Paul-André Lesort

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René WINTZEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Les êtres vivants que j’ai inventés ne m’ont pas laissé vivant. »

                                                                                        (G.B.K.)     

 

En 1947, lorsque paraît le premier roman de Paul-André Lesort Les Reins et les Cœurs Gabriel Marcel, qui le préface, situe d’emblée son auteur dans la lignée des existentialistes. « La vie est construite de telle façon qu’il nous est impossible de ne pas choisir. » Mais à l’opposé de Sartre ou de Heidegger pour lesquels toute existence ne s’accomplit que dans une solitude totale, aveugle et froide, Paul-André Lesort évoque la possibilité d’une fraternité entre les hommes, d’une communion, d’un besoin irrésistible de communication. Il y a un mystère dans les rapports humains et l’on ne s’en approche, si peu soit-il, que dans l’acte de charité et d’humilité. Celui-ci, l’écrivain ne le sanctionne que dans la mesure où il reconnaît à ses personnages l’exercice de la liberté, où il n’intervient jamais dans leur comportement, il accepte de n’être qu’un médiateur indigne entre le monde et son lecteur. Il les regarde vivre, agir, s’agiter ; il essaie de les comprendre, il respecte toutes leurs motivations, s’incline devant leurs attitudes, même les plus étranges, et, comme un père, souffre de leurs contradictions et de ne vouloir ni pouvoir les guider, les reprendre en main. Le romancier ne cherche pas à établir des lois, mais à créer des êtres qui vivront de leur propre souffle ; il n’invente pas des types, mais des personnes responsables. « Oh ! que chacun cesse de se mettre en travers du chemin des autres », s’écrie Yves Neuville dans Le Vent souffle où il veut. De quel droit imposerait-il ses conceptions, ses façons de voir, ses mécanismes, ses réactions à des êtres dont il ne peut saisir toute la complexité ? Dieu lui-même laisse sa créature choisir ce qui sera sa vocation. Le véritable romancier n’est fidèle à ses personnages que s’il est fidèle à leur liberté, cette liberté imaginaire n’étant que le reflet, l’image de la liberté réelle qui prend source en Dieu. Paul-André Lesort s’est clairement expliqué sur la condition de l’écrivain dans quelques écrits dont le plus important, Paradoxes du roman, met en évidence cette humilité franciscaine sans laquelle il n’y a pas d’approche possible d’autrui. « Pour dire un monde déchiré, selon la parole de Paul Ricœur, le romancier a choisi d’être lui-même déchiré, il s’est fait romancier humilié. » Comment pourrait-il continuer à vivre sans briser en lui quelque chose, dès lors que d’autres êtres ont reçu de lui le don de vie ?

Cette liberté du personnage par rapport à son créateur, le fait qu’il faut le saisir « au niveau de son apparence, au niveau de son expression », qu’il faut « laisser les êtres réagir les uns sur les autres sans intervention de l’extérieur », impliquent une technique romanesque nouvelle. Ni l’emploi de la première personne du singulier, ni celui du monologue intérieur ne conviennent à ce propos, car le romancier se substitue alors à ses personnages, il parle pour eux, leur prête sa propre pensée ; en fait il triche avec lui-même et les autres. La méthode de Paul-André Lesort consistera à utiliser la troisième personne du singulier, la plus neutre, la plus indifférente en apparence ; il adoptera le point de vue de chacun de ses personnages, acceptera leurs contradictions, répétera une même scène et en donnera chaque fois une autre version selon qu’elle est vécue à tour de rôle par plusieurs individus. Comment saisir, d’ailleurs, la personnalité profonde d’un être ? Il y a en Michel (Estienne) tant de Michels. Il ne suffit pas de prétendre n’aimer que le vrai. Tous sont vrais. Qui donc peut les prendre tous, les aimer tous d’un égal amour ?

Pour parvenir jusqu’à l’être, du moins le plus près de lui, le romancier crée une technique d’introspection simultanée qui doit lui permettre d’éclairer les problèmes existentiels des rapports humains, selon le mot de P.-H. Simon. Mais il a un souci angoissé de son métier d’écrivain. Comme G.B.K. (Geoffroi Baratin-Kerven), P.-A.L. (Paul-André Lesort) s’interroge : « Qu’est-ce donc qu’aimer ce qu’on écrit ? » Comment approcher la vérité des êtres auxquels on donne la vie ? « Si je ne peux plus écrire, je ne peux plus vivre », affirme G.B.K. Et en même temps, le fait d’écrire le mine, le détruit. Son imprudence n’est-elle pas d’engendrer des hommes et des femmes d’une part de lui-même et qu’il lui faut aimer coûte que coûte ? Pourquoi ce besoin de créer qui ne se réalise que dans la souffrance ? Le mystère de la création littéraire, comme celui de la vie, n’est perceptible, peut- être, qu’à ceux qui cherchent la plus petite chance de communiquer avec leur prochain. Dans ce roman de l’examen de conscience, qui porte les initiales du nom du héros, dans cette analyse scrupuleuse et douloureuse des fonctions de la littérature, Paul-André Lesort limite ses ambitions : « C’était peut-être cela sa marche dans le désert : interroger indéfiniment, comme s’il sondait des terres arides, avec tout juste un petit espoir, celui de laisser derrière lui, ici ou là, un point d’eau, auquel des inconnus pourraient venir boire une gorgée. » Le lien entre écrire et être lu, entre la lecture et ce qui est écrit, entre ce qui est écrit et ce qui est cherché, se trouve sans doute dans cette modeste espérance. Sans cela, l’art du roman ne serait pas celui de la communication.

