Cérémonie du thé et christianisme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Kikou YAMATA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’homme qui accomplit au XVIe siècle l’unité du Japon féodal et qui inaugura la persécution des chrétiens, le Régent Hideyoshi, comptait dans son entourage nombre de personnalités catholiques nippones.

La foi chrétienne et sa culture exerçaient un véritable attrait dans les milieux de la noblesse. Les missionnaires rapportent « qu’on ne leur laissait pas toujours le temps de dire la messe ni de réciter leur bréviaire, encore moins de se reposer et de prendre leurs repas. En effet, dans ces commencements, tous venaient chez eux en même temps, la plupart y demeuraient tout le jour. Tous voulaient à la fois qu’on éclaircit leurs doutes et qu’on répondît à leurs questions, de sorte qu’on n’entendait qu’un bruit confus de gens qui parlaient tous ensemble et qui criaient à pleine tête ».

De fervents seigneurs daimyos enrôlèrent la Corporation des Aveugles, chantres de l’histoire nationale, dotés de privilèges, comme convertisseurs à la nouvelle religion. Ces derniers pénétraient à la cour des autres seigneurs où leurs récits étaient fort goûtés.

Tout d’abord ce zèle ne déplut pas au Régent. Quand l’un des daimyos chrétiens du sud, Takahama, abat les idoles, les bonzes les chargent sur une barque, les amènent à la mère du Régent en portant plainte. Mais il leur est répondu que ce daimyo est libre d’agir comme bon lui semble sur ses terres. D’ailleurs, sa sœur est dame d’honneur auprès d’une favorite du Régent. Tandis que la dame d’honneur médite sur les règles du monastère chrétien dont elle sera la fondatrice, la favorite sourit aux lettres du Régent. Ces missives amoureuses se trouvent encore dans les archives d’un temple de Kyoto.

Quand les persécutions menacent, c’est à cette favorite que le daimyo chrétien offre ses précieux ustensiles de Thé, ses poteries de Chine et de Corée, dans l’espoir de sauver les persécutés. Son offre sera rejetée. Lui-même cache deux religieux dans son bateau de rivière. Puis il s’exile à Manille. En route il sculpte dans le bois une figure assise qui représente le Christ sous les apparences d’un Sage. Les marins la rapportent au Japon en souvenir à ses amis. Sa tombe digne des superbes funérailles qui lui furent accordées existe encore à Manille.

Ce grand seigneur chrétien était un célèbre adepte de la cérémonie du Thé et suivait l’enseignement de Rikyou, Maître de Thé du Régent.

Nous retrouvons encore des chrétiens parmi les hommes de guerre du Régent. Les jésuites soulignent la ferveur de l’amiral qui commande sa flotte et appellent le général en chef de sa cavalerie Simon Kondera, le Vertueux. Celui-ci est aussi un disciple du maître de Thé Rikyou.

Cour étonnante que celle de ce Régent Hideyoshi, où parmi les intrigues, les assassinats et des mœurs dissolues passent les sobres silhouettes des maîtres du Thé et de pures figures de dames chrétiennes. On y cite les vers de Jane Onogi, dame d’honneur, et ceux de la princesse catholique Gracia Hosokawa. Le médecin du Régent se montre aussi disposé à baptiser qu’à guérir et le meilleur armurier est également chrétien. Parmi les Sept grands disciples de Rikyou on compte trois catholiques notoires.

Étant donné ces circonstances, comment se fait-il que Rikyou, personnage dominant, ne revendique pas pour lui-même cette qualité de chrétien ? J’ai essayé de percer son secret, je n’y suis pas parvenue. J’ai interrogé en vain les adeptes actuels de ses rites du Thé à Kyoto qui gardent sa statue dans une chapelle.

Pourtant sa fille fut catholique et il protégea sa fuite plutôt que de l’envoyer à la cour du Régent qui la réclamait pour sa beauté et sa distinction.

En 1590 Rikyou voit revenir de Rome les jeunes ambassadeurs envoyés par le Japon en 1582. Ils excitent partout une vive curiosité et sont reçus au palais de Hideyoshi. Ils arrivent en cortège précédés de deux chevaux arabes qu’ils vont offrir au Régent ainsi que deux épées, deux arquebuses, deux tentes de tapisserie brodées d’or et une tente de guerre. Ils ont revêtu les costumes de velours noir donnés par le Saint Père. Malgré les honneurs inouïs qu’ils ont reçus en Europe, ils déclarent que leur seule ambition est d’entrer dans la Compagnie de Jésus. Ce projet les rend aussitôt suspects.

Dans l’entourage du Régent on doit dissimuler sa foi. Beaucoup s’éloignèrent. On retrouve dans les provinces éloignées au Nord et sur la côte de la Mer du Japon, la trace de fugitifs chrétiens. Comment se comportèrent les maîtres de Thé convertis ? Plusieurs des plus illustres se virent condamnés au hara-kiri comme rebelles. J’imagine pourtant que le pavillon du Thé caché dans le coin le plus tranquille du jardin avec ses fenêtres discrètes et son approche solitaire, dut souvent servir de lieu de réunion clandestine.

