Marceline Desbordes-Valmore

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Stefan ZWEIG

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ENFANCE PERDUE

 

 

« D’un cœur de femme il faut avoir pitié.

Quelque chose d’enfant s’y mêle à tous les âges. »

 

 

À la prime aurore du XIXe siècle, en l’année de guerre 1801, une petite caravelle française fait voile vers les Indes occidentales, naviguant quarante jours et quarante nuits à travers l’immense océan.

À cette époque, seuls les caractères tout à fait audacieux risquent leur vie dans un pareil voyage, car les frégates anglaises, avides de butin, croisent sur la mer et donnent la chasse, comme étant de bonne prise, à tout pavillon napoléonien. Sur le pont, entre des officiers, des aventuriers, des commissaires et des marchands, entre tous les sans-patrie du désir et de la fatalité, deux silhouettes de femmes, étroitement appuyées l’une contre l’autre, dans l’angoisse qu’elles éprouvent, lorsque les vagues sautent par-dessus le bord comme des bêtes sauvages : deux femmes frêles et maladives, une enfant de quatorze ans, blonde et délicate, une petite Madone avec, à son côté, sa mère soucieuse. Les tempêtes secouent le fragile esquif et le soleil des tropiques darde son ardeur sur les voiles repliées, quand, par un calme plat, le chétif navire se balance sous l’étouffante chaleur de l’océan aux frémissements infinis. La nuit, des étoiles inconnues brillent au-dessus du pont où elles vont et viennent, inquiètes et sans ami. Maintes fois la jeune fillette chante de sa faible voix argentine des romances de l’ancien temps, pour consoler sa mère et lui donner l’illusion d’une gaîté que son cœur ignore.

Cette blonde jeune fille de quatorze ans, sous les étoiles étrangères, c’est Marceline Desbordes, connue, sous le double nom qu’elle prendra plus tard de Marceline Desbordes-Valmore, comme la plus grande poétesse française. Elle est née à Douai, dans le Nord de la France, le 20 juillet 1786, dans cette terre frontière des Flandres qui a de tout temps donné à la langue française les maîtres les plus hauts de l’accent poétique : Verlaine, Samain, Rodenbach, Verhaeren, Van Lerberghe. Les Desbordes, une vieille famille, ont, pour ainsi dire, l’art dans le sang. L’oncle est peintre et le père lui aussi, dans un métier apparenté à l’art, doit une confortable aisance à sa profession de peintre d’armoiries et d’attributs de cour. Pendant des dizaines d’années, il a décoré d’emblèmes les carrosses des gentilshommes, et il a orné d’armes et de devises un grand nombre d’objets d’apparat. Mais la Révolution a détruit les châteaux, les carrosses sont devenus rares et les blasons sont anéantis : d’un enviable bien-être la famille tombe dans une brusque pauvreté, et l’indigence et le Souci, ces compagnons sinistres, rôdent autour de la maison. Toutes ressources sont perdues, nulle part auprès d’eux il n’y a d’assistance ni d’appui. Alors, dans la hardiesse de son imagination, la mère forme la résolution de demander le salut à un parent éloigné qui habite la Guadeloupe, – à un propriétaire de plantations dont la richesse a fait naître des légendes qui ont franchi la mer. Sans se laisser dissuader par la raison ou les périls, elle se prépare au voyage et elle prend avec elle ce qu’il y a de plus faible, de plus jeune, et de plus aimé, la petite Marceline, âgée de douze ans, une enfant blonde comme l’or et délicate, avec un visage à l’éclat rose et pâle, comme celui des Vierges de Van Eyck. Le port ne serait pas loin, mais il manque aux deux femmes l’argent pour la traversée. Pendant deux ans elles parcourent vainement toute la France, avant d’avoir économisé et quémandé leur viatique. Comme la mère est sans talent et sans force, c’est Marceline, avec ses douze ans, qui doit gagner leur pain quotidien. À l’âge de l’insouciance, quand les autres enfants jouent encore avec leur poupée, elle doit déjà, comme Mignon qui n’a pas de patrie, travailler dans une troupe de comédiens ; elle doit chaque jour danser et chanter des chansons avec sa fragile voix enfantine pour gagner à peine le strict nécessaire. Et de combien de larmes ce pain avarement mesuré n’est-il pas arrosé ! La troupe dans laquelle elle est entrée fait banqueroute ; une autre fois, une directrice sans cœur la chasse en la brutalisant et seule la compassion de bons camarades les préserve de mourir de faim. Mais elles supportent tout, afin de pouvoir parvenir jusqu’à l’Eldorado, car là-bas c’est la richesse et le salut. Elles ont faim, elles mendient ; elles ont froid, elles subissent toutes sortes de privations d’un bout de la France à l’autre, ces deux pauvres femmes : pendant vingt mois elles luttent jusqu’à ce qu’enfin, à Bayonne, quelqu’un leur prête ou leur donne assez d’argent pour entreprendre le périlleux voyage. La petite Marceline est maintenant âgée de quatorze ans ; mais son enfance est irrévocablement anéantie par la misère et le souci.

Les voilà donc naviguant sur l’océan pendant quarante jours de feu et quarante nuits d’ombre étoilée, à la recherche de leur cousin qui les aidera. Mais, avant que le navire aborde, le capitaine échange d’étranges signaux avec les gens du rivage et sa mine s’assombrit. Elles apprennent cette effroyable nouvelle : la Guadeloupe n’est plus sous la domination française, un soulèvement des nègres asservis a ravagé l’île, et leur cousin, le riche propriétaire de plantations en qui elles avaient mis toutes leurs espérances, a été, l’un des premiers, massacré par cette meute en furie. Sans savoir que faire, désorientées, les deux femmes sont là sur le rivage, seules, dans un monstrueux chaos d’hommes et de choses. La mère n’a pas à s’inquiéter longtemps : la fièvre jaune, dès les premiers jours, l’emporte, avec ses désillusions, et maintenant Marceline, qui n’a que quatorze ans, se trouve toute seule, à mille lieues de sa patrie, parmi des créatures et des étoiles étrangères, à la merci de la compassion ou du mauvais vouloir de personnes qu’elle ne connaît pas. Aucune horreur ne lui est épargnée : un tremblement de terre ébranle la ville ; elle voit des colonnes de feu faire éruption du sein d’abruptes montagnes ; elle voit les maisons s’écrouler. Elle conjure à genoux le gouverneur de bien vouloir lui faciliter le retour dans son pays. Mais ce n’est qu’après des semaines – après des semaines sans nom, dont personne ne sait la misère –, que son désir est exaucé, et, cette fois sans patrie, orpheline, elle prend place de nouveau sur un pitoyable navire marchand, pour une traversée d’encore quarante jours et quarante nuits. L’enfant est le seul être féminin qu’il y ait sur le navire, et le capitaine, ivrogne et brutal, cherche à abuser de son abandon. Il la poursuit, et la gamine épouvantée est obligée de chercher une protection auprès des matelots, qui, dans une sorte d’humain haut-le-cœur, la mettent à l’abri des importunités du drôle. Pour se venger, celui-ci réclame alors le paiement du voyage et, lors du débarquement au Havre, retient la petite malle de l’orpheline, qui renferme tout ce qu’elle possède.

En noirs vêtements de deuil, sans argent et sans amis, cette enfant de quinze ans se trouve là, dans cette ville étrangère, mais toutes les amères expériences qu’elle a traversées ont fortifié son courage pour supporter les privations. Personne ne sait comment elle a pu se traîner du Havre jusqu’à Lille, où elle connaît quelques personnes. C’est là que nous la voyons surgir brusquement, en 1803, et d’aimables gens de sa connaissance, émus de son sort, organisent une représentation théâtrale à son bénéfice. L’annonce qu’une enfant échappée au massacre de la Guadeloupe paraîtra sur la scène amène au théâtre quelque affluence et lui procure assez d’argent pour qu’elle puisse enfin, après presque trois années de pérégrinations, rentrer à Douai dans la maison paternelle. Le triste message qu’elle apporte trouve là aussi une lamentable situation. Le père a beaucoup de mal pour subsister, et son frère, incapable d’un travail sérieux, est devenu soldat par nécessité et combat en Espagne pour Napoléon.

Ici aussi, c’est la misère comme partout. Elle ne reste auprès des siens que quelques jours pour se reposer, puis elle se hâte de repartir pour ne pas leur être plus longtemps à charge. La vie l’appelle de bonne heure : depuis sa douzième année, tout le malheur de l’existence s’est durement abattu sur ses faibles épaules et a étouffé sa jeunesse.

 

 

 

 

L’ACTRICE

 

 

« Toujours du talent, mais trop de sensibilité. »

(Rapport officiel du théâtre de 1814.)       

 

 

Les bons bourgeois de Lille et de Rouen, au cours de ces années où les estafettes apportent de réjouissantes nouvelles du quartier général de Napoléon, et, lorsque eux-mêmes, tranquillisés sur la situation mondiale, se rendent dans leur salle de spectacle, ils aperçoivent, au milieu de la troupe locale de comédiens médiocres et d’héroïnes fanées, une touchante figure, une jeune fille à demi formée, à la taille délicate et aux manières timides, sérieuse et pourtant rayonnante de douceur, chaste et pourtant sans froideur. Mignon est devenue Ophélie, la tendre, l’enthousiaste Ophélie ; mais la gravité précoce du visage assombri par les soucis est agréablement tempérée par un charme enfantin, qui anime chaque parole et même le geste le plus fugitif de cette fillette. Elle produit l’impression la plus sympathique. Une blonde auréole enveloppe lumineusement le visage de Marceline, dont on ne saurait dire s’il a jamais été véritablement beau. Elle-même, dans sa modestie, se trouvait « laide aux larmes », et les quelques portraits que nous avons d’elle sont incertains et pas très authentiques. Mais les critiques des gazettes provinciales de cette époque, aujourd’hui jaunies par le temps, relatent leur impression avec beaucoup de vivacité et attestent au fond, en leur sec pathétique, l’existence chez l’actrice des mêmes qualités naturelles qui plus tard inspirèrent la poétesse. Ici comme là, dans chacune de ses manifestations artistiques, son charme était la profonde sincérité d’une âme que chaque sentiment, et même le plus insignifiant, tendait jusqu’à l’infini, avec une merveilleuse force d’expansion, et ensuite ce sens intime de la musique dont l’avait douée le génie. À cela s’ajoutait alors l’éclat gracieux qui entourait sa physionomie d’enfant. Quelque chose de surnaturel et de doucement sentimental fut, sans doute, alors, une de ses particularités ; quelque chose de la mystérieuse magie des animaux qui symbolisent la tendresse, quelque chose de la grâce touchante des chevreuils, de la légèreté ailée de l’hirondelle, quelque chose de la beauté sans pareille des êtres sans défense, à qui la nature a refusé toute arme, pour leur donner en compensation ce charme de l’âme qui appelle l’émotion et la compassion. Et, de ce fait, les personnes sans défense, celles qui souffrent, les innocents en butte à l’injustice, tels sont les rôles alors attribués à Marceline. Jamais elle ne joue les héroïnes, les amoureuses ; car la passion, avec ses désirs et sa fureur, le pathos et l’emphase, l’étincelant feu d’artifice de la coquetterie lui sont étrangers. Elle ne peut – et c’est là la limite de la grandeur de la poétesse et de l’actrice – que représenter ce qui se rapproche de sa propre destinée. Alors, elle joue encore le rôle de la persécutée, de l’orpheline outragée, de la bergère méprisée, le rôle de Cendrillon auprès de ses méchantes sœurs, celui de l’innocence tourmentée, celui de la fille dévouée : toutes ces figures de jeunes filles, aux sentiments bleu de ciel, que nous connaissons, mieux encore que par cette littérature poussiéreuse, par les tableaux maniérés de Greuze et les gravures des almanachs. Mais tous ces mensonges, elle les vivifie avec son âme, car sa bonté, déployée dès ses tendres années, communique même à ces destinées artificielles une pénétrante émotion. Seule, la sensibilité du cœur, qui réagit à la moindre vibration de la personne humaine, jusqu’à atteindre le paroxysme de l’émotion, lui donne de l’importance comme actrice. Et puis, elle a les pleurs, les plus faciles et pourtant véritables, non les pleurs factices de la comédienne, mais déjà, alors, ceux de la poétesse, les pleurs jaillis des sources d’un cœur ardent et qui, lui montant à la gorge, donnent à sa voix un tressaillement chaleureux, avant de briller à ses humides paupières.

Soir après soir, elle vient devant la rampe et, pendant ces deux années, elle a représenté des centaines de destinées diverses, pour la joie des braves bourgeois de Lille et de Rouen. Mais sa véritable existence, celle qui se passe derrière les coulisses, est monotone et terne ; c’est une vie sans joie de prolétaire, s’écoulant entre le travail et les privations. Lorsque, sur le théâtre, les chandelles s’éteignent et que le rideau tombe, elle court, accablée de fatigue, vers sa maison où l’attendent les deux pensionnaires qu’elle a à sa charge, ses sœurs, qui, encore plus pauvres qu’elle-même, ne subsistent qu’aux dépens de sa pauvre vie. Sous la lampe vacillante, il lui faut encore tailler et coudre des costumes, laver des vêtements, ou copier des rôles, pour gagner un maigre supplément, et par un miracle inouï de sacrifice, il lui arrive même parfois d’envoyer à son père quelque argent, prélevé sur ses quatre-vingts francs de salaire. Mais combien de privations ne faut-il pas pour épargner ces quelques liards ! C’est souvent jusqu’au pain lui-même qu’elle sacrifie aux siens. « On me jetait des fleurs, écrira-t-elle plus tard, et je rentrais affamée à la maison, sans le révéler à personne. » Et l’on mesure toute l’horreur de la destinée de Marceline, au cri d’effroi qu’elle poussera vingt ans plus tard, lorsque, même dans la nécessité la plus profonde, elle recule à l’idée de donner sa fille au théâtre : « Plutôt mourir que de lui laisser vivre ce que j’ai moi-même vécu. »

Un heureux hasard la délivre de la province. Les artistes de l’Opéra-Comique, en représentation à Rouen, entendent dans une des pièces un petit air chanté par Marceline, et la grâce de sa personne, ainsi qu’une rare intelligence de la diction, éveillent leur attention. Ils l’aident à se procurer un engagement à Paris, à l’Opéra-Comique, et tout d’un coup la voici sur une autre voie, la voici, sans préparation et sans exercices préalables, cantatrice à une scène de renom universel ; Grétry, le grand maître, lui accorde sa paternelle affection, l’appelle « sa chère fille », et lui ouvre sa maison. Deux bons rôles lui sont confiés, bien que sa voix trop fragile n’ait pas, à vrai dire, la portée suffisante et menace de s’évanouir dans la vaste salle. Mais les musiciens, conquis eux aussi, comme tous ses autres collègues, par son charme enfantin et par la bonté modeste de son être, mettent avec intention, et secrètement, quand elle chante, une sourdine à leurs instruments, afin que son chant ne soit pas couvert et qu’il soit plus en valeur. Marceline passe cinq, six ans sur cette scène ; c’est là une période mystérieuse et voilée. L’enfant est en elle depuis longtemps disparue, sous le flot des soucis et dans l’entraînement des affaires quotidiennes, mais en elle la femme n’est pas encore entièrement éveillée. Car les deux voix n’ont pas encore résonné qui lui ouvriront son véritable univers et qui exalteront jusqu’à l’infini son sentiment en attente de l’avenir : l’amour et, avec lui, la poésie.

