature morale une suprême horreur. Mais ce vide n’a creusé en nous un abîme que pour nous rendre capables de recevoir la plénitude divine. Les pages qui sont sorties de la plume du roi des mystiques nous ouvrent finalement la perspective des réalités les plus positives et les plus béatifiantes. Dans la nuit passive de l’esprit il a déclaré ceci : « Si cette nuit obscurcit l’esprit, c’est pour lui communiquer des lumières sur toutes choses ; si elle l’humilie et le rend misérable, c’est pour l’exalter et l’affranchir ; si elle l’appauvrit et le prive de toute possession et affection naturelle, c’est pour le rendre capable de goûter divinement la douceur de tous les biens d’en haut et d’en bas... Par là, il peut librement et pleinement communiquer avec la sagesse divine et goûter par sa pureté toutes les saveurs des choses selon une certaine mesure de perfection 31. » Mais voici un chant de triomphe qui conclut tout, qui comprend tout, qui surpasse tout : « Ô mon âme, dès ce moment ne peux-tu pleinement aimer Dieu dans ton cœur ? Les cieux sont à moi ; la terre est à moi ; à moi les nations ; à moi les justes ; à moi les pécheurs ; les Anges sont à moi ; la Mère de Dieu et toutes choses créées sont miennes ; Dieu lui-même est à moi et pour moi puisque Jésus Christ est à moi et tout entier pour moi ! Qu’as-tu donc à demander et à chercher, ô mon âme ? Tout cela n’est-il pas à toi et pour toi 32 ? »

 

 

Qu’on me permette un dernier mot. En étudiant Saint Jean de la Croix, j’ai voulu répondre à la question posée dans beaucoup d’esprits : qu’est-ce que le mysticisme ? Mon intention a donc été d’emprunter à ce profond penseur les éléments de la solution d’un problème nettement formulé. Mais cette solution, qui est impliquée dans ce qui précède, demande à être dégagée avec plus de précision et d’une façon qui soit valable en dehors de sa relation avec l’auteur qui nous a servi à la préparer. À ce point de vue, je commence par faire remarquer que mysticisme est un mot de signification équivoque. Il ne fait pas réellement pendant comme substantif à mystique comme adjectif. En effet, ainsi que beaucoup de substantifs en isme, il a pris dans le langage courant un sens volontiers péjoratif. Si donc on veut en faire l’application à un objet légitime et recommandable, il ne faut en maintenir l’usage qu’en réagissant tout d’abord contre cette tendance à l’interpréter en mal. La première chose à faire est de lui restituer la signification qu’il tient de son origine. C’est seulement après l’avoir ainsi ramené à sa juste portée que nous pourrons l’employer sans inconvénient. Nous dirons alors que, s’il y a un mysticisme faux et périlleux, il y a un mysticisme vrai et salutaire. Ce dernier a bien des fois recueilli l’approbation de l’Église qui n’a pas craint, le cas échéant, de le canoniser. Il part de ce principe que nous ne pouvons pas développer en dehors de Dieu l’être que nous tenons de Dieu. Étant par Dieu et étant pour Dieu, nous ne pouvons devenir ce qu’il a voulu que nous fussions finalement que par l’action incessante et totale de Dieu sur toutes nos facultés et sur tout notre être. Une telle doctrine ne songe nullement à supprimer la connaissance, mais elle se préoccupe de la rapporter à son principe et de l’alimenter à sa source. À ses yeux, la pensée est comprise dans l’être. Si donc la loi de l’être créé est de ne pouvoir subsister, agir et se développer que par Dieu, la loi de la connaissance finie sera de ne pouvoir s’établir dans la vérité du savoir qu’en s’appuyant à la Connaissance infinie. Alors seulement, selon une formule à laquelle j’ai déjà fait appel, nous posséderons tout à la fois la connaissance de la vérité et la vérité de la connaissance. Mais ce ne pourra être qu’à la condition de ne pas séparer l’effort de l’esprit vers le vrai de l’effort de la volonté vers le bien ; qu’à la condition de ramener la vérité et la bonté à leur identité primitive et finale ; qu’à la condition en un mot de faire du vrai savoir une dépendance de la sainteté authentique. En dernière analyse, il s’agit ici de comprendre la science dans la synthèse supérieure de la sagesse. Et ainsi le mysticisme, dans sa bonne acception, ce sera la plénitude de la connaissance vraie pour l’homme dans la perfection du véritable amour de Dieu sous la loi et par la vertu de l’union au Verbe Incarné, unique Médiateur de Dieu et des hommes.

 

 

 Joannès WEHRLÉ.

 

Paru dans les Cahiers de la nouvelle journée en 1925.

 

 

 

 



1  Actes, I, 1.

2  Jean, VIII, 12.

3  Édition Hoornaert, de 1922, en 4 volumes in-12 (Desclée, de Brouwer et Cie). Tome I, feuille hors texte entre la page XXXIV et la page 1. – C’est à cette édition que je renverrai toujours, me bornant pour mes références à indiquer le tome par un chiffre romain et la page par un chiffre arabe.

4  Hoornaert, I, 49-51.

5  Id., I, 15.

6  Hoornaert, I, 15.

7  Id., II, 134. Sentence 78.

8  Id., II, 4.

9  Hoornaert, I, 73.

10  Hoornaert, I, 16.

11  Hoornaert, II, 141. Sentence 132.

12  Jean, XV, 5.

13  Hoornaert, II, 133-134. Sentences 76, 77, 80.

14  Luc, IX, 23.

15  Id., XIV, 33.

16  Matthieu, XXII, 36-40.

17  Jean, I, 12 et 13.

18  Id., XVII, 20-23.

19  Id., XIV, 4-6.

20  Hoornaert, I, 16.

21  Hoornaert II, 129. Sentences 40 et 42.

22 2. Id., II, 128. Sentence 32.

23  Discours de la Méthode. Cinquième Partie, circa finem.

24  Hoornaert, II, 165. Sentence 322.

25  Id., III, 118.

26  Hoornaert, III, 219.

27  Id., III, 220.

28  Hoornaert, IV, 165.

29  Ibidem.

30  Id., 166 et 167.

31  Hoornaert, III, 80.

32  Id., II, 127. – Ces paroles enflammées de Saint Jean de la Croix me paraissent traduire la même conception qu’un texte trop peu remarqué de Saint Paul. Nous lisons en effet dans la Ire épître aux Corinthiens, au chapitre III, versets 22 et 23, le passage que voici : « Omnia enim vestra sunt, sive Paulus, sive Apollo, sive Cephas, sive mundus, sive vita, sive mors, sive praesentia, sive futura ; Omnia enim vestra sunt ; vos autem Christi ; Christus autem Dei. »

 

 

 

 

 

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