Françoise Mallet-Joris

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René WINTZEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis Le Rempart des béguines, qui fit scandale, jusqu’à son dernier roman, Les Signes et les Prodiges, l’œuvre de Françoise Mallet-Joris s’inscrit dans une continuité presque parfaite. À travers toutes les histoires inventées, recréées, revécues, à travers tous les personnages imaginaires et réels, la romancière pose une unique question : où est la vérité, ce qui veut dire aussi, qui est la vérité ? Face à la vie, face au monde, au sein d’une société qui ne l’effarouche ni ne la rebute, parmi les hommes dont elle ne comprend pas toujours les jeux, elle est comme un enfant qui interroge : « C’était pour de vrai ? » Elle le fait franchement, sans arrière-pensée, sans comédie ; son tempérament de Flamande la pousse à aller droit au but, sans détours ; ce qui compte, c’est la vérité et il faut savoir l’aborder sainement, avec lucidité, admettre qu’elle peut être cruelle, qu’elle ne laisse jamais en repos, qu’elle seule est digne du combat de la vie. Françoise Mallet-Joris écartera donc de son existence les faux-fuyants, les tromperies, les cachotteries ; elle démasquera les hypocrisies et les mensonges dont se parent les êtres malheureux ou méchants. Elle n’a pas peur du scandale, mais du silence, de l’angoisse que l’on éprouve à rester sans réponse, de la solitude où plonge l’égoïsme. On a l’impression que toute l’œuvre n’existe, n’est entreprise, n’est poursuivie qu’en vue de cette quête de la vérité, ne serait-ce que des instants privilégiés qui permettent de la saisir, de la relation, des rapports entre les hommes d’où elle doit jaillir. Tant que cette intimité secrète, cette harmonie n’ont pas été révélées, tout nous reste étranger, incompréhensible, nous apparaît laid et sale. Claude Roy rapporte une anecdote qui éclaire ce propos. L’un des enfants de Françoise Mallet-Joris, lisant Tarass Boulba, commente ses exploits et ses crimes : « Ce n’est pas bien, mais c’est beau ! » Et sa mère ajoute : « Oui, c’est beau comme est beau l’incendie. Je ne suis pas contre l’incendie moi-même. Ce que je n’aime pas, ce sont les faux incendies au néon. » Ce que la romancière des Personnages déteste avant tout, c’est précisément les fards, les comédies, les micmacs. Dans son jardin, dans sa retraite, les voix des grandes personnes ne l’atteignent pas, et lorsqu’il lui arrive de les entendre, elle n’y répond pas pour les punir de leurs mesquineries, de leurs lâchetés, d’être si fausses. Le temps n’a pas émoussé son besoin de vérité. L’essentiel, c’est que ce soit pour de vrai !

Il fallait pouvoir tout dire, aller jusqu’au bout de la franchise, de la sincérité. Dès son premier livre, Françoise Mallet-Joris relève le défi. Les amours d’Hélène, qui partage avec son père, veuf, les faveurs de Tamara, dans Le Rempart des béguines, provoquent le scandale, sans que celui-ci ait été recherché ou voulu. Après La Chambre rouge où l’on retrouve les mêmes personnages, après un recueil de nouvelles, Cordélia, où les spécimens de l’humanité n’offrent rien que de très pitoyable et de très affligeant, Françoise Mallet-Joris, avec Les Mensonges, montre son vrai visage ; elle n’en avait rien caché précédemment, mais, cette fois, elle le fait avec moins d’apprêts sinon de raffinements. Hélène est bien parente en esprit d’Alberte, comme le sera plus tard Marcelle ; sans vouloir démontrer, refusant tout roman à thèse, l’auteur se contente de peindre la réalité avec beaucoup de soin. Son personnage principal, un riche bourgeois, Klaes van Baarnheim, veut transmettre son héritage à sa fille naturelle ; Alberte le refusera. Tout son être se révolte contre les « mensonges » d’une société bâtie sur l’âpreté du gain, le mépris d’autrui, la cruauté. Elle restera seule, abandonnée de ses amis, de ceux qui prétendaient l’aimer. Sa révolte aura su préserver son intégrité et sa pureté.

L’Empire céleste campe un tout autre personnage, à l’opposé d’Alberte ; il cédera aux pressions de son entourage, abdiquera le peu de dignité qu’il possédait. Dans ce restaurant chinois, tenu par un Grec, avare et vaniteux, dans un quartier de Montparnasse, se réunit un petit peuple d’habitués, grouillant de vie et de pittoresque. Stéphane, pianiste de brasserie, artiste raté, qui a épousé pour se racheter une prostituée qui continue de l’entretenir, tient un journal où il consigne sa grandeur d’âme. Il en confie quelques pages à Martine devenue sa confidente en tout bien, tout honneur. Bientôt, les habitués de « l’Empire céleste » se feront de Stéphane la représentation d’un héros, d’un saint. Pris dans le jeu, dans l’engrenage, Stéphane devra jouer son rôle jusqu’au bout ; il quittera sa femme, abandonnera son métier, jugera sévèrement son ancienne vie dont il s’était d’ailleurs admirablement satisfait avant de devenir aux yeux de ses voisins l’être exceptionnel du journal intime.

Dans Les Personnages, ce n’est plus la révolte qui, comme pour Albert et Hélène, apporte la sérénité, la paix de l’âme. C’est la résignation, l’acceptation de ce pour quoi l’on est fait. Sous le couvert d’un roman historique, Françoise Mallet-Joris scrute le cheminement de la foi au cœur d’un être vulnérable, faible, mais attentif. Louise de la Fayette, maîtresse de Louis XIII, est écartée du pouvoir, forcée d’entrer au couvent. Sa vocation lui sera imposée. C’est ignorer que la Providence existe. Louise trouvera son bonheur en Dieu.

Deux ans plus tard, Françoise Mallet-Joris reconnaîtra dans Lettre à moi-même qu’elle n’est pas restée, elle non plus, insensible à l’appel de Dieu. Ce livre, qui nous montre une jeune femme d’une trentaine d’années, romancière connue (elle a reçu le Prix Femina), mariée, mère de quatre enfants, en quelque sorte comblée par la vie, est une confession à peine voilée. Si Françoise Mallet-Joris se déclare satisfaite de son état d’épouse, de mère, d’écrivain, c’est qu’elle a trouvé la réponse à son interrogation. Elle fait part d’un évènement, tenu jusqu’alors secret : sa conversion au catholicisme. Sa quête de vérité, d’absolu a été récompensée. L’on sent bien dans ce livre, malgré le ton ironique, féroce parfois, que l’auteur prend pour décrire le monde qui l’entoure, le milieu qui est le sien professionnellement, que le seul partenaire de cette évocation d’une vie, de cette analyse d’une âme ne peut être que Dieu ; Françoise Mallet Joris a cherché Dieu, L’a attendu et c’est Dieu qui l’a retrouvée. Tout au long de ces pages, c’est à une rencontre que l’on assiste, à la lente prise de possession d’un esprit et d’un cœur et de leur abandon dans les trésors de l’amour.

Avec Les Signes et les Prodiges, Françoise Mallet-Joris pose désormais la seule question qui l’intéresse vraiment : la rencontre entre Dieu et l’homme est-elle possible ? La vie qu’elle décrit, les hommes dont elle raconte l’histoire appartiennent à l’humanité sans grandeur, sans héroïsme qui reste aveugle devant les signes et les prodiges. Pas une once de comédie, pas le moindre artifice, pas le moindre fard dans le tableau de cette société qui est la nôtre et où les individualités même les plus troubles, les plus secrètes n’ont plus rien à lui révéler sur la nature humaine, sur sa misère. L’art de Françoise Mallet-Joris qui, dans un kaléidoscope grouillant de couleurs, de formes, de puzzles, masse l’existence à tous ses niveaux, est dans ce roman d’une intensité, d’une vérité, d’un réalisme qui n’appartiennent qu’aux plus grands écrivains. Un style puissant, toujours construit, équilibré, se servant avec justesse de tous les claviers du lyrisme, trouvant l’image qui suspend un instant la phrase, fait de ce livre quelque chose de dru, de dense, le miroir qui renvoie à l’homme sa propre image.

Cet homme, c’est Nicolas qui ne se plaît pas dans sa peau. Il espère en changer. Sa maîtresse, Marcelle, l’aidera peut-être à se libérer de son passé, à se délivrer de l’angoisse intérieure qui le brûle. Mais lorsqu’elle attend un enfant, Nicolas prend peur. Il refuse, une fois encore la vie, celle qu’il a donnée et qu’il ne peut assumer pleinement dans un monde absurde. Il craint de corrompre les êtres qu’il approche et qu’il croit aimer. Au volant de sa voiture, il fait le dernier pari qui compte : celui de sa propre mort, de son suicide. Marcelle prendra patience. Elle a deviné que si Dieu existe, il y a, dans son plan, une place qui revient à Nicolas et qui ne revient qu’à lui, même s’il en a ignoré la signification. Avec le frère de Nicolas, prêtre dans un bidonville, elle s’écrie : Loué soit Dieu !

Françoise Mallet-Joris, éprise d’amitié pour ses personnages, remplie de tendresse pour leurs misères, continue à s’interroger sur cet être fragile, mesquin, orgueilleux et médiocre qu’est l’homme placé depuis toujours devant la rédemption dans un univers qu’il ne comprend pas, qui lui échappe et le blesse cruellement. Elle le fait avec courage, animée d’une foi pathétique mais bienveillante, tout entière tourmentée par son immense besoin de vérité, par les exigences inépuisables de la foi.

 

René WINTZEN.

 

 

« Un livre, n’importe lequel. Une histoire d’amour, ou celle d’un homme qui écrit son journal, ou celle d’une jeune fille qui entre au couvent... Peu importe. N’importe quel sujet, comme je me sens être n’importe qui. Une simple donnée, comme celle d’un problème. Donnée inéluctable, bien sûr... Donnée identique, avant la conversion et après. Identique, et pourtant... Je ne me servirai pas de Dieu pour écrire ce livre, mais j’espère que Dieu se servira de moi. »

 

Françoise MALLET-JORIS, Lettre à moi-même.

 

 

Œuvres essentielles

 

LES SIGNES ET LES PRODIGES. – En se suicidant, Nicolas croit, peut-être, échapper aux signes et aux prodiges qui se sont accumulés sur sa route. Mais il ne pourra éviter d’être un signe pour les autres. La rencontre avec Dieu qu’il a refusée, qu’il a ratée, par orgueil et parce qu’il s’est complu dans l’absurdité du monde, la femme qu’il a aimée et l’enfant dont il est le père la réussiront-ils ?

LETTRE À MOI-MÊME. – Le journal d’une jeune femme, épouse, mère de famille, écrivain, qui a trouvé la réponse à l’interrogation que pose son existence (ou le récit d’une conversion, l’enregistrement du dialogue qui s’établit entre la créature et son créateur).

LES MENSONGES. – Klaes van Baarnheim veut transmettre son héritage à sa fille naturelle, Alberte. En refusant cet héritage, Alberte repousse les « mensonges » sociaux qui le compromettent et l’avilissent. Sa révolte est celle de la pureté et de la liberté.

L’EMPIRE CÉLESTE. – La pitoyable aventure d’un musicien raté, Stéphane, qui se ment à lui-même et finit par se prendre pour un héros, pour un saint, comme le lui suggère son entourage. Il n’a pas besoin de se faire violence pour croire à sa grandeur d’âme.

LE REMPART DES BÉGUINES. Un père et sa fille (Hélène) se partagent les faveurs d’une même femme (Tamara). Cette expérience amoureuse s’achève lorsque Tamara accepte d’épouser son amant. Hélène surmonte son dépit et sa peine.

 

 

 

Études sur Françoise Mallet-Joris

 

GALEY (Matthieu), Françoise Mallet-Joris, Paris, « Biblio », février 1966.

ROY (Claude), Françoise Mallet-Vérité, Paris, « Biblio », février 1966.

 

 

Biographie

 

1930 Naissance de Françoise Lilar, dite Mallet-Joris, le 6 juillet, à Anvers. Fille d’un homme d’État belge et de l’écrivain Suzanne Lilar, membre de l’Académie royale de Belgique.

1937-1944 Études dans un collège privé à Anvers.

1945 Réussit l’examen équivalent au baccalauréat, le Jury-central. Publication de Poèmes du dimanche.

1946 Poursuit ses études au Collège de Bryn Mawr, Pennsylvanie (États-Unis).

1947 Premier mariage en Amérique avec Robert Amadou.

1948 Rentre à Paris, Naissance de Daniel.

1949 Poursuit ses études à la Sorbonne (Licence de lettres).

1951 Publication du Rempart des béguines.

1952 Deuxième mariage avec Alain Joxe.

1954 Convertie et baptisée à Saint-Pierre du Gros Caillou. Naissance de Vincent.

1955 Troisième mariage avec Jacques Delfau.

1956 Prix des libraires pour Les Mensonges.

1957 Naissance d’Alberte.

1958 Prix Femina pour L’Empire céleste.

1960 Naissance de Pauline.

1961 Voyage en Palestine.

1964 Prix Prince Pierre de Monaco pour l’ensemble de son œuvre. Entre au comité de lecture des Édit. Grasset.

 

 

Bibliographie

(principaux ouvrages)

 

Poèmes.

 

Poèmes du dimanche, avec un portrait par Félix Labisse, Bruxelles, Édit. des Artistes, 1945.

 

Romans.

 

Le Rempart des béguines, Paris, Julliard, 1951.

La Chambre rouge, Paris, Julliard, 1955.

Les Mensonges, Paris, Julliard, 1956.

L’Empire céleste, Paris, Julliard, 1958.

Les Personnages, Paris, Julliard, 1961.

Les Signes et les Prodiges, Paris, Grasset, 1966.

 

Nouvelles.

 

Cordélia, Paris, Julliard, 1956. Essai.

 

Lettre à moi-même, Paris, Julliard, 1963.

 

Biographie.

 

Marie Mancini, le premier amour de Louis XIV, Paris, Hachette, 1964.

 

Albums.

 

Enfance, ton regard, Paris, Hachette, 1966.

 

Traductions.

 

Un goût de miel, de Shelagh Delaney, en collaboration avec Gabriel Arout, Paris, Fayard, i960.

Sables, de Yaël Dayan, Paris, Julliard, 1963.

 

Préfaces.

 

Haute-Plaine, d’Emily Brontë, Paris, Club des Amis du Livre, 1962.

Tolstoï, d’Anna Karénine, Paris, Le Livre de poche, 1963.

Les Wapshot, de John Cheever, Paris, Julliard, 1965.

Pierrette et le Curé de Tours de Balzac, Paris, Le Livre de poche, 1966.

 

Éditions.

 

Nouvelles, collection dirigée par Françoise Mallet-Joris, Paris, Julliard, 1957.

Rendez-vous donné par Françoise Mallet-Joris à quelques jeunes écrivains. Fait suite à Nouvelles, Paris, Julliard, 1963.

 

 

Littérature de notre temps, Casterman, 1966,

par Joseph Majault, Jean-Maurice Nivat

et Charles Géronimi.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net