L’Orient et l’Occident
DÉDIÉ À MES FRÈRES SLAVES ET LATINS
par
le prince Pierre WOLKONSKI
« Inferficite errores, diligite hominen. »
S. AUGUSTINUS.
« Gli Slavi son destinati a infondere nellevene
esauste della vecchia Europa novelli spiriti di vita.”
GIOBERTI.
C’EST uniquement parce qu’il est chrétien que le Slave porte en lui l’avenir. L’Église d’Orient s’est montrée la plus sublime conservatrice de notre élément national. Le Verbe divin nous pénétra par la langue de la race. Ainsi fut conservé non seulement le chrétien fidèle, mais aussi l’homme de la nationalité, à travers des siècles d’oppression mongole, tartare et tudesque. Aucune nationalité n’est à ce point redevable à son Église, comme l’est le Slave, de l’intensité tutélaire avec laquelle celle-ci veillait à sauvegarder l’indigénat, l’essence de race. D’autre part, c’est par cette Église que le Slave trouve la médiation et la fraternité avec l’Asie. Ainsi la vie religieuse l’entrelace avec l’Orient. C’est un fanal divin et un ressort tout vigoureux pour marcher droit et ferme en sa mission conciliatrice.
La croyance et le culte qui prirent une nation à son berceau, l’élevèrent et veillèrent sur elle, sont seuls possibles comme religion et culte national. C’est précisément là le fait de notre sainte mère l’Église orthodoxe.
Certains écrivains d’Occident l’accablent de reproches tout à fait immérités. Le Slave, même dans la plus violente conflagration, qui briserait toutes les digues, toutes les relations, toutes les notions sociales, le Slave serait incapable de cette rage bestiale ou démoniaque contre l’autel et le sacerdoce ; rage qui forme la phase principale de la Réformation et de la Révolution ; – rage que le radicalisme essaye encore d’exciter en plusieurs pays. Aucune influence n’y amènerait jamais notre peuple. La grande moitié, et au-delà, de l’Europe est au moins indifférente pour l’autel, dédaigneuse, et pis encore, pour son ministre.
L’Église, qui a su maintenir chez ses enfants des sentiments tout différents, peut, avec une pieuse satisfaction, s’appuyer sur le mérite d’avoir conservé intact leur dévouement aux préceptes divins.
Certes, il y a aussi, parmi nous, des brebis galeuses, des sceptiques et des incrédules. Mais c’est l’Occident qui les a infectés du venin. L’immense majorité est saine.
La disjonction de l’unité primitive de l’Église de Jésus-Christ est, à coup sûr, une suite inévitable de l’action dissolvante de l’esprit d’orgueil. C’est l’adjonction de l’essence terrestre, pécheresse, à l’œuvre de Dieu. Mais c’est là peut-être aussi une voie d’épreuve et de purification ; voie qui, à travers des chutes et des rechutes, ramènera à l’unité définitive, inaugurée et promise par le Rédempteur !
Cette union, prophétisée par le disciple bien-aimé, – par saint Jean, apôtre du Verbe d’amour et d’unité spirituelle, – elle s’accomplira quand les sources d’erreurs seront desséchées. L’essence et le ciment qu’alors de son côté y apportera l’Église d’Orient – représentée principalement par le slavisme spirituel – ne seront ni les moins purs ni les moins malléables, et pourtant cohésifs.
Les Pères de l’Église, dans leurs travaux impérissables, n’étaient sous la discipline d’aucun esprit d’école, mais bien sous le souffle du Saint-Esprit, – de la charité divine et de l’amour du genre humain. Ils étaient pénétrés de la sagesse humaine, basée sur la sagesse divine. Aucun des devoirs de l’homme vis-à-vis de ses frères, aucun des devoirs qu’il a contractés vis-à-vis de lui-même, comme père et membre de famille, comme public, – souverain, sujet ou citoyen, – aucun de ces devoirs n’est oublié, n’est resté indéfini par ces incomparables penseurs. Et quelle élévation de vues, quelle saine et salutaire appréciation de l’homme, de ses destinées ! Quel enseignement clair, limpide, exact, précis, allant droit au but : tant pour ceux qui règnent ou conduisent que pour les sujets et ceux qui doivent être conduits ! Chacun peut puiser aux sources divines qui jaillissent des écrits de l’Église primitive, sans qu’elles puissent jamais tarir !
Les Pères de l’Église embrassent la nature humaine avec sa face divine et terrestre, avec tous ses points lumineux, et les ombres même les plus épaisses, avec toutes ses facultés, tant spéculatives que pratiques. Ils relient la création spirituelle à la création matérielle par un lien bien autrement pur et effectif que n’était celui des sages de l’antiquité.
