Jean Tauler de Strasbourg

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Robert WILL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La vie de Tauler est la vie d’une âme. Cela veut dire qu’elle n’est pas du ressort de l’histoire. Une destinée historique, on peut la suivre dans ses variations ; la vie apparente et même celle de l’esprit, on peut les observer, les voir s’enrichir d’éléments nouveaux ou se dégager d’impulsions qu’on pouvait croire décisives. L’âme, elle, demeure immuable ; elle peut s’assoupir, certes, ou bien elle peut s’élancer vers les sommets. Mais ses sursauts et ses alanguissements ne dépendent que du degré d’intensité avec laquelle nous prenons conscience d’elle.

Tauler, pour vivre de son âme et en elle, se penche sur elle. Sa pensée cherche à en saisir les palpitations ; sa parole ne se lasse pas d’en traduire les effrois ou les enchantements. Mais – et c’est une seconde raison pourquoi la vie de Tauler se soustrait à nos investigations historiques – ses méditations et ses balbutiements ne sonderont jamais l’infini vers lequel gravite son âme. Sa vie intime demeure dans le mystère des choses intemporelles, même lorsque quelques-unes de ses splendeurs en jaillissent. Alors qui est Tauler ?

Jean Tauler qui, au XIVe siècle, vivait dans l’atmosphère mystique du couvent des Prêcheurs de Strasbourg, ne devint un personnage historique que par un pur hasard et encore à la suite d’une erreur : on l’a confondu avec le héros d’un roman apocryphe et tendancieux qui parut, quelques années après sa mort, en 1369. Pendant des siècles son vrai visage en fut défiguré.

Ce n’est qu’en 1886 qu’un savant dominicain, le P. Denifle, arracha le masque mythique qui avait caché sa physionomie spirituelle. Du coup, tout ce que l’on croyait savoir de son existence temporelle s’évanouit ; d’autre part la clandestinité qui enveloppait la vie de son âme s’est à peine éclaircie. On dirait que cette âme, jadis si altérée de silence, recherche l’anonymat aujourd’hui encore. N’est-il pas un peu dérisoire que la Ville de Strasbourg ait cru devoir donner à l’une de ses avenues le nom de cet homme caché en Dieu, et cela précisément au moment où il se dérobait derechef à l’inquisition des historiens ? Tauler sur la voie publique, quelle ironie ! En somme, il ne nous reste que quelques reflets de sa beauté originaire dans les sermons que recueillirent de sa bouche et que transcrivirent quelques âmes-sœurs. Mais alors qui est Tauler ?

 

 

Le Tauler de la légende

 

Écartons avant tout la malencontreuse légende. Quelle en a été l’origine ? La Bibliothèque Nationale de Strasbourg conserve un recueil de documents relatifs à l’histoire de la Commanderie de St. Jean de l’Île Verte, de ce cloître qui, situé en amont des Ponts-Couverts, était vers la fin du XIVe siècle un centre de vie mystique et dont les bâtiments abritent aujourd’hui la prison départementale. Or, la 36e pièce de ce Grand Mémorial des Johannites est intitulée : Meisters buoch. On y raconte comment un Maître de la Sainte-Écriture fut converti par un personnage énigmatique, « l’Ami de Dieu de l’Oberland ». Cet anonyme dit avoir rédigé de sa propre main le récit de la conversion du Maître et l’avoir remis aux frères de l’Île Verte.