 

 

 

 

L’AMOUREUSE

 

 

« Mon cœur fut créé pour n’aimer qu’une fois. »

 

 

Elle a maintenant vingt et un ans. Sa grande sensibilité ne s’est jusqu’à présent dépensée qu’en humilité d’enfant et en sacrifice de sœur, mais désormais il fait ses premiers pas dans le monde, ce pressant « besoin d’aimer pour aimer ». Le fruit de sa sensibilité est arrivé à maturité. En ce temps-là, sans savoir encore ce qui l’attend, elle s’adonne passionnément à l’amitié, et l’inclination de Marceline se porte surtout vers une jeune Grecque, Délie, talentueuse actrice du même théâtre. Des relations contemporaines nous la dépeignent comme une femme sensuelle, exubérante et frivole. Ici, comme toujours, le contraste de caractère a donné naissance à l’attraction. Dans sa maison, Marceline rencontre le séducteur. C’est alors que commence le roman tragique de sa vie. Chapitre par chapitre, nous pouvons le suivre dans ses poésies ; trait par trait nous pouvons y suivre le plan de campagne de son séducteur, l’affaiblissement de sa résistance, les péripéties de son sentiment, car ce qu’il y a de merveilleux dans cette poétesse, c’est que, timide en ses paroles et chaste en son être, elle a dans ses vers soulevé jusqu’au dernier voile. Sa poésie nous montre toujours son âme à nu.

Délie joue, ici aussi, comme sur la scène, le rôle de la séductrice et Marceline celui de l’innocence. L’acteur principal est un jeune poète, l’amant de Délie, l’« Olivier » des Élégies. Il faut s’imaginer la première scène. Un jour (peut-être que Marceline vient de les laisser tous les deux), le jeune poète interroge, tout à fait par hasard, dans un moment de curiosité enjouée, Délie sur l’état du cœur de son amie, et il s’étonne, sur la confidence qu’il en reçoit, d’apprendre que cette femme de vingt ans est encore si innocente. Délie lui conseille en riant d’essayer sa chance. L’idée l’excite et le séduit ; tous deux s’allient gaîment pour un complot en vue d’enflammer ce cœur profane. La fois suivante, il s’assied déjà à côté de Marceline et lui adresse des paroles qui l’enchantent et la troublent tout à la fois ; il parle avec cette voix douce dont elle a célébré la mélodie dans d’innombrables poésies et à la magie de laquelle elle a toujours succombé. Délie reste à l’écart, souriante et curieusement joyeuse de voir son amant engagé dans cette expérience amoureuse qu’elle a autorisée. Sans en avoir l’air, elle lui aplanit la voie et favorise de ses conseils la peine légère qu’il éprouve pour aller de l’avant. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, que Marceline comprend ces frivoles machinations, plus tard, – trop tard – lorsqu’elle s’écrie :

 

          ... Ce perfide amant, dont j’évitais l’empire,

          Qui trompa ma raison par des accents si doux,

          Que vous aviez instruit dans l’art de me séduire,

          Je le hais encor plus que vous !

 

Mais alors elle est, simplement, heureuse et troublée à la fois. Il est vrai qu’en même temps elle sent le danger, inconsciemment ; son instinct frissonne devant la tentation ; elle cherche à fuir. Un sombre pressentiment traverse comme un éclair son ciel plein de bonheur : « Je l’ai prévu, j’ai voulu fuir », écrit-elle. Mais déjà son esprit résolu n’accepte plus de reculer. Il est vrai qu’elle se sauve auprès de ses sœurs et qu’elle confie son angoisse au chant et à la poésie, qui éclot en elle pour la première fois à la chaleur accrue du sentiment ; néanmoins la fatalité est déjà en marche, et elle ne peut lui échapper.

 

          J’étais à toi peut-être avant de t’avoir vu,

          Ma vie, en se formant, fut promise à la tienne,

          Ton nom m’en avertit par un trouble imprévu,

          Ton âme s’y cachait pour éveiller la mienne.

          Je l’entendis un jour et je perdis la voix,

          Je l’écoutais longtemps, j’oubliais de répondre,

          Mon être avec le tien venait de se confondre,

          Je crus qu’on m’appelait pour la première fois.

 

Il remarque son trouble à elle et sa puissance à lui. Ses sollicitations deviennent toujours plus pressantes. Il lui parle en présence de Délie, elle n’ose pas lui répondre. Elle fuit hors de la maison (on peut suivre la scène dans sa poésie), pour lui échapper – non, pour s’échapper à elle-même, à son propre désir.

 

          Je fuyais tes regards, je cherchais ma raison,

          Je voulais, mais en vain, par un effort suprême,

          En me sauvant de toi me sauver de moi-même.

 

Mais il la suit dans la rue. Ils sont pour la première fois seuls : elle, effrayée, timide, le cœur battant ; lui, prudent et calculateur. Avec une habileté inimitable, il sait toucher la seule corde de son cœur qui jusqu’à présent ait résonné : celle du malheur. Il sait que sa bonté est plus forte que son désir et il préfère se confier à la compassion, comme intermédiaire, plutôt qu’à toutes les ardeurs de la passion. Il se donne pour mélancolique et en proie à la tristesse ; et elle, qui a tant souffert, oublie ses craintes, parce qu’elle le voit souffrir et qu’elle-même connaît la souffrance. Le consoler lui paraît un devoir. Dès lors elle ne refuse plus de se rencontrer avec lui, et les chapitres se succèdent maintenant avec rapidité dans le roman de son amour. On convient d’un rendez-vous. Tout l’être de Marceline va fiévreusement au-devant de lui ; en vain elle essaie de tromper son impatience par la lecture, mais son cœur parle plus haut que le livre et en couvre tous les mots :

 

          Ah ! je ne sais plus lire !

          Tous les mots confondus disent ensemble : il vient !

 

Elle ne peut plus lire, elle ne peut plus vivre, elle ne peut plus respirer, elle ne peut plus dormir. Mais tous ces tourments lui sont chers, parce qu’ils viennent de lui ; elle aime cette insomnie, parce qu’elle pense à lui :

 

          Je ne veux pas dormir ; oh ! ma chère insomnie,

          Quel sommeil aurait ta douceur ?

 

Et quand l’heure de sa venue avance, elle ne peut plus s’enfuir ; son approche la retient au sol magnétiquement :

 

          Hélas ! je ne sais plus m’enfuir comme autrefois !

 

Déjà elle pressent qu’elle est toute à lui et que ce grand orage s’est abattu sur ses sens, qu’elle a vu maintes fois sur la scène gronder à travers des destins étrangers. Son anxiété depuis longtemps n’est plus de la défense ; c’est seulement la crainte de la nouveauté, la crainte du bonheur. Elle se reconnaît avec épouvante esclave de sa volonté ; elle reconnaît que, pour sa part, elle n’oppose plus de résistance à l’acte suprême. Il peut la prendre quand il voudra ; elle le sent, elle le sait. Et le cri pathétique :

 

          Ma sœur, je n’avais plus d’appui que sa vertu

 

dit toute sa destinée.

Il n’hésite pas plus longtemps. Le moment – que même un moins expérimenté que lui ne méconnaîtrait pas – est arrivé. Il s’approche avec résolution et ardeur. Ses larmes l’arrêtent pendant la durée d’une brève seconde, mais sa voix si tendre, cette voix au charme de laquelle elle a toujours et sans cesse et de nouveau cédé, desserre ses bras et elle sent son âme s’évader dans un premier baiser :

 

          J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante :

          Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante !

 

Tous les scrupules du sentiment et de la raison sont balayés au loin ; le passé et l’avenir s’engloutissent dans l’abîme de la passion et le feu la consume tout entière :

 

          Et tout s’anéantit dans notre double flamme !

 

Dès lors des extases illuminent ses vers – les gerbes de feu de la volupté. Comme un esclave vers la liberté, elle se précipite dans la geôle de cette passion. Seul quelqu’un qui n’a jamais connu de bonheur, seule une femme qui comme Marceline a vu toute son enfance s’assombrir dans une douleur tragique, peut porter à cette hauteur l’ardeur de l’ivresse amoureuse. Elle, qui n’a jamais comme les autres eu l’avant-goût de l’amour dans des jeux et des rêves, est enivrée par le breuvage des brûlantes lèvres de l’aimé, transportée dans la béatitude de son éveil à l’existence ; elle s’enfièvre dans la volupté de répondre à sa voix par des frissons de bonheur. Son voisinage lui semble un trop grand privilège ; elle peut à peine supporter « le bonheur accablant » de sa présence. Mais combien plus effroyable est le délire de son éloignement. Elle souffre de l’excès de sa béatitude, et pourtant elle désire toujours davantage. Toujours plus profondément elle s’enfonce dans l’amour :

 

          Tu ne sauras jamais comme je sais moi-même

          À quelle profondeur je t’atteins et je t’aime.

 

Toujours plus haut s’élève son exaltation, rompant toutes les digues de la raison, et toute son âme s’abandonne sans retenue au flot du sentiment nouveau.

 

 

 

 

TRAGÉDIE

 

 

« Il n’aimait pas... J’aimais ! »

 

 

Le 24 juin 1810, un employé de la municipalité de Paris inscrit sur les registres de l’état-civil le nom d’un enfant nouveau-né de sexe masculin, et il ajoute à la déclaration cette significative mention : « père inconnu ». Un ami de Marceline remplit le rôle de témoin, car « Olivier », le mystérieux amant, n’est pas disposé à se faire publiquement connaître. Il refuse de régulariser leur liaison, sous le prétexte que son père ne consentirait jamais à son mariage avec une actrice. En réalité, il ne pense qu’à briser des relations qui lui sont à charge. Marceline, dont tout l’être est ivre d’amour et de bonheur maternel, ne remarque rien du refroidissement progressif de la passion de son amant. Elle brûle pour lui de toutes ses flammes ; pleine de souci pour lui, elle prodigue encore à celui qui l’abandonne les souhaits les plus tendres, lorsqu’il lui annonce qu’il doit partir en voyage, pour aller voir son père et faire agir sur lui la voix de la persuasion :

 

          Partir ! tu veux partir ! Oui, tu veux voir ton père...

          Va, dans tous les baisers d’un enfant qui l’adore,

          Lui parler des baisers de l’enfant qu’il ignore :

          Mets sur son cœur mon respect, mon amour ;

          Il est aussi mon père, il t’a donné le jour !

 

Mais, en réalité, l’infidèle se promène en Italie et il reste longtemps absent. Les nouvelles de lui sont rares ; mais elle, infiniment bonne et confiante, ne se doute pas encore de toute la vérité. Par hasard elle apprend qu’il est de retour et, en même temps, cette chose effroyable que depuis longtemps il entretient des relations avec une autre femme. Comme un flux de sang, cet aveu sort de sa bouche :

 

          Malheur à moi ! Je ne sais plus lui plaire !

 

Subitement, elle a conscience de tout le tragique de la réalité, et, avec son affreuse erreur, elle reconnaît en frémissant la comédie montée de toutes pièces dont elle a été la victime. Elle reconnaît que, cette fois aussi, comme il l’a fait si souvent au théâtre, son sentiment, d’une profondeur infinie, n’a trouvé devant elle qu’un jeu. Sa poitrine éclate de désespoir. Mais à qui peut-elle se plaindre, à qui ? Délie, son amie, l’a trahie, et elle a oublié tous les autres hommes, s’étant vouée tout entière à un seul. Dans cette détresse de son cœur, elle se jette sur le sein de sa sœur, et c’est à celle-ci qu’est adressée l’immortelle poésie de la désespérance, dans laquelle les cris perçants des premiers moments d’épouvante ne se sont pas encore fondus dans le métal apaisant des mots. Pénétrants et portant en eux toute l’ardeur de son sang, les cris déchirent, comme des poignards, les lignes frémissantes :

 

          Ma sœur, il est parti ! Ma sœur, il m’abandonne !

          Je sais qu’il m’abandonne, et j’attends, et je meurs !

          Je meurs ! Embrasse-moi ! Pleure pour moi... Pardonne !

 

          Je n’ai pas une larme, et j’ai besoin de pleurs.

          Tu gémis ! Que je t’aime ! Oh ! jamais le sourire

          Ne te rendit plus belle aux plus beaux de nos jours.

 

Elle sait qu’il est perdu pour elle, mais elle ne veut pas le croire.

Elle prie, elle implore un mensonge, un espoir, parce qu’elle ne peut pas supporter la vérité. Elle se jette, pour ainsi dire, à genoux, et elle la supplie ; elle implore d’elle un mensonge pieux :

 

          Sans retour ! Le crois-tu ? Dis-moi que je m’égare,

          Dis qu’il veut m’éprouver, mais qu’il n’est point barbare,

          Dis qu’il va revenir, qu’il revient... Trompe-moi

          Mais obtiens qu’il me trompe à son tour comme toi.

          Va le lui demander, va l’implorer...

 

Et cependant elle sait qu’il est auprès d’une autre, elle le sait, elle le voit. Dans des nuits blanches, des nuits sans sommeil, le tableau s’évoque à ses yeux, le cruel tableau :

 

          Oh ! comme il la regarde ! Oh ! comme il est près d’elle,

          Comme il lui peint l’ardeur qu’il peignit avec moi !

 

Et elle le fuit, elle fuit toute rencontre, elle fuit son regard ; elle se réfugie auprès de ses sœurs, à la campagne, dans la solitude.

Elle quitte le théâtre, elle s’enfonce dans sa douleur, n’importe où, dans un coin perdu de la France. L’Empire s’écroule autour d’elle ; à Leipzig se livre la bataille des Nations ; les cosaques entrent à Paris, mais rien de tout cela n’a laissé de trace dans ses vers, dans ses lettres. Sa patrie entière, le temps et l’espace, tout cela, pour elle, – la vraie femme – n’est que peu de chose à côté du sentiment. Elle sait seulement qu’elle l’aime, qu’elle l’aime toujours encore, bien que depuis longtemps elle ait percé à jour le jeu imprudent. C’est seulement pour sauver sa propre fierté, pour excuser son sentiment, que – à l’infidèle doublement fidèle – elle cherche si sa propre conduite n’a pas eu quelque culpabilité. Elle cherche en elle-même à trouver quelque motif. Vainement. Elle cherche, elle cherche encore avec une humilité d’esclave, et, malgré tout, contre sa propre volonté, elle est forcée de reconnaître son innocence :

 

          L’ai-je trahi ? Jamais ! Il eut mon âme entière ;

          Hélas ! J’étais étreinte à lui comme le lierre.

 

Cependant elle ne parvient pas à le haïr ; elle ne parvient pas à s’irriter contre lui. Elle l’avoue avec résignation :

 

          Ah ! Je ne le hais pas, je ne sais point haïr

 

et bientôt elle sait que c’est plus encore que l’absence de haine : honteuse, presque anéantie et avilie à ses propres yeux, elle constate que, malgré tout, elle éprouve encore de l’amour pour lui. Épouvantée, elle en fait l’aveu à ses vers, – épouvantée sur elle-même :

 

          Ma sœur, je l’aime donc toujours,

          Quel aveu, quel effroi, quelle triste lumière !

 

Et comme elle est heureuse, lorsqu’elle apprend qu’il est malade, comme elle est heureuse de trouver un prétexte à ses propres yeux pour avoir le droit de l’aimer de nouveau :

 

          Comment ne plus l’aimer quand il est malheureux !

 

Enfin, après deux années de résistance, il est tout à fait évident pour elle qu’il n’y a en elle aucune rigueur, aucune haine et aucune résistance ; elle n’a qu’un désir, un seul, un brûlant, un ardent désir, celui de le revoir. Elle cherche, elle implore une réconciliation, elle s’adresse à sa sœur, elle s’adresse même à Délie, qui l’a trahie, et cela uniquement pour le reconquérir. Elle capitule sans conditions et, respirant enfin, elle sacrifie sa fierté :

 

          Fierté, j’ai plus aimé mon pauvre cœur que toi.

 

Quant à lui, il se fait prier. Il est convenu qu’elle le reverra. Et à peine a-t-elle appris que son désir va être accompli, un sentiment d’effroi s’empare d’elle, comme jadis. Elle hésite, elle cherche des excuses et elle finit par en trouver :

 

          Dieu ! sera-t-il encore mon maître ?

