Trois maîtres
DOSTOÏEVSKI – BALZAC – DICKENS
par
Stefan ZWEIG
À ROMAIN ROLLAND
en gratitude
pour son inébranlable amitié
pendant les lumineuses
et pendant les sombres années.
Dostoïevski
Ne pas aboutir fait ta grandeur.
Goethe : Divan oriental-occidental.
PRÉLUDE
RENDRE pleine justice à Fédor Michaïlovitch Dostoïevski, montrer toute son importance pour notre vie intérieure est tâche difficile et hasardeuse. L’envergure et la puissance de son individualité échappent à tout procédé actuel d’appréciation.
Au premier contact on se croyait en présence d’une œuvre limitée, d’un écrivain, et on découvre l’infini, un monde aux astres mouvants et dont les sphères résonnent d’une étrange harmonie. Le découragement vous saisit : ce monde jamais on ne le pénétrera entièrement. Ce qu’il vient nous offrir, c’est un pouvoir magique trop lointain, une pensée qui se perd dans un infini trop nuageux, un message qui nous est trop étranger pour que sans intermédiaire l’âme puisse contempler ce ciel comme celui de sa patrie.
Dostoïevski n’est rien, si on ne le revit pas en soi-même. La force de notre propre sympathie, il nous faut la vérifier, la tremper au plus profond de nous-mêmes et la hausser jusqu’à une réceptivité nouvelle et accrue. Il nous faut creuser jusqu’aux racines les plus secrètes de notre être pour découvrir ce qui nous rattache à son humanité, bizarre au premier abord, si merveilleusement vraie ensuite. Là, dans notre tréfonds, dans ce qui est éternel et immuable, racine à racine, nous pouvons espérer découvrir le lien qui nous unira à Dostoïevski.
Combien il semble étranger à tout regard extérieur ce paysage russe sans chemins, comme la steppe de sa patrie, et si différent de notre monde. Rien de gracieux n’y arrête notre regard, rarement une heure paisible nous incite au repos. Un crépuscule mystique du sentiment, tout chargé d’éclairs, alterne avec un esprit d’une lucidité froide et souvent glaciale ; au lieu d’un soleil qui nous réchauffe, une aurore boréale et sanglante illumine le ciel. En pénétrant dans l’univers de Dostoïevski on découvre un paysage antédiluvien, un monde mystique, primitif et virginal : une douce angoisse vous étreint comme à l’approche de forces élémentaires et éternelles ; bientôt l’admiration et la foi vous incitent à rester, tandis que, d’autre part, malgré notre émotion, notre instinct devine que notre séjour là-bas ne sera pas éternel : il nous faudra revenir vers notre monde plus aimable, plus clément encore que plus étroit. À notre honte nous constatons que ce paysage d’airain est trop vaste pour nos regards : cette atmosphère tour à tour glaciale ou brûlante est trop vive et rend notre respiration haletante. L’âme s’enfuirait devant cette majesté d’épouvante si un ciel pur, de bonté infinie, ne s’étendait au-dessus de ce paysage effroyablement terrestre, implacablement tragique. C’est un ciel de notre monde, mais dans cette atmosphère intellectuelle si intensément glaciale sa voûte tend davantage vers l’infini que dans notre zone tempérée. De ce paysage il faut lever les yeux vers le ciel pour deviner la consolation infinie qui se dégage de cette infinie tristesse d’ici-bas ; dans l’angoisse on a le pressentiment de la grandeur, dans les ténèbres on a le pressentiment de Dieu.
Si nous nous haussons ainsi jusqu’à la compréhension parfaite de l’œuvre de Dostoïevski notre respect se transformera en un amour ardent ; mais nous devrons creuser jusqu’au tuf pour comprendre ce qu’il y a de profondément fraternel, d’universellement humain dans ce Russe. Quelle longue descente, quel labyrinthe il nous faut parcourir pour scruter jusqu’en son tréfonds le cœur de ce géant : cette œuvre unique, puissante et immense, lointaine et effrayante, est de plus en plus mystérieuse au fur et à mesure que nous tentons de pénétrer dans sa profondeur infinie. Partout elle plongea dans le mystère, chacun de ses personnages nous fait descendre, comme dans un puits, vers les abîmes démoniaques de l’humanité, et le moindre coup d’aile de son esprit frôle la face de Dieu.
Derrière toute cloison de son œuvre, derrière le visage de chacun de ses personnages, derrière chaque pli de ses voiles règnent à la fois la nuit et la lumière éternelles ; car sa vocation et sa destinée sont liées de façon indissoluble à tous les mystères de l’être. Son monde s’agite entre la mort et la démence, entre le rêve et la réalité éclatante ; le problème de son moi touche toujours à un problème insoluble de l’humanité ; le moindre coin qu’il met en lumière a en lui un reflet de l’infini. Homme, écrivain, Russe, politique, prophète : son être fait rayonner en nous le sentiment de l’éternité. Vers lui nul chemin n’aboutit, nulle question ne sonde l’abîme ultime de son cœur. L’enthousiasme seul a le droit de s’approcher de lui, humblement, tout honteux de n’être pas à la hauteur de son amour, de son respect du mystère de l’homme.
Dostoïevski lui-même ne fait pas le moindre effort pour nous faciliter son approche. Les autres créateurs de puissance parmi nos contemporains ont manifesté leur volonté. Wagner joignait à son œuvre un programme explicatif, des articles de polémique et de défense ; Tolstoï ouvrait toutes grandes les portes de sa vie quotidienne, prêt à accueillir chaque curiosité, à répondre à chaque question. Dostoïevski ne révèle son intention que dans l’œuvre achevée ; il consume ses plans dans l’ardeur de la création. Toute sa vie il fut taciturne et sauvage ; c’est tout juste si nous avons des preuves de sa vie extérieure et physique. Il n’eut d’amis que dans sa jeunesse ; l’homme fait demeura solitaire ; se donner à quelqu’un lui paraissait enlever une part de son amour pour l’humanité tout entière. Ses lettres trahissent la détresse de son existence, les souffrances de son corps torturé. Malgré leurs plaintes, leurs appels désespérés, elles gardent leur secret. De longues années, toute sa jeunesse, sont enveloppées de ténèbres : aujourd’hui, celui dont nos pères ont vu étinceler le regard, nous paraît appartenir à une humanité lointaine, inaccessible à notre esprit, être un héros de légende, un saint. Ce crépuscule fait de vérité et de pressentiment qui estompe les vies sublimes d’Homère, de Dante, de Shakespeare sublime également ses traits. Ce n’est pas en étudiant des documents, c’est en l’aimant et en l’étudiant lui-même que nous verrons son destin prendre forme. Il faut donc descendre à tâtons, seul, sans guide, jusqu’au cœur de ce labyrinthe, retrouver le fil d’Ariane dans son âme, dans l’enchevêtrement de ses passions. Plus nous nous plongerons en lui, plus nous approfondirons nos propres sensations : quand nous aurons atteint ce qui est vraiment et généralement humain en nous, nous serons près de lui.
Quiconque arrive à une profonde connaissance de soi-même connaît bien Dostoïevski qui a touché les limites extrêmes de toute humanité. En cheminant à travers son œuvre nous traversons les purgatoires de la passion, l’enfer des vices, et tous les degrés de la souffrance humaine : la souffrance de l’homme, la souffrance de l’humanité, la souffrance de l’artiste, et la dernière, la plus cruelle de toutes, la tourmentante soif de Dieu. La route est sombre ; seules la flamme intérieure de la passion et la volonté de vérité nous empêcheront de nous égarer ; il faudra explorer l’abîme de notre moi avant d’aborder le sien ; il n’envoie pas de messagers ; seule l’expérience nous mènera vers lui. Il n’a nul témoin, sauf cette trinité mystique de qui est artiste par la chair et l’esprit : ses traits, sa destinée, son œuvre.
LE VISAGE
SON visage fait penser à celui d’un paysan. Les joues creuses, terreuses, presque sales sont plissées, ridées par de longues souffrances. Sa peau est desséchée, fendillée, décolorée, privée de son sang par vingt ans de maladie. De part et d’autre, deux blocs de pierre, saillants : les pommettes slaves encadrent une bouche dure ; le menton à l’arête vive est recouvert d’une barbe en broussailles. La terre, le roc, la forêt, un paysage primitif et tragique, tel nous apparaît le visage de Dostoïevski. Tout est sombre, près du sol, sans beauté, dans cette face de paysan, presque de mendiant : plat, terne, sans couleur, une parcelle de la steppe russe projetée sur de la pierre. Même les yeux enfoncés dans leurs orbites sont impuissants à éclairer cette glaise friable, car leur flamme ne jaillit pas vers l’extérieur, pour nous éclairer et nous aveugler ; ils s’enfoncent pour ainsi dire vers l’intérieur, ils brûlent le sang de leur regard acéré. Dès qu’ils se ferment, la mort s’abat sur ce visage : à la tension nerveuse qui maintenait ses traits flous succède une léthargie.