Avec toutes leurs prescriptions et tous leurs systèmes philosophiques, les anciens n’ont pas su préserver leur société d’une décomposition générale dans les institutions comme dans les convictions. Leur sagesse épuisée, l’humanité d’alors ne voyait au-delà qu’un abîme de morne désespoir.
C’est là où est arrivé le stoïcisme dans sa dernière et suprême expression.
C’est que l’amour – la charité – n’était pas l’essence de la philosophie, de la vie, de la loi antique.
Seul le christianisme a fait découler le droit des devoirs réciproques : et voilà précisément pourquoi en lui l’humanité est impérissable !
Nous devrions donc, dans une ère chrétienne, être chrétiens par tous les embranchements de l’éducation. L’étude prépondérante des auteurs polythéistes y prépare-t-elle, y conforme-t-elle l’individu ? – Cette étude ne fait ni des chrétiens ni des hommes publics. – On connaît ainsi à fond la morale pratique d’Athènes, de Sparte ou de Rome ; c’est là qu’on cherche une pierre de touche pour une vie, pour des institutions différentes en tout point.
L’élément slave est presque le seul non contaminé par les traditions du paganisme. Aussi est-il plus amplement que tous les autres dans l’essence chrétienne. La sainte tutelle exercée pendant de longs siècles par l’Église contribua efficacement et en première ligne à le conserver tel.
La langue liturgique, – dans laquelle sont faites les traductions des Pères, – cette langue admirable restera toujours comme une source aussi pure que fécondante du langage actuel. C’est là que pourra toujours puiser tout Slave pour retremper et souvent même pour enrichir et épurer le langage usité ou littéraire moderne.
Ce que l’Occident nomme les hautes études classiques a généralement peu d’attrait pour les intelligences slaves. Toutefois, l’esprit d’imitation a pénétré, hélas ! et dirige l’instruction dans le sens de l’autorité classique. Cette instruction, mise de plus en plus à la portée de toutes les classes, pivote en majeure partie sur le polythéisme. Aussi ce déplorable enseignement glisse plutôt sur la surface. En observant attentivement, on en trouve la raison dans une répugnance presque innée aux intelligences slaves. Elle est plus prononcée surtout dans les natures plus virginales, – plus proches du cœur de la vie nationale, originaire slave, – vie qui se sent être en même temps générale, universelle, chrétienne. Si ceux auxquels est confiée la direction de l’instruction publique étaient plus attentifs à ces indices providentiels, à ce trait révélateur des destinées de notre race, peut-être alors auraient-ils la glorieuse initiative d’abandonner une ornière usée et exotique pour entrer loyalement dans la voie féconde et indigène ! Le développement moral et intellectuel s’accélérerait et s’améliorerait en s’harmonisant avec les impulsions internes, originaires ! Car le génie slave sent intimement sa signification : il sent que, pour lui – travailleur chrétien – la tâche civilisatrice n’est nullement dans la culture, dans la fouille, dans le fétichisme de l’antiquité profane. D’autres régions, immenses, fraîches, inépuisables, s’ouvrent devant lui. Pour y atteindre, il doit être identifié et à l’unisson avec le monde invincible, – avec le monde de la jeunesse éternelle, – le monde chrétien, – auquel il appartient le plus complètement ! – Il est donc contraire et répulsif à ce génie de se voir assigner comme pierre angulaire l’étude d’un monde de ruines. Cette étude devrait ne former qu’un accessoire dans l’éducation, dont le but est de préparer l’homme pour la vie réelle, actuelle et active. La civilisation, c’est la science vraie appliquée à la vie juste.
En Occident, sentiments, raison, raisonnements, sont aux prises en permanence, se froissent dans un choc continuel. Un vacarme assourdissant de systèmes sans solution, voilà ce qu’on y trouve comme travail accumulé pendant des siècles dans le domaine de la pensée. En prenant d’une manière presque absolue l’héritage philosophique du monde païen, le penseur d’Occident a fait accomplir à la science un mouvement centrifuge jusqu’aux moindres détails. Ce morcellement paraît pourtant arriver à ses dernières limites ; cette action des règles spéciales, individuelles, fragmentaires, doit nécessairement s’arrêter. Partout se révèle ou se presse la nécessité d’une restauration intégrale. La synthèse et l’analyse, au lieu de s’entraider, tirent chacune en sens inverse. Une méthode annule complètement l’autre. Le sophisme étend partout ses hideuses incursions ; il est sur le point de ravager et de jeter hors des gonds toute la philosophie. Celle-ci court les mêmes aventures que l’école d’Alexandrie ; il n’y a que les noms de changés. Aujourd’hui comme alors, les doctrines voguent en plein vers le panthéisme. Les aberrations philosophiques, s’entrelaçant avec le culte du classicisme, ont amené savants et lettrés, par la voie d’une fausse esthétique, aux portes d’un nouveau paganisme, incomparablement plus coupable que l’ancien 1. C’est par lui qu’on cherche à résoudre les ondulations dans la marche du genre humain. D’autre part, la guerre acharnée faite, depuis trois siècles, par le raisonnement dit émancipateur, à la Révélation, à tout rayonnement qui d’en haut pénètre l’homme, – cette guerre a son moment de recrudescence.