          Mais, absent, ne l’était-il pas ?

 

Elle sait qu’une nouvelle liaison ne sera plus le bonheur d’autrefois, un bonheur fait de volupté et de délire, mais un bonheur en larmes, un bonheur fait de défiance ; toutefois elle accepte joyeusement le joug, bien qu’elle en connaisse la lourdeur. Comme une captive elle paraît devant lui. Elle a foulé aux pieds sa fierté et sa honte et, en frissonnant, elle courbe la nuque pour ce bonheur fait d’abaissement :

 

          Prenez votre victime et rendez-lui sa chaîne,

          Moi, je vous rends un cœur encor tremblant d’amour.

 

Il relève celle qui s’était jetée à ses genoux ; un court intermède de réconciliation commence. Mais cette liaison ressoudée par l’humilité et la compassion n’est pas de longue durée. Bientôt il l’abandonne encore et cette fois c’est un adieu pour toujours. Il noue d’autres aventures, sa figure se perd dans l’anonymat. Marceline prend son enfant, son dernier trésor, et de nouveau elle s’engage sur le chemin de la vie.

L’asile de son amour est anéanti, mais en échange une autre puissance surgit, consolation de son malheur : la poétesse est née en elle. Sa sensibilité, repoussée par un être humain, va maintenant se déverser dans l’infini ; des vers ailés vont exprimer ses tourments solitaires, et ses larmes qu’elle retient vont se muer en un cristal sonore.

 

 

 

 

LE SÉDUCTEUR

 

 

« Mon secret, c’est un nom. »

 

 

La musique a descellé les lèvres de sa douleur. Le plus fugitif tressaillement de son cœur est devenu une strophe ; et pendant toute une vie elle a revêtu d’une forme lyrique, – sans même s’éloigner de la brûlante minute de la douleur éprouvée et toujours éprouvée de nouveau, – tous les débordements et toutes les inquiétudes de sa sensibilité. Nue et sans voiles, elle a jeté au vent de l’univers tous les frissons de ses sens, toute la honte de son âme ; mais ses lèvres sont restées jusqu’à la mort irrévocablement fermées quand il s’agissait du nom, du nom de cet homme qui avait soulevé en elle la tempête de la passion. Elle a tout trahi de ce qui la concerne elle-même, – tout sauf celui-là qui la trahit.

Depuis déjà plus de soixante ans les historiens de la littérature française cherchent en vain ce secret de Marceline et, à leur tête, Sainte-Beuve, son ami et son confident. Avec des dissertations et des commentaires, ils suivent à la piste toutes ses voies et ses biographies, pour découvrir quelque part le nom de cet « Olivier » ; à travers ombres et lumières, dans les fourrés aux mille recoins de ses vers, toute la meute donne la chasse à tous les vestiges que, sans s’en apercevoir, Marceline a pu empreindre sur le chemin. Ils reniflent chaque soupir, ils déterrent chaque pleur depuis longtemps desséché ; mais, chose merveilleuse et presque inconcevable, sa simple volonté, la pudeur profonde de son silence et la piété des siens sont, jusqu’à présent encore, restées toujours plus fortes que les peines frivoles des chercheurs. Aujourd’hui encore, on ne peut lui trouver aucun autre nom que celui d’« Olivier », ce nom qu’elle lui donne dans ses vers et sous lequel elle lui parle dans cette unique lettre d’amour parvenue jusqu’à nous. Soixante-dix ans après sa mort, – c’est-à-dire la durée d’un âge biblique, – le secret est encore aussi profond et aussi inviolé qu’à n’importe quelle heure de la vie de Marceline.

Le peu que l’on a pu découvrir au sujet d’Olivier, on ne le sait que grâce à elle, par ce que sa passion en a trahi dans ses vers. Une ligne atteste qu’il était poète et précocement célèbre dans un étroit cercle ; un autre passage fixe son âge, en nous disant qu’il était de trois ans plus jeune qu’elle ; un grand nombre de strophes vantent la voix admirable, tendre et prenante qui l’enchantait perpétuellement ; et, en outre, des lettres racontent qu’il alla en Italie et qu’il y fut malade. Mais l’indication la plus significative, celle qui doit toujours être considérée comme décisive pour l’identification, provient d’une de ses poésies : elle nous dit là que dans son nom de baptême se trouve un de ses noms à lui. Elle dit :

 

          Ton nom...

          Tu sais que dans mon nom le ciel daigna l’écrire

 

et plus tard encore :

 

          On ne peut m’appeler, sans te jeter vers moi,

          Car depuis mon baptême il m’enlace avec toi.

 

On s’imagine avec quelle avidité toute la bande des chercheurs s’est précipitée sur la piste ainsi indiquée. Ses trois prénoms sont : Marceline, Félicité, Josèphe, et il fallait donc que l’un de ces noms se retrouvât dans la charade du nom cherché. Ceci et mainte autre raison superficielle ont porté la plupart des érudits à supposer qu’Henri de Latouche fut l’élu de Marceline. Dans Hyacinthe-Joseph-Alexandre Thabaud de Latouche, Joseph est le nom qui constitue le trait d’union avec Marceline ; de même sa profession correspond bien au témoignage qu’il était poète et, à cette époque déjà, d’une certaine importance, et même le troisième fait est indiscutable, puisque, dans sa jeunesse, il passa deux années en Italie et que George Sand vante sa voix douce et prenante. Sainte-Beuve, fureteur et indiscret comme il était en matière d’histoires d’amour, (c’est par un abus de confiance de sa part que les lettres de Musset à George Sand furent prématurément livrées au public), désira ici encore jouir de la gloire peu éclatante d’avoir été le premier à découvrir le secret, du vivant même de Marceline. Il voulait posséder la certitude et il essaya d’une ruse qui ne saurait être précisément qualifiée de noble : abusant d’une communication de l’ami d’une des intimes de Marceline qui indiquait, par maintes allusions, que Latouche était l’amant probable de la délaissée, il s’empressa de saisir l’occasion de la mort de Latouche pour adresser à la poétesse une lettre d’une habileté jésuitique dans laquelle, comme si lui-même ne l’eût pas connu intimement, il demandait à Marceline des renseignements sur le caractère du défunt. Son espérance secrète était qu’à ce petit coup de marteau elle ouvrirait toutes grandes les portes de son cœur et que, elle, la femme sincère, héroïque et rendue imprudente par sa passion, laisserait percer, dans une ligne quelconque, un témoignage authentique de son ancienne inclination.

Et Marceline Desbordes-Valmore, l’admirable, se laissa facilement induire à prononcer un requiem pour l’homme qui avait été pour elle un zélé professeur de versification et qui lui avait procuré son premier éditeur. Une lettre, document de sensibilité humaine et de touchante bonté, est parvenue jusqu’à nous et est regardée, par les mauvais psychologues de l’érudition, comme un suprême et décisif argument ; Marceline, remplie d’une belle émotion, retenue avec peine, dans cette lettre, parle de Latouche avec, il est vrai, dureté et amertume, mais réprouve sans cesse, pour ainsi dire, son propre sentiment et élève vers Sainte-Beuve des mains suppliantes, en le conjurant de s’abstenir d’un jugement sévère. Elle décrit ce qu’il y avait de dangereux dans Latouche, cet homme cynique et entravé dans ses propres productions par un excès d’esprit et d’ironie ; mais son indulgence trouve un mérite jusque dans ses défauts, car elle dit à son éloge qu’il fut loin de causer tous les malheurs qu’il eût été en son pouvoir de faire naître, et que sa contrition intérieure constitue déjà une expiation pour les flots de larmes répandues à cause de lui. Ce mot de larmes qu’il a fait couler suffit, à lui seul, pour les érudits de l’histoire littéraire et pour les dilettantes du cœur. Comme des tortionnaires, ils ont enregistré avec jubilation le cri arraché à la malheureuse, et depuis ce jour on a entendu chuchoter et murmurer, dans une douzaine de livres : Latouche, Latouche.

Il faut reconnaître que les apparences pèsent lourdement dans le plateau de la balance en faveur de cette opinion. Mais l’autre plateau fléchit sous un poids infiniment plus fort, qui l’emporte, comme en se jouant, sur le trouble ballast des hypothèses et des probabilités. Ce poids, c’est la personnalité de Marceline Desbordes-Valmore, elle dont les qualités humaines sont toutes liées et animées par une franchise et une honnêteté sans exemple et portées à un niveau presque dangereux. Il est lamentable de supposer de sa part qu’elle ait commis une tromperie aussi misérable que celle d’avoir introduit cet homme dans la maison de Valmore son époux, lui qui connaissait le passé de sa femme par ses confidences, ses lettres et ses poésies, et qui avait vu à Bruxelles le tombeau de son enfant né avant le mariage. C’est une folie de supposer qu’elle, incapable de toute dissimulation, se soit subitement, dans ses lettres à Latouche, abaissée jusqu’à des formes si humbles et si respectueuses, – elle qui a écrit pour « Olivier » les vers et les paroles les plus brûlants et les plus solubles du lyrisme français. Le secret de son cœur limpide est ici, vraiment, plus profond que toutes les raisons de la raison.

Libre aux érudits de continuer leurs recherches ; pour ma part, je ne sais rien de plus beau que le mystère qui plane encore sur ce nom et que le grand secret de son cœur restant scellé. Car combien peu de chose serait ce que nous apprendrions : un nom, un souffle verbal se perdant dans l’air, quelques fugitives syllabes, en regard du si profond symbole de l’anonymat, en regard de ce fait qu’« Olivier » n’est pour nous rien de plus que pour elle : à savoir ce que la vie de Marceline eut d’inexprimable, la réalisation d’une chimère. Il ne fut que l’appel, la puissance qui la révéla à elle-même, le moule dans lequel se répandit son amour intact et grossi par l’attente, l’argile que l’on brise dès que la fonte brûlante a trouvé en elle sa forme. Il n’a pas d’importance personnelle pour sa vie ultérieure, et il n’a, non plus, aucune culpabilité. Car, lorsqu’il folâtre avec son cœur et que, sans le savoir, il suscite cette monstrueuse flamme, il est aussi peu responsable qu’un enfant qui joue avec une allumette et qui provoque un incendie. Tout ce qu’a fait « Olivier » a été d’aller vers elle et de lui indiquer que l’heure était arrivée. Il n’eut besoin que de lui montrer l’abîme dans lequel sa sensibilité trop longtemps contenue par la cendre des soucis et la vase des privations a pu se précipiter avec un joyeux bouillonnement, et, dès lors, il avait rempli sa destinée, à lui, en remplissant sa destinée, à elle. Il lui donna l’occasion d’aimer, et son rôle ne va pas plus loin. Quel homme il fut, peu importe, car son pouvoir sur la sensibilité de Marceline a trouvé là sa limite. Il put ensuite l’abandonner ou mal agir à son égard ; il put aussi la reprendre et l’abandonner encore, mais il ne put ni augmenter, ni diminuer sa sensibilité : cela dépassait sa volonté et sa science. Il put seulement accumuler en elle plus de douleur ou plus de plaisir, exercer sur son humeur une action variable, mais pas défaire ce qui avait été fait ; il ne pouvait pas ramener la fleur épanouie de sa passion au moment où elle n’était encore que bouton, – cette admirable et immarcescible fleur de pourpre que ses doigts frivoles avaient effeuillée en s’amusant.

Il est possible de sentir ce qui le rapprocha d’elle ; il est possible de comprendre ce qui l’attira. Plus douce que d’éveiller dans une jeune fille à demi formée la précoce passion était peut-être la joie de rallumer encore une fois la flamme, au souffle de sa bouche, dans une femme repliée sur elle-même et tardivement consciente de sa sensibilité couvant sous la cendre de l’inquiétude et de la douleur. Et il est encore plus facile de comprendre ce qui l’éloigna d’elle. Il voulait une amusette ; il voulait offrir à cette jeune fille timide et chassée des jardins de son enfance par tous les esprits de la misère et de la privation le premier fruit des tendres paroles. Mais celle qu’il éveilla à l’amour est tout autre. De son frêle corps jaillissent les flammes des exaltations ; sa douceur se transforme soudain en un délire passionné, un délire de Bacchante ; elle se presse, avec une ivresse insoupçonnée, contre l’homme étonné ; il semble que sa soif ne demande qu’à lui seul le breuvage qui contient tout le bonheur du ciel et de la terre. Il veut une maîtresse et il trouve celle qui aime véritablement ; il désire en elle la femme, merveilleusement belle, aux mille incarnations et toujours renouvelée, et elle est une pure flamme, toujours la même. Il veut le plaisir et elle lui donne l’amour. Il ne veut que des heures, et elle lui offre l’infini. On le voit clairement par les propres confidences de Marceline : il eut peur devant l’immensité de son amour, car pour elle, qui n’a connu que des privations et qui n’a jamais eu sa part des biens terrestres, la sensibilité devient un monde et elle l’élargit jusqu’à l’infini. En amour l’excès est sa seule mesure : toujours elle brûle, chaque mot, chaque mouvement met le feu à son être. Elle répond avec des larmes à un désir sans intensité – avec des larmes de joie, avec les sanglots du désespoir. Les larmes sont pour elle le seul langage de l’amour. Toujours il voit en elle, le froid Lovelace, des regards mouillés, un visage qui frissonne : elle n’a qu’une seule réponse, toujours la même :

 

          L’amour n’eut jamais de moi que des larmes.

 

Les larmes, les pleurs, c’est son univers, comme « pleurs » et « larmes » sont la rime la plus fréquente de ses vers. Sa passion fait mal ; elle est trop ardente, elle brûle, elle consume. En vain elle cherche elle-même, consciente de cet excès, à amortir sa passion et aspire à une jouissance plus modérée ; elle voudrait apprendre à jouer avec l’amour :

 

          Je voudrais aimer autrement.

          Pour moi l’amour est un tourment ;

          La tendresse m’est douloureuse.

 

Et ce contraste entre lui, qui ne fait que jouer, et elle, qui va jusqu’à l’extase, s’accuse toujours davantage, tant est différente leur conduite. Elle ne peut pas porter plus bas son horizon ; lui ne peut pas porter le sien plus haut. Lui qui lui a donné le premier élan, ne peut plus maintenant la suivre. Dans l’éther du sentiment où elle veut l’entraîner, lui, l’indifférent, manque d’air. Et c’est ainsi qu’il se défend contre une liaison aussi exigeante. À la bonté de Marceline il oppose la cruauté, et à son ardeur il oppose un cœur de glace. Mais son amour est pour elle une cuirasse et son arme est le pardon. Il lui fait l’injure de lui être infidèle, et elle lui pardonne ; il la tourmente en la trompant, elle ne lui en garde pas rigueur ; il la fuit, mais son amour reste le même. Le désir de trouver jusqu’où va la profondeur de sa bonté le pousse toujours plus loin, – le désir de tenter son amour comme on tente Dieu. Mais il ne peut que briser sa vie, il ne peut que la rendre malheureuse ; il reste impuissant contre la puissance démoniaque de cet amour, qu’il est incapable d’endiguer ou de détruire. Lorsqu’il cherche à imprégner son cœur de haine, lorsqu’il verse dans sa poitrine les acides du mépris et les corrosions de la douleur, sa sensibilité absorbe tout avec avidité et le transforme encore en amour ; elle ne peut que monter, sans pouvoir descendre. Quoi qu’il fasse, il ne peut rien sur elle, et même sa disparition ne peut pas la dépouiller. Nous n’avons pas dans la littérature universelle de plus bel exemple de la force extraordinaire qu’exerce sur toute la vie d’une femme le premier homme, le premier séducteur, – ce premier homme qui fait éclore son corps à l’amour et qui fait monter des artères jusqu’aux lèvres les réserves de sa sensibilité. Car cet homme, – ou simplement le rêve de cet homme, – absorbe dans la vie de Marceline Desbordes-Valmore tout ce qu’il y a de plus noble dans sa puissance d’amour ; il absorbe ce qu’il y a en elle de divin, d’infini, de démesuré. Ce qu’elle donne ensuite est mesuré, que ce soit de la bonté, de la gratitude, du respect ou de la sensualité ; c’est toujours une chose limitée et non ce débordement élémentaire de tout son être, cette explosion de sa féminité. Un autre homme prend place ensuite à ses côtés ; elle lui est fidèle comme épouse, mais jusque dans ses bras elle avoue encore : « Je ne sais pas comme on oublie. » Ce n’est que par la plus haute sincérité qu’elle peut accomplir ce miracle, si rare et pourtant si réel dans l’âme, du double amour, car, même lorsqu’elle est devenue une vieille femme, elle sent souvent qu’elle appartient non à l’époux qu’elle a choisi, mais à celui qu’elle a rêvé. Des lointains de sa jeunesse s’étend toujours sur sa vie, frémissant comme un éclair, le même enchantement ; et, à cinquante ans, au cours d’une tournée de comédiens qu’elle fait avec son époux en Italie et qui est féconde en privations, elle n’éprouve devant ce nouveau paysage qu’un seul frisson ; c’est que, « ses » pas se sont posés ici il y a trente ans. Fidèle à l’époux, elle est également, cette âme reconnaissante, fidèle au sentiment. Jamais la femme qui est en elle ne renie ce dieu lointain et presque déjà mythique de son enfance, qui fit d’elle une femme : dans l’un, elle aime l’époux et le père de ses enfants, et dans celui qui a disparu, dans « Olivier », dans le fantôme de ses rêves, ce qu’elle aime, c’est l’excès de son propre sentiment.