Notre sensibilité nous fait d’abord reculer devant cette face, comme elle nous a fait reculer devant l’œuvre ; mais voici l’admiration qui nous saisit timidement d’abord, bientôt avec passion, avec un enthousiasme croissant. Car ce n’est que ce qu’il y a de charnel, de bassement humain dans son visage qui a projeté une lueur sur ce deuil primitif à la fois sinistre et sublime. Telle une coupole d’une blancheur resplendissante, le front puissant et bombé se dresse au-dessus de cette face étroite ; brillant, façonné à coups de marteau, ce dôme de l’esprit émerge de l’ombre et des ténèbres : marbre résistant au-dessus de la molle argile de la chair, des broussailles incultes des joues. Toute la lumière afflue vers le haut de ce visage : quand on regarde son portrait, on ne voit que ce front large, puissant, majestueux, dont l’éclat, l’ampleur semblent augmenter à mesure que le reste du visage est consumé par l’âge, la maladie, le chagrin. Haut comme le ciel, inébranlable, il domine ce corps caduc, auréole spirituelle au-dessus de la misère physique. Nulle part ce sanctuaire de l’esprit victorieux ne resplendit mieux que dans le portrait représentant Dostoïevski sur son lit de mort, où ses paupières sont retombées sur les yeux éteints, où ses mains décolorées serrent fermement, avidement le crucifix (ce pauvre petit crucifix de bois, qu’une paysanne donna jadis au forçat). Là, ce front, telle l’aurore au-dessus d’un paysage nocturne, éclaire ce visage inanimé dans toute sa splendeur, proclame le même message que son œuvre entière : l’esprit et la foi l’ont libéré de la vie corporelle morne et basse. C’est dans le tréfonds qu’est la grandeur définitive de Dostoïevski ; à nul autre moment son visage n’a été plus expressif que dans la mort.
LA TRAGÉDIE DE SA VIE
Non vi si pensa quanto
sangue costa.
Dante.
L’EFFROI est toujours la première impression que nous produit Dostoïevski ; la deuxième, c’est la grandeur : sa destinée paraît aussi cruelle et basse que son visage rustique et vulgaire. On a l’impression d’un martyre insensé : durant soixante ans tous les instruments de torture supplicient ce coups débile ; comme une lime le besoin enlève toute douceur à sa jeunesse et à sa vieillesse ; la douleur physique tenaille ses membres ; les privations le taraudent presque jusqu’au nerf même de la vie ; tels des fils incandescents, ses nerfs se crispent sans cesse à travers ses membres et l’aiguillon de la volupté irrite insatiablement sa passion. Nul tourment ne lui a été épargné, nul supplice oublié. Au premier coup d’œil cette destinée semble d’une cruauté insensée, d’une aveugle hostilité. Il faut la considérer tout entière pour comprendre qu’elle l’a martelé ainsi parce qu’elle voulait créer de l’éternel, qu’elle a été excessive pour être digne de lui. Car tout est démesuré chez Dostoïevski ; jamais il ne s’est engagé dans le chemin tout tracé des autres écrivains du XIXe siècle ; partout on sent la joie sombre du Destin, qui essaie ses forces contre le plus fort de tous. C’est une destinée de l’Ancien Testament, une destinée héroïque, n’ayant absolument rien de moderne ni de bourgeois. Comme Jacob, il lutte éternellement avec l’ange, éternellement il se révolte contre Dieu, comme Job, il s’humilie éternellement. Il n’arrive jamais à la certitude, il ne peut être paresseux ; sans cesse il sent la main de Dieu qui le châtie parce qu’il l’aime. Pas une minute de répit dans le bonheur, car sa route va vers l’infini. Si le démon de sa destinée semble faire trêve à sa colère et lui permettre de cheminer sur la route normale de l’existence, c’est pour allonger de nouveau son poing terrible et le repousser dans les taillis, dans les cuisantes épines. Quand il le pousse vers les hauteurs, c’est pour le faire retomber dans un abîme d’autant plus profond, pour lui faire connaître l’immensité de l’extase et du désespoir. Il lui fait gravir les cimes de l’espérance, où les autres s’alanguissent dans la volupté, et le précipite dans le gouffre de la souffrance, où les autres sont brisés par la douleur. Comme Job, il est abattu au moment où il croyait atteindre la parfaite sécurité ; il perd femme et enfant, il est affligé de maladies, couvert de mépris, pour qu’il ne s’arrête pas de lutter contre Dieu, pour qu’il progresse encore dans sa révolte, dans son espoir inlassables.
En ce temps d’indifférence il semble avoir été réservé comme exemple de la joie, de la torture titanique qui sont encore possibles dans notre monde. Dostoïevski paraît avoir le sentiment vague de cette volonté puissante qui le domine ; jamais il ne se révolte contre son sort, jamais il ne lève le poing. Son corps malade se tord dans les convulsions, un cri rauque jaillit parfois de ses lettres comme un flot de sang, mais l’esprit, la foi triomphent de la révolte. Le mystique qu’est Dostoïevski devine que cette main est sacrée, il a l’intuition du sens tragique et fécond de son sort. Sa douleur se transforme en un amour de la souffrance ; la flamme consciente de sa torture embrase son époque, son monde. Trois fois la vie l’élève, trois fois elle l’abat ; dès sa jeunesse elle l’abreuve de gloire ; son premier livre établit sa réputation ; mais la griffe impitoyable le saisit et le repousse vers un abîme sans nom, vers la prison, vers la Katorga, vers la Sibérie ; il remonte à la surface, plus fort, plus courageux. Ses Souvenirs de la Maison des Morts entraînent la Russie comme dans un vertige. Le tsar lui-même arrose ce livre de ses larmes, la jeunesse russe s’enthousiasme pour lui. Il fonde une revue ; sa voix s’adresse au peuple tout entier ; il écrit ses premiers romans. Et voici que s’effondre son existence matérielle ; les dettes, les soucis le contraignent à fuir son pays, la maladie s’installe dans son corps. Il erre à travers l’Europe comme un nomade ; sa patrie l’oublie. Mais, pour la troisième fois, après des années de travail et de privations, il émerge des flots boueux d’une misère indicible. Son discours en mémoire de Pouchkine montre qu’il est le plus grand écrivain, le prophète de son pays. Désormais sa gloire est ineffaçable. Et c’est à ce moment que la main de fer l’abat. Son peuple tout entier, saisi de fureur, écume de rage impuissante devant un cercueil. Le destin n’a plus besoin de lui : la volonté impitoyable et sage a retiré de son esprit tout le fruit qu’il pouvait donner : la dépouille inanimée, il la rejette avec dédain.
Cette cruauté lourde de sens fait de la vie de Dostoïevski une œuvre d’art, de sa biographie une tragédie, et, par un admirable symbolisme son œuvre adopte la forme caractéristique de sa propre destinée. Il y a là des identités mystérieuses, des rapports mystiques, des reflets merveilleux qu’on est incapable d’interpréter.
Le début même de sa vie est un symbole. Fédor Michaïlovitch Dostoïevski naît dans un hôpital. Dès la première heure on lui indique ainsi sa place, quelque part, hors de la société, parmi ceux qu’on méprise, presque dans la lie de la société, et cependant au contact de la douleur et de la mort, synthèse de la destinée humaine. Jamais il n’a échappé à cette emprise. (Il est mort au quatrième étage d’une pauvre maison d’ouvriers.) Pendant cinquante-six lourdes années de misère, la pauvreté, la maladie, les privations sont ses compagnes dans l’hospice de la vie.
Son père est médecin militaire, comme celui de Schiller, et de famille noble ; sa mère est d’origine paysanne. Ainsi les deux sources de la vie russe se joignent en lui pour fertiliser son existence : une éducation strictement orthodoxe transforme rapidement sa sensualité en extase. C’est dans l’hôpital de Moscou, dans un étroit réduit partagé avec son frère, qu’il passe les premières années de sa vie : on n’ose pas dire de son enfance, car c’est une notion qui a disparu de son existence. Jamais Dostoïevski n’en a parlé ; et son silence implique toujours la honte ou la fierté appréhendant la pitié d’autrui. Les autres poètes évoquent des tableaux souriants, de tendres réminiscences, de doux regrets ; dans sa biographie il n’y a qu’une grande tache grise. Et pourtant on croit le reconnaître quand on regarde au fond des yeux les types d’enfants qu’il a créés. Il devait être comme Kolje, d’une maturité précoce, imaginatif jusqu’à l’hallucination, animé d’une flamme vacillante, du désir de devenir quelque chose de grand, pénétré de ce fanatisme puéril et violent qui veut se dépasser lui-même et souffrir pour l’humanité entière.
Il aura ressemblé au petit Nietocha Nesvanova cachant son amour comme dans un calice et hanté de la peur hystérique de le trahir ; ou à Ilioutchka, le fils du capitaine ivrogne, si honteux des misères et des privations lamentables de sa famille, mais toujours prêt à défendre les siens en public.
Quand l’adolescent s’échappe des ténèbres de ce monde l’enfance s’est déjà effacée ; il se réfugie vers l’éternel asile de tous les mécontents, de tous les abandonnés, vers le monde si varié et si dangereux des livres. Jour à jour, nuit à nuit, en commun avec son frère, il en a lu des quantités inouïes. Dès cette époque il est insatiable, tout penchant se transforme chez lui en vice et ce monde imaginaire l’éloigne encore davantage de la réalité.