Le Verbe divin ne saura être définitivement intronisé au-dessus de cette Babel tumultueuse que par une race dont le cœur et l’intelligence ne sont pas encore imprégnés du rationalisme, dont l’imagination est pure du plasticisme panthéiste, de l’esthétique païenne, idolâtre. La synthèse d’imagination est une des plus puissantes agences de notre âme ; elle s’établit bien plus rapide, elle est différente de la synthèse produite par l’opération des sens. Mais pourtant la première comme la seconde ne sont-elles pas étrangères, presque devenues impossibles à l’époque actuelle chez ceux qui personnifient la culture occidentale ? N’est-ce pas là un signe que la décomposition, la dissonance, y germent de plus en plus, et qu’une fraîche essence civilisatrice devient imminente ? La civilisation ne saurait se maintenir si l’élément des peuples neufs, vigoureux, foncièrement chrétiens, ne régénère pas ceux qui commencent à donner les plus indubitables symptômes d’affaissement.
Depuis les temps les plus reculés, chaque race a laissé son empreinte dans le domaine de la spéculation. Celles qui, à l’heure qu’il est, sont en possession de ce domaine, semblent aussi s’être usées à ce labeur.
Au moment antique 2 succéda la spéculation italo-universaliste et la germano-individualiste. L’une comme l’autre, malgré leur opposition réciproque, sont pleines de réminiscences païennes. L’une comme l’autre ont laissé sans solution la majeure partie des problèmes tombés en héritage, ou de ceux qu’elles se sont posés elles-mêmes 3.
Le slavisme spirituel, à mesure qu’il arrivera à la conscience de soi, et qu’il étendra la perception de ce qui est en dehors de lui, pourra bien questionner cet Occident si orgueilleux, si présomptueux, si injuste même envers lui.
Où est la sanction qui autorise l’Occident à vouloir faire accepter les résultats qu’il prétend avoir obtenus, comme conquêtes définitives ? Comment appuiera-t-il la prétention d’être parvenu à ces régions élevées de la spéculation ? Il peut lui demander comment il a fait l’éducation de l’homme et de l’humanité. Pourquoi, presque d’un bout à l’autre, l’Occident s’est-il éloigné du type purement chrétien, s’efforçant même souvent de mettre ce type de côté ?
Mais tous les moments philosophiques qui occupèrent les races nos devancières étaient autant de phases laborieusement découvertes et laborieusement développées. Toutes ces époques de découvertes successives étaient, par cela même, préparatoires. De là entre elles pas de lien puissant. Elles sont comme des voies plus ou moins parallèles qui mènent vers le but central, la généralité absolue, mais ne les atteignent jamais. – Ces moments semblent, dans le présent, avoir maintenu leur caractère non liant, comme aussi les ornières battues et rebattues par les races d’Occident semblent incapables d’aboutir à une vraie synthèse. Seule la race slave ne s’y est pas fourvoyée, n’a pas participé à ces évolutions. C’est donc la tâche du slavisme spirituel, resté ainsi libre, en dehors de ces moments et de ces ornières, de les embrasser, de les harmoniser, de les ramener à l’unité supérieure, – bref, – de concilier le tout. Cette tâche sera complémentaire, mais dans un terme supérieur. C’est par un terme de cette nature – essentiellement chrétien – qu’on arrivera à la solution des problèmes que siècles, races, générations, écoles, partis, se transmettent successivement. L’avenir appartient toujours à une idée. Mais celle-ci doit s’incarner, trouver son représentant dans une race qui, entière, y réponde comme un seul homme. Mais quelle est l’idée assez intense pour pénétrer jusqu’à la moelle les races de l’Occident ?
Partout l’individualisme !