Dans « Olivier », le séducteur, elle a aimé, sa vie durant, l’amour.

 

 

 

 

L’ABANDONNÉE

 

 

« Toutes les humiliations tombées sur la

terre à l’adresse de la femme, je les ai reçues. »

 

 

Le jour que son amant l’a abandonnée, elle abandonne Paris. Elle espère mieux supporter au loin son éloignement, et, fuyant son voisinage qu’elle chérit et hait à la fois, elle va à Bruxelles, où elle trouve un emploi au Théâtre de la Monnaie, et même un emploi excellent. D’abord on fait peu attention à elle, car à trois lieues de la ville grondent les canons de Waterloo, et l’écroulement de l’Empire couvre le bruit des conversations et des chants. La tragédie de l’univers est trop retentissante et trop proche pour qu’on prête l’oreille au tonnerre factice de la scène.

Mais bientôt on la remarque et on l’admire. Son art a été mûri par sa propre expérience de la vie, et, de sa poitrine élargie par la douleur, l’accent dramatique jaillit désormais avec plus de plénitude. Ce n’est que maintenant qu’elle devient l’héroïne. Son être, qui autrefois n’était capable d’incarner que la timidité, la simplicité, et les angoisses de l’enfance, vibre maintenant à l’appel de la sensualité et de la passion ; dans sa bouche le cri de la douleur emprunte une merveilleuse résonance à la sensibilité la plus profonde, et les vers qu’elle a à dire sont animés par le rythme mélodieux de sa poésie.

Mais le succès, pour Marceline Desbordes-Valmore, n’a jamais signifié le bonheur. Elle n’y a vu qu’un bruit, qu’un écho lointain ; il n’a jamais fait tressaillir son être, ce n’a jamais été une onde capable de soulever sa vie ou de l’affaisser. Elle évite toutes les tentations, elle se tient à l’écart de la société ; elle se consacre tout entière à la seule chose qui lui soit restée, à son enfant :

 

          Gage adoré de ses tristes amours

 

et elle cherche dans ces traits innocents le visage chéri de l’étranger. Elle veut borner sa vie, la limiter, la restreindre. Mais le destin est contre elle d’une étrange hostilité. Un dieu inconnu a jeté sur elle une malédiction, et il lui interdit tout repos. Sa douleur, toute de fécondité, doit rester éternellement en fusion, et le sort l’agite toujours de nouveau, de même qu’on maintient constamment en mouvement la fonte bouillonnante, afin qu’il n’y ait pas de scories et qu’elle ne se solidifie pas trop tôt en une forme sans éclat. Toujours il y a pour elle du nouveau, mais ce ne sont pas des dons, ce sont simplement des prêts ; constamment il lui est fait quelque présent où son ardeur inassouvie puisse s’enraciner, mais c’est toujours pour que ce présent lui soit ensuite arraché et pour que la douleur bouleverse le royaume de son âme. À peine la vie lui laisse-t-elle quelque répit que la mort s’enlace à son destin. Son amie, la seule qui à cette époque la console et s’entretient avec elle, meurt subitement, suivie bientôt par son père, et, quelques semaines après, son bien suprême, ce petit garçon de cinq ans, est menacé par la maladie. Comme une folle, elle lutte contre la fatalité, deux mois durant, mais c’est en vain :

 

          Après soixante jours de deuil et d’épouvante,

          Je criais vers le ciel : encore, encore un jour !

          Vainement ! J’épuisais mon âme tout entière...

          Je criais à la mort : frappe-moi la première !

          Vainement ! Et la mort, froide dans son courroux,

          En moissonnant l’enfant, ne daigna pas atteindre

                    La mère expirant à genoux.

 

L’enfant meurt. Dans une seule année, elle a tout perdu de ce que le sort lui avait donné :

 

          J’ai tout perdu, mon enfant par la mort

          Et mon ami par l’absence.

 

Son désespoir est indescriptible, ses lettres laissent échapper des cris sauvages, qui n’aspirent qu’à la mort. Elle est de nouveau aussi pauvre, aussi abandonnée qu’autrefois, lorsque, de noir vêtue et orpheline, elle se trouvait au débarcadère du Havre ; mais maintenant, elle l’est bien plus encore, parce que sa vie est affaiblie par la perte prématurée de son enfant et parce que son âme est déchirée par le dédain de son amant. C’est maintenant seulement, qu’ayant senti le prix de la possession, la privation devient pour elle de la douleur. C’est en vain qu’elle cherche une issue. Le sentiment religieux l’empêche de recourir à la mort ; c’est pourquoi elle cherche à se dérober au monde par la fuite. Comme une nonne dans sa cellule elle s’ensevelit toute vivante. Elle ne veut plus rien avoir, plus rien entendre ; elle ne veut plus s’attacher à rien, puisque, en somme, tout lui a été pris. Les heures fugitives de la comédie sont les seules où elle parle aux hommes, et les paroles qu’elle prononce là ne sont pas à elle, ce sont des paroles apprises. Tout être vivant lui est ennemi ; tout regard lui fait mal ; car tout pour elle devient comparaison et souvenir. Le calice est plein jusqu’au bord. Il y a, datant de ces années-là, une poésie, les Deux Mères, qui dans une scène émouvante montre comment même la circonstance la plus inoffensive rouvre la cicatrice de la pauvre affligée. Un enfant s’approche d’elle dans la rue ; il s’approche d’elle amicalement, avec ses mains tendues en un geste d’amour, et voici que, presque à genoux, elle le supplie de ne pas s’approcher davantage, car c’est pour elle un souvenir trop douloureux :

 

          Vous qui m’attristez, vous n’avez en partage

          Sa beauté ni sa grâce où brillait sa candeur.

          Oh ! mon petit enfant, mais vous avez son âge :

          C’en est assez pour déchirer mon cœur.

 

Et, avec l’enfant qu’elle a perdu, sa jeunesse paraît également être finie. Un voile de douleur est posé devant ses yeux ; elle, qui n’a jamais été gaie de tempérament, est maintenant devenue sombre et âpre. Les larmes qu’elle a versées ont effacé de ses joues le charme de la jeunesse ; sa voix est cassée et se refuse au chant. Sa solitude est infinie, elle vit dans ce monde comme Ariane, la délaissée, dans l’île déserte de Naxos, toute aux gémissements et à la prière. Bacchus, le dieu éclatant de l’ivresse, l’a abandonnée ; le délire de l’amour s’est évanoui et maintenant elle n’attend plus qu’un seul hôte, la Mort. Elle l’entend s’approcher ; déjà elle lui tend les bras pour passer de ce monde dans l’ombre éternelle. Mais elle ne se doute pas que celui qui s’approche avec des pas ailés, c’est Thésée, le libérateur, pour la ramener encore dans la vivante vie.

 

 

 

 

VALMORE

 

 

« Il n’y a rien de si sincère que mon cœur,

Je ne puis le donner qu’en donnant ma vie. »

 

 

Au théâtre où Joue Marceline est alors engagé, comme partenaire des conflits de l’héroïsme et de la passion, un jeune acteur, Valmore, appelé bientôt par le public féminin de Bruxelles le « beau Valmore ». Descendant d’une famille noble, neveu d’un général de l’Empire qui avait perdu la vie à la bataille de la Moscowa, il ne s’était adonné au théâtre que pour suivre sa vocation artistique. Venu trop tard dans l’histoire du monde pour combattre sur la scène de la vie parmi les soldats de Napoléon, il veut du moins, au théâtre, être héros et conquistador. Il est de sept ans plus jeune qu’elle ; comme acteur, il n’est, à vrai dire, que médiocrement doué ; mais, malgré tout, il est sympathique par sa figure chevaleresque et la franchise presque altière de son être. Dans les pièces, les deux acteurs se donnent souvent de bouche à bouche la réplique de l’amour ; lui représente l’offensive amoureuse, et elle la résistance, et de cet échange journalier de sentiments empruntés naît peu à peu une certaine intimité humaine.

Et puis, – dans la biographie de Marceline chaque épisode est presque toujours dramatiquement motivé, – ces deux comédiens que maintenant le hasard ou la prédestination réunit sur les planches d’un théâtre de province, ces deux existences étrangères se sont déjà effleurées, il y a de nombreuses années. Il y a seize ans, lorsque la jeune fille à peine éclose se préparait au voyage de la Guadeloupe et paraissait sur la scène à Bordeaux, pour quelques francs, elle a là, dans une famille amie, bercé un petit garçon sur ses genoux. Elle a babillé avec lui ; elle a été réjouie par son air éveillé et gracieux et alors déjà elle a échangé avec lui un innocent baiser de sœur. Leurs lèvres se connaissent. Ce petit garçon de Bordeaux, ce camarade d’une heure de jeu, c’était Valmore. Le souvenir de cet épisode de leur enfance tresse une rapide amitié entre deux artistes devenus grands.

Mais Valmore répond au sentiment amical de Marceline par une inclination plus vive, et peu à peu le désir se développe en lui d’une union plus durable avec cette femme à laquelle il s’est attaché. Il n’ose pas encore se déclarer, il a peur de s’ouvrir à elle. Une belle fierté masculine l’empêche de précipiter sa demande, afin d’éviter de la part de la femme prise à l’improviste un brusque refus. Connaissant l’infortune de Marceline, il sait peut-être que l’on doit d’abord, degré par degré et d’une main prudente, comme pour une malade, élever de nouveau la profonde résignation de son cœur au niveau de la confiance. C’est pourquoi il choisit la forme la plus réservée du langage : la lettre. Bien que l’approchant chaque jour, il lui écrit une lettre dans laquelle il se déclare disposé à témoigner de la loyauté de ses sentiments par le mariage.

Marceline reçoit la lettre, elle est comme effrayée et ne veut pas croire les paroles qui lui sont adressées. Elle se regarde dans un miroir : le sel des larmes a desséché ses joues, la douleur, de son burin incisif, a creusé des rides autour de ses yeux ; elle se sent usée, flétrie et fanée. Elle a trente et un ans d’âge, mais intérieurement elle en a beaucoup plus, et lui, éclatant de jeunesse, n’en a que vingt-quatre ; comment aurait-elle le droit de le lier à elle, – elle qui est elle-même liée au souvenir et, à ce qu’il lui semble, à une douleur inextinguible ? Même dans cette seconde de bonheur, elle sent que son cœur ne peut rien oublier, et qu’Olivier, l’image de l’inconnu, brûle éternellement dans son âme. Et elle est résolue à être fidèle, à refuser. Mais la tentation est si singulière de recommencer sa vie et, encore une fois, de sortir de cet abîme de tristesse et de privation, pour s’élancer vers la lumière.

Elle répond à Valmore par une lettre de refus, – qui n’est pas sans hésitations. C’est une fin de non-recevoir, mais qui, pourtant, n’ose pas être définitive. Elle le prie de la ménager. « Ne cherchez pas à m’inspirer de l’amour... j’ai tant souffert... et, triste comme je le suis, je ne suis pas faite pour aimer. » Elle l’avertit et le prévient, elle nie la possibilité pour elle d’un nouveau sentiment, et cependant elle lui prouve cette possibilité par la crainte qu’elle a d’une nouvelle épreuve et par la prière qu’elle lui fait de la ménager. Elle lui offre de quitter Bruxelles, s’il souffre d’être avec elle dans cette ville ; elle l’avertit et l’écarte d’elle. Mais elle ne trouve aucun mot qui dise sèchement : non. Car ceci est trop nouveau, ceci est trop beau pour la déshéritée, ce frisson inaccoutumé qu’elle éprouve pour la première fois, dans la conscience qu’elle a non seulement d’aimer mais aussi d’être réellement aimée.

Valmore ne la comprend pas. Il croit qu’elle hésite parce qu’il est trop peu de chose pour elle, l’actrice fêtée, le premier rôle du théâtre. Il ne connaît pas encore toute la profondeur de son infortune. Il veut s’éloigner, et déjà elle le rappelle. Elle s’empresse de lui répondre, de lui assurer combien elle l’estime, et dans l’expression de cette estime passe déjà comme un premier aveu d’inclination inavouée. Valmore fait meilleure contenance ; il devient plus pressant et plus ardent. Le ton des lettres de Marceline devient toujours plus tendre et plus accueillant. Elle ne veut pas croire encore que l’on veuille de nouveau l’appeler à la vie et cependant elle le croit déjà. Elle a honte de sa propre versatilité ; elle a honte, après un sentiment si grandiose, d’être aussitôt capable d’en éprouver un second, et cependant elle le désire déjà avec tous ses sens. Le bonheur est devenu pour elle si étranger qu’elle en a peur et qu’elle souhaiterait presque le retour de sa douleur :

 

          Je tremble d’être heureuse et je verse des larmes ;

          Oui, je sens que mes pleurs avaient pour moi des charmes

                Et que mes maux étaient mes biens !

 

Elle sait bien qu’elle ne peut pas oublier, mais elle se sent assez forte pour s’unir à un autre homme, même en ayant une blessure au cœur. Elle l’avertit jusqu’au dernier moment, elle lui offre toute sa vie sans aucune dissimulation ; mais lui la désire avec force et passion, et, finalement, avec une certaine joie, elle donne son consentement.