Malgré son amour débordant de l’humanité il est timide et renfermé de façon presque maladive ; il est à la fois ardent et glacial, fanatique de la solitude dans ce qu’elle a de plus dangereux. Son caractère passionné l’entraîne au hasard. Il erre par toutes les sombres routes de la débauche, mais seul toujours, avec le dégoût de son plaisir, avec le sentiment de la faute au milieu du bonheur, et toujours en se mordant les lèvres. Le manque d’argent, le besoin de quelques roubles en a fait un soldat ; il reste sans un ami. Comme les héros de tous ses livres, il mène une vie de troglodyte dans un coin, méditant, rêvant, ayant tous les vices secrets de la pensée et des sens. Son ambition cherche sa voie, s’étudie ; sa force est latente ; avec la volupté de l’angoisse il la sent qui fermente au fond de lui-même ; il l’aime et il en a peur ; il n’ose pas bouger, par crainte de détruire ce qui est dans un vague devenir.
Il passe quelques années à l’état de larve informe, noire, dans la solitude et l’isolement. Il est pris d’hypocondrie, d’une crainte mystique de la mort, de la peur du monde et de lui-même, d’une épouvante terrible en présence du chaos qui règne dans son cœur. Pour remédier au délabrement de ses finances, il passe ses nuits à traduire Eugénie Grandet et Don Carlos de Schiller. (Chose tout à fait caractéristique, ses deux goûts contradictoires, l’aumône et la débauche, vident sa bourse.) Dans le brouillard opaque de ces mauvais jours une silhouette de son cru se détache peu à peu ; sa première œuvre d’imagination prend forme, dans cet état de demi-sommeil, d’angoisse et d’extase ; ce sera son petit roman Pauvres Gens. Cette étude de l’âme humaine, ce chef-d’œuvre, il l’a écrit en 1844, à 24 ans, lui, le solitaire, avec le feu de la passion, presque avec des larmes. La plus profonde de ses humiliations, la pauvreté, l’a inspiré ; la plus puissante de ses forces, l’amour de ceux qui souffrent, la pitié infinie l’a soutenu. Ces pages couvertes de son écriture, il les regarde avec méfiance. Il devine qu’il est en train d’interroger la destinée, il craint le verdict : à grand-peine il se décide à confier son manuscrit à l’examen du poète Nekrassov. Deux jours se passent sans réponse. Il reste chez lui, seul, plongé dans ses rêveries, il travaille jusqu’à ce que sa lampe fumeuse s’éteigne. À quatre heures du matin on tire violemment la sonnette. Étonné, Dostoïevski ouvre la porte ; c’est Nekrassov qui se précipite dans ses bras, l’embrasse tout transporté de joie. Un de ses amis et lui ont lu le manuscrit ensemble ; toute la nuit ils ont lu, ri et pleuré ; à la fin ils n’y ont plus tenu ; ils sont venus l’embrasser. C’est la première seconde de la vie de Dostoïevski, ce coup de sonnette la nuit qui l’appelle à la gloire. Puis Nekrassov se précipite chez Bielinski, le critique tout-puissant de la Russie.
– Un nouveau Gogol est né, lui crie-t-il dès la porte, en brandissant le manuscrit comme un drapeau.
– Chez vous les Gogols poussent comme des champignons, marmotte l’autre avec méfiance, agacé par tant d’enthousiasme.
Mais le lendemain, quand Dostoïevski se rend chez lui, il le trouve transformé ; ému, le critique interpelle le jeune homme qui reste planté sur le seuil :
– Avez-vous vraiment conscience de ce que vous avez fait là ?
Dostoïevski frémit d’épouvante et de joie ; sa gloire subite le fait frissonner. Comme dans un rêve il redescend l’escalier ; chancelant, il s’arrête au coin de la rue. Pour la première fois, sans oser y croire, il a la sensation que toutes ces choses obscures et dangereuses qui ont jailli de son cœur sont formidables, sont peut-être « la grande chose », ce rêve confus de son enfance, l’immortalité, la souffrance pour le monde tout entier. L’exaltation et la contrition, l’orgueil et l’humilité l’agitent tour à tour, sans qu’il sache quelle voix écouter ; il titube dans la rue comme un homme ivre ; bonheur et douleur se mêlent dans ses larmes.
C’est de cette façon mélodramatique que Dostoïevski se révèle comme romancier, et sa vie et ses œuvres ont entre elles une mystérieuse affinité. De part et d’autre des contours informes, le romantisme banal d’un roman feuilleton, des coups de théâtre quelque peu enfantins et primitifs que leur intensité, leur vérité profonde rendent grandioses. Dans la vie de Dostoïevski, on débute souvent par le mélodrame pour aboutir toujours à la tragédie. Tout est tension chez lui ; les actes décisifs sont comprimés en une seconde sans transition aucune ; dix ou vingt secondes d’extase et d’effondrement fixent sa destinée entière ; on pourrait les comparer à des crises d’épilepsie : une seconde d’extase, puis l’écroulement brutal. Derrière chaque extase apparaît le crépuscule sinistre de la sensibilité fléchissante, et dans un épais nuage l’éclair meurtrier se prépare. Toute envolée a comme contrepartie une chute ; une seconde de génie est compensée par des heures interminables de travail forcé et de désespoir.
La gloire, ce scintillant diadème que Bielinski posa sur sa tête, est aussi le premier anneau d’une chaîne qui rive au pied de Dostoïevski le boulet du travail forcé. Le livre qui suit, Les Nuits claires, est le dernier où en homme libre il se soit livré uniquement au plaisir de créer. Désormais écrire c’est pour lui : gagner de l’argent, rembourser, payer des acomptes. Dès la première ligne toute œuvre nouvelle sert de gage à une avance qu’il a touchée ; l’enfant en gestation est vendu, subira l’esclavage du métier. Dostoïevski est emmuré pour toujours dans le bagne de la littérature ; durant toute sa vie il implorera sa liberté avec des cris de désespoir ; la mort seule brisera ses chaînes. Toutefois, dans la joie du début, il n’a pas le pressentiment des supplices futurs. Il termine rapidement quelques nouvelles ; il songe à un nouveau roman.
Et voilà que la destinée lève le doigt et le menace ; son démon vigilant ne veut pas que la vie soit trop facile pour lui ; pour qu’il la connaisse jusque dans ses profondeurs, Dieu qui l’aime lui envoie une épreuve.
De nouveau la sonnette retentit dans la nuit ; Dostoïevski ouvre la porte, tout étonné. Ce n’est ni la voix de la vie, ni un ami enthousiaste, ni un message de la gloire : c’est un appel de la mort. Des officiers et des cosaques pénètrent dans sa chambre : on l’arrête, on met ses papiers sous scellés. Pendant quatre mois il languit dans une cellule de la forteresse de Saint-Paul, sans se douter du crime dont on l’accuse. Il a pris part aux discussions de quelques amis agités, à ce qu’on a appelé avec exagération la conjuration de Pétrachevski ; il n’a pas commis d’autre délit ; son arrestation est évidemment le résultat d’une méprise ; pourtant, comme la foudre, la peine la plus dure s’abat sur lui : il est condamné à être fusillé.
Encore une fois sa destinée se concentre en une seconde, une seconde infinie où la vie et la mort se tendent les lèvres pour un baiser brûlant. À l’aube, neuf de ses compagnons et lui sont tirés de leur prison. On leur jette un suaire sur les épaules, on les attache à un poteau, on leur bande les yeux. Il entend la lecture de sa condamnation à mort et le roulement des tambours. Son désespoir, son désir de vivre infini se coagulent en un instant d’attente, en une molécule de temps. L’officier lève la main, agite un mouchoir blanc et lit la grâce qui commue la condamnation à mort en un emprisonnement en Sibérie.
C’est la chute de sa nouvelle gloire dans un abîme sans nom. Pendant quatre ans quinze cents piquets en chêne borneront son horizon. En pleurant jour après jour il y fera quatre fois trois cent soixante-cinq encoches. Ses compagnons sont des criminels, des assassins, des voleurs ; son travail consiste à polir de l’albâtre, à porter des tuiles, à enlever la neige à la pelle. La Bible est le seul livre autorisé ; un chien galeux, un aigle à l’aile brisée, ses seuls amis. Il demeure quatre ans dans la Maison des morts, dans l’enfer, ombre parmi les ombres, sans nom, oublié. Quand on enlève la chaîne de ses pieds meurtris, quand il tourne le dos à ces piquets, à cette palissade brune et vermoulue, il n’est plus le même homme ; sa santé est détruite, sa gloire s’en est allée en poussière ; seule sa joie de vivre subsiste, intacte, indestructible ; la flamme brûlante de l’extase jaillit plus brillante que jamais de la cire molle de son corps brisé. Il reste encore quelques années en Sibérie, dans une demi-liberté, avec l’interdiction de publier quoi que ce soit. Dans l’exil, dans la solitude, en proie au plus amer désespoir, il contracte ce singulier mariage avec une femme malade, bizarre, qui subit à contrecœur son amour compatissant. Sa décision cache quelque tragédie obscure de sacrifice. Telle ou telle allusion dans Humiliés et Offensés nous permet de soupçonner l’héroïsme de ce sacrifice étonnant.