Quelle part secrète Rikyou prit-il au mouvement chrétien ? La tradition de son pays dit qu’on lui envoya des émissaires pour apprendre de lui les dates du calendrier chrétien, le désignant sous le nom du Compilateur. Cette même tradition l’appelle encore l’Homme de l’Eau, celui qui baptise. Ces traits ne cadrent guère avec le silence constant de Rikyou à l’égard d’une profession de foi ouverte. Mais les gens de son pays prétendent que, condamné à son tour à faire hara-kiri, Rikyou, chrétien, n’attenta pas lui-même à sa vie. En tant qu’adepte du Thé, il aurait donné le signal qu’attendait l’exécuteur à l’aide de sa louche de bambou et non pas de son sabre entamant son ventre. Enfin, il se serait signé et ce signe de croix au moment suprême aurait aussitôt fait tomber sa tête.

Il mourut dans sa salle de Thé, dont l’alcôve était ornée d’une touffe de colza, après avoir offert le Thé à ses intimes une dernière fois et composé ces vers :

 

            Entourée de dangers dont j’ai peu parlé,

            Ma vie a duré soixante-dix ans.

            Bienheureuse cette lame qui d’un seul coup

            Transpercera tous les bouddhas que je porte en moi.

 

Une statue qui le représentait dans le portail d’un temple fut crucifiée et exposée sur un pont à l’entrée du Palais du Régent.

Fait curieux, dans la province de Tokushima, on trouve dans le cimetière d’un temple les tombes de descendants de Rikyou. Ces pierres se dressent toutes sur un piédestal en forme de croix et à Tosa d’autres tombes de sa famille portent la croix.

Ce qui nous intéresse aujourd’hui est de savoir que Rikyou fut, au XVIe siècle, le réformateur de la cérémonie du Thé et qu’en l’épurant, il semble inspiré des rites de la Messe.

Le thé avait été importé de Chine où les moines le buvaient pour se tenir éveillés au cours de leurs méditations. La cérémonie remonterait à l’inauguration d’un temple bouddhique pendant laquelle les bonzes offrirent aux invités des gâteaux et du thé en poudre. On procéda par série, offrant un bol de ce breuvage amer et mousseux par groupe de cinq personnes. Au VIIIe siècle l’empereur du Japon offrit ainsi le thé aux bonzes venus psalmodier les sutras au palais.

La rareté de ce breuvage suscita les cérémonies qui entourent sa présentation. Le shogun Iyeyasou plaça ses jarres de thé sous la garde de sentinelles et créa des fonctionnaires astreints à leur surveillance. On se mit à fondre les anneaux d’or, d’argent et de cuivre qui ornaient le sommet des pagodes pour en fabriquer des pots et des boîtes à thé.

Les nobles réservèrent dans leur jardin un pavillon pour offrir le thé qu’ils préparaient devant une étagère garnie du bol et de la boîte à thé. Le brasero, la bouilloire, le récipient d’eau fraîche, le rince-bols devinrent des objets de prix.

Au début on se réunissait pour comparer les diverses espèces de thé dont la culture avait été entreprise par les seigneurs sur leurs terres. On finit par le découvrir à l’état sauvage, petit buisson fleuri au printemps de camélias d’un blanc pur.

Le thé de la cérémonie n’est pas fermenté et n’est pas la feuille infusée pour la boisson ordinaire. Il provient d’arbustes dont les jeunes pousses ont été recouvertes de paille pour leur ôter toute astringence. Cueillies, séchées, vannées, ces feuilles sont réduites en poudre dans des mortiers ou entre des meules. La saveur en est surprenante, amère et douce, et l’arrière-goût, guetté des amateurs, réconforte l’esprit.

Le maître de Thé est à la fois maître de cérémonie, philosophe, esthète. Souvent il est architecte, dessinateur de jardins, connaisseur d’objets d’art. Il pratique la calligraphie et l’art des bouquets, le plus proche de la nature. Il est poète.

La pratique du Thé est une école de maintien spirituel et un art des mouvements sobres et élégants. Tout est basé sur l’indispensable. Tout doit y être juste. Cette cérémonie devint une source inépuisable de civilisation et exprima une exquise sympathie pour la nature humaine et l’égalité entre invités. Le maître demeure modeste, humble même et sert lui-même ses hôtes.

Je l’appellerai une méditation collective animée par quelques gestes rituels et la communion du thé. C’est un moment arraché à l’éternité mais passé sur terre tandis que l’amitié vibre dans le silence et le chant de la bouilloire. La nature est présente, une fleur y suffit.

Les éléments essentiels de cette cérémonie sont le feu, l’eau, le recueillement, la bienveillance, l’élévation de l’esprit et le Thé qui représente le secret, le don de la nature.