Il est émouvant, dans ces lettres de Marceline, de voir combien elle est devenue étrangère au bonheur. C’est là pour elle un miracle de Dieu. Elle ne peut pas se le figurer ; elle a peine à le concevoir, ce mot oublié, ce sentiment perdu. Comme hors d’une prison, elle chancelle devant la lumière, et ses yeux sont aveugles, elle n’ose pas les ouvrir. « Quoi ! la vie est donc le bonheur ! » balbutie-t-elle dans une lettre, un jour après les noces : « Je suis heureuse ! comme mon âme s’ouvre à ce mot oublié, depuis... toujours. » « Je ne sais où je suis : dis-le-moi, mon amour !... Oh ! laisse-moi lire encore cette lettre chérie qui me brûle le cœur. » Elle balbutie, elle délire dans l’ivresse de ces premières journées. Et ce qu’il y a de plus merveilleux, ce qui est invraisemblable presque, c’est que ce bonheur dure toute une vie. Car dans sa première expérience de l’amour elle est devenue une autre personne. Elle est maintenant plus capable de faire le bonheur d’un homme, parce qu’elle est plus résignée. Elle ne veut plus embrasser tout le ciel, elle ne veut plus être heureuse, mais, comme une vraie femme, seulement rendre heureux celui qu’elle aime. Elle ne désire rien pour elle désormais, seulement tout pour lui. Un combat admirable commence alors dans ces deux êtres pour de nombreuses années, le combat de l’humilité contre l’humilité. Tous deux se sentent indignes l’un de l’autre. Il reconnaît sa supériorité comme actrice, comme poétesse ; il sent la noblesse de ses sentiments humains et il s’incline devant elle. À son tour elle ne veut voir qu’une chose, qui fait toute son admiration et qui lui inspire une gratitude toujours nouvelle ; c’est qu’il est plus jeune qu’elle de sept ans et qu’il lui a joyeusement donné sa radieuse jeunesse, et elle s’incline devant lui. Il l’a rappelée à la vie, et il a fait naître des enfants de son corps desséché. Et elle l’en remercie tous les jours. Dans les lettres de la femme qui vieillit, la flamme de Marceline brûle avec autant d’ardeur que dans celles qu’elle écrivait au jour de son mariage et, en échange, Valmore essaie maladroitement, pour parler une fois la langue de Marceline, d’exprimer ses sentiments en vers. Aucune des poésies d’amour de la poétesse n’est peut-être aussi émouvante que cette poésie qu’elle suscite, que cet essai plein de gaucherie, par lequel un homme d’une honnêteté toute prosaïque s’efforce de rimer, pour lui rendre, lui aussi, hommage à sa manière. L’horrible crainte qu’elle a de le voir, lui qui est plus jeune qu’elle, la tromper et la dédaigner, elle qui vieillit, – de sorte que son amour serait encore repoussé, –disparaît dans la joie. Jour après jour, elle s’étonne sans cesse de nouveau d’être toujours aimée par lui, et elle admire sa loyauté. Toujours elle reste étonnée que l’amour soit aussi fait pour elle ; elle reste toujours reconnaissante. Et enfin elle peut se dévouer, se prodiguer, se sacrifier, jour après jour, et les graves difficultés de sa vie extérieure font de ce sacrifice une chose incessante.

Parfois une ombre légère projetée par le passé traverse son bonheur. Valmore, en secret, souffre beaucoup de sentir toujours combien « l’autre » est inoublié. Il avait espéré que l’image de celui qui l’avait torturée et dédaignée disparaîtrait dans le renouvellement de son bonheur. Mais Marceline Desbordes-Valmore est incapable de mensonge. Sa poésie, qui jaillit des évènements vécus par elle dans sa jeunesse et devenus un songe, semble avoir des lois secrètes contre lesquelles elle-même ne peut rien. En pleine vie conjugale elle publie ses douloureuses Élégies à Olivier, l’amant d’autrefois, et c’est Valmore, lui qui a tout son amour actuel, qui doit surveiller l’impression des vers qui s’adressent à un autre. Jamais tourment plus étrange n’a été réservé à un époux. Mais la poésie est plus forte que la volonté de Marceline. Ce n’est pas le bonheur qui inspire cette femme, c’est le tragique de sa vie ; seules les larmes lui délient la langue, et c’est pourquoi ses vers concernent uniquement celui qui a éveillé son âme au tourment de l’amour, et presque jamais celui qui fait son bonheur. Dans Valmore elle aime l’homme, l’époux, et dans Olivier elle aime l’amour lui-même, la source de la souffrance qui agite toujours son bonheur le plus profond. Elle atteste, par sa sincérité infinie, que dans la vie d’une femme il y a de la place pour un double amour : pour celui de la réalité et pour celui de l’idéal, et que ce qui est inoublié, bien que depuis longtemps corporellement mort, reste toujours inaccessiblement caché dans les replis les plus profonds du sentiment féminin ; elle atteste que les souvenirs du cœur ne meurent pas avec les évènements qui les ont inspirés. Elle voit Valmore souffrir de ses confidences, mais elle ne peut pas maîtriser sa poésie : sa sincérité est plus forte que sa volonté : elle est impuissante contre sa propre puissance poétique. Vainement elle s’efforce de dissiper la jalousie provoquée par ses vers :

 

          Ces poésies qui pèsent sur ton cœur.

 

Elle ajoute toujours dans ses œuvres le nom de son mari à son nom de jeune fille ; elle prend le nom de Marceline Desbordes-Valmore pour manifester publiquement son union avec lui. Elle emploie toutes les petites ruses du cœur ; elle s’accuse d’exagération, et il est certain qu’elle est sincère dans cette seconde de désespoir où elle maudit ses poésies parce qu’elles sèment entre eux le désaccord. Aussi comme elle est Marceline Desbordes-Valmore heureuse quand, à son tour, elle a quelque chose à lui reprocher ! Tardivement, quand il a déjà quarante-sept ans, il lui avoue, à elle qui en a cinquante-quatre, qu’il l’a plusieurs fois trompée. Et c’est presque avec bonheur qu’elle lui répond dans cette lettre merveilleuse : « Ce serait un miracle que tu aies pu échapper aux tentations de ton âge et de ta profession ! Crois-moi, il importe seulement qu’elles n’aient pas pu détruire l’indissolubilité de notre union. Je n’en veux à aucune femme de t’avoir trouvé digne d’être aimé, mon cher ami. Ce sont elles bien plutôt qui auraient dû ne pas me pardonner d’être ta femme et, à parler franchement, de ne pas mériter un pareil bonheur. » Ainsi la bonté et la sincérité renouent toujours en eux le lien qui les unit l’un à l’autre. Même la pauvreté, leur éternelle et intolérable pauvreté, ne peut pas empoisonner la pureté de leur existence. Toujours le dévouement de Marceline trouve de nouvelles formes de sacrifice et finalement aussi la plus noble issue : elle renonce entièrement à être la femme aimée pour ne plus considérer que le nouveau bonheur de pouvoir l’aimer autrement et d’une manière nouvelle. De bonne heure la neige blanchit sa chevelure, et dès lors elle entoure Valmore, son époux, d’un admirable soin maternel. Il devient pour elle comme son fils aîné, l’objet de toute sa sollicitude, à qui elle s’efforce de trouver un emploi, qu’elle protège, soigne et conseille. Dans les lettres de l’arrière-saison, les avis maternels se mêlent toujours plus nombreux à la passion du sentiment ; l’union conjugale se transforme, pour elle, en maternité et en caractère fraternel. Et grâce à sa bonté et à sa résignation, l’écart des années, la différence dangereuse des âges, devient un rapprochement toujours nouveau et une union toujours plus intime.

 

 

 

 

LA NOMADE

 

 

« Depuis l’âge de seize ans j’ai la fièvre et je voyage. »

 

 

La peine et les soucia ont à présent fui son cœur. Mais ils ne lâchent pas complètement leur victime préférée et, maintenant, c’est de l’extérieur qu’ils assiègent sa vie. En vain le couple de comédiens cherche-t-il un nid. Bientôt la troupe de Bruxelles se dissout ; Marceline et son mari veulent se fixer à Paris ; mais là, Valmore, dont l’infériorité comme acteur s’accuse de plus en plus avec la fuite de la jeunesse, est un obstacle à l’obtention d’un engagement commun. De nouveau, le flot les rejette en province, de rive en rive ; des années durant ils y sont ballottés, – chassés et balayés par toutes les tempêtes de l’adversité, – vingt ans, trente ans, nulle part chez eux, partout et sans cesse délogés. Des journées et des nuits entières ils vont, de localité en localité, avec leurs petits enfants et tout le mobilier familial ; encore et toujours la totalité de leurs biens est chargée sur des voitures ; sans cesse ce sont de nouveaux contrats et des résiliations, des espoirs et des désillusions. Ils se reposent quelques années à Lyon ; mais c’est pour ainsi dire une halte sur un volcan, car cette ville d’industrie est fiévreusement agitée par des révoltes ouvrières ; les hommes y sont mitraillés dans les rues et bientôt le peuple a perdu le goût du théâtre.

Le rêve de l’art est depuis longtemps éteint chez nos comédiens errants ; ce n’est plus qu’un dur métier qu’ils exercent pour l’amour de leurs enfants ; ce n’est plus pour eux qu’un gagne-pain, une besogne sans idéal à laquelle l’envie et la jalousie enlèvent bientôt la dernière joie. Même entre eux, la discorde menace de s’élever, car les succès de Marceline contrastent de plus en plus nettement avec les triomphes douteux de son mari. Mais ce danger lui offre l’occasion souhaitée de prouver la grandeur de son dévouement. Rapidement décidée, elle abandonne la profession, laisse là l’héroïne de théâtre, pour n’être plus rien que ménagère et mère, l’héroïne de la réalité quotidienne. Le malheur et l’enfantement ont épuisé son corps, tamisé sa voix. Sensible au dédain, indifférente à la gloire, depuis longtemps déjà elle en a assez de donner quotidiennement ses larmes à des étrangers ; une horreur l’empoigne, le soir, quand s’allument les lumières, l’horreur de masquer avec des fards les rides de son visage ; à peine a-t-elle renoncé à la scène qu’elle se réjouit déjà de sa décision : « Ne plus faire de théâtre, déclare-t-elle, c’est une sorte de bonheur que je ressens jusqu’aux larmes. »

Valmore, devenu le chef de famille, est celui qui la fait vivre, celui qui la soutient. Les soucis de l’acteur n’en deviennent que plus grands, mais le sentiment de sa dignité grandit aussi : tout d’abord, il lutte encore pour se maintenir dans les grandes villes, mais, sifflé à Lyon, il évite dès lors les meilleures scènes et se traîne en province. Les premières années, Marceline l’accompagne, mais ensuite les enfants réclament sa présence et ce n’est plus que de loin, par lettre, qu’elle peut l’encourager. Elle lui tait avec tendresse les mille soucis qui rongent ses journées et lui dérobent ses nuits. Car elle soutient un combat héroïque et quotidien pour assurer sa pauvre existence ; pendant les années de privation qu’elle traverse, cette grande poétesse, à qui la France doit les vers les plus beaux, des vers inoubliables, est en même temps chargée de tous les travaux domestiques. Elle fait les habits des enfants, elle lave, elle taille, elle coud, elle fait la cuisine, et, la nuit, après toute la fatigue et toutes les inquiétudes de la journée, elle écrit des nouvelles et des romans sentimentaux pour gagner quelques francs. Pendant trente ans, elle travaille comme une désespérée ; elle vend son dernier bijou, la bague que lui donna Valmore le jour de son mariage ; elle cherche un emploi, elle mendie presque. Et d’autres charges viennent encore s’ajouter à celles qui pèsent sur cette pauvre des pauvres. Son frère, captif en Angleterre, la tourmente inlassablement pour avoir de l’argent. Elle-même qui n’a rien doit épargner pour lui envoyer quelques sous. Sa famille est dans une perpétuelle détresse. Elle l’assiste aussi, et elle apporte dans les prisons de Lyon le dernier morceau de pain qui reste sur la table. Des semaines entières, elle est obligée de laisser des lettres en souffrance, l’argent pour les affranchir lui faisant défaut. Souvent elle reste chez elle parce que ses habits et ses chaussures sont en trop mauvais état pour affronter la rue. Sa seule consolation, elle la trouve dans les petites poésies qu’elle imagine, lorsqu’elle est penchée sur son métier à broder, lorsqu’elle travaille, et dans la composition de ces petits chants, de ces merveilleuses poésies enfantines avec lesquelles elle endort Hippolyte, Ondine et Inès, ses trois enfants.

Et pourtant que ses désirs sont modestes ! Ils tiendraient dans une coquille de noix : le calme, un peu de repos, un rayon de soleil et un brin de verdure. Comme d’autres pensent à des carrosses et à des couronnes, elle rêve d’une quelconque maison tranquille à la campagne, d’un bonheur de petites gens, d’une existence rustique, tout à fait simple. Avoir son mari près d’elle et savoir de quoi l’on vivra demain ; ne pas être obligée de le voir, après chaque insuccès subi dans un coin ridicule de la France, se réfugier auprès d’elle, honteux et exténué ; ne pas toujours devoir le saluer chaque matin d’un sourire mensonger obtenu au prix d’efforts surhumains, voilà simplement ce qu’elle voudrait. Mais il faut qu’elle reste la nomade, vingt ans, trente ans. Elle crie à Dieu :

 

          Défendez aux chemins de m’amener encore.

 

Pourtant, les chemins la conduisent plus loin. Elle est obligée d’errer à travers tous les pays, et ses pieds ne peuvent plus la porter. Dans la diligence qui fait route vers l’Italie, où Valmore s’est engagé dans une troupe d’acteurs, elle écrit d’une main tremblante :

 

          Ah ! les arbres du moins ont du temps pour fleurir,

          Pour répandre leurs fruits sur la terre et mourir !

          Ah ! je crains de souffrir, ma tâche est trop pressée.

          Ah ! laissez-moi finir ma halte commencée.

          Oh ! laissez-moi m’asseoir sur le bord du chemin,

          Mes enfants à mes pieds et mon front dans ma main :

                    Je ne puis plus marcher.

 

Mais Dieu ne l’exauce pas. Même à Paris, Marceline, quinquagénaire, n’a pas encore de repos. Quatorze fois elle déménage, toujours chassée d’un domicile à l’autre par la misère, et jamais ses moyens ne lui permettent de s’offrir mieux que le cinquième ou le sixième étage. Ses pieds en sont meurtris. Elle compte les marches en gravissant les étages : cent vingt, cent trente ! Un cri de joie lui échappe quand elle peut annoncer à ses amis que, dans la rue Saint-Honoré, elle habite vingt-sept marches plus bas. « Demeurer au second ou au troisième étage, ce serait mon rêve », soupire-t-elle. Un petit balcon avec quelques fleurs lui tient lieu de verte campagne vers laquelle vont ses aspirations, et elle, son mari et ses trois enfants, vivent confinés dans un logement de deux ou trois pièces. Toute sa force, elle est obligée de l’employer à une lutte mesquine et rebutante pour se procurer les vingt ou trente francs qui chaque mois font défaut au budget familial : toute son existence reste en proie à la gêne.

La possession de réelles sommes d’argent est devenue pour elle quelque chose de si étranger que lorsqu’un jour, par l’entremise de bons amis, le roi lui accorde une pension de quatre cents francs par an, sa joie l’entraîne à parler d’une « inondation d’argent ». Pourtant, tous ses ennuis, toute sa misère, elle s’efforce de les cacher à son mari. En 1842 elle écrit : « Tout ce que j’ai de génie de femme, d’intentions, de paroles et de silence utile, je l’emploie à dérober cette grande et humble lutte à mon cher mari, qui ne subirait pas cela huit jours. Je sauve ses fiertés au prix de mes humiliations et ce n’est qu’après ce monde qu’il saura par quelles innocentes ruses, par quelles larmes restées entre Dieu et moi, je lui ai jusqu’ici sauvé le triste secret du pain qui n’a pas encore manqué sur sa table et celle de nos enfants. Du froid non plus, ils n’ont encore jamais souffert. » Mais ensuite, elle s’écrie de nouveau : « La pauvreté me tue... J’étouffe de petits embarras d’argent qui mangent ma vie, comme des mites la laine. »

Cette situation dure dix ans, elle dure vingt ans, trente ans. Marceline elle-même ne comprend plus qu’il puisse en être ainsi : « Ne pouvoir vivre du travail de ses jours et de ses nuits, n’est-ce pas étrange ? » dit-elle. Ajoutez à cela que Valmore, refusé par tous les théâtres, ne gagne lui-même plus rien. Arrivée à l’âge de cinquante-trois ans elle ne sait plus que faire « pour inventer leur moyen d’existence ». C’est l’éternelle banqueroute. Il est vrai que son fils a déjà un petit emploi, mais cela ne peut suffire ; il faut à présent qu’elle s’humilie au dernier degré ; la femme fière qui n’a pas voulu de l’argent de Mme Récamier doit aller mendier dans tous les ministères, chez tous les amis, se glisser dans les antichambres des théâtres pour trouver un poste à Valmore et sauver son orgueil, à Valmore, qui au milieu de toutes ses déceptions se répand en récriminations mortelles, et dont la gaieté native s’est assombrie. Enfin, elle réussit à le caser comme auxiliaire à la Bibliothèque Nationale, aux appointements de deux cents francs par mois. Marceline salue sa nomination d’un cri de joie ; mais déjà d’autres soucis sont là prêts à prendre la place de ceux que lui causait la question d’argent et du gagne-pain.