Il est oublié quand il revient à Saint-Pétersbourg ; ses protecteurs littéraires l’ont abandonné, ses amis se sont dispersés. Courageusement, vigoureusement il émerge de la vague qui l’avait emporté. Ses Souvenirs de la Maison des Morts, ce tableau impérissable de la vie d’un forçat, arrachent la Russie à son indifférence léthargique. La nation entière découvre avec épouvante que la surface unie et paisible du monde russe en cache un autre, un purgatoire de tous les supplices. La flamme de l’accusation monte jusqu’au Kremlin ; le tsar sanglote à la lecture de ce livre ; le nom de Dostoïevski est dans toutes les bouches. Une année suffit à le ressusciter, à rétablir sa gloire, une gloire plus grande, plus durable que jamais. Avec son frère il fonde une revue, dont il est à peu près l’unique rédacteur. En lui le prédicateur, le politicien, « le précepteur de la Russie » se joignent au romancier. La revue a le plus grand succès ; Dostoïevski termine un roman ; le destin perfide lui décoche des œillades séductrices ; sa fortune semble assurée pour toujours.
Mais la sombre volonté qui dirige sa vie ne le lâche pas : c’est trop tôt. Un supplice terrestre lui a jusqu’à présent été épargné : le martyre de l’exil, le souci lamentable du pain quotidien, la Sibérie et la Katorga, cette plus effroyable caricature de la Russie, malgré tout c’était la patrie ; maintenant dans son amour immense pour son peuple il va connaître la nostalgie du nomade regrettant sa tente. Il retombe dans le néant avant qu’il lui soit donné d’être le héraut de sa nation. Un éclair : en une seconde tout est détruit, on a interdit la revue ; c’est un malentendu, destructeur comme la première fois ; puis, coup de foudre sur coup de foudre, l’épouvante s’abat sur sa vie, sa femme meurt, ensuite son frère, son meilleur ami et conseiller ; les dettes de deux familles pèsent sur lui, son dos plie sous ce fardeau intolérable. Il se défend avec l’énergie du désespoir, il travaille jour et nuit avec une activité fébrile, il écrit, il imprime lui-même pour faire des économies, pour sauver son honneur et sa vie.
Mais le destin l’emporte ; une nuit, comme un criminel, il fuira ses créanciers. Alors commence la vie errante et sans but dans l’exil européen, la séparation horrible pour lui d’avec la Russie, substance même de sa vie ; exil plus angoissant pour lui que les palissades de la Katorga. Il est effroyable de penser que le plus grand écrivain russe, le génie de sa génération, le messager de l’infini ait erré, sans ressources, sans foyer, sans but, de pays en pays. Il a peine à trouver de petits asiles dans des galetas emplis des relents de la misère ; le démon de l’épilepsie se cramponne à ses nerfs ; les dettes, les traites, les engagements le talonnent de besogne en besogne ; la gêne, la honte le chassent de ville en ville. Un rayon de bonheur éclaire-t-il sa vie, aussitôt le destin interpose ses sombres nuées. Il épouse en secondes noces une jeune fille, sa sténographe ; un enfant naît ; sa faiblesse, la misère de l’exil l’enlèvent au bout de quelques jours. La Sibérie était le purgatoire, le prélude de ses souffrances : la France, l’Allemagne, l’Italie lui sont certainement un enfer.
On ose à peine se représenter cette vie tragique. Quand je me promène à Dresde, quand je passe devant quelque maison basse et sale, je frémis en me demandant s’il n’habitait pas là, quelque part, entre de petits boutiquiers saxons et des manœuvres, tout seul, au quatrième étage, infiniment seul au milieu de cette activité qui lui était étrangère. Personne ne l’a connu durant toutes ces années. À une lieue de là, à Naumburg, vit Frédéric Nietzsche, le seul qui eût pu le comprendre. Richard Wagner, Hebbel, Flaubert, Gottfried Keller, tous ses contemporains l’ignorent comme lui les ignore. Hirsute, les vêtements râpés, farouche comme une bête fauve, il descend de la tanière où il travaille dans la rue et suit toujours le même chemin : à Dresde, à Genève, à Paris. Il va au café, au cercle, pour lire des journaux russes. Il cherche la Russie, la patrie, la vue des caractères cyrilliques, le souffle passager de la langue maternelle. Parfois il s’assied dans un musée, non par amour de l’art, car toute sa vie il fut un barbare byzantin, un iconoclaste, mais pour se réchauffer. Il ne connaît pas les hommes qui l’entourent ; il les hait parce qu’ils ne sont pas Russes. Il hait les Allemands en Allemagne ; les Français en France ; son cœur ne bat que pour la Russie, tandis que son corps végète dans un monde qui lui est étranger. Aucun écrivain allemand, français, ou italien ne se souvient de l’avoir rencontré, de lui avoir parlé. Il n’est connu qu’à la banque, au guichet de laquelle il stationne jour après jour et où d’une voix tremblante d’émotion il demande si son chèque n’est pas enfin arrivé de Russie : ces cent roubles pour lesquels, dans ses lettres, il s’est tant de fois jeté aux genoux d’êtres étrangers et vils. Les employés se gaussent du pauvre fou et de son attente éternelle. Il est également l’hôte assidu du mont-de-piété ; il y a tout engagé, une fois même sa dernière culotte, pour envoyer un télégramme à Saint-Pétersbourg, un de ces cris de détresse perçants, profondément émouvants que sans cesse nous retrouvons dans sa correspondance.
Le cœur se serre à lire ces lettres humbles, de chien battu, de lèche-bottes, où pour dix roubles qu’il sollicite il invoque cinq fois le nom du Sauveur ; ces lettres atroces où il pleure et se lamente pour quelques misérables pièces de monnaie.
Toute la nuit il travaille pendant que dans la chambre attenante sa femme gémit dans les douleurs de l’enfantement. L’épilepsie le prend à la gorge ; la propriétaire non payée le menace de la police ; la sage-femme réclame son dû : et il écrit Crime et Châtiment, L’Idiot, Les Possédés, Le Joueur, ces œuvres monumentales du XIXe siècle, qui ont donné une forme à tout notre monde spirituel.
Le travail est son salut et son supplice ; par lui il vit dans sa patrie. Quand il se repose, il étouffe en Europe comme dans sa prison ; aussi s’absorbe-t-il de plus en plus dans ses œuvres. C’est l’élixir qui le grise, c’est sa jouissance le plus grande. Il s’arrête parfois pour compter les jours de même que jadis les piquets de sa prison. Rentrer comme un mendiant, mais rentrer ! La Russie ! la Russie, voilà l’appel éternel de sa détresse. Mais il n’a pas encore le droit de rentrer ; pour la grandeur même de son œuvre il lui faut demeurer l’être sans nom, le martyr de ces rues étrangères qui souffre tout seul et sans se plaindre. Il continuera à vivre dans cette vermine humaine, avant de s’élever vers la splendeur de la gloire éternelle. Les privations l’ont voûté ; les coups de massue de la maladie s’abattent de plus en plus fréquemment sur son cerveau ; des journées entières il reste couché dans un complet engourdissement. Dès que les forces réapparaissent il se traîne vers son bureau. Il a cinquante ans : mais il a subi des siècles de torture.
Enfin, à l’heure de la plus grande détresse, le destin décide que c’est fini. Dieu tourne ses regards vers Job. À cinquante-deux ans Dostoïevski obtient le droit de retourner dans sa patrie. Ses livres ont plaidé sa cause ; Tourgueniev, Tolstoï sont éclipsés, la Russie n’a plus d’yeux que pour lui. Le Journal d’un Écrivain a fait de lui le messager de son pays. Son art le plus complet, ses dernières forces, il les consacre à son testament, à son peuple : Les Frères Karamazov.
Le sens de sa destinée se révèle à lui ; après toutes ses épreuves une seconde de bonheur suprême lui est accordée pour qu’il comprenne que le grain a levé, que la moisson sera infinie. Le triomphe de Dostoïevski s’est concentré en une seconde, comme jadis ses tourments ; son Dieu lui lance un éclair non pour l’anéantir, cette fois, mais semblable à ceux où dans un char de feu il emporte ses prophètes vers l’éternité.
Pour le centième anniversaire de la naissance de Pouchkine, les grands écrivains de Russie ont été conviés à prononcer les discours commémoratifs. Tourgueniev, l’Occidental, le rival qui toute sa vie usurpa sa gloire, parla le premier ; accueil aimable, mais tiède. Le lendemain on donne la parole à Dostoïevski. Dans une ivresse démoniaque il la brandit comme la foudre. Avec une ferveur extatique, de sa voix basse, enrouée, il annonce la mission sacrée de réconciliation générale de la Russie ; comme fauchée, la foule s’abat à ses genoux ; la salle tremble sous cette explosion d’allégresse, les femmes lui baisent les mains, un étudiant s’évanouit à ses pieds. Tous les autres orateurs renoncent à la parole. L’enthousiasme n’a plus de limites : une auréole flamboyante entoure cette tête de crucifié.