La faculté assimilatrice est seule essentiellement progressive. Le slavisme distinguera, mais ne disjoindra pas ; c’est à lui qu’il sera donné de développer la méthode conciliatrice, pour ainsi frayer pacifiquement la voie vers le terme supérieur de véritable unité !
La mission spirituelle slave ne saurait être de faire de l’éclectisme entre les innombrables systèmes qui se disputent, se divisent, s’arrachent l’esprit humain, mais de trouver, aidée de Dieu, l’équation supérieure.
Le slavisme, épuré lui-même dans un sens plus élevé, ne reculera pas alors devant la sainte responsabilité d’une doctrine universelle. Pour se maintenir pure, la dialectique doit toujours opérer dans le vrai, dans le chrétien. Alors elle n’inclinera ni vers le panthéisme ni vers le mysticisme. Elle servira alors d’échelle solide pour remonter à des objets de plus en plus stables, de plus en plus simples, abandonnant le phénomène pour l’essence, le contingent pour l’absolu, l’accidentel pour le général. Les régions centrales sont les plus aptes au développement civilisateur sous toutes ses faces, – tant au point de vue spirituel qu’au matériel. – La race slave est seule ainsi centrale.
Elle est le centre où peuvent se fondre l’ontologisme italo-germain et le psychologisme italo-celte.
Elle est centrale entre la spéculation contemplative de l’antique Orient et la pratique entreprenante du moderne Occident.
Elle est centrale entre les autres races japhétiques et les races sémitiques.
Son domaine, enfin, parallèle en longueur à toute l’Europe centrale de la zone tempérée, est central, emboîtant l’Europe dans l’Asie.
La langue dont la racine primitive pénètre jusqu’au langage qui le premier lia les hommes entre eux, cette langue est vivante par une partie de ses rameaux en Europe, par d’autres en Asie, tandis que le tronc vigoureux vit au milieu, entre les deux extrêmes.
Slave : c’est ainsi que la race se nomma elle-même. Slov, – Slovian, – Slovak, – Slovène, – renferme non seulement la racine, mais le verbe entier, Slovo (logos-verbum). Ceci dans tous les dérivés, dans tous les idiomes.
Le logos, le verbe, le slovo, – dans toutes les langues, – comme dans toute spéculation philosophique, c’est le sujet en opposition du cosmos, objet hors du moi. Jugeant ainsi par cette étymologie vivante, qui donne l’historique et le sens à la parole, le Slave, – Slovianin, – se nommant ainsi, se sentait être sujet, et objets, les peuples hors de sa famille. C’est pourquoi il nomma les Teutons Niémoy, Niémy, Niémetz, – non mien, non nous, muet. – (Peut-être problème, qui devait être résolu par le représentant du slovo, verbe, c’est-à-dire en recevoir le nom, et devenir être.) Le Slave adjoint souvent à son nom de race, le rendant plus expressif, le nom générique de l’homme, – tschélovïek. Le peuple russe le fait généralement, disant rousskoï tschélovïek. Or, ce mot tschélovïek, homme, se compose de deux mots : tschélo, signifiant front, et vïek, siècle ; mais, dans l’acception très usuelle, surtout en russe et en slavon liturgique, vïek a le sens large d’éternel, durant à travers toute l’éternité. Ce mot est donc dissyllabique 4, mais chaque syllabe séparément n’est pas une exclamation, mais un monosyllabe complet, plein d’un sens aussi vigoureux que large, comme le sont les monosyllabes du langage primordial révélé à la créature par le Créateur.
Presque tous les pays de l’Europe actuelle – tous les peuples barbares qui pillèrent et mirent en lambeaux l’empire romain – lui furent soumis, furent ses sujets ou ses vassaux. La langue latine fut donc partout en usage, et connue des barbares avant que ces esclaves révoltés s’abattissent sur l’Italie. Ils trouvaient le latin partout : en Asie, et depuis l’Euxin jusqu’aux colonnes d’Hercule, dans les Gaules, dans les îles Britanniques, en Afrique. Voilà pourquoi on trouve dans l’allemand une réflexion du latin, et des termes à racine commune. Voilà pourquoi aussi il fut si facile à l’Église d’Occident de maintenir comme sacerdotale la langue latine, qu’aussi bien les sujets anciens comme la majeure partie des nouveaux venus barbares étaient de longue date habitués à reconnaître comme maîtresse.
L’immense majorité, mais surtout l’aorte slave, fut en dehors de la discipline antique. Aussi le slavon n’a-t-il aucune communauté immédiate avec le latin. Selon la tradition de l’Église primitive, maintenue en vigueur en Orient, c’est dans la langue nationale que le christianisme fut prêché et le culte établi chez des peuples qui ne connurent jamais d’autre langue dominante que la leur propre. La race slave se montra toujours fidèlement attachée à sa langue.
Les Tchèques revenaient à maintes reprises à la charge, déjà même au quinzième siècle, pour relever par le culte la langue nationale. Et en Pologne, la plus facilement latinisée dans les derniers temps, on faisait des efforts, dans les dixième, onzième et douzième siècles, pour conserver le culte à la langue domestique, alors incomparablement plus pure de mélange avec le latin ou l’allemand ; car les emprunts s’opérèrent bien plus tard.
La langue slave a ses racines dans les premières origines du langage humain. De là l’entrelacement de ses radicaux avec toutes les langues primitives, matrices comme elle. À mesure qu’on l’étudie, on découvre de plus en plus ces rapports. Si son étymologie l’allie au sanscrit, c’est tout au plus une preuve de leur commune dérivation.
L’antiquité à millions d’années de l’Inde se maintiendra-t-elle longtemps encore en faveur ? – L’engouement d’attribuer ces milliers fantastiques de siècles à la civilisation indienne, de faire du sanscrit comme de la race indienne le berceau de tout le genre humain, tout cela paraît avoir sa source principale dans le sentiment antichrétien : trouver à tout prix une autorité pour renverser celle du Pentateuque.
L’alliance du slave avec le sanscrit, leur similitude, remontent à ce qu’ils appartiennent tous deux aux japhétides ; et c’est là aussi une raison de l’identité des racines entre elles des autres langues matrices de l’Europe. Mais cela ne prouve point que des vallées du Tibet l’humanité se soit répandue en plantant le sanscrit en Islande comme dans la Bétique. Le rapprochement très intime du slave avec le sanscrit a, en tout cas, cette valeur certaine, incontestable, de nous faire place sur ce sommet de l’Himalaya indo-germanique, sur lequel les Teutons se sont hissés eux-mêmes avec tant de complaisance, et de les en faire dégringoler au moins d’un degré. C’est le sentiment de cette nouvelle perte qui rend les professeurs tudesques si acharnés contre tout ce qui est slave. Il faudra pourtant que là-dessus, comme sur bien d’autres points, ces doctissimes seigneurs prennent leur parti. L’étude plus étendue, plus philosophique de la langue slave, projettera une lumière toujours nouvelle et féconde sur l’origine et l’alliance des dialectes. Comme dans les autres champs de l’intelligence, – comme là où les grands intérêts de l’humanité sont en jeu, de même aussi la philologie générale, – générante, génératrice et généreuse, – attend et recevra du slave une culture plus complète, plus intégrale, plus explicite !
Le russe actuel est le fruit le plus pur, le plus suave et le plus fort en même temps de la matrice slave. – Il en a conservé tous les caractères primordiaux, toute l’intimité indigène, au point d’être à lui seul langue mère et complètement organique. – La langue a peu d’équivoques, peu de monosyllabes privés de sens, à pure exclamation. Elle est claire et riche, fournissant au savoir des dénominations tirées de ses propres racines, et des noms durables, également doux et énergiques, n’ayant presque pas besoin, dans aucun champ d’études, d’emprunter des expressions exotiques. Les idées et connaissances humaines, qui, pour la plupart, répondent au vocabulaire de notre langue, ne le font pas selon l’arbitraire des auteurs ou selon le caprice du compilateur lexicographe ; – elles ne répondent pas suivant cette somatophonie confuse que le peuple recueille des vibrations ambiantes ; mais elles le font selon la force des éléments mêmes de la prononciation humaine, éléments que le Créateur connaissait avant les temps et enseigna à l’humanité.
Comme organique, – plus ou moins en commun avec toutes les autres langues slaves, mais toujours plus richement qu’elles toutes, – la langue russe a la facilité de transformer les substantifs en verbes, et surtout celle de faire des modifications innombrables du verbe, sans analogie en ceci avec les autres langues de l’Occident.
Comme organique, elle possède la faculté et se prête à la composition des paroles. Elle ne répugne ni ne se refuse aux expressions composées, fondues en une par agrégation, et non point par juxtaposition. Pénétrante, elle s’adapte admirablement aux travaux profonds de l’intelligence spéculative 5, aussi bien qu’à ceux de l’intelligence pratique 6. Elle satisfait pleinement à toutes les plus sublimes inspirations, à tous les élans de l’imagination poétique, – langue riche et imagée sans fin 7.