En voici, en trois mots, le contenu. Tout y est estompé, voilé, diffus. En l’an 1346, vit « dans une ville » un célèbre prédicateur, maître des Saintes-Écritures. Son renom pénètre jusqu’à plus de trente milles chez un laïque doué de grâces particulières, l’Ami de Dieu de l’Oberland. Cet homme entend en songe une voix qui lui intime l’ordre de se rendre auprès du prêcheur. Il obéit, l’entend prêcher, se confesse à lui et communie de sa main. Mais bientôt les rôles se trouvent intervertis. L’Ami de Dieu déclare à l’homme d’Église que le Christ pouvait lui révéler à lui, le pauvre laïque, en moins d’une petite heure, plus de vérité que tous les docteurs de la terre ne seraient capables de s’approprier jusqu’à la consommation des siècles. Alarmé, le Maître, « vase vide et impur », supplie son « cher fils » de vouloir être désormais son père spirituel. Le glorieux docteur se voit donc imposé une retraite de deux ans. Des pratiques ascétiques très sévères, des expériences humiliantes et la maladie dégonflent son orgueil spirituel. Il renonce à la gloriole du rhéteur et à la suffisance du scribe. Enfin, dans la nuit qui précède la conversion de Saint Paul, une crise terrible et bénie se produit. Le pénitent est ravi en extase. L’Ami de Dieu constate l’œuvre du Saint Esprit et rend le Maître régénéré à sa chaire et à ses études. Une dernière épreuve attend cependant le pauvre homme. Un jour, en face d’une foule immense accourue pour l’entendre, l’émotion l’étreint ; un torrent de larmes l’empêche de proférer aucune parole. S’étant rendu ridicule, il se voit retirer le droit de prêcher, et ce n’est qu’après un nouveau stage qu’il peut enfin reprendre son message. Pendant neuf ans encore il progressera dans la carrière d’une vie parfaite, il magnifiera l’Époux des âmes et mettra au pilori le péché du monde. Enfin, étant tombé malade, il adresse un dernier appel au grand Ami de Dieu. Il lui remet quelques feuillets sur lesquels il a consigné l’histoire de sa conversion. L’autre lui promet d’en faire un petit livre et d’y insérer six sermons du Maître sans divulguer son nom. Le Maître meurt dans les affres d’une horrible agonie, mais son âme, recueillie par les anges, s’élève dans la gloire du paradis sans passer par le purgatoire.

Telle est l’histoire que raconte le Meisters buoch. À peu près un siècle plus tard on identifiait généralement le Maître, cet être vacillant et apeuré, avec Tauler, cet être harmonieux qui, dans ses deux mains délicates, tient, comme en une châsse, une âme sereine à l’abri de toute offense. Laissons la critique historique égrener les trente-six arguments qui démontrent l’erreur ou la supercherie de cette substitution. Qu’il nous suffise de comparer les tirades filandreuses ou les gronderies acerbes du Meisters buoch avec n’importe quel sermon authentique du grand mystique : on sentira combien la mine renfrognée du juste s’accorde peu avec le doux sourire du saint, combien la voix caverneuse du dévot jure avec le timbre du prêcheur dont même les lamentations semblent s’achever dans la jubilation d’un vrai Noël. Non, décidément, Tauler n’a rien de commun avec ces piétistes papelards dont les états intimes ne s’étalent que pour mettre en relief la supériorité d’un directeur de conscience laïque sur tous les gardiens de Sion et sur tous les clercs infatués de science religieuse. Mais alors, qui est Tauler ?

 

 

Mort et vie de Tauler

 

Que nous reste-t-il de ce Tauler outre le nom de quelque coin de rue ? Bien peu. Il nous reste du moins une pierre tombale qui a l’avantage d’être authentique. Elle a connu des disgrâces, elle aussi. Elle a quitté le cloître des Dominicains pour être murée dans l’église même où le frère avait répandu son message. Là, en 1870, elle fut ensevelie sous les décombres de l’église incendiée. On l’a déterrée. Mais dans quel cadre ne l’a-t-on pas placée, grands dieux ! Elle se dresse aujourd’hui dans le vestibule sans âme de cet amas de pierres qui est venu remplacer le sanctuaire des Dominicains et que l’on appelle le Temple-Neuf. Nous y voyons l’image délicatement tracée en creux et presque fragile d’un moine dont la main effilée désigne un petit agneau pascal. Dans le visage, jeune encore, deux grands yeux au regard lointain semblent dire : Passe, frère, ne t’arrête pas à ma figure mortelle, mais contemple cet agneau et médite les signes rayonnant au-dessus de mon chevet : XPO – JHS, Christ-Jésus... L’inscription qui encadre l’image est discrète, elle aussi ; elle se contente de dire qu’en l’an 1361, le 16 juin, jour anniversaire des S.S. Cirique et Julite, mourut frère J...-R. ; un éclat d’obus ou un pan de mur ont, en 1870, écorné la moitié du nom. N’était-ce pas le destin de cet homme que son nom, inscrit dans les cieux, fût effacé ici-bas... ?