Son destin en avait décidé ainsi : une minute de lumière éclatante pour montrer que la mission est accomplie, l’œuvre triomphante ; puis, le fruit étant sauvé, l’enveloppe desséchée tombe. Dostoïevski meurt le 10 février 1881. Un frisson secoue toute la Russie ; il y a un moment de douleur muette ; ensuite, simultanément, sans entente préalable, des villes les plus lointaines, les députations affluent pour lui rendre les derniers honneurs. Une vague d’amour extatique monte de tous les recoins de la ville aux mille clochers ; trop tard, hélas ! Tous veulent voir le mort qu’ils ont oublié sa vie durant. La rue des Forgerons où se trouve sa bière est noire de monde ; frissonnante, silencieuse, la foule gravit les marches de la maison d’ouvrier et s’entasse autour du cercueil. Au bout de quelques heures le lit de fleurs sur lequel on l’a étendu a disparu ; comme des reliques précieuses les fleurs ont été emportées. L’atmosphère de la petite chambre devient si étouffante que les cierges s’éteignent. La foule se serre de plus en plus contre le cadavre ; la bière oscille, va tomber. La veuve, les enfants épouvantés sont obligés de la maintenir.
Le préfet de police voudrait interdire les obsèques publiques, parce que les étudiants ont l’intention de marcher derrière le cercueil en portant les chaînes du forçat ; il n’a pas le courage de braver un enthousiasme qui se serait imposé les armes à la main. Pendant une heure le rêve sacré de Dostoïevski se réalise à son enterrement : l’union de tous les Russes. De même que le sentiment de la fraternité de toutes les classes et de toutes les castes de la Russie anime son œuvre, ainsi la douleur fond en une masse unique les centaines de milliers de gens qui suivent son convoi. Sous une forêt de drapeaux et de bannières flottant au vent, jeunes princes, popes en grand apparat, ouvriers, étudiants, officiers, laquais et mendiants pleurent le mort qui leur est cher. L’église, où a lieu l’office, est jonchée de fleurs ; devant sa tombe ouverte tous les partis s’unissent en un serment d’amour et d’admiration. À sa dernière heure il aura donné à sa nation un instant de réconciliation, contenu une dernière fois la frénésie des contrastes de son temps.
Tel un salut grandiose au mort, la Révolution, mine effroyable, explose derrière son convoi funèbre. Trois semaines plus tard, le tsar est assassiné ; le tonnerre de l’émeute gronde. Les éclairs de la vengeance sillonnent le pays. Comme Beethoven, Dostoïevski meurt en pleine tempête, au milieu des éléments déchaînés.
LE SENS DE SA DESTINÉE
J’ai atteint la maîtrise dans l’art de
supporter la joie et la souffrance et ma
joie de souffrir me devient un bonheur.
Gottfried Keller.
IL y a une lutte incessante entre Dostoïevski et sa destinée, une espèce d’inimitié amoureuse. Par elle tous les conflits aboutissent à la douleur, tous les contrastes menacent de le déchirer. La vie lui fait mal, parce qu’elle l’aime ; et il l’aime pour sa violence ; il est celui qui sait et il sait que la souffrance est la possibilité de sentir la plus grande.
Jamais la destinée ne lui rend sa liberté ; sans cesse elle l’asservit à nouveau pour faire de ce croyant le témoin éternel de sa grandeur et de sa puissance. Elle lutte avec lui comme avec Jacob à travers la nuit infinie de sa vie jusqu’à l’aube de sa mort, elle ne desserre son étreinte que lorsqu’il l’a bénie. Dostoïevski, « le serviteur de Dieu », comprend la grandeur de ce message, son plus grand bonheur est d’être l’esclave des puissances infinies. Ses lèvres fiévreuses baisent sa croix : « Il n’est pas pour l’homme de sentiment plus nécessaire que de devoir plier devant l’infini. » Effondré sous le poids de sa destinée, il lève pieusement les mains vers le ciel, et témoigne de la sainte grandeur de la vie.
Par son humilité et sa conception de la connaissance, Dostoïevski, ce serf de la destinée, est le grand triomphateur de la souffrance, le plus puissant des « renverseurs de valeurs » depuis les temps de l’Ancien Testament. Seuls les coups du destin ont fait sa force ; les coups de marteau qui s’abattent sur l’enclume de son existence forgent sa puissance intérieure. Plus l’abîme où son corps s’effondre est profond, plus sa foi s’élève, plus ses souffrances d’homme sont intolérables, plus il se complaît à reconnaître le sens et la nécessité de la douleur universelle. L’amor fati, l’amour de son destin, pour Nietzsche, la loi la plus féconde de la vie, empêche Dostoïevski de ressentir autre chose dans l’hostilité que sa plénitude, de voir dans un malheur autre chose que le chemin du salut. Pour celui qui est élu, comme pour Balaam, toute malédiction se mue en bénédiction, toute humiliation en élévation.
En Sibérie, rivé à ses chaînes, il écrit un hymne au tsar, qui l’a condamné à mort malgré son innocence ; pris d’une humilité incompréhensible il baise sans cesse la main qui le frappe. Ainsi que Lazare se dressant blême dans son cercueil, il est toujours prêt à témoigner de la beauté de la vie ; dans ses convulsions d’épileptique, l’écume à la bouche, il se soulève pour louer le Seigneur qui lui a envoyé cette épreuve. Toute souffrance engendre en son âme un nouveau désir de souffrance, une soif inextinguible, dévorante de nouvelles couronnes de martyr. Tout sanglant des coups du destin il aspire à des coups nouveaux. La foudre qui le frappe et qui devrait le brûler, il la transforme en flamme spirituelle, en extase créatrice. En face de ce pouvoir satanique qu’il possède de transformer le « vécu », la destinée demeure désarmée. Ce qui paraît une punition, une épreuve est pour lui un secours, ce qui devrait abattre l’écrivain l’aide à se redresser ; ce qui aurait écrasé un plus faible que lui trempe les forces de cet extatique.
Ce siècle qui se plaît aux symboles nous montre l’effet des mêmes évènements sur un autre poète de notre époque ; Oscar Wilde est lui aussi frappé de la foudre. Écrivains tous deux, nobles tous deux, ils sont précipités de la société bourgeoise où ils vivent dans le bagne. Wilde en reste broyé comme dans un mortier ; cette épreuve donne à Dostoïevski, comme au métal dans le creuset brûlant, sa forme. Wilde a les sentiments, l’instinct de l’homme qui vit en société ; il se croit déshonoré, marqué au fer rouge : son humiliation la plus effroyable sera ce bain, à la prison de Reading, où son corps soigné de gentilhomme est contraint d’entrer dans l’eau salie par dix autres forçats. En lui, à ce contact physique ignoble, toute une caste privilégiée, toute la civilisation de la noblesse anglaise frémit de répulsion.
Dostoïevski, l’homme nouveau, au-dessus de toutes les castes, est brûlé par le désir de ce contact ; et le même bain malpropre sert de purgatoire à sa fierté. Le secours que lui prête un Tartare crasseux devient pour lui le mystère chrétien du lavement des pieds. Dans Wilde le lord survit à l’homme et il souffre de la peur que les forçats puissent le prendre pour un des leurs. Dostoïevski ne souffre que tant qu’assassins et voleurs refusent de le considérer comme un frère ; être tenu à distance, ne pas être traité en frère, lui paraît une tare, une insuffisance de son être. De même que le charbon et le diamant sont une même substance, de même cette destinée est une et cependant différente pour les deux écrivains. Wilde est un homme fini quand il sort de prison. Dostoïevski commence sa vie. Wilde est réduit à l’état de scorie inutilisable par la même flamme qui donne à Dostoïevski sa trempe et son éclat. Wilde est châtié comme un valet parce qu’il résiste. Dostoïevski triomphe de son destin parce qu’il aime son destin.
Dostoïevski transforme à ce point ses épreuves et ses humiliations que seul le plus dur des destins était à sa mesure. Des périls extérieurs les plus grands de son existence dérive la sécurité intérieure la plus complète ; pour lui les tourments se changent en gain, les vices renforcent son génie, les obstacles sont des excitants. Par un renversement fantastique des valeurs la Sibérie, la Katorga, l’épilepsie, la pauvreté, le jeu, la débauche, toutes ces crises de son existence fécondent son talent. De même que l’homme extrait au péril de sa vie les métaux les plus précieux dans les entrailles des mines, bien au-dessous de la surface paisible de la terre, de même l’artiste ne découvre la vérité la plus éclatante, la connaissance ultime que dans les abîmes les plus dangereux de sa nature. Si, au regard de l’artiste, la vie de Dostoïevski est une tragédie, elle est au point de vue moral une conquête sans pareille, un triomphe de l’homme sur sa destinée, une transformation de la vie extérieure par une force magique intérieure.
C’est d’abord un triomphe sans précédent de l’esprit sur un corps fragile, débile. N’oublions pas que Dostoïevski était un malade : son œuvre impérissable est issue de membres caducs, de nerfs crispés et frémissants, son corps portait l’empreinte du plus grave de tous les maux, de cette image atroce de la mort, l’épilepsie.