En même temps, par une originalité unique au monde, cette langue est la plus pure dans la bouche du peuple ; elle y est idio-ethniquement la plus correcte. Pour l’immense région dont se compose la Grande-Russie, et dont Moscou est toujours le cœur, il n’y a pas d’idiome, de patois – (comme, par exemple, il n’y en a pas en Toscane, et plus intégralement encore chez nous, car cette absence du patois s’étend aussi bien à la correction des termes qu’à l’accent et la prononciation, ce qui n’est pas le cas italien, comme en fait foi l’adage : Lingua toscana in bucca romana). – En Grande-Russie, on peut carrément l’affirmer, il n’y a qu’une langue pour le populaire comme pour le lettré.
Parmi toutes les langues slaves, seule la nôtre s’étend, se développe, comme légale et disciplinaire. Elle seule progresse, quand les autres sont stationnaires ou, hélas ! rabougrissent même. Les langues ne vivent qu’avec les empires. Alors s’incorporant, s’incarnant dans les lois, les coutumes, les usages ; parcourant avec aisance, sans intimidation, sans contrainte, toutes les sphères du savoir et de l’étude, elles évoquent harmonieusement la vie, et, pour ainsi dire, la reçoivent, abondante, savoureuse, élastique, à leur tour. Tous les autres dialectes de racine slave glissent plus ou moins rapidement la pente rétrécissante des idiomes ; seul le russe s’élève à la puissance de la langue unitive. Il rafraîchit, réchauffe, ravive ses langues sœurs. Et si celles-ci possèdent quelques richesses spéciales, ces perles, la langue russe les absorbera en leur octroyant son droit de cité.
Dans l’intérieur de la famille slave, seul le Russe peut en parler avec facilité et pureté tous les dialectes : ceux de l’Elbe, de la Vistule, du Danube, comme de la Maritza, sans que le Tchèque, le Polonais ou tout autre Slave puissent, avec la même aisance, et surtout aussi purement, manier la langue russe. Sa prosodie, riche et variée, est pour les autres Slaves, surtout pour les Polonais et les Tchèques, une pierre d’achoppement, presque un obstacle insurmontable.
Aucune race, dans l’humanité entière, n’est dotée de la facilité d’apprendre et de parler les langues étrangères comme le sont les Slaves, et, parmi ceux-ci, particulièrement les Russes. C’est un don inné que l’étude la plus obstinée peut à peine faire acquérir aux autres ; et cette faculté presque intuitive est le corollaire naturel du verbe Slowo, – dont il est la personnification. C’est là un témoignage de plus que le Russe est prédestiné dans les décrets suprêmes à être le conduit conciliateur et médiateur, à être le missionnaire par excellence de la grande œuvre des Japhétides. Le Russe doit pouvoir parler avec la même facilité à ceux de sa droite ou de sa gauche.
– « Que Dieu agrandisse la postérité de Japhet, et qu’il habite dans les tentes de Sem 8. »
L’accomplissement de cette promesse sacrée n’a pas encore eu son temps.
C’est la conciliation entre l’Orient et l’Occident, – l’union véritable, – la fusion chrétienne de l’Europe et de l’Asie qu’elle présageait !
Mais, comme dit la Sainte Écriture, la postérité de Japhet doit être agrandie : donc elle doit atteindre son développement intégral. Le fils cadet n’a pas encore atteint sa majorité ; le Slave doit donner son verbe, – son Slovo ; – il se donnera lui-même tout entier ! Alors la prophétie s’accomplira dans toute sa gloire : les Japhétides habiteront pacifiquement sous la tente de Sem, à l’abri de la croix rédemptrice, et l’Occident se combinera amoureusement avec l’Orient !
Depuis la portée si universelle que le nom de civis, et plus tard civis romanus, avait dans la ville et l’empire, ce nom n’a de signification aussi large, aussi noble, – dans le sens intime d’aucune langue, – comme dans la langue russe.
Être civis romanus fut, socialement, l’apogée de la dignité de l’homme.
C’était être civilisé, c’est-à-dire jouir de la plénitude des droits.
Il n’y avait d’exclusion ni pour la race, ni pour la caste, ni pour la position sociale. Cet honneur pouvait être conféré à tous ; rois, patriciens, plébéiens, le cives embrassait tout et n’anéantissait rien.
Ainsi le grajdanin, citoyen, le grajdanstvo, droit de cité, comprennent la société entière avec toutes ses gradations, et ne se rapporte pas exclusivement à un lieu ou à une classe déterminée. Le sens intime est encore plus large que n’avait la dénomination civis romanus. D’autre part, grajdanin n’a pas cette filiation, cette origine, cette nuance démagogique, nivelatrice, comme celle du citoyen en France ; ni le sens très restreint, étroit, mesquin, presque ridicule, rabaissant tout à une classe mitoyenne, ou, plus exactement médiocre, comme le Bürger, bourgeois (régulièrement philistin) de l’Allemagne. – (Par une singerie sans pareille, des bourgeoisies de certaines villes modernes qui n’ont pas même la valeur d’être une parodie ou caricature de la Ville éternelle, de l’antique Urbs, de la Cité mondiale, – ces corporations épicières se sont grotesquement mises à accorder comme une distinction (!) leurs droits de cité ; et, aveuglement inqualifiable, des têtes souveraines se sont laissé ainsi recouvrir leur couronne du bonnet de coton !)
Grajdaninest aussi bien noble, artisan, ou paysan ; et le grajdanstvo exprime une dignité collective, une et universelle, un état général, solidaire de civilisation sociale. Tel est le sens qu’a cette dénomination, aussi bien dans l’usage journalier que dans le légal, dans l’intime que dans l’officiel : elle est donc absolument légitime, adéquate à la vérité comme à la réalité. Être grajdanin, c’est jouir de tous les droits que comporte la civilisation de l’État 9. – Ce mot dérive de grad, cité ; mais ce dérivé détruit, pour ainsi dire, l’enceinte, la résout en se répandant dans l’universel !
La même portée, la même signification ne se retrouve plus, par exemple, dans le nom polonais obywatel. Sa filiation comme son sens principal ressemblent à ceux du citoyen français, avec mélange d’une petite, toute petite dose du sens du bürger allemand. Si le titre d’obywatel n’exclut pas nécessairement, en tout cas il neutralise les positions et les classes sociales. C’est un ciment fade, faible et même débilitant. Ce n’est plus ce lien autochtone, robuste, vigoureux et vigorisant, qui les embrasse toutes. Son étymologie purement de langue est assez maigre. Son radical n’est autre que bywac, fréquenter, visiter, – et, par extension, solliciter ; bywatel, fréquenté, répandu, et par extension (imméritée, j’aime à le croire), quémandeur.
Parmi toutes les langues slaves, c’est donc dans la langue russe que s’élabore avec unité tout ce qui marque l’aurore d’une nouvelle ère, car elle seule est langue d’avenir parmi les idiomes frères. Voilà pourquoi elle s’impose intellectuellement à tous ces idiomes ; et elle le fait avec plus de logique encore – et par droit de conquête et par droit de naissance – vis-à-vis des langues étrangères parlées dans ses domaines.
L’ingérence de l’Occident, de quelque nature qu’elle fût, quel que soit le caractère dont elle se revêt, cette ingérence fut invariablement morbifique pour la race slave. Tout ce qui voulait vivre sous ses inspirations s’affaissa et mourut, – et mourut honteusement. Il en arriverait autant pour l’avenir. Notre histoire familiale, à nous tous qui sommes Slaves, le révèle surabondamment, presque à chaque ligne. Même de légères affinités, même de superficielles connexions avec l’Occident limitrophe, – c’est-à-dire tudesque, – affaiblissent notre principe interne, vital.
Il faut absolument que l’essence slave circule avec alacrité dans le corps entier, et alors seulement on pourra puiser et trier ce qui est valable en Occident, pour le digérer et le reproduire.
Mais, prise avant la maturité, cette nourriture étrangère devient corrosive.
Dans les rapports des nations ou des races entre elles, il ne doit certes pas y avoir d’exclusivisme ; mais choix et opportunité doivent pourtant présider à ces rapports.
Agissant contrairement, on perd ses signes distinctifs et originaires ; – or, ces signes, c’est Dieu qui les a donnés !
En outre, les copies sont toujours plates ; – et ceux qui copient sont, après tout, de tristes exemplaires !
Le factice, l’artificiel, le forcé n’a pas de consistance.
Dieu grand ! il serait plus que temps de nous pénétrer de ta parole :
– « Tout royaume divisé contre lui-même sera détruit, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne pourra subsister 10. »
Au-dessous de la croûte formée par les affluents exotiques, germe et pousse la puissante intelligence indigène. Un labeur s’opère qui s’étend en largeur et en hauteur. Quand l’heure bénie de son intégrale éclosion frappera, il percera, remontera au-dessus sans aucune violence. Car ce qui est fort est calme. Mais tout ce qui est importation confuse et agitée de l’étranger est éphémère et superficiel. Tout ceci s’affaissera de soi-même et se dissoudra sans effort et sans bruit dans le foyer fervent et pur, ardent et chaste des éléments intimes, domestiques !
Le slavisme spirituel ne peut se mettre à la piste et encore moins à la remorque d’une culture marquée d’affaissement, de scepticisme, d’indifférence. Encore moins peut-il souffrir chez soi la superposition d’une caricature de cette culture-là !
Si par moment, au regard et au flair superficiel, ce souffle délétère, dissolvant, et au demeurant parfaitement nauséabond, paraît pénétrer plus avant, donner même des signes d’une respiration normale, ne serait-ce pas là le cas de l’éthique, dont les joues se colorent d’une rougeur trompeuse alors que la vie s’éteint ?
Nul ne saurait préciser à quel degré il est contraire aux intérêts bien entendus de notre patrie, et de toute la race slave, de se mêler à main armée, hors de ses frontières, aux vieilles querelles qui embraseraient l’Occident. Une telle guerre, agressive de notre part, ébranlerait de fond en comble la prospérité, arrêterait le développement déjà parcouru, serait en un mot désastreuse pour tous les intérêts honnêtes et ruineuse pour l’empire. – Le temps imprime au balancier un mouvement qui le précipite, – et un courant irrésistible, invincible, providentiel des évènements emporte et disloque : alliances, conventions, contrats, compromis, traités accidentels, contre nature, surannés et iniques !
Grâces à Dieu ! ce courant dégage amplement notre patrie de l’odieux et honteux chaînon de la Sainte-Alliance, élucubration incrassante du momiérisme protestant !
Ainsi disparaissent de son horizon les probabilités d’une guerre où ce traité piétiste aurait pu l’entraîner. La Russie sacrifierait encore et encore ses ressources pour soutenir des systèmes de pharisaïsme. Ces États, ennemis naturels de la Russie, seraient plus tard (ce qu’ils ont toujours été) les serpents réchauffés de la fable.
L’immiscence hostile dans les questions des autres pays, sans y être provoquée, dénaturerait la politique séculaire et si éminemment nationale de notre patrie, politique à laquelle l’empire est redevable de toute sa véritable grandeur. Ah ! ce n’est certes pas l’inspiration de l’antique génie national qui ferait ainsi dévier l’État de sa voie providentielle !
De misérables intrigues, des menées subalternes d’une diplomatie impotente, caduque, aveugle et antipatriotique, l’entraîneraient-elles à ce point ? L’influence des von Iscariotes prévaudrait-elle sur le génie slave ?
Mais, pour comprendre même les affaires de ce bas monde, il faut autre chose que l’orgueilleuse et routinière astuce des apprentis Judas !
Comprenons enfin que nous sommes l’aorte de toute notre race : nous possédons le dépôt du verbe !
Plusieurs autres branches se sont usées, d’autres existent encore, mais historiquement elles végètent à peine. Une prostration presque générale s’est emparée d’eux, une paraplégie les surplombe.
Mais l’étincelle de vie intime, originelle, n’est pas éteinte ! – et c’est miracle – sous l’éteignoir tudesque ! – Seulement cette étincelle sacrée ne peut briller comme flamme sous la hideuse pression externe, étrangère, hostile.
Il faut un souffle identique pour que cette chère étincelle s’allume dans ce vaste foyer.
Au lieu des croassements des corbeaux pillards, il faut un signe chrétien, ami, et des sons d’une parole fraternelle, allant droit au cœur des populations, afin que celles-ci se redressent, sentent et comprennent !
Le prince Pierre WOLKONSKI.
Paru dans La Grande Revue en 1888.
1Par exemple, Goethe, Schlosser, Gervinus, fanal du « libéralisme » (!) tudesque, etc., les neuf dixièmes de cette école, les doctrinaires de tous les pays et, enfin, les disciples révoltés de ces derniers : gauche hégélienne, positivistes, déterministes, évolutionnistes, nihilistes.
2Avec ses plus purs résumés dans Platon et Aristote.
3Il va de soi que je ne traite ici que de l’ordre naturel et nullement de la toute glorieuse pléiade des auteurs sacrés.
4Tscgélo, originairement tscglo et tzlo ; – vïek, originairement vik.
5Philarète, Innocent, Khomiakov et tout particulièrement Soloviev.
6Pirogov, Koutorga, Ratchinsky, etc.
7Jouhowsky, Pouchkine, Lermontov, Koltsov, le comte Alexis Tolstoï, Tioutchev.
8Genèse, IX, 27.
9Or, pour le russe, plus que pour tout autre, l’État, la Patrie est l’Église du temps, comme l’Église est la patrie de l’éternité !