La Russie et l’Europe

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Vladimir WEIDLÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout ce qui est russe semblait naguère encore à l’homme occidental, sinon totalement incompréhensible, du moins étrange et exotique. Ceci est vrai, dès le moment où la Russie s’impose définitivement à l’attention de l’Europe, à l’époque de Pierre le Grand, et cela reste vrai pendant les années où la littérature russe fait irruption en Occident, où l’on commence à y connaître la musique russe, l’art russe, à l’époque des premiers triomphes des ballets de Diaghilev, pendant la guerre et jusqu’à la révolution. Ceux mêmes qui se sentent attirés par certaines manifestations de la culture russe ne le sont, sauf de rares exceptions, que par ce qu’ils y voient d’exotique, d’insolite. C’est seulement depuis quelques quinze ans que cet état de choses semble devoir changer sous l’influence de la puissante vague d’intérêt qu’a suscitée la Russie nouvelle et avec elle la Russie tout court, grâce aussi à l’action des émigrés russes, si nombreux dans la plupart des pays européens, et surtout peut-être grâce à la réceptivité accrue de l’Europe elle-même secouée par la guerre et par la profonde crise sociale, économique, culturelle qui, en partie, en est le résultat. De plus en plus, l’homme occidental apprend à regarder la culture russe comme un élément du patrimoine commun, comme partie intégrante de sa propre culture. Ce développement pourrait fort bien avoir la plus grande importance en tant que dernière étape d’une histoire millénaire signifiant l’implantation définitive de la Russie en Europe. Et il est clair que ceci aurait une portée historique autrement profonde que tout ce qui concerne les relations purement politiques de l’Europe avec la Russie actuelle.

Toutefois, le fait même de ce rapprochement peut être interprété de diverses façons, et il existe, à côté du développement historique réel, la question de principe qui a été depuis toujours la question fondamentale de la philosophie de l’histoire russe et que souvent se sont posée les historiens et les publicistes de l’Occident. La Russie est-elle vraiment un pays d’Europe, sa culture est-elle une culture européenne ou seulement européanisée, et cela au détriment de ses valeurs propres, à partir de la réforme violente et despotique de Pierre le Grand ? Voilà le problème qui, surtout depuis cent ans, ne cesse de diviser en deux camps les penseurs et les écrivains russes. Les « occidentaux » ont vu le salut de la Russie dans une assimilation totale et rapide de la culture occidentale ; les « slavophiles », au contraire, ont cru que la Russie ne trouvera son vrai visage qu’en s’appuyant sur ce qui la sépare de l’Occident, en restant fidèle aux caractères distinctifs de son passé, en développant une culture qui, précisément, ne se confondrait point avec la culture occidentale. La lutte entre les représentants des deux camps se poursuivit pendant tout le XIXe siècle et n’est pas encore éteinte aujourd’hui. De nos jours, les « eurasiens » ont repris les théories des slavophiles avec plus d’intransigeance que jamais, en considérant la Russie comme un monde à part, l’Eurasie, entre l’Europe et l’Asie, destiné à produire une culture autonome qu’ils se représentent d’ailleurs sous des formes plus asiatiques qu’européennes. D’autre part, un historien de la vieille école, M. Paul Milioukov (ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire de 1917), a souligné avec force, dernièrement, le point de vue occidentaliste dans la nouvelle édition entièrement refondue de ses Esquisses de l’histoire de la culture russe 1. Il est clair, du reste, qu’aucun historien sérieux n’acceptera aujourd’hui sans réserves les théories de l’un ou de l’autre camp dans leur forme classique. Les occidentaux du siècle dernier souvent n’ont même pas aperçu le vrai problème car la notion même d’une culture nationale leur échappait et ils considéraient la culture européenne comme un tout homogène qu’elle n’a jamais été et non sous son véritable aspect qui est celui d’un ensemble de cultures nationales ayant une unité qui ne détruit nullement les différences particulières. C’est aux slavophiles que revient l’honneur d’avoir reconnu le problème de la culture nationale russe qui ne saurait être européenne, dans le vrai sens du mot, étant dépourvue d’une physionomie propre. Seulement, dans ce désir légitime de trouver le spécifique et le particulier, ils sont allés trop loin, ils ont méconnu l’unité essentielle, ils ont négligé de voir les liens qui rattachent la Russie à l’Occident et qui font que, malgré toutes ses particularités, sa culture doit, tout de même, être qualifiée d’européenne. Surtout et cela est plus vrai encore des « eurasiens » que des slavophiles du siècle dernier – ils se sont enfermés dans la contemplation des « origines » sans observer suffisamment les forces dynamiques et créatrices de l’histoire. C’est bien pour cette raison qu’ils ont méconnu ou mal interprété le rôle du siècle passé, de ce XIXe siècle qui, pour la Russie, signifie autre chose encore que pour le reste de l’Europe et où se dessinent plus clairement que jamais les lignes essentielles de son destin.