Il n’est pas un seul jour dans sa vie que la peine ne vienne troubler, et il serait effrayant de penser à son sort et de le décrire, si la souffrance n’était pas la force de son âme et la source bruissante de sa poésie.

 

 

 

 

LA POÉTESSE

 

 

« Moi seule en chemin et pleurante au milieu,

J’ai dit ce que jamais femme ne dit qu’à Dieu. »

 

 

Disgraciée du sort, déshéritée de la fortune, « paria de l’amour », Marceline Desbordes-Valmore ne fut pas plus favorisée comme poétesse. Toute sa vie, les trésors princiers de la langue lui restèrent fermés. Jamais elle n’a, pour parer le corps brûlant de sa poésie, les brillantes, étincelantes et chatoyantes pierreries des mots rares, les fermoirs artistiques des montures ciselées, et – royal ornement – les antiques joyaux d’une culture reçue en héritage et enrichie par l’instruction. Elle n’a, pour acheter la libération de son sentiment, que la menue monnaie de la langue quotidienne, le vocabulaire d’un homme quelconque, presque d’un enfant. Marceline Desbordes-Valmore est autodidacte et sa formation intellectuelle est plutôt au-dessous de la moyenne de son époque. Dans sa courte jeunesse, elle a peu appris ; elle est allée tard à l’école :

 

          À dix ans, je ne savais rien que d’être heureuse

 

et, prématurément jetée de l’enfance dans la vie, les livres lui sont tombés des mains. Jamais le sort ne lui a laissé assez de répit pour améliorer son instruction. Jamais cette grande poétesse n’a possédé la chose la plus élémentaire : l’orthographe. Une bonne partie de ses vers durent tout d’abord subir des retouches avant d’être livrés à l’impression, et dans ses lettres les incorrections fourmillent comme poissons dans la rivière. Un jour, en écrivant une lettre, elle parle des équinoxes qui sont causes des grandes chaleurs et, dans son humilité, pleine d’inquiétude devant ce mot rare, elle ajoute en manière d’excuse : « J’ai entendu dire cela par d’autres, car tu sais bien que je ne suis pas plus instruite que les arbres qui se dressent et se penchent sans savoir pourquoi. »

L’art de Marceline Desbordes-Valmore est pour ainsi dire sans art. Ses rimes sont pauvres, ses images à peine différentes de celles qu’on trouve chez les bas-bleus et les dilettantes ; ce sont de douceâtres et romantiques comparaisons avec la fleur qui s’incline au vent, la rose qui s’effeuille, l’hirondelle à la recherche d’un nid, ou l’éclair qui surgit dans un ciel serein. La forme de ses vers est peu variée et, pour elle qui est pauvre de rimes, le sonnet est déjà trop difficile. Son art manque de moyens ; elle n’a que le fruste métal de la langue quotidienne pour y couler son sentiment, qui est toute splendeur ; elle n’a que les pauvres mots qui, comme dit Rainer Maria Rilke, « peinent dans la vie quotidienne, les mots modestes, simples et merveilleux, les pauvres mots, les mots divins qui font pleurer ». Ses instruments poétiques, elle les a acquis par ses seules ressources ; ce qui la fait poète ce n’est pas la langue qu’elle emploie, car elle l’a empruntée à des étrangers, mais c’est ce qui sort de son propre cœur, c’est-à-dire un sentiment infini, et puis cette force suprême de son être : la musique.

Tout en Marceline Desbordes est musique, parce qu’en elle tout est âme. La puissance à la fois terrestre et surnaturelle qui crée avec les sept notes, avec l’octave, un univers – celui de l’émotion –, cette puissance suprême lui a été donnée. Les mots les plus froids, les plus banals, deviennent transparents et éclatants sous le rythme enflammé du sentiment. Rien dans sa poésie n’est massif édifice, contours, modelé, imitation, problème, construction ; tout y est coulant, harmonieux, vibrant et mélodieux ; tout y est musique et transfiguration. À la rime la plus pauvre, au mot le plus plat, elle donne une âme, le bouquet qu’elle a composé avec peine, elle le noue d’un idéal ruban.

La musique est l’essence, la musique est aussi la raison de ses vers. Car ce n’est ni l’ambition, ni l’esprit d’imitation qui, comme dans la plupart des cas, l’ont conduite à la poésie. Jeune fille, Marceline aime la guitare. Son oreille très fine retient les airs qu’elle a entendus au théâtre, dans la rue ; et, trop pauvre pour s’acheter les textes, les livrets, elle se compose elle-même, durant ses nombreuses heures de solitude, des romances mélancoliques et de petites chansons s’adaptant à la mélodie qui résonne en elle. Insensiblement, sans qu’elle s’en rende compte, comme s’élève vers Dieu la fleur des champs, naît en elle, à ce jeu innocent, un penchant sérieux, une passion profonde pour l’activité poétique. Et, comme sa voix s’affaiblit, qu’elle doit renoncer au chant, elle se réfugie complètement du domaine de la parole chantée dans celui de la parole écrite et de la simple diction.

« La musique commençait à tourner en elle à la poésie, écrit Sainte-Beuve ; les larmes lui tombaient dans la voix et c’est ainsi qu’un matin l’élégie vint éclore d’elle-même sur ses lèvres. » Pendant des années, Marceline ne compose pas de vers pour le public ; elle chante seulement pour bercer sa propre souffrance, « pour endormir son pauvre cœur ». Elle qui n’a plus de mère et qui n’a pas encore d’enfant, elle qui ne connaît pas l’amour cherche dans la poésie à se consoler elle-même. Elle sait à peine qu’elle écrit des vers et, sa vie durant, elle n’a jamais compris qu’elle était « poète ». Son cœur est oppressé, la souffrance gonfle sa poitrine, menaçant de la faire éclater, elle monte et lui étreint la gorge, mais, sur ses lèvres, elle est déjà une mélodie. Elle soupire, pleure, prie, se lamente dans ses poésies ; ce que d’autres femmes confient dans les églises à leur confesseur, ce que leur arrachent les baisers ou bien encore ce qu’elles exhalent dans les larmes et les plaintes solitaires, tout cela se traduit ici, grâce à la musique de son âme, en accents libres et vibrants. Elle ne fait que se raconter toujours à elle-même ; elle monologue au milieu des profondes rêveries dans lesquelles la plonge sa nature et elle oublie tout à fait que d’autres, également, pourraient entendre cette voix. C’est là la raison de cette franchise si inouïe que l’on trouve dans ses poésies, de cette absence si complète de toute contrainte. Ce qui parle dans ces poésies, ce n’est pas autre chose que le sentiment ayant rompu ses digues et la vie qui, sous l’action d’un bouillonnement intérieur, a brisé l’enveloppe tendue par la douleur.

Souvent, les vers de Marceline ne sont que des cris, quelquefois des plaintes, parfois des prières, mais toujours, ils sont la voix d’une âme. Elle n’a pas fait d’effort pour les trouver et les assembler ; ils ont simplement jailli de son cœur, comme par hasard, car le génie de Marceline Desbordes-Valmore est spontané. Qu’elle soit comme une laborieuse abeille à sa table de couture, partagée entre le travail et les soucis, ou qu’elle soit frôlée par les ailes colorées du rêve, les vers accourent à elle, légers comme des papillons. Jamais ils ne sont engendrés de force, par la magie de la volonté ; jamais il n’y a en eux cette lourdeur qui révèle l’effort de l’esprit ; à peine sont-ils autre chose qu’un souille mélodieux de l’air. Ma demeure n’est-elle pas un pur soupir qui s’exhale en musique ?

Qu’on écoute la mélodie de cette oraison que chante une pauvre âme pour se consoler :

 

          Ma demeure est haute

          Donnant sur les cieux,

          La lune en est l’hôte

          Pâle et sérieux.

 

          En bas que l’on sonne,

          Qu’importe, aujourd’hui ?

          Ce n’est plus personne

          Quand ce n’est pas lui !

 

          Vis-à-vis la mienne

          Une chaise attend,

          Elle fut la sienne,

          La nôtre, un instant.

 

          D’un ruban signée

          Cette chaise est là.

          Toute résignée

          Comme me voilà !

 

Cette sincérité est ce qui donne aux poésies de Marceline Desbordes-Valmore la plus haute valeur, une valeur unique. C’est parce que ces compositions ne doivent rien à l’imagination, mais tout au souvenir, qu’elles sont si féminines. Elles représentent les saisons de l’âme. Et jamais, depuis Sapho, l’on n’a lu si bien, ni si profondément dans un cœur de femme à travers le voile de la poésie, ni vu âme aussi à nu dans l’effusion du sentiment. La rougeur, l’hésitation, la crainte, la gêne, la circonspection, tout cela lui est inconnu, car elle parle dans un rêve. Nous regardons indiscrètement dans sa vie comme si nos yeux fouillaient dans une chambre étrangère. Mais elle est si pure, si chaste, si noble, celle que nous voyons dans sa nudité, qu’elle nous épargne toute la honte de notre curiosité. Elle nous découvre les sentiments les plus profonds qui ont agité son âme et, par elle seule, qui fut sincère, nous connaissons toutes les autres femmes ; au mérite poétique de ses œuvres, vient s’ajouter une valeur documentaire inestimable. Car il est sans exemple, dans la littérature universelle, ce délicieux miracle d’une sincérité sans réserve, grâce à laquelle, à l’aide de petites chansons, ligne par ligne, on peut retracer ici une destinée féminine, édifier toute une biographie sur des poésies, sans qu’il s’y trouve un mensonge, un enjolivement ou une hypocrisie.

On peut voir ici bien tranquillement ce merveilleux phénomène de la cristallisation du sentiment qui d’ordinaire se dérobe à la lumière du jour et de la connaissance : les mystères de la grossesse, la peur de vieillir, le frisson et la joie de se sentir capable d’un nouvel amour, la douleur de voir la vie éloigner d’elle ses enfants et la transformation de l’amour charnel en amour divin, en religion.

Nulle part chez un poète, le sentiment n’a été plus transparent, et plus poète lui-même que dans les vers de Marceline Desbordes-Valmore. Et le mot de Sainte-Beuve est la louange la plus grande qu1on puisse lui décerner : « Elle n’est plus poète, elle est la poésie même. »

La musique lui a apporté la poésie, et c’est encore la musique qui transporte sa poésie à travers le monde. Amis et inconnus mettent en musique ses petits chants. Elle s’étonne et ne veut pas croire que, tout à coup, ils aient des ailes et veuillent s’envoler dans l’univers. Chez cette déshabituée du bonheur, il en est de même pour la gloire qu’autrefois pour l’amour : elle ne peut pas comprendre que ces humbles vers qu’elle invente dans ses heures de répit, mi-jouant, mi-rêvant, puissent avoir une valeur, une importance quelconque. La poésie, ce n’était cependant pour elle qu’un opiat, un petit bonheur en face de ses grandes souffrances, une illusion proche de l’amour par la joie et le tourment.

 

          Comme une douleur plus tendre, il a sa volupté.

 

Et voici que, maintenant, des hommes, de grands et célèbres poètes, viennent et exaltent ce qu’elle écrit : Sainte-Beuve salue d’un hymne ses vers ; Balzac, le géant amical, monte avec difficulté, en haletant et en soufflant, les cent trente marches qui conduisent à la demeure de Marceline pour lui dire son admiration. Victor Hugo, encore adolescent, l’acclame déjà. Au milieu de larmes et de frissons, elle repousse toutes les louanges comme imméritées ; elle craint presque qu’il n’y ait là de l’ironie, comme elle l’avait fait jadis en recevant la demande en mariage de Valmore. Jamais aucun honneur ne lui fait perdre cette profonde modestie intérieure. Elle est « stupide de joie » quand on lui dit quelques mots d’amitié. Lorsque Lamartine, l’homme le plus célèbre de son temps, lui adresse son salut dans un magnifique poème, un frisson la parcourt, comme si on entendait l’appel des anges. Et dans la poésie où elle répond à de si belles lignes par de plus belles encore, elle décline, effrayée, toute gloire :

 

          Oh ! n’as-tu pas dit le mot gloire !

          Et ce mot, je ne l’entends pas !

 

Toujours et sans cesse, elle se retranche derrière l’insignifiance de sa petite personne :

 

          Je suis trop buissonnière et ce n’est pas aux champs

          Qu’il faut apprendre à moduler ses chants,

          Il faut, ce qui me manque, une sévère école

          Pour livrer sa pensée au vent de la parole.

 

Elle s’incline devant le plus petit poète, devant le dernier des dilettantes et, s’agenouillant, pour ainsi dire, aux pieds de Mme Tastu, une faiseuse quelconque de vers dorés sur tranche, elle lui rend hommage à la façon d’une écolière. Durant toute une vie, elle n’arrive pas à comprendre ce qu’est la littérature.

Dans les trois cents lettres que l’on connaît d’elle, en vain chercherait-on une ligne consacrée à « la foire aux vanités » ; au contraire, on la voit dans une merveilleuse et inaltérable naïveté sous-estimer sa propre valeur, tandis qu’elle exagère celle d’autrui. Latouche, l’auteur de Fragoletta, cet ami douteux, elle l’appelle « un homme d’immense talent » et toute sa vie elle se sent son obligée parce qu’il a compté les pieds de ses vers et lui a trouvé un éditeur. Ici encore, elle est toujours dans la posture du sacrifice et de l’abnégation, « née à genoux », comme elle le dit une fois. Même la littérature ne peut rien contre la timidité foncière de son être.

Jamais elle ne pourra comprendre cette chose merveilleuse pour elle que son humble, étroite et misérable vie, que ses sentiments apeurés et tyrannisés puissent éveiller chez autrui une sympathie quelconque. Ce ne sont pourtant là que ses larmes qui se répandent dans ses vers, – cristallisations fugitives du conflit existant entre la froideur glaciale de sa vie extérieure et la flamme intérieure de son être, et comme des fleurs de grâce écloses par enchantement à la surface miroitante de sa destinée.

Et, effectivement, « larmes et pleurs » sont les deux mots qui sans cesse et sans cesse reviennent dans son œuvre entier, l’éternel refrain de toutes ses poésies. La douleur et l’infortune, les véritables étoiles de sa vie, ont été également les uniques inspiratrices de ses travaux poétiques. Mais, petit à petit, le sentiment s’élargit, se détache de l’évènement personnel et déborde en une compassion universelle. Sa propre vie se fond dans un sentiment général. La douleur romantique qui se complaît en elle-même et que, involontairement, Marceline a empruntée aux mauvais imitateurs de Byron qu’il y avait alors – cette douleur, grâce à une bonté intérieure, se hausse peu à peu jusqu’à un tragique sentiment de bonheur, et, en même temps, toute l’emphase romantique disparaît de la langue du poète. Sa voix, sa voix au timbre si doux, devient puissante lorsqu’elle invoque autrui ; sa profonde communion avec toutes les souffrances terrestres lui permet d’écrire, plus tard, des vers d’une émotion sublime. Elle s’écrie en s’adressant à toutes les victimes :

 

          Vous qui souffrez, je vous prends pour mes sœurs

          Pleureuses de ce monde où je passe inconnue.

 

Dans sa propre voix, elle sent se plaindre toutes les mères ; toutes les larmes du monde viennent se joindre aux siennes ; mille soupirs donnent des ailes à ses poèmes. Et à Lyon, la ville en révolte, sa plainte se change en accusation, son appel en cri. De l’enfant timide, de la jeune fille facilement séduite, l’amour a fait une femme ; par la maternité et la douleur, elle devient un être humain qui sent les maux de tous les êtres humains. Elle accuse, ses doigts tremblants montrent les canons qui mitraillent des hommes vivants, des pères, des femmes et des mères, et, sans qu’elle s’en rende compte, cette époque agitée fait d’elle un grand poète social. Elle décrit la misère des travailleurs, le dédain insultant des riches et la comédie de la justice. Elle s’adresse à toute l’humanité et sa voix s’élève vers Dieu. Tout ce qui souffre trouve en elle une sœur :

 

          Je me laisse entraîner où l’on entend des chaînes,

          Je juge avec mes pleurs, j’absous avec mes peines,

          J’élève mon cœur veuf au Dieu des malheureux,

          C’est mon seul droit au ciel et j’y frappe pour eux.

 

Son amour est devenu l’amour du monde ; la tempête de sa destinée a balayé en elle toute sentimentalité et, lorsque, maintenant, sa voix fait entendre une plainte, il y a longtemps qu’il ne s’agit plus de son propre sort, mais de l’humanité au nom de laquelle cette femme s’exprime impérieusement et avec audace. Sonores, pleins et menaçants, ses vers sont comme un orgue dont les accents montent vers le créateur de toute souffrance, vers le maître de la douleur. Ce n’est plus la femme qui parle de désir et de féminité inassouvie, mais la créature sans nom qui invoque l’Innomé, et les derniers, les plus beaux vers de Marceline Desbordes-Valmore ne sont plus que des entretiens de l’être souffrant avec son créateur, avec Dieu.

 

 

 

 

LA FEMME

 

 

« Tant qu’on peut donner, on ne peut pas mourir. »

 

 

Elle est la vraie femme, parce que l’amour est le sens et l’œuvre de sa vie entière. Sa passion ne s’alimente pas à la flamme d’un amour réciproque, fatal et illimité, mais elle est entretenue par un besoin d’aimer Marceline Desbordes-Valmore qui, en elle, est infini et impérissable. L’évènement vital, celui qui n’arrive qu’une fois, n’est pas une chose qui l’atteigne du dehors, mais il jaillit de l’intérieur de son être, des profondeurs insondables de son cœur. Il n’y a là ni commencement, ni fin ; tout se confond en un flot unique où convergent tous les affluents de l’âme : l’amour filial, la passion, la fidélité conjugale, la maternité, pour se jeter finalement dans l’amour infini de Dieu, auquel, sans le savoir, elle tendait depuis l’origine : « Seigneur qui ne cherchait l’amour dans votre amour ? »

D’un bout de sa vie à l’autre ce fleuve roule d’inlassables vagues. Son sentiment n’est jamais fatigué, elle ne cesse pas de se sacrifier à son mari, à ses enfants, à ses amis, au monde et à Dieu. Toujours elle est celle qui se dévoue immensément, qui donne, qui se résigne, et quand son amour va du premier homme au deuxième, des enfants à l’église, ce mouvement n’est au fond que la fidélité la plus haute aux principes de sa vie intérieure, laquelle doit toujours se dépouiller de tout. Jamais ce n’est l’évènement ni le fait, mais toujours le sentiment qui donne de la grandeur à son existence. Le séducteur n’est sur la scène de sa vie qu’un messager qui apporte le mot attendu, provoque la tragédie du cœur, puis se retire et disparaît dans l’ombre. La grande partie que l’amour a commencée avec Marceline ne se termine pas avec cette disparition, mais seulement avec la propre vie de Marceline. Maintenant qu’elle est éveillée à l’amour, de son cœur ému sortent sans cesse des hymnes de joie et de souffrance ; la mélodie de son âme n’a pas de fin jusqu’au dernier jour.

Je ne connais pas de poétesse chez qui le sentiment soit si dénué de cabotinage que chez Desbordes-Valmore, comédienne de profession. Elle n’est pas l’héroïne comme George Sand, comme Charlotte Corday, Jeanne d’Arc ou Théroigne de Méricourt, mais seulement la femme à l’humble héroïsme quotidien ; elle n’est pas la grande amoureuse, comme la Pompadour, Julie de Lespinasse ou Ninon de Lenclos, mais seulement celle qui aime et, par conséquent, celle qui se renonce. Pendant sa vie entière, dans le temple de son cœur, elle sacrifie au Dieu du sentiment. Sans se plaindre, elle donne tout ce qu’elle peut arracher à sa vie : à l’amant, sa chasteté ; à l’époux, sa peine quotidienne et ses forces ; à ses enfants, sa sollicitude ; au sentiment, ses vers et au ciel sa prière. Se refuser, pour elle, équivaut à la mort : « Tant qu’on peut donner, on ne peut pas mourir ! »

C’est pourquoi elle ne garde rien pour elle, et ce qui lui échoit, par aventure, la gloire de la scène, ou, plus tard, celle de la poésie, ces présents de la destinée, elle les décline, s’en trouvant indigne.

Elle n’accepte pas de parure, elle qui n’est que la servante, celle qui se consacre au service d’autrui : donner et non recevoir est sa loi ; elle ne veut pas voir le prix de ses dons diminué par ceux que lui ferait autrui. Durant toute sa vie, sombre et triste, elle tresse des couronnes pour d’autres fronts que le sien, et elle répand avec prodigalité sur le nom qu’elle chérit les fleurs de sa poésie.

La joie de recevoir lui est refusée ; aussi, en vraie femme qu’elle est, depuis sa sombre enfance jusqu’à l’heure de sa mort, elle cherche la force de l’exaltation dans un sacrifice sans exemple, dans un sacrifice total, sans obligation ni condition, – comme le jour où elle s’est donnée à l’étranger, rien que pour la joie de donner. Elle a désappris le bonheur et ne le trouve plus que sous l’aspect du bonheur d’autrui. Toujours elle s’efface et, quand elle prie, quand sa plainte monte en criant vers Dieu, c’est pour son mari et pour ses enfants ; quant à elle, elle est prête à disparaître, à s’anéantir, et son désir le plus cher est :

 

          D’être abeille et mourir dans les fleurs.

 

La destinée ne l’exalte pas dans les bras de la félicité ; elle la laisse à ses pieds, en proie à l’humiliation, et, peu à peu, la souffrance n’est plus pour elle une ennemie qui l’assaille, mais une amie, une fidèle amie. Et si l’on se montre aimable à son égard, elle y voit quelque chose d’étrange ; elle croit que ce n’est pas fait pour elle. Elle recule craintivement toujours quand il en est ainsi. Lorsque Valmore la demande en mariage, quand un mot amical est exprimé au sujet de ses vers, un frisson la parcourt, l’angoisse la gagne :

 

          Je tremble d’être heureuse

 

dit-elle. Sa félicité, elle s’en rend vite compte, ce sont les larmes, et elle aime comme on aime un bonheur dont on redoute la perte. Petit à petit, une douleur se mêle à sa souffrance, et sans contrainte, par un besoin intime de son être, elle domine sa douleur et souffre avec joie. Comme dans les vers de Gottfried Keller, elle peut dire d’elle-même :

 

          Je suis passée maîtresse

          Dans l’art de supporter peine et douleur

          Et la joie de souffrir

          Est devenue ma félicité.

 

Le monde de la souffrance est son vrai monde et sa plainte s’exhale en prière : « Prier, ce sont nos armes », dit d’elle et de toutes les femmes Marceline, parce qu’elle reconnaît que ce n’est que par la souffrance et non par la jouissance que la femme joue son rôle dans la grande communauté humaine ; elle sait que lorsque la grâce de la conception lui est accordée, cette grâce signifie en même temps son martyre et qu’à toutes ces joies suaves du corps et de l’âme que peut éprouver l’être féminin, la douleur est mêlée fatalement.

Ainsi, aucun malheur n’arrive à la dérouter : son amour ne peut recevoir de choc mortel, et son sentiment est indestructible. Lors de la première désillusion, son cœur martyrisé poussait encore des cris ; la douleur était pour elle trop nouvelle. Pourtant, à ce moment-là, ce n’était déjà qu’une plainte effrayée et non des cris de colère et d’accusation qu’elle faisait entendre ; déjà, alors, elle cherchait à ne voir dans tout le mal qu’on lui causait qu’un effet de la prédestination ou, qui plus est, une faute de sa part :

 

          Il me faisait mourir, et je disais j’ai tort.

 

Déjà, alors, elle pardonne à l’homme, elle pardonne à l’amie qui l’a induite en tentation, car elle est obligée de se l’avouer : « Je ne sais pas haïr. » Toujours elle est la victime, l’exploitée, mais, malgré tout, elle n’est pas désabusée. Sa famille vit à ses crochets, jamais elle n’en dit mot. Latouche, ce faux ami, tente de séduire sa fille ; pourtant, quand il meurt, en réponse à la lettre que lui a adressée Sainte-Beuve, elle fait de cet homme une apologie enflammée. Pour son séducteur, elle a le plus merveilleux mot de pardon qui soit jamais sorti des lèvres d’une femme :

 

          J’en parle à Dieu sans son injure

          Pour que Dieu l’aime autant que moi.

 

À chacun elle trouve une excuse, et pour tous ceux qui l’ont abaissée et torturée :

 

          Ceux qui m’ont affligée en leur dédain jaloux,

          Ceux qui m’ont fait descendre et marcher dans l’orage,

          Ceux qui m’ont pris ma part de soleil et d’ombrage,

          Et ceux qui, sous mes pieds nus, ont jeté des cailloux.

 

          Oh ! qui peut se venger ? Oh ! par votre abandon,

          Seigneur, par votre croix dont j’ai suivi la trace,

          Par ceux qui m’ont laissé la voix pour crier grâce,

          Pardon pour eux ! pour moi ! pour tous ! pardon ! pardon !

 

Et à Dieu lui-même, elle pardonne de lui avoir pris quatre enfants sur cinq, d’avoir envoyé l’ange des Ténèbres lui ravir tous ceux qu’elle aimait. Ce n’est plus une plainte qu’elle élève vers lui pour cette perte si cruelle, mais seulement une prière, et dans cette prière s’exprime une bonté faite d’un héroïque renoncement.

 

          Oh ! Sauveur, soyez tendre au moins aux autres mères

          Par amour pour la vôtre et par pitié pour nous,

          Baptisez leurs enfants de nos larmes amères

          Et relevez les miens tombés à vos genoux.

 

Dieu a tourné contre elle toute sa colère, mais elle ne peut pas lui en vouloir, et plus il la châtie, plus elle l’aime ardemment.

Dans cette apparente faiblesse, dans cette humilité volontaire, qui dépasse toutes les bornes, repose la force, l’héroïsme unique de Marceline Desbordes-Valmore. Sa vie est celle d’une héroïne, d’une sainte, et Lucien Descaves lui a trouvé le plus beau des noms en l’appelant « Notre-Dame des Pleurs ». C’est l’amour qui lui donne sa résistance. De même que son corps maigre et fragile se traîne cinquante ans encore en bravant toutes les maladies, de même sa force de caractère lui permet de surmonter toutes les infortunes. Chez les autres personnes, la force se traduit par des paroles, et par des actes ; le meilleur de la sienne se consume en silence. Tous ses vers disent trop peu les souffrances liées à sa tâche journalière, aux combats quotidiens qu’elle devait soutenir, les privations et les humiliations qu’elle eut à subir ; ils traduisent insuffisamment avec quel désespoir elle luttait pour conquérir le sourire qu’elle offrait le soir à son mari épuisé de fatigue, pour soutenir à quatre reprises son héroïsme chancelant devant le lit de mort de ses enfants et se jeter de nouveau dans cette vie qui se montrait si terrible pour elle.

Cette force, trempée par mille heures de souffrance, qu’elle a de lutter contre le désespoir et de se garder inébranlablement pour l’amour, c’est le miracle qui lui permet de conserver son ardeur jusqu’à son dernier souffle et son inspiration poétique jusqu’à son dernier vers.

Le plus souvent, chez les autres femmes, le sentiment s’éteint avec l’amour ; dans les œuvres des poétesses, la passion se refroidit en même temps que leur cœur ; chez Marceline, au contraire, le sentiment se transforme et s’élève à l’infini. De l’amant, son sacrifice va au mari, du père aux enfants, de ceux-ci à Dieu, mais jamais en elle ne s’éteint le feu sacré. Tout ce que la vie jette dans le brasier de son âme – souffrance, écœurement, amertume – ne fait qu’en nourrir la flamme, et la joie du sacrifice s’affirme encore plus grande chez la sexagénaire que chez l’adolescente. Cette flamme, qui jadis ne faisait qu’atteindre les lèvres de l’amant, qu’envelopper le mari et réchauffer les enfants, dans les dernières années, elle monte jusqu’à Dieu : elle rejoint la flamme divine et éternelle avec laquelle elle se confond.

La vie de Marceline Desbordes-Valmore gravit le calvaire de toutes les souffrances. Il lui reste encore à atteindre une suprême station ; pour qu’elle connaisse également ce qu’il y a de plus élevé dans la joie et de plus profond dans la douleur, l’existence met sur sa tête ensanglantée la sombre couronne d’épines de la maternité.

 

 

 

 

MATER DOLOROSA

 

 

« Enfants, priez pour moi ! j’ai tant prié pour vous. »

 

 

Le don était le sens de sa vie et c’est pourquoi la maternité représentait sa plus haute vocation. Là une assise durable s’offrait à son sacrifice volontaire, ce sacrifice si souvent gaspillé ; là se trouvait une innocente réponse à la pureté quasi religieuse de son sentiment. Ici elle pouvait servir sans fin et sans reconnaissance et épuiser son sang pour son propre sang. C’est seulement dans l’affirmation du sentiment maternel, le plus féminin de tous, que s’efface la crainte inhérente à sa vie d’humilité, la crainte d’être indigne et de ne pas mériter son bonheur. À la vue de ses enfants, la timidité de son âme est chassée par un sentiment nouveau ; pour la première fois, elle comprend qu’à elle aussi, la déshéritée, Dieu peut accorder sa bienveillance :

 

          Dieu dans ma pauvreté me laissait être mère.

 

Dans la tempête de sa vie, elle rencontre là un îlot de félicité. Et quand elle parle de ses enfants, on ne reconnaît plus la voix de Marceline, cette voix ordinairement si pleine d’inquiétude. Le voile de la mélancolie est alors tombé, et les larmes jaillissantes ne viennent plus troubler son heureuse mélodie. Elle fait retentir un cri d’allégresse comme jamais l’amour ne lui en enseigna :

 

          Un enfant ! un enfant ! ô seule âme de l’âme,

          Palme pure attachée au malheur d’être femme !

          Éloquent défenseur de notre humilité,

          Fruit chaste et glorieux de la maternité,

          Qui d’une langue impie assainit la morsure

          Et de l’amour trahi ferme enfin la blessure !

          Image de Jésus qui se penche vers nous

          Pour relever sa mère humble et née à genoux.

 

Et cet amour entoure ces toutes petites vies depuis leur heure la plus tendre jusqu’à la maturité ; il commence déjà à se montrer dans le pressentiment de l’attente ; il étend déjà ses ailes sur ces existences qui ne sont pas encore venues au monde, et jamais, selon moi, une femme n’a écrit de plus beau poème que celui composé par Marceline pour la naissance de son fils Hippolyte. Chez elle, le mystère de la grossesse transforme la sensibilité profonde de la chair en un bonheur qui touche ses fibres les plus intimes ; encore épuisée des souffrances qui, depuis longtemps, sont devenues de la joie, elle indique à l’enfant tout ce que furent les doux soucis de l’attente, comment par ses prières elle a façonné son corps membre à membre, comment ses sens à lui sont tout imprégnés de ses rêves à elle, et comment les souhaits ardents de la mère se sont répandus par avance sur toute la vie de l’enfant. En elle, l’heure bienheureuse de la naissance envie encore le moment où les deux êtres n’en faisaient qu’un, et toute la flamme de son attente se traduit par cette sublime parole :

 

          J’aurais voulu voir Dieu pour te créer plus beau.