Notons un autre témoignage digne de foi qui se rapporte à sa fin. Il nous est relaté que Tauler est mort au couvent des Dominicaines de S. Nicolas-aux-Ondes, où sa sœur, religieuse, l’avait recueilli dans un pavillon du jardin. Pourquoi est-il mort hors de sa maison conventuelle ?

Une légende raconte que l’esprit dépravé qui y régnait à la fin du rude XIVe siècle l’aurait obligé de chercher un asile dans un milieu plus favorable à la vie contemplative.

Voilà pour sa mort ; quant à sa vie, nous n’en possédons que des renseignements clairsemés : l’un de ses sermons fait allusion à des déceptions de sa vie monacale.

« Si, dit-il, si, lorsque j’étais encore le fils de mon père, j’avais su ce que je sais aujourd’hui, j’aurais vécu de mon patrimoine et non d’aumônes. »

Autre fait certain : Tauler était en relations d’amitié avec un groupe d’âmes mystiques qui s’était formé autour de Marguerite Ebner, moniale du couvent de Maria-Medingen en Bavière. Ces amis mentionnent trois ou quatre fois son nom dans leur correspondance. Ainsi Christine Ebner, la sœur de la nonne illuminée, écrit : « Dieu m’a dit de Tauler : Je demeure en lui comme dans une douce cithare ! »

Pour le reste il faut nous en tenir à des suppositions : Tauler est probablement né à Strasbourg. Issu d’une famille de bourgeois aisés qui habitait, au quartier du Finkwiller, une maison donnant sur l’eau, il entre, jeune encore, dans l’ordre des Prêcheurs. Il eût voulu se plier à la sévère discipline dont quelques ascètes parmi ses frères lui donnaient l’exemple, « mais, dit-il, Dieu ne l’a pas permis ; je devais me reconnaître trop faible ». La règle exigeait huit années d’études. Nous en devinons la direction d’après les citations contenues dans ses sermons. C’est vers S. Augustin, S. Bernard, l’Aréopagite, mais aussi vers Platon et Plotin qu’il se tourne. Me Eckhart était peut-être son maître. Personne n’a compris, comme Tauler, « l’aimable Maître ». Est-ce à Strasbourg ou à Cologne qu’il le rencontra ? Le Studium generale de l’ordre se trouvait à Cologne. Tauler y fréquentait le couvent de Ste-Gertrude, comme le prouve un passage de ses sermons, mais il n’a pas acquis des grades à cette école des hautes études dominicaines, quoique, dans la suite, on se soit obstiné à lui attribuer le titre de Meister (Magister) ou de docteur.