Le foyer, cœur de feu sans flamme et sans fumée, est formé de quelques morceaux de charbon de bois dans la cendre. Du santal ou des pastilles d’encens le parfument. On aperçoit ce feu, ardent et noir, soit dans un brasero portatif, soit, l’hiver, dans un foyer carré ouvert au milieu des nattes. Un paravent bas, à deux feuilles, replie vers lui ses ailes. Sur ce feu la bouilloire de bronze résonne comme une cloche en sourdine. Le métal est noble, l’eau limpide et son chant médite toute la vieillesse du monde et le jeune jaillissement de la vie. Le thé en poudre reste en petit monticule dans la boîte où il fut tamisé. On le puise avec une cuillère de bambou. Les bols de poterie ou de porcelaine gardent la souplesse du toucher qui les façonna. La main semble glisser dans une autre main, le doigt dans une empreinte amie. Une louche de bambou puise l’eau chaude ou fraîche et son anneau naturel donne un instant à cet élément docile une forme parfaite. À l’aide d’un blaireau de bambou finement taillé, on bat le thé dans le bol jusqu’à ce qu’il mousse, formant une écume vivante comme celle de la mer.

Avant Rikyou, le Thé fut prétexte au luxe et aux futilités d’amateurs oisifs. Ce Maître revint à l’attitude du bouddhisme Zen qui aiguise le travail de l’esprit vers l’illumination et découvre le dynamisme de la création. Mais de plus, il observa les cérémonies chrétiennes. Il a pu passer du bouddhisme au catholicisme et, vu sa situation à la Cour Impériale et auprès du Régent, garder ses convictions secrètes.

Les disciples de Rikyou ne sont-ils pas les initiés d’une cérémonie qu’il conçut comme une communion spirituelle ?

Nous savons que la Messe fut parfois célébrée dans les salles de Thé et, les persécutions venues, une pieuse nostalgie émana des rites du Thé. Que dire de ce bol marqué d’une croix, œuvre d’un disciple catholique ? Et cette ancienne bouilloire en forme de croix ne trouve-t-elle pas sa place au cœur même d’une réunion où, comme dans les catacombes, les fidèles officient clandestinement ?

La cérémonie du Thé a lieu après des agapes. À l’entrée du pavillon le bassin d’eau où l’on se purifie évoque le bénitier. Le gong annonce la cérémonie, frappé cinq ou sept fois, et rappelle la clochette de la messe. Un petit linge blanc, plié trois fois, essuie le bol. Un carré de soie ou de brocard le reçoit. Un signe de croix – la lettre YU – est dessiné au fond du bol en étalant le thé. La manière de l’essuyer rappelle le maniement du saint calice. Les salutations d’hôte à invités au moment de l’offrande du breuvage, l’étiquette imposée à l’officiant du Thé, les gestes rituels de ses mains, peuvent demeurer pour les Japonais persécutés un rappel émouvant.

Ces analogies pourraient être plus lointaines encore. Les sectes nestoriennes eurent en Chine au VIe et au VIIe siècles de nombreuses églises, et le bouddhisme a pu lui aussi s’inspirer alors des cérémonies chrétiennes.

On peut remarquer qu’aux premiers âges de l’Église les fidèles se groupaient dans la « salle de réunion et de conversation » des notables romains, appelée basilica. Les premiers autels furent de petites tables domestiques, de bois, reposant sur des colonnettes, ce qui peut correspondre aux étagères pour le Thé importées de Chine au Japon.

Quand Rikyou formula les règles du Thé en les épurant, volontairement ou non, il exprima des sentiments qui les apparentent aux conceptions de la pureté, du respect et de la charité chrétienne de l’Église. Les Japonais d’aujourd’hui pratiquent le Thé de ce Maître comme la plus pure inspiration de leur race.

 

 

 

Kikou YAMATA,

dans Les Cahiers de la Nouvelle-France,

avril-juin 1957.

 

 

 

NOTE. – Mme Kikou Yamata, japonaise de culture française, est née à Lyon, où elle a fait ses études primaires. Son père y était consul général du Japon. Elle a fait ses études secondaires à Tokyo, et elle a pris ses diplômes d’arrangement de bouquets aux écoles classiques Ikenobo et Enshyu. Elle étudia ensuite l’histoire de l’Art et la civilisation japonaise à la Sorbonne. Elle a fait divers séjours au Japon, comme secrétaire de presse ; durant la dernière guerre, elle y fut même emprisonnée par la gestapo du pays « pour idées libérales et sympathies françaises ». Depuis 1949 elle vit aux environs de Genève et à Paris. Son œuvre littéraire, publiée chez Stock, Domat et NRF, est considérable, surtout dans le roman. Des relations d’amitié avec deux membres de notre personnel de rédaction nous ont valu la présente collaboration, dont nous avons lieu de nous enorgueillir. Tout contact avec les grands humanistes internationaux est ennoblissant. Dans le cas de Mme Yamata, le génie japonais, le génie français et le génie chrétien (Mme Yamata fait profession fervente de catholicisme, son récit le laisse assez entendre) se conjuguent pour un bel exemple.

 

 

 

 

 

 

 

 

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