 

Lorsque le corps de l’enfant est détaché du sien, elle plonge encore son âme dans la petite âme à peine consciente, et elle l’embrase des sollicitudes de son amour. Puis, quand les enfants grandissent, c’est elle qui est leur unique servante. Elle veille sur leur sommeil, chasse leurs frayeurs. En leur compagnie elle se fait enfant ; ses vers apprennent à parler la langue de leurs petites lèvres balbutiantes. Cette âme qui s’est faite enfantine compose pour sa fille une berceuse devenue immortelle dans la littérature française et que, aujourd’hui, dans les écoles, chaque enfant doit apprendre et réciter de sa faible voix. Nous voulons parler de l’Oreiller, la plus belle prière du soir qu’il y ait au monde :

 

          Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête,

          Plein de plume choisie, et blanc, et fait pour moi !

          Quand on a peur du vent, des loups, de la tempête,

          Cher petit oreiller, que je dors bien sur toi !

 

          Beaucoup, beaucoup d’enfants pauvres et nus, sans mère,

          Sans maison, n’ont jamais d’oreiller pour dormir ;

          Ils ont toujours sommeil, ô destinée amère !

          Maman ! douce maman ! cela me fait gémir.

 

          Et quand j’ai prié Dieu pour tous ces petits anges

          Qui n’ont point d’oreiller, moi, j’embrasse le mien.

          Seule, dans mon doux nid qu’à tes pieds tu m’arranges,

          Je te bénis, ma mère, et je touche le tien !

 

          Je ne m’éveillerai qu’à la lumière première

          De l’aube ; au rideau bleu, c’est si gai de la voir !

          Je vais dire tout bas ma plus tendre prière :

          Donne encore un baiser, douce maman ! Bonsoir !

 

Avant même qu’ils puissent parler, elle veut ainsi imprégner de musique leurs lèvres muettes. Et, afin de stimuler le zèle de son fils, elle écrit pour lui, lorsqu’il va à l’école pour la première fois, cette ravissante petite histoire de l’Écolier que, depuis, des milliers de mères ont apprise à des milliers d’enfants quand, trottinant avec leur petit sac, ils se rendent à leur tour à l’école pour la première fois. Elle n’a pas besoin de se forcer pour écrire ces vers, de descendre à des enfantillages pour se faire comprendre des enfants, car elle-même trouve sa joie dans ces petites strophes. Ces chants enfantins éveillent soudain en elle quelque chose de tout à fait oublié et aboli : le souvenir de sa propre enfance. Le rire des petits jette sur sa vie un reflet de gaieté ; elle trouve dans des vers charmants et mélodieux de petites tournures malicieuses ; son cœur, que l’ombre couvrait, s’épanouit à nouveau en pleine lumière, elle est sans souci.

La pauvreté qui entoure sa vie la trouve forte et armée d’une cuirasse, car la maternité, bonheur nouveau, lui ceint le corps ; la mort ne peut plus rien contre elle ; la destinée n’a aucune puissance sur elle. Elle s’écrie triomphante :

 

          J’ai des enfants ! leurs voix, leurs haleines, leurs jeux

          Soufflent sur moi l’amour qui m’alimente encore ;

          J’ai pour les regarder tant d’âmes dans les yeux !

          Mon étoile est si bien nouée à leur aurore !

          On m’a blessée en vain, je ne veux pas mourir :

          J’ai semé leur printemps, je dois les voir fleurir.

 

Mais tout ce qu’elle possède ici-bas n’est donné à cette grande éprouvée que comme un gage passager, dont elle doit racheter la jouissance avec toutes ses larmes. La mort se tient entre elle et le bonheur. Son premier enfant, l’enfant de l’inconnu, la mort le lui a pris ; le premier qu’elle a donné à Valmore meurt également, au bout de quelques semaines. Puis le malheur semble apaisé avec ces deux premiers sacrifices imposés à son amour ; elle met successivement au monde trois autres enfants, qui eux, deviennent grands : un fils, Hippolyte, et deux filles, Ondine et Inès.

Pendant vingt ans, il lui est donné de trouver en eux sa joie. Elle les attire à elle, mais déjà ils introduisent le trouble dans sa vie. Ondine, l’aînée, jeune fille coquette, intelligente et ambitieuse, est fortement captivée par la littérature ; Sainte-Beuve désire en faire sa femme, elle le repousse. Mais tout à coup Marceline découvre que Latouche, qui fréquente chez elle en ami, et à qui certains biographes ne rougissent pas d’attribuer la paternité d’Ondine, s’efforce, par tous les moyens – et pas tout à fait en vain –, d’abuser de la situation et de la familiarité de ses relations. Saisie d’effroi, elle écrit à sa fille, alors au loin, des lettres intimes qu’on a conservées et qui, pleines d’une touchante sollicitude, la mettent en garde contre ce qui est arrivé à sa mère. L’angoisse réveille encore une fois l’horreur des souffrances éprouvées jadis. Des jours d’alarme, des mois d’épouvante assaillent maintenant sa vie.

De même qu’il lui a été donné d’éprouver une seconde fois, par la contemplation de ses enfants, le bonheur de l’enfance, de même maintenant la tragédie de sa jeunesse menace de se renouveler dans sa fille. Mais elle réussit à sauver Ondine et bientôt ensuite à lui faire épouser un homme aux goûts simples, posé et digne d’estime.

Elle parvient à la sauver pour la perdre doublement. Car, à présent qu’elle semble rassurée, la destinée lui porte un premier coup. Inès, sa fille cadette, meurt subitement de la phtisie ; l’enfant d’Ondine, le seul qui fit de Marceline une grand-mère, suit rapidement Inès dans la tombe, puis, peu d’années après, c’est Ondine elle-même qui meurt soudainement de la phtisie, au grand désespoir de la pauvre mère. Toutes ces lumières qui éclairaient la vie de Marceline s’éteignent en même temps que se ferment les yeux d’Ondine, et de même que jadis dans l’amour trahi, elle voit alors dans son sort une sombre raillerie du bonheur, une ironie qui lui déchire le cœur. Sa couronne roule dans la poussière, elle est tout à coup « la mère découronnée » ; sa fierté, sa confiance sont brisées, les sept douleurs de la Madone à présent lui percent le cœur. Et, comme si ces chères existences n’avaient eu, pour ainsi dire, qu’une seule racine, soudain s’écroule tout le rempart derrière lequel elle croyait sa vie abritée. Son oncle, son frère, son amie meurent presque en même temps au cours de ces années effroyables. Nouvelle Niobé, elle voit, pétrifiée de chagrin, tous ceux qu’elle aime tomber l’un après l’autre sous les traits de la destinée.

Devant l’amour, elle pouvait fuir, mais pas devant la mort. Contre elle, Marceline est impuissante. Maintenant, elle le sent, tout est définitivement perdu. L’amour de son mari vieilli n’est plus capable de donner d’autres enfants à l’épouse aux cheveux blancs. Sa famille est dispersée, ses amis sont disparus, rien en ce monde ne peut plus lui procurer de joie. Sa vie est un vaste amas de décombres ; seul le ciel enflamme maintenant son désir. Elle n’a plus que Dieu à aimer et elle lui offre l’unique et dernière chose qui lui reste : sa douleur :

 

          Je vous donnerai tant de larmes

          Que vous me rendrez mes enfants.

 

C’est à lui maintenant que s’adressent tous ses vers, c’est vers lui seul que s’élèvent ses regards. Il n’y a plus pour elle de foyer sur cette terre ; l’autre monde l’attire, où sont ses enfants et tous ceux qu’elle a aimés durant les accablantes années de sa vie. Désespérée, elle frappe à la porte du ciel, elle montre ses blessures et sa pauvreté :

 

          Ouvrez, je ne suis plus suivie

          Que par moi-même et par la vie.

 

Elle fait voir ses blessures, elle offre ses larmes, elle étale toute sa souffrance devant Dieu.

Sa douleur est devenue un droit suprême, et ce qui jadis était sa joie, maintenant elle le présente comme un symbole de l’extrême souffrance quand, pour atteindre le cœur de Dieu, elle s’écrie :

 

          Laissez-moi passer – je suis mère.

 

 

 

 

LA MORT ET L’IMMORTALITÉ

 

 

  « Moi, je pars, moi je passe                         

Comme à travers les champs un filet d’eau s’en va ;       

Comme un oiseau s’enfuit, je m’en vais dans l’espace     

Chercher l’immense amour, où mon cœur s’abreuvera. »

 

 

Maintenant, Marceline est devenue une vieille femme, seule au monde. La pauvreté et le deuil entourent son étroite existence d’un crêpe noir. Après cinquante ans de peine, le champ de sa vie est demeuré en jachère : en vain le soc de la souffrance l’a labouré, la tempête a balayé toutes les semences. Il lui reste encore une dernière amie ; elle lui écrit cette année-là pour lui faire connaître le secret de son isolement :

« Écoute ! Je suis allée à l’église où j’ai fait allumer huit cierges, humbles comme moi. C’étaient huit âmes de mon âme : père, mère, frère, sœurs, enfants. Je les ai regardés brûler et j’ai cru mourir. Je ne dis cela qu’à toi. C’était une visite à Dieu. »

Mais, bientôt elle n’a plus personne à qui faire une confidence. Celle-ci, aussi, cette dernière amie, Pauline Duchambge, la précède dans la mort. C’est seulement à Lui, qui ne répond pas, mais qui entend tout, qu’à présent va sa plainte. Tous les vers qu’écrit encore Marceline Desbordes-Valmore, ses plus belles poésies, celles que la grâce a le mieux inspirées sont un dialogue avec Dieu. Elle lève au ciel son visage baigné de larmes pour ne plus voir la terre qui s’est abreuvée de tout le sang de sa vie. Elle en a pris congé depuis longtemps :

 

          Tous mes étonnements sont finis sur la terre,

          Tous mes adieux sont faits, l’âme est prête à jaillir.

 

Chaque jour pèse maintenant sur elle d’un poids écrasant, auquel vient s’ajouter celui de ses soixante années de souffrance silencieuse ; elle a hâte de sortir de ce monde devenu pour elle un désert. Son amour, son amour infini, n’est plus au service de personne, ce qui fait que sa vie n’a plus de sens à ses yeux. De résignée qu’elle était, elle devient impatiente et chaque heure qu’elle passe encore au milieu des humains et de leurs demeures est une heure de supplice :

 

          De chaque jour tombé, mon épaule est plus légère.

 

Ses yeux se sont détournés de ce monde et regardent uniquement dans le lointain, dans l’avenir et dans le passé.

Telle, Michelet la voit « ivre d’amour et de mort ». Et c’est de cette ivresse que proviennent ses dernières poésies qui déjà ont perdu tout caractère terrestre et qu’un sentiment divin éclaire et colore, comme le reflet du soleil éclaire et colore la pénombre d’une église. La vie a pu tout lui prendre, sauf l’ardeur du sentiment. Seulement, il ne se montre plus dans le flamboiement de la passion ; il brûle pieusement et avec béatitude comme une lumière éternelle. « Mon âme n’est pas éteinte, elle est montée plus haut ! » À travers son enveloppe matérielle qui toujours va s’amincissant, l’âme devient plus brûlante, et à peine est-ce encore Marceline qui parle. Dans toutes ces dernières poésies, déjà elle monte au ciel, déjà elle est près de Dieu et de son cœur. Frissonnante, elle lui remet la « Couronne effeuillée » de son destin :

 

          J’irai, j’irai porter ma couronne effeuillée

          Au jardin de mon père où revit toute fleur ;

          J’y répandrai longtemps mon âme agenouillée :

          Mon père a des secrets pour vaincre la douleur.

 

          J’irai, j’irai lui dire, au moins avec mes larmes :

           « Regardez, j’ai souffert... » Il me regardera ;

          Et sous mes jours changés, sous mes pâleurs sans charmes,

          Parce qu’il est mon père, il me reconnaîtra.

 

          Il dira : « C’est donc vous, chère âme désolée !

          La terre manque-t-elle à vos pas égarés ?

          Chère âme, je suis Dieu : ne soyez plus troublée ;

          Voici votre maison, voici mon cœur, entrez ! »

 

          Ô clémence ! Ô douceur ! Ô saint refuge ! Ô père !

          Votre enfant qui pleurait, vous l’avez entendu !

          Je vous obtiens déjà puisque je vous espère

          Et que vous possédez tout ce que j’ai perdu.

 

          Vous ne rejetez pas la fleur qui n’est plus belle ;

          Ce crime de la terre au ciel est pardonné.

          Vous ne maudissez pas votre enfant infidèle,

          Non d’avoir rien vendu, mais d’avoir tout donné.

 

Elle reste encore un an sur la terre, mais seulement de corps, car depuis longtemps son âme s’en est détachée. Enfin, le 23 juillet 1859, la mort la prend à elle. Elle est enterrée dans le haut cimetière de Montmartre, près de la tombe d’Henri Heine, et à Douai, là-bas dans la petite chapelle grise où elle reçut le baptême et où elle priait étant enfant, le prêtre dit les dernières prières pour le repos de son âme. Mais dans la cathédrale sombre et magnifique de la gloire, tous les grands poètes de France disent en son honneur la messe des morts. Baudelaire, Samain, Victor Hugo, Anatole France, chacun récite sa litanie d’amour pour célébrer celui de Marceline, chacun prononce pour elle et sa grande âme une prière poétique, et la plus belle de toutes est peut-être celle de Verlaine :

 

          Telle autre gloire est, j’ose dire plus fameuse,

          Dont l’éclat éblouit, mieux encore qu’il ne luit :

          La sienne fait plus de musique que de bruit,

          Bien que de pleurs brûlants écumeuse et fumeuse.

 

          Mais la bonté du cœur, mais l’âme haute et pure

          Tempèrent ce torrent de douleur et d’amour

          Et, se mêlant à la douceur de la nature,

          À sa souffrance aussi, de nuit comme de jour

 

          Promènent sous le ciel toute pluie et tout soleil

          À chaque instant, avec à peine des nuances,

          Un large fleuve harmonieux de confiances

          Vives et de désespoirs lents, et non pareil.

 

          Il chante, l’ample fleuve au capricieux cours,

          L’hymne infini de toute la tendresse humaine

          Où la fille et l’amante et la mère ont leurs tours,

          Où le poète aussi dans l’horreur qui nous mène

 

          Vient mêler son sanglot qui finit en prière

          Universelle, et la beauté même d’un art

          Issu du sang lui-même et de la vie entière,

          Rires, larmes, désirs et tout, comme au hasard.

 

Chacun a allumé à la flamme poétique de Marceline la propre flamme de sa poésie, et ainsi une brillante chaîne de vers rattache son univers à notre époque. Ainsi, petit à petit, la gloire resplendit sur son nom oublié. Ses lettres dévoilent l’héroïque tragédie que son existence, faite d’obscure servitude, cachait même à ses proches. Elles offrent une harmonie sans exemple entre la poésie et la vie, une double résonance faite de douceur et de douleur, comme jamais poétesse n’en arracha de plus belle à son destin. Et nous, qui venons les derniers, nous découvrons pleins de vénération le suprême secret de sa vie et de son art, et qui est la plus noble formule du poète : « Lasser la souffrance par un amour infini et revêtir d’une éternelle musique le cri de la douleur. »

 

 

Stefan ZWEIG, Souvenirs et rencontres, 1951.

 

 

 

 

 

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