Pendant les trente années de sa carrière d’écrivain Dostoïevski fut épileptique. En plein travail, dans la rue, pendant une conversation, parfois pendant son sommeil, la main de ce « démon exterminateur » l’étreint à la gorge, le projette si brusquement par terre qu’il se blesse en tombant. De singulières hallucinations, une tension psychique effrayante sont, dès son enfance, les premiers éclairs de l’orage ; au bagne « le mal sacré » est devenu foudroyant. Là-bas l’indicible surtension de ses nerfs l’a fait éclater dans toute sa force ; et, comme le malheur, comme les privations et la pauvreté, il resta fidèle à Dostoïevski jusqu’à sa dernière heure. Chose bizarre : jamais ce martyr n’a protesté contre son supplice. Beethoven s’est plaint de sa surdité, Byron de sa jambe trop courte, Rousseau de sa maladie de vessie ; chez Dostoïevski jamais une récrimination contre son infirmité ; bien plus, il ne semble pas avoir jamais cherché sérieusement à se guérir. On peut tenir pour certain cette chose invraisemblable qu’il a aimé sa maladie avec son amour infini de sa destinée de même qu’il aimait ses vices et les risques qu’il courait. Le besoin d’analyse de l’écrivain dompte la souffrance de l’homme ; Dostoïevski maîtrise son mal en l’étudiant. Le danger continu qui le menace devient le secret plus profond de son art ; une beauté mystérieuse naît de cet état, de ces instants de pressentiments et de vertige aboutissant à cette merveilleuse extase du moi. En un raccourci épouvantable il subit la mort en pleine vie ; cette unique seconde qui précède chacune de ses morts lui apporte l’ivresse la plus profonde de l’être, le paroxysme pathologique du « se sentir vivre ». Comme un symbole magique, son destin évoque chaque fois sa minute de vie la plus intense, celle de la place Semenovski, afin que l’antithèse entre le tout et le néant ne soit jamais abolie en lui. De nouveau les ténèbres arrêtent la vue ; l’âme s’échappe du corps comme l’eau d’une coupe inclinée et débordante ; les ailes éployées, elle frémit de s’élever vers son Dieu, elle est désincarnée et pressent le rayonnement d’une lumière céleste, la grâce d’un autre monde ; la terre s’évanouit derrière elle, elle perçoit l’harmonie des sphères et voilà que le réveil brutal rejette Dostoïevski dans la vulgarité de la vie d’ici-bas. Quand il décrit ce moment de rêve, ce sentiment de bonheur qu’il a observé avec une acuité inouïe, la passion anime sa voix ; il le célèbre en un hymne :
Hommes bien portants, vous ne soupçonnez pas le sentiment délicieux qui pénètre l’épileptique une seconde avant son attaque. Dans le Coran, Mahomet raconte qu’il a été au Paradis durant le bref laps de temps où sa cruche se renversa et l’eau s’en écoula, et tous les fous sages prétendent qu’il fut un menteur et un imposteur. Or ce n’est pas vrai. Il ne ment pas. Il a certainement été au Paradis pendant une attaque d’épilepsie, maladie dont il était atteint comme moi. J’ignore si cet instant de délices dure des heures, mais croyez-moi, je ne le céderais pas pour toutes les joies de la vie.
En cette seconde brûlante le regard de Dostoïevski s’élève au-dessus des détails de ce monde et embrasse l’infini avec la sympathie ardente dont il enveloppe toutes choses ; mais il nous dissimule le dur châtiment que lui vaut de s’être ainsi approché de Dieu ; le bonheur fragile de ces secondes s’écroule comme le cristal se brise. Hébété, les membres brisés, le nouvel Icare retombe dans la nuit de cette terre. Tout éblouie encore de la lumière de l’infini, l’âme rentre à tâtons dans sa prison, le corps ; les sens se traînent comme des vers au fond de l’être après avoir effleuré le visage de Dieu. Chaque attaque met, ou peu s’en faut, Dostoïevski dans un état de morne stupidité qu’il a dépeint dans le prince Muichkine avec une franchise de flagellant. Il est couché, les membres brisés, sa langue ne lui obéit plus, ni la plume à sa main ; de mauvaise humeur, abattu, il évite tout contact humain. La clarté de son cerveau, qui embrassait des milliers de détails en un raccourci harmonieux, s’est évanouie ; il ne se souvient plus des choses les plus proches ; le fil qui le rattachait à son entourage, à son œuvre, est rompu. Après une attaque, tandis qu’il recopiait Les Possédés, il constate avec épouvante qu’il n’a plus aucun souvenir des évènements imaginés par lui, qu’il a même oublié le nom de son héros ; à grand-peine il se replonge dans l’action, sa volonté trépidante a rendu la vie à ces pâles visions, lorsqu’une nouvelle crise l’abat derechef. Hanté par l’angoisse de ses attaques, ayant aux lèvres l’arrière-goût âcre de la mort, traqué par la misère et les privations, il crée ses romans, les plus grands et les derniers. Toujours prêt à sombrer dans la démence ou la mort, mais avec l’assurance d’un somnambule, son génie créateur se fait puissant, formidable ; dans cette mort continue l’éternel ressuscité trouve l’énergie démoniaque de se cramponner furieusement à la vie, de lui arracher le summum de force et de passion.
Dostoïevski doit autant à cette maladie, à cette fatalité que Tolstoï à sa santé (Merejkovski a admirablement développé cette antithèse). Elle l’a élevé vers des concentrations de sentiments impossibles pour qui sent normalement ; elle lui a donné une vue mystérieuse de l’enfer des sentiments et des états intermédiaires de l’âme. Le dédoublement merveilleux de sa personnalité, son état de veille au milieu des rêves les plus fiévreux, cette pénétration de l’intelligence jusqu’au fond des labyrinthes du sentiment l’ont rendu apte à donner la métaphysique des faits pathologiques, à décrire complètement ce que le scalpel de la science ne découvre que de façon parcellaire sur la table de dissection. De même qu’Ulysse rapporte des nouvelles du pays des morts, de même Dostoïevski, le seul qui se soit réveillé de son sommeil, nous donne la description la plus minutieuse du pays des ombres et des flammes, et, avec son sang, ses lèvres glacées et frissonnantes, il nous prouve l’existence d’états insoupçonnés entre la vie et la mort. Grâce à sa maladie, il a atteint l’apogée de l’art, qui selon la formule de Stendhal, est d’inventer « des sensations inédites ». Les sentiments, qui existent en germe chez nous tous, mais que la froideur de notre sang empêche d’arriver à maturité, il les a représentés dans leur épanouissement tropical. Sa finesse d’ouïe maladive lui permet d’épier les dernières paroles de l’âme avant qu’elle soit en proie au délire ; sa sensibilité exaspérée mesure les plus infimes vibrations des sens ; une perspicacité mystique, un don de seconde vue prophétique témoigne de l’enchaînement admirablement logique de nos actes. Quelle métamorphose extraordinaire, féconde dans toutes les crises du cœur !
L’art de Dostoïevski transforme tout danger en bien acquis, toute nouvelle mesure se change pour lui en grandeur nouvelle. Pour lui le bonheur et le malheur, ces aboutissants du sentiment, ont une intensité singulière ; il ne leur adapte pas la commune mesure de la vie ordinaire, il les mesure d’après la température bouillonnante de sa propre frénésie. Le bonheur suprême pour tout autre c’est la jouissance d’un beau paysage, la possession d’une femme ; le sentiment de l’harmonie c’est toujours un bien limité par les contingences d’ici-bas ; chez Dostoïevski, le point d’ébullition des sensations touche à ce qui est intolérable, mortel. Son bonheur c’est le spasme, la crise, son supplice le collapsus, l’effondrement : des états condensés comme la foudre, sans durée possible, atteignent une telle température qu’on peut à peine les retenir un instant pour les laisser retomber aussitôt avec une vive douleur. Celui qui en pleine vie subit constamment la mort est pris d’une épouvante inconnue de l’homme normal ; celui qui a plané, désincarné, éprouve une jouissance inconnue de celui qui demeure toujours attaché à la glèbe. Son idée du bonheur, c’est l’extase ; son idée du supplice, l’anéantissement. Aussi bien n’y a-t-il pas trace de sérénité complète dans le bonheur de ses personnages ; c’est un feu qui scintille, qui flamboie, ce sont des larmes retenues, c’est une atmosphère lourde de périls, un état insupportable, instable, une souffrance plus qu’une jouissance. Leurs tourments, d’autre part, ont dépassé l’état d’angoisse vague qui vous prend à la gorge, d’horreur qui vous accable ; ils ont en eux une clarté glaciale, presque souriante, une soif ardente d’amertume ignorant les larmes, un rire sec et rageur, un ricanement diabolique où il y a presque de la joie. Jamais personne avant lui n’avait si largement mis à nu les antinomies du sentiment, montré la tension douloureuse du monde entre ces deux pôles de l’extase et de l’anéantissement qu’il a dressés au-delà de toute commune mesure de bonheur et de souffrance.
Seule cette polarité que le destin lui impose nous permet de comprendre Dostoïevski. Il est la victime d’une double vie, et lui, l’affirmateur fanatique de son destin, il se passionne pour ce contraste. La fougue de son tempérament artistique naît du frottement continu de ces contradictions : au lieu de les concilier il creuse entre elles un fossé qui va du ciel à l’enfer ; jamais la plaie béante ne se fermera dans la fièvre brûlante du travail intellectuel. Dostoïevski, l’artiste, c’est l’antithèse personnifiée, la dualité la plus forte de l’art et peut-être de l’humanité.