À Strasbourg des troubles politiques bouleversaient la vie de l’Église. L’attachement que nos bourgeois vouaient au roi Louis de Bavière, excommunié par le pape, avait attiré les foudres de l’interdit sur la cité. On raconte que Tauler se serait insurgé contre l’anathème d’Avignon et aurait continué à dispenser les sacrements, surtout lors de la peste noire en 1348. Et cela encore n’est qu’un mythe. De fait, Tauler, fils obéissant de l’Église, accompagna sa congrégation, lorsqu’elle quitta la ville bannie pour se réfugier à Bâle. Là, il continua à prêcher, de concert avec Henri de Nœrdlingen, autre réfugié et ami de cœur de Marguerite Ebner. Sa prédication eut un succès considérable dans cette ville de tout temps dévote. « Sa langue de feu embrase la vaste terre », est-il dit dans une lettre de Christine Ebner. « Toutes les âmes ayant la nostalgie de Dieu se groupaient autour de cet explorateur de l’infini. Mais son spiritualisme lui valut, d’autre part, l’aversion d’une orthodoxie pointilleuse. Les hommes d’Église redoutaient les conclusions tantôt panthéistes, tantôt libertinistes qui souvent faussent les aspirations mystiques. Mais la belle mesure qui était l’apanage de sa nature préserva notre Tauler de jamais se fourvoyer soit dans les parages de l’hérésie, soit dans le dédale sectaire. L’Église, de son côté, s’est finalement montrée assez libérale pour abriter cette âme solitaire et pour tolérer un type de religiosité qui, tout en s’adaptant à la tradition sacrée, s’éloignait quelque peu de son centre doctrinal et institutionnel. – Et c’est tout ce que nous savons de la vie extérieure de Jean Tauler.

 

 

La spiritualité de Tauler

 

Sa vie intérieure nous rester Elle resplendit dans sa prédication. Il est vrai que, là encore, une sélection s’impose, car la vénération dont on a entouré la mémoire de Tauler a fait germer autour de ses sermons authentiques et sous son nom une foison parasitaire de traités ascétiques. On distingue cependant sans peine ceux qui sont la substance de son être et dans lesquels vibre son frémissement mystique.

Mystique ? Nous avons, à plusieurs reprises, employé ce vocable. Il est temps d’en déterminer le sens spécifique. Car on abuse de ce terme. On appelle mystique l’atmosphère ombreuse d’une basilique romane, ou encore la participation du primitif à son totem ; on a même pris l’habitude de désigner comme mystique chaque attitude religieuse ou n’importe quel sentiment intime. La mystique est cependant un état de spiritualité religieuse tout particulier. Il s’y manifeste un principe de fécondité qui lui vient d’une divination affective. L’âme se sent attirée vers un objet religieux qui plane au-dessus d’elle, vers un centre de vie qui, parce qu’il est insondable, la fascine. Du secret de son être jaillit un désir de confondre ce qu’il y a de plus profond en elle avec ce qu’il y a de plus profond au-dessus d’elle. Et c’est avec une intensité croissante que toutes ses puissances convergent vers cet absolu. Un amour impétueux la porte à quitter ses retraites pour goûter en Dieu les ravissements de l’union. L’âme s’élance vers Dieu comme l’aigle qui pénètre dans les profondeurs du firmament. Elle se rue en Dieu ; ou – autre métaphore chère aux auteurs mystiques – elle se perd en lui comme un visage qui se confond avec son image, lorsqu’il entre en contact avec la surface miroitante d’une nappe d’eau. Ces deux comparaisons marquent deux sortes de tempéraments mystiques : les violents qui tendent à s’emparer de Dieu et les quiétistes qui s’abîment en lui.

Tauler était de ceux-ci. Sich lassen, s’abandonner, cette expression lui était familière. De part et d’autre d’ailleurs la même quiétude de voir l’âme séparée de son principe rentrer dans son origine. Tauler prolonge encore ce thème platonicien et le nuance : ce n’est pas, selon lui, l’âme comme telle, mais ce qu’il appelle l’étincelle divine qui, ayant pénétré dans l’âme, aspire à retourner au foyer dont elle émanait ; c’est le fond, le divin immanent à l’âme, qui s’ouvre en une espèce d’angoisse pour s’unir béatement au divin transcendant.