L’œuvre de Paul-André Lesort, tout entière, peut se définir par ce mot. Le besoin qu’ont les êtres, ou qu’ils n’ont pas, de communiquer entre eux voilà ce qui constitue le drame de l’existence. Car il s’agit d’un vrai drame pour la plupart des hommes, lorsqu’ils sont placés dans des situations-limites, celles qu’impliquent la souffrance, la faute et la mort. Or, tôt ou tard, tout homme fait ces rencontres. C’est alors qu’il se tourne vers son partenaire, qu’il l’interroge, lui demande des réponses que l’autre, le plus souvent, est incapable de lui donner. Chacun n’a vécu que pour lui sans trop le savoir, a cru bien faire en cherchant d’abord à se connaître sans se rendre compte que cette recherche de lui-même le conduisait inévitablement à la résignation et au désespoir. N’y aurait-il de salut que dans autrui ? Et comme la parole de l’Écriture « Aime ton prochain comme toi-même » est exigeante et cruelle ! L’homme combat pour se faire comprendre, pour être compris ; mais son pouvoir d’aimer est sans cesse détourné de son vrai but, ou bien il se tarit. Ainsi, « chacun est pris dans une histoire dont le sens lui échappe et dont il ne saisit que l’envers énigmatique et parfois absurde ; les autres restent pour lui des êtres opaques dont il n’entame pas la réalité profonde, et lui-même reste pour soi une présence très proche et définitivement incompréhensible ». En fait, Dieu seul sonde « les reins et les cœurs », lui seul peut dire : voici l’être, voici la vie.

Andrée et Michel, les pitoyables (et admirables en même temps) héros de Les Reins et les Cœurs, en parviendront à n’être véritablement qu’un dans une seule chair, dans un seul amour qu’au prix de la mort. Ils auront vainement cherché tout au long de leur existence cette unité et n’auront fait que partager une solitude à deux. Le couple qu’il formait, se résumait à « un dialogue de muets. Un ménage de fantômes. Chercher désespérément à maintenir par les mots seuls ce qu’avait créé le mariage, corps et âme ! » Charles et Lucie dans Né de la chair, Yves et Françoise, dans Le Vent souffle où il veut, feront la même expérience, celle de l’échec. « Combien tout sommeil est solitaire ! On croit pouvoir s’endormir dans les bras l’un de l’autre et puis on se détache, on roule au fond de soi-même comme un fruit mûr. Françoise dort, et elle le laisse seul avec cette angoisse, cette tristesse, cette haine qui ont remué en lui, sans elle, tout le long de cette soirée. Combien il voudrait être sûr que ce n’est pas l’image de leur existence, cette étreinte qui se rompt, cette lourdeur des corps autonomes. » Madeleine, dans Le Fer rouge, a été détruite, réduite à l’esclavage avant de pouvoir librement faire don d’elle-même. La communion reste impossible et « seuls sont capables d’aimer ceux qui peuvent anéantir tout ce qui n’est pas leur amour ». Guillaume Périer et Isabelle, enfin, au plus fort de leur passion, connaîtront cet appel d’autrui, cette volonté d’autodestruction sans lesquels toute vie s’éteint, stérile, déjà mort-née. « Cela ne t’est jamais arrivé d’avoir envie, à en crier, de sortir de toi et d’être dans une autre personne ? » Qui réussit cela, réussit sa vie.

Paul-André Lesort ne propose pas, comme on l’a dit un peu trop rapidement, une « topographie chrétienne de l’échec » et de la solitude. Certes, ses personnages sont le plus souvent i acculés à constater leurs erreurs et la vanité de leurs entreprises. Mais ils n’abandonnent pas leur lutte pour aboutir à cette connaissance totale de l’autre, à cette prise de possession de l’unité des êtres. Ils savent, malgré leurs déboires, que leur pouvoir d’aimer peut à chaque instant rejaillir. La tentation du désespoir les affleure parfois, jamais ils ne s’y complaisent. C’est qu’ils savent qu’être aimé, c’est « sans cesse être ressuscité par l’amour... et que la Providence a son point de vue qui n’est pas le nôtre ». Romancier humilié, déchiré, Paul-André Lesort redit bien quelle est la vocation de l’homme : celle de l’Unité retrouvée dans l’amour du père et à travers lui de Sa créature qui est à son image.

 

René WINTZEN.

 

 

« La grandeur du roman, c’est de s’affronter, cest de nous affronter, à cet ultime paradoxe qui est celui même de notre existence : faire d’autrui un autre soi-même. »

 

Paul-André LESORT.

 

 

Œuvres essentielles

 

LES REINS ET LES CŒURS. L’histoire d’un couple et de son drame. Andrée, atteinte d’une grave affection cardiaque, ne peut plus avoir d’enfant. Toute grossesse lui serait fatale. Michel accepte pendant six ans une abstinence forcée, mais sa foi chrétienne s’émousse. Il rencontre Natacha qui devient sa maîtresse. Puis il comprend sa faute, demande pardon à Dieu et à sa femme qui, dans un grand élan d’amour, se donne à lui. Elle est enceinte et meurt dans l’accouchement.

LE FIL DE LA VIE. – Charles et Lucie (Né de la chair), puis Yves et Françoise (Le Vent souffle où il veut) forment, génération après génération, un couple selon toutes les apparences. Mais eux seuls savent combien, malgré l’amour qu’ils se portent, il est difficile de vaincre sa solitude intérieure, de communier totalement avec l’autre.

VIE DE GUILLAUME PÉRIER. – Est-il jamais possible de faire la somme de soi-même ? Et la somme faite, n’est-on pas frappé par son indigence et sa pauvreté ? Guillaume et Isabelle, même au plus fort de leur solitude parallèle, espèrent en la Présence qui résiste à toute absence et à celle de la mort.

 

 

Études sur Paul-André Lesort

 

BARJON (Louis), Formes nouvelles du roman chrétien, Paris, « Études », mai 1947 ; Jeunes romanciers chrétiens, Paris, « Études », décembre 1954, janvier 1955.

BOISDEFFRE (Pierre de), va le roman ?, Paris, Del Duca ; Une histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui, Paris, Perrin.

COGNY (Pierre), Sept romanciers au-delà du roman, retouchés par eux-mêmes, avec la réponse de Paul-André Lesort, Paris, Nizet.

RICŒUR (Paul), Le Mystère mutuel ou Le Romancier humilié, Paris « Esprit », avril 1947.

 

 

Biographie

 

1915 Naissance de Paul-André Lesort, le 14 novembre à Granville (Manche).

1925-1933 Études secondaires à Versailles.

1933-1936 Études à la Faculté de droit de Paris.

1936-1945 Licencié en Droit. Diplômé d’Études supérieures d’économie politique.

1938-1939 Attaché de banque.

1939-1940 Sous-lieutenant d’infanterie. Campagne du 10 mai au 13 juin 1940. Fait prisonnier.

1940-1945 Captivité : Oflag II D, puis II B en Poméranie. S’évade puis est repris en février 1945. Est envoyé en Basse-Saxe dans l’Oflag 83. Libéré en avril 1945. Atteint d’une poliomyélite, perd l’usage du bras droit.

1945-1950 Attaché aux Édit, du Temps présent. 1946-1947 Chroniques littéraires dans Temps présent.

1947 Publication de Les Reins et les Cœurs.

1950-1967 Attaché aux Édit, du Seuil. 1953-1959 Chroniques littéraires dans Combat.

1955 Grand Prix catholique de littérature.

1966 Prix de La Plume d’or décerné par Le Figaro littéraire pour Vie de Guillaume Périer.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Romans.

 

Les Reins et les Cœurs. Préface de Gabriel Marcel. Paris, Plon, 1947 ; Le Seuil, 1965.

Le Fil de la vie.

Tome I : Né de la chair t Paris, Plon, 1951.

Tome II : Le Vent souffle où il veut, Paris, Plon, 1954.

Le Fer rouge, Paris, Le Seuil, 1957. G.B.K., Paris, Le Seuil, 1960.

Vie de Guillaume Périer, Paris, Le Seuil, 1966. Nouvelles.

 

Nouvelles.

 

Les Portes de la mort, Paris, Plon, 1948.

 

Essai.

 

Paul Claudel par lui-même, Paris, Le Seuil (coll. « Les Écrivains de toujours »), 1963.

 

Conte.

 

Tabakou à Jérusalem, Paris, Desclée de Brouwer, 1965.

 

Textes de courts métrages cinématographiques.

 

Vrai Visage de Thérèse de Lisieux, réalisation Philippe Agostini, Production du Parvis, 1961.

La Rose et le Sel, réalisation Marc Champion, Films Armorial, 1965.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

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