Dans les temps modernes – nous ne parlerons pas ici de la culture médiévale – le XIXe siècle est pour la Russie ce que l’âge de la Renaissance est pour l’Italie, ce que la fin du XVIe et le XVIIe siècles sont pour l’Espagne, la France et l’Angleterre, ce qu’est pour l’Allemagne l’époque limitée à peu près par les dates de la naissance et de la mort de Goethe. Ceci ne veut pas dire que le xixe siècle russe soit entièrement distinct du xix siècle européen ; il occupe seulement une autre place dans l’histoire de la Russie que dans celle du reste de l’Europe. Ce n’est que pendant ce siècle que la Russie en vient à occuper définitivement sa place particulière dans la complexe unité européenne, une place qui correspond, du reste, à des tendances qui se manifestent dans toute son histoire antérieure. La culture russe ne perd pas son caractère individuel et particulier en entrant dans cette nouvelle époque de sa destinée historique, elle l’acquiert, au contraire, pour la première fois, avec autant de plénitude, et cela, au sein d’un ensemble individuel plus vaste qui n’est autre que l’Europe. C’est seulement en devenant partie intégrante du tout européen que la Russie devient résolument elle-même.

Les premières preuves de ce que nous venons d’avancer sont les doctrines slavophiles elles-mêmes, car il n’y a rien de plus européen que les tentatives de séparer la Russie de l’Europe, d’opposer l’« Orient » russe à l’ensemble de la civilisation occidentale. Les théories slavophiles ou eurasiennes les plus extrêmes ne dépassent pas certaines opinions d’écrivains occidentaux qui, comme M. Henri Massis, par exemple, dans sa Défense de l’Occident, posent le Rhin comme frontière de la vraie Europe et tendent à rejeter en Asie même l’Allemagne sans parler de la Russie. D’autre part, la base même des spéculations auxquelles s’adonnèrent les premiers slavophiles leur était fournie par l’Europe, par l’idée de la nation et de la culture nationales telles qu’elles ont été élaborées par le romantisme européen. Les penseurs russes les plus hostiles à l’Europe ne s’en rattachent pas moins à une tradition européenne, et le XIXe siècle russe tout entier, avec sa riche production dans tous les domaines de l’art et de la pensée, est inconcevable en dehors d’un héritage commun valable aussi bien pour la Russie que pour le reste de l’Europe.

La littérature russe de Lermontov et de Gogol jusqu’à nos jours est née tout entière des grands changements liés à l’avènement du romantisme européen ; elle y a pris part, elle l’a continué, elle n’a en rien désavoué son héritage. La musique russe procède avec Glinka de la musique européenne, en dehors de laquelle on ne l’imagine point et, tout en conservant sa particularité nationale, elle lui doit plus qu’au folklore musical dont se réclamait l’idéologie nationaliste de plusieurs de ses représentants les plus illustres. La peinture russe, même celle qui, en la personne d’un Ivanov ou d’un Vroubel, est restée fidèle à une inspiration profondément, quoique souvent inconsciemment, religieuse, n’a pas retrouvé la tradition perdue du la vieille peinture d’icones et n’est parvenue à exprimer l’esprit national qu’à travers l’assimilation de la tradition européenne moderne. Bien entendu, la Russie, au XIXe siècle, n’a pas seulement pris, elle a aussi donné : la grande musique russe de Glinka à Scriabine et de Moussorgski à Stravinsky en témoigne suffisamment, aussi bien que l’art du décor théâtral, de la mise en scène, du ballet, lequel, en particulier, n’est que la restitution à l’Europe d’un art d’origine italienne et française, enrichi et comme rajeuni par l’apport national de la Russie. Quant à la littérature, y a-t-il depuis cinquante ans, dans les lettres européennes, des noms plus européens que ceux de Dostoïevski et de Tolstoï ? Ceci ne peut s’expliquer par un engouement passager pour des formes d’art et de pensée exotiques, comparable à celui pour la sculpture ou la musique nègres. Il, s’agit, en l’occurrence, d’un phénomène bien plus profond : si l’Europe apprend à comprendre et admirer les grandes créations de la culture russe, ce n’est pas parce qu’elle s’y évade d’elle-même, c’est parce qu’elle s’y retrouve.

Certes, l’art d’un Moussorgski ou d’un Tolstoï est profondément russe ; Dostoïevski est Russe dans la même mesure où Pascal est Français et Shakespeare Anglais ; mais, tout comme eux, plus il est Russe, plus il appartient à l’Europe, à toute l’Europe. Et tout comme Shakespeare eût été inconcevable en dehors de l’apport de l’antiquité classique, de l’Italie, de l’Espagne et de la France, qu’il utilise dans son œuvre, on ne peut concevoir l’œuvre de Dostoïevski ou celle de Tolstoï en dehors de leurs sources européennes. Seulement, les conditions qui ont rendu possible l’apparition d’un Shakespeare ou d’un Pascal se sont réalisées bien plus tôt en France et en Angleterre qu’en Russie. On ne les voit établies, ici, qu’à une époque où les cultures nationales se sont plus que jamais rapprochées les unes des autres, et le grand siècle de la culture russe, d’autre part, n’a peut être pas été pour rien dans ce rapprochement. C’est pourquoi ce qui peut apparaître parfois à un Français ou à un Allemand comme l’impénétrabilité de la culture russe n’est qu’un phénomène accidentel et passager : rappelons-nous que les nations occidentales ont souvent autant de peine à se comprendre mutuellement. Aujourd’hui encore, très peu de Français apprécient sincèrement Milton ou le drame élisabéthain, et bien peu d’Anglais ou d’Allemands savent goûter la tragédie classique française. Par contre, les écrivains russes du XIXe siècle sont accessibles dans une mesure à peu près égale à tout lecteur européen cultivé. Tous ils appartiennent dans l’essence même de leur génie à cette Europe, telle qu’elle devint au XIXe siècle, sinon telle qu’elle avait toujours été.

Ainsi, la réalité vivante de l’histoire, celle que nous vivons et celle qui s’est accomplie pendant le siècle dernier, contredit également les deux doctrines qui, pendant un siècle, en Russie, se sont combattues avec acharnement. La Russie n’est pas – et n’a d’ailleurs jamais été – un monde fermé, aussi étranger par son essence, et malgré un grand nombre d’emprunts, à la culture européenne, que peuvent l’être l’Inde ou la Chine. Elle n’est pas non plus un simple champ d’expérience proposé à la civilisation occidentale, une tabula rasa n’ayant pas de culture qui soit bien à elle et destinée à être civilisée, c’est-à-dire occidentalisée. Dans une certaine mesure, il est tout à fait permis d’opposer la Russie à l’Extrême Occident européen (formé par la France et l’Angleterre), mais pas autrement qu’il n’est permis d’opposer la France à l’Allemagne, l’Angleterre à l’Italie, le Nord de l’Europe au monde méditerranéen. Si de telles oppositions, de tels contrastes, de telles dissonances même n’existaient pas, l’harmonie européenne serait une bien pauvre harmonie. En fin de compte, la manière dont on cherchera à résoudre ce grand problème : Russie et Europe dépend entièrement des idées que l’on se fait sur ce qu’est, d’une manière générale, l’Europe, et sur ce qu’est une nation. L’histoire concrète n’a pas attendu que ce problème soit résolu in abstracto pour nous montrer l’avènement de la culture russe à la dignité de l’une des cultures nationales de l’Europe, ce qui, en quelque sorte, est non seulement l’accomplissement de la destinée russe, mais peut-être aussi de la destinée européenne.

 

 

Wladimir WEIDLÉ.

 

Paru dans Russie et Chrétienté en 1937.

 

 

 

 

 

 



1 Paru en russe aux éditions des Annales contemporaines à Paris.

 

 

 

 

 

 

 

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