Mais ce miracle ne se produira que lorsque l’âme aura secoué toutes les futilités qui alourdissent ses ailes, ou, suivant l’autre métaphore, lorsque le fond sera vide, libéré des choses créées et des images terrestres qui disséminent ses puissances. La morale des mystiques se résume dans cette volonté d’un allégement de l’âme, d’une simplification progressive de toute la nature humaine, d’un désintéressement ascétique. Il y a pourtant là un danger. L’âme mystique, dans l’élan de son amour, espère se hisser en Dieu par ses propres moyens. Dans son sentiment de plénitude spirituelle elle écarte la grâce divine et croit pouvoir réaliser l’union désirée sans faire appel à des forces médiatrices. De même, en s’abandonnant, en se laissant glisser dans l’abîme divin ou en se laissant absorber comme l’eau qu’avale silencieusement le sol, l’âme n’a nul besoin d’intermédiaires sacrés. Le Christ, l’Écriture, l’Église, le sacrement, la doctrine, Tauler ne les rejette pas. Il s’en sert comme de symboles vénérables pour illustrer sa pensée. Il s’accommode des catégories chrétiennes tout en s’en affranchissant intérieurement. Ainsi, en prêchant, il se libère du texte sacré et de son sens littéral. Une allégorie hardie adapte la parole biblique à l’idée fondamentale qui embrase son cœur. Ce n’est pas le divin dans l’acceptation d’une confession officielle qui le captive, c’est le divin auquel aspire la religion comme telle. Aussi peu que la formule dogmatique la pratique des œuvres pies n’entrave l’essor de sa piété : Tauler a des paroles dures pour les techniciens d’une religion motorisée. L’âme et Dieu, Dieu et l’âme ! tout le reste n’est qu’apparence et ombres.

 

 

Les adeptes de Tauler

 

Et quel était le milieu, on dirait volontiers : le petit monde de Tauler ? Sa prédication n’était certes pas du goût des masses. S’il est vrai qu’il a parfois prêché à la cathédrale, je ne le vois pas en face d’un rassemblement populaire. Ses sermons s’adressaient à des âmes d’élite, à des religieux dans le couvent desquels la piété mystique avait pénétré dès le XIIIe siècle. Les Dominicaines surtout, celles d’Unterlinden à Colmar et celles de la plupart des couvents strasbourgeois, s’y étaient adonnées. Ces pieuses filles qui, issues en partie de familles aristocratiques, avaient acquis une certaine culture, étaient capables de suivre une induction abstraite. Les effluves gothiques de l’époque et les charismes sentimentaux de la nature féminine s’y ajoutant, Tauler rencontrait une curiosité compréhensive chez ces moniales et dans certains collèges de béguines réservés aux filles de la bourgeoisie riche. Ce sont elles qu’il appelle doucement : « mes enfants ! » – Par ailleurs son message trouvait un écho parmi les Amis de Dieu, lesquels n’étaient ni une secte, ni une confrérie. On les comparerait aujourd’hui à des groupes d’Oxford. S’y réfugiaient des intellectuels, des virtuoses de la religion contemplative qui abhorraient les simagrées d’une religion de façade, des artisans exerçant un métier assis – tisserands, tailleurs, cordonniers – petites gens aux prunelles ardentes, aux lèvres minces et au front barré de rides. Aimant la pénombre, ces gens, pour adorer, préféraient la crypte à la cathédrale. Ils échangeaient leurs expériences dans quelque arrière-boutique surchauffée et suivaient passionnément les homélies de frère Jean.

 

 

Le message d’un mystique

 

Mais comprenaient-ils son message ? Sa pensée n’était-elle pas dans un état de gestation continuelle ? Ne désespérait-il pas lui-même de jamais traduire en paroles conventionnelles ce qui finalement était indicible ? Le mystique qui se fait prédicateur tente l’impossible. Ne recherche-t-il pas lui-même le dénuement intellectuel pour pénétrer dans la communion du Dieu insondable ? Il chemine comme à travers un désert et, au bout de la route, il se voit plongé dans les ténèbres de l’inconscience. Comment raconterait-il ses enchantements dont aucun état de conscience humaine n’offre une analogie ! Comment analyserait-il des spéculations qui surpassent toute intelligence ! Mais, quoique les grâces dont il jouit se refusent à la parole interprétative, le prédicateur mystique s’obstine à vouloir exprimer l’inexplicable. Il lui faut prêcher. « Et si personne d’entre vous, disait Me Eckhart, ne me comprenait, je prêcherais pour le tronc qui, là-bas, se trouve dans le coin du sanctuaire » et, pour articuler quand même l’insaisissable, il se forge un vocabulaire de notions quintessenciées, ou bien il se fait poète, comme Tauler. Oui, quoiqu’il récusât les choses voyantes qui risquaient de trahir le mystère de Dieu, Tauler, dans ses sermons, ne cessait de faire appel à l’imagination créatrice. Il ne se servait pas seulement de l’imagerie qui, depuis Plotin, était la doublure du spiritualisme mystique ; il s’efforçait douloureusement de donner des contours à ses souvenirs vaporeux et à retenir, en des images inédites, les fulgurations qui avaient sillonné l’abîme divin.

Mais s’il est poète, il est aussi Alsacien. Pour donner à ses adeptes une idée de ses envolées célestes ou de ses forages subliminaires, sa sobriété alsacienne lui suggère des exemples à fleur de terre. Inspiré, il sait être éloquent sans emphase ; ingénu, il sait être simple, sans devenir banal. Poète, il reste cependant le pasteur soucieux de tracer à ses ouailles la piste qui les conduira, pas à pas, sur « le chemin haut ». Dans le monde qui l’environne, il découvre des symboles du monde vers lequel le porte son désir. Il observe le cultivateur qui, au mois de mars, retourne la terre au pied de ses arbres fruitiers. Ainsi un enfant de Dieu allégera le fond divin de son âme afin de permettre aux grâces d’en-haut de s’y insinuer. Le parfum de la vigne en fleurs, dit-il, écarte les serpents et les crapauds : ainsi l’exquise senteur qu’exhale l’amour de Dieu chasse les démons. Les passions qui s’attachent à l’homme, il les compare aux chiens qui de leurs crocs agrippent le cerf, mais celui-ci secoue ces crampons et les lance durement vers quelque tronc d’arbre : ainsi un chrétien rejettera sur le tronc de la croix les ambitions qui le pourchassent.

N’est-ce pas un bel exemple de pondération alsacienne que nous donne ce poète et ce mystique ? L’éclat de ses visions sublimes n’aveugle pas ses vues terrestres. Son amour de Dieu ne frustre pas sa charité humaine. Tauler ne renonce jamais à prendre d’assaut le plus haut des cieux, mais il ne perd pas le sol sous ses pieds. Son âme qui à tout instant semble quitter la terre pour s’isoler en Dieu, retourne cependant sans cesse dans notre pauvre monde où Dieu l’attend encore et le visite dans les indigents ou dans les âmes sœurs. II le dit lui-même dans l’une de ses prédications : « L’homme est suspendu entre ciel et terre. Les puissances supérieures de son être le transportent au-delà de lui-même et au-dessus de toutes choses pour demeurer en Dieu. Ses facultés inférieures le mêlent cependant obscurément aux choses d’ici-bas et sollicitent son humilité. Comme un modeste commerçant, il s’arrêtera aux devoirs les plus obscurs et ne dédaignera nulle chose, si minime soit-elle. Il y trouvera sa paix. Il sera ainsi un témoin insigne de notre Seigneur, lequel est descendu du ciel pour y remonter et pour trôner au-dessus de tous les cieux. Que celui qui, un jour, veut s’élever au ciel, s’unisse au Christ et en lui et par lui, il y pénétrera. »

Et c’est là tout notre Tauler.

 

 

Robert WILL.

Professeur honoraire de l’Université.

 

Paru dans L’Alsace française en 1939.

 

 

 

 

 

 

 

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