Un de ses vices donne une forme symbolique, tangible à ce qui est l’essence même de son être : son amour maladif des jeux de hasard. Dès son enfance il a la passion des cartes ; mais ce n’est qu’en Europe qu’il découvre le miroir diabolique de sa nervosité : le rouge et le noir, la roulette, ce jeu si dangereux dans son dualisme primitif. Le tapis vert de Bade, la banque de Monte-Carlo sont ses extases les plus fortes d’Europe : cela l’hypnotise plus que la Madone de la Sixtine, les statues de Michel-Ange, les paysages méridionaux, l’art et la civilisation du monde entier. Car il y trouve la tension, la décision : noir ou rouge, pair ou impair, bonheur ou anéantissement ; gain ou perte – comprimés dans la seconde où la roue tourne : la tension concentrée en cet éclair de douleur ou de jouissance qui est à l’image de son caractère.
Les compromis, les lentes gradations sont insupportables à son impatience fiévreuse. Il se refuse à gagner de l’argent à l’allemande, « en charcutier », par l’économie, la prudence, le calcul. Ce qui le tente, c’est le hasard, le tout pour le tout. Devant le tapis vert sa volonté, à demi consciente, à demi inconsciente provoque sans cesse son destin : la concentration de la décision en une seconde unique, la sensation suraiguë qui enfonce l’aiguille incandescente dans le nerf, évocatrices de la seconde de pressentiment avant l’éclair épileptique, de la seconde inoubliable de la place Semenovski. Il joue avec la destinée comme elle jouait avec lui ; il tente le hasard et dès que son existence est assurée il la risque d’une main tremblante sur le tapis vert. Il n’est pas joueur par cupidité, mais par un désir de vivre inouï, indécent, à la Karamazov, cherchant les sensations les plus intenses, par une soif maladive du vertige, par l’envie d’être au sommet de la tour et de se pencher au-dessus de l’abîme. Car il aime l’abîme, les profondeurs de la vie, le hasard satanique ; avec l’humilité du fanatique il adore les puissances qui sont plus fortes que lui ; il ne cesse d’attirer leurs foudres meurtrières. Quand Dostoïevski joue, il provoque le destin. Son enjeu, ce n’est pas l’argent, le dernier argent qu’il possède, c’est son existence entière ; son gain, c’est l’ivresse ultime des nerfs, l’angoisse mortelle, le sens démoniaque de l’universel ; jusque dans son « poison doré » Dostoïevski est altéré de Dieu.
Cette passion il la pousse naturellement à l’extrême, jusqu’au vice ; être prudent, enrayer était chose impossible pour ce tempérament de titan : « Partout et toute ma vie j’ai dépassé les limites. » Dépasser les limites, en cela réside la grandeur de l’artiste et le danger pour l’homme. Les barrières de la morale bourgeoise ne l’arrêtent pas ; nul ne sait dans quelle mesure il a franchi les frontières du droit, dans quelle mesure les instincts criminels de ses héros se sont en lui mués en actes. Quelques faits sont prouvés, les moindres probablement. Étant enfant il trichait au jeu ; et si Marmeladov, le fou tragique de Crime et Châtiment, dérobe les bas de sa femme pour avoir de l’eau-de-vie, Dostoïevski vole de l’argent et un vêtement à la sienne pour les jouer à la roulette. Jusqu’à quel point la luxure frémissante des sous-sols est-elle l’indice de sa propre perversité ? La folie sexuelle des « araignées de la volupté », de Swidrigaïlov, de Stravroguine, de Fédor Karamazov, dans quelle mesure l’a-t-il vécue lui-même ? Ses biographes n’osent pas se le demander. Ses goûts, sa perversité ont leur racine, à coup sûr, dans un besoin mystérieux d’opposer l’innocence et la corruption. Il est inutile d’épiloguer sur ces conjectures et ces légendes, quelque significatives qu’elles soient ; mais il ne faut pas oublier qu’Aliocha le saint, le sauveur est du même sang que Fédor Karamazov, l’odieux débauché, l’homme aux obsessions sexuelles.
Une chose est certaine. Par sa sensualité Dostoïevski a dépassé toute mesure normale, non pas au sens de Goethe dans son affirmation célèbre qu’il sentait en lui les germes de toutes les hontes et de tous les crimes ; le développement gigantesque de Goethe n’est qu’un effort unique, inouï pour éliminer ces germes menaçants. L’olympien vise à l’harmonie, son désir suprême c’est la destruction de toute antinomie, un sang calme, l’équilibre paisible des forces. Il refrène la sensualité qui est en lui ; par respect des bonnes mœurs, il extirpe tous les germes dangereux au risque d’appauvrir son art ; et cette suppression détruit une grande part de sa puissance.
Dostoïevski, lui, met sa passion dans cette dualité, comme dans tout ce que la vie lui a octroyé ; il n’aspire pas à l’harmonie car elle représente l’immobilité pour lui ; ses antinomies, il les fait aller de Dieu au diable, avec l’univers entre eux. Il aspire à l’infini de la vie, et la vie c’est pour lui l’étincelle électrique entre les deux pôles de l’antinomie. Le germe qui est en lui, qu’il soit bon ou mauvais, favorable ou dangereux, doit lever, se transformer en fleur et en fruit. Il permet à ses vices de se déchaîner ; à ses instincts, même criminels, il n’oppose aucun frein. Il chérit ses vices, sa maladie, le jeu, sa méchanceté et même la volupté, parce qu’elle est une métaphysique de la chair, une volonté de jouir à l’infini. Goethe vise à l’apollinisme antique ; Dostoïevski au bacchantisme : il ne veut être ni olympien ni semblable à un dieu, il veut être un homme fort. Sa morale n’aspire pas au classicisme, à la règle, mais à l’intensité. Bien vivre, pour lui, c’est vivre fortement, entièrement, dans le bien et dans le mal, sous leurs formes les plus violentes, les plus enivrantes ; jamais Dostoïevski n’a cherché la règle, mais la plénitude. Tolstoï, lui, se lève inquiet, abandonne son œuvre, et se torture toute sa vie pour savoir ce qui est bien ou mal, s’il vit bien ou mal. Aussi la vie de Tolstoï est-elle un enseignement, un pamphlet, et celle de Dostoïevski, une œuvre d’art, une tragédie, un destin. Il ne vise pas consciencieusement à une fin, il ne s’examine pas, il augmente ses forces. Devant le peuple tout entier Tolstoï s’accuse de ses péchés mortels. Dostoïevski se tait ; mais son silence évoque plus l’idée de Sodome que toutes les accusations de Tolstoï. Dostoïevski ne veut ni se juger, ni se corriger, il ne songe qu’à devenir plus fort. Il ne résiste pas aux éléments mauvais et dangereux de sa nature, au contraire ce sont pour lui des excitants ; il chérit sa faute à cause du repentir, son orgueil à cause de l’humilité. Il serait enfantin de dissimuler ce qu’il y a de démoniaque dans sa nature, de lui chercher des excuses morales, de défendre au profit de la règle bourgeoise, harmonieuse et mesquine, ce qui a la beauté élémentaire de l’incommensurable.
Le créateur de Karamazov, de l’étudiant de Jeunesse, de Stavroguine, des Possédés, de Svidrigaïlov, de Crime et Châtiment, de ces fanatiques de la chair, de ces possédés de la volupté, de ces maîtres expérimentés de la corruption, connaissait, pour les avoir vécues, les formes les plus basses de la sexualité ; car, il faut un amour intellectuel de la débauche pour animer ses personnages d’une réalité aussi cruelle. Il connaissait l’érotisme sous ses deux faces : l’ivresse de la chair qui chancelle dans la boue et se change en luxure, et ses aboutissants intellectuels les plus subtils, menant à la méchanceté, au crime ; il les reconnaît sous tous leurs masques et son œil averti sourit à leur frénésie. Il en connaît les formes les plus nobles, l’amour non charnel, la pitié, la fraternité universelle, les larmes. Tous ces parfums mystérieux sont en lui, non comme ces traces passagères que nous retrouvons chez tout vrai poète, mais à l’état d’extrait pur et violent. On devine l’excitation, le frémissement de ses sens, dès qu’il décrit une scène érotique, et plus d’une a dû être vécue par lui.
Je ne veux pas dire par là que Dostoïevski ait été un débauché, un adorateur de la chair, un viveur ; il aimait le plaisir comme il aimait ses tortures ; il était le serf de ses instincts, l’esclave d’une curiosité impérieuse, physique et intellectuelle, qui, à coups de verges, le lançait vers le danger, vers les ronces des chemins de traverse. Son plaisir n’est pas une jouissance banale, mais la mise en jeu de tous ses sens, « la volonté de sentir » dans la chaleur orageuse et mystérieuse de l’épilepsie, la concentration des sensations dans quelques dangereuses secondes de tension avant l’acte, puis la lourde chute dans le repentir. Dans le plaisir il aime le scintillement du danger, la mise en branle de ses nerfs : en un singulier mélange de conscience et de morne honte il cherche de tout plaisir la contrepartie, le repentir ; dans la flétrissure, l’innocence, dans le crime, le péril. La sensualité de Dostoïevski est un labyrinthe, où se perdent tous les chemins ; Dieu et la bête voisinent en une même chair ; de là le symbole des Frères Karamazov, où Aliocha, l’ange et le saint est le fils de Fédor, « la cruelle araignée de la volupté ». La volupté engendre la pureté, le crime la grandeur, le plaisir la souffrance, et par contrecoup la souffrance le plaisir Les antinomies se touchent éternellement ; son univers s’étend au ciel ; l’enfer de Dieu, au diable.
L’abandon à son destin, abandon conscient, sans réserves et sans limites, est l’unique mystère de Dostoïevski, la flamme créatrice de son extase. Ce qu’il y eut dans sa vie d’exorbitant, l’immensité de ses souffrances lui firent aimer dans la vie ce qu’elle a à la fois de cruel et de bon, de divin et d’inintelligible, d’impénétrable et de mystique. Il ne voulait pas d’une vie plus clémente, il la voulait plus concentrée, plus intense ; jamais il n’a évité les dangers intérieurs et extérieurs, car ce sont des possibilités de sensations, des excitations pour ses nerfs. Les germes qui étaient en lui, germes du bien et du mal, de la passion, du vice, il les a développés par l’enthousiasme et l’extase du moi, sans en éliminer la moindre part de danger. Le joueur qu’il est sert d’enjeu spontané aux puissances obscures, car c’est entre le noir et le rouge, entre la vie et la mort qu’il sent toute la volupté de l’existence. Comme Goethe il répond à la nature : « Tu m’as mis là, tu me remmèneras. » Il n’a jamais l’idée de « corriger la fortune », d’éviter, d’adoucir son destin. Jamais il ne cherche la perfection, la fin dans le calme ; il vise à une vie plus intense dans la douleur ; il pousse ses sentiments en les tendant toujours plus fortement vers leur apogée. Il refuse de se cristalliser comme Goethe, de refléter sur toutes ses faces la mobilité du chaos, il tient à rester une flamme se dévorant elle-même pour ressusciter chaque jour, pour se renouveler éternellement avec des forces toujours plus grandes et des antinomies de plus en plus violentes. Il ne veut pas diriger sa vie, il veut la sentir ; il ne veut pas être le maître, mais l’esclave fanatique de son destin. Et le plus humble des « serviteurs de Dieu » put devenir ainsi le plus clairvoyant de tous les humains.
Dostoïevski a rendu au destin le pouvoir de diriger sa destinée ; par là sa vie domine la fuite du temps. Il est l’homme démoniaque, soumis aux puissances éternelles ; à la clarté de notre époque documentaire il ressuscite l’espèce disparue des poètes des temps mystiques, le voyant frénétique, l’homme du destin. Il y a dans sa personnalité titanique quelque chose de primitif et d’héroïque. Les autres œuvres littéraires surgissent au milieu des bas-fonds de leur époque comme des montagnes fleuries ; elles témoignent d’une force créatrice primitive mais apaisée ; même leurs crêtes neigeuses qui se dressent vers l’infini demeurent accessibles, tandis que les cimes où s’élève Dostoïevski ont l’air d’une pierraille volcanique, stérile, fantastique. Mais du cratère de sa poitrine déchirée la lave descend jusqu’aux entrailles mêmes de notre monde, où se rencontrent des connexions avec le commencement de tout commencement, avec la force élémentaire et primitive ; et nous avons un frisson d’angoisse en devinant dans son destin et dans son œuvre l’abîme mystérieux de toute humanité.
L’HOMME DANS DOSTOÏEVSKI
Oh ! ne croyez pas
à l’unité de l’homme.
Dostoïevski.
ÉTANT volcanique lui-même, ses héros seront volcaniques ; car en dernière analyse tout homme ne relève que du Dieu qui l’a créé. Ils ne se sont pas casés paisiblement dans notre monde ; leurs sentiments les ramènent toujours aux problèmes primitifs. En eux le contemporain nerveux s’unit à l’être du début de l’humanité qui ne connaît que sa passion ; en eux s’expriment à la fois la connaissance ultime et le bégaiement des premières questions du monde. Leur forme est encore chaude, leur sédimentation n’est pas faite ; leurs traits ne sont pas dégrossis. Ils sont éternellement inachevés et en sont deux fois plus vivants car l’homme achevé forme un tout et Dostoïevski tend vers l’infini.
Un homme ne lui semble un héros, ne l’intéresse en tant qu’artiste que s’il est en désaccord avec lui-même, s’il est une nature problématique. Ceux qui sont achevés, arrivés à maturité, il les laisse tomber comme tombent les pommes mûres d’un pommier. Il n’aime ses personnages que dans la mesure où ils souffrent, où ils ont la dualité, la surtension de sa propre vie, où ils sont un chaos qui veut se transformer en destin.
Opposons ses héros à d’autres pour mieux comprendre leur admirable originalité. Évoquons un héros de Balzac, un personnage typique du roman français : inconsciemment nous aurons une idée de pureté de ligne, de continuité, d’unité psychologique, une idée nette comme une figure géométrique et ayant ses lois comme elle. Tous les êtres de Balzac sont faits d’une seule substance que la chimie de l’âme nous permet de définir Ce sont des éléments, ils en ont les propriétés et les réactions essentielles aussi bien éthiques que psychologiques. Ce sont à peine des hommes, plutôt des facultés devenues hommes, des machines de précision d’une passion. Tout nom, balzacien a comme corrélatif un vice ou une vertu. Rastignac c’est l’orgueil, le père Goriot le sacrifice, Vautrin l’anarchie. Dans chacun de ces personnages un mobile dominant a attiré vers lui toutes les autres forces intérieures et les a entraînées. On peut les classer, car un ressort unique les fait agir, leur donne la somme d’énergie qui les pousse à travers la société humaine, les lance comme un projectile à travers la vie. On serait tenté de les appeler des automates, pour la précision de leur réaction à tous les charmes de la vie ; un spécialiste pourrait calculer leur force et leur résistance comme celles d’une machine, comme la parabole d’une pierre d’après son poids et la force avec laquelle on l’a jetée. L’avarice de Grandet augmentera dans la mesure où augmenteront l’héroïsme et l’esprit de sacrifice de sa fille. Au moment où Goriot vit encore dans l’aisance et porte une perruque soigneusement poudrée on sait que pour ses filles il vendra un jour son gilet et brisera sa vaisselle plate, la seule chose qui lui reste. L’unité de son caractère l’oblige à agir ainsi et l’instinct que sa chair ne revêt qu’incomplètement une forme humaine. Les caractères de Balzac (et ceux de Victor Hugo, de Walter Scott, de Dickens) sont tous primitifs, de couleur égale, tendant vers une fin. Ce sont des unités, on peut les peser à la balance de la morale. Seul le hasard, auquel ils sont livrés, est multicolore et a mille formes diverses. Chez ces auteurs les péripéties sont multiples, l’homme est un ; le roman représente la lutte pour le pouvoir contre les puissances de ce monde. Les héros de Balzac sont plus forts ou plus faibles que la résistance de la société ; ils sont les vainqueurs de la vie ou sont écrasés par elle.
Le héros du roman allemand (Wilhelm Meister ou Henri le Vert pourraient en être le type) n’est pas aussi sûr de la continuité de sa ligne. Plusieurs voix parlent en lui, il est psychologiquement contradictoire, il y a en lui une polyphonie de l’âme, où le bien et le mal, le fort et le faible s’agitent pêle-mêle. Son commencement c’est le désordre, et les brouillards de l’aube embrument son regard. Il devine ses forces, mais elles ne sont pas encore concentrées ; elles sont contradictoires ; il n’a rien d’harmonieux, mais il tend à l’unité. En dernière analyse le génie germanique vise toujours à l’unité ; ses romans ne décrivent jamais que le développement de la personnalité de ses héros ; les forces se concentrent, l’individu s’élève jusqu’à l’idéal allemand, il devient un « homme », comme l’a dit Goethe. Les éléments mélangés par la vie s’éclaircissent dans le calme, se cristallisent, les années d’apprentissage forment le maître, et à la dernière page de tous ces livres, Henri le Vert, Hypérion, Wilhelm Meister, Henri d’Ofterdingen embrassent d’un regard énergique un monde épuré. La vie se réconcilie avec l’idéal, les forces ne se dépensent plus en une prodigalité confuse ; leurs efforts unis et coordonnés tendent vers le but suprême. Les héros de Goethe et de tous les Allemands aboutissent à leur forme parfaite ; ils deviennent des hommes de valeur, des hommes actifs. L’expérience leur a fait connaître la vie.
Les personnages de Dostoïevski ne cherchent ni ne trouvent leur attitude en face de la vie réelle. Ils ne veulent nullement pénétrer dans la réalité ; dès l’abord ils veulent la dépasser, s’élever vers l’infini. Leur destinée n’a pour eux qu’un sens intérieur. Leur règne n’est pas de ce monde. Les formes apparentes des valeurs, des titres, de la puissance, de l’argent, les biens matériels n’ont de valeur pour eux, ni comme but, comme chez Balzac, ni comme moyen comme chez les Allemands. Ils ne veulent ni faire leur chemin dans ce monde ni y occuper leur place ; ils se dépensent sans compter, jamais on ne peut prévoir leurs actes. À voir leur inertie on est tenté de les prendre pour des rêveurs désœuvrés et fantasques ; leur regard paraît vide parce que sa flamme n’est pas dirigée vers l’extérieur, mais vers l’intérieur, vers leur propre existence. Le Russe veut la vie totale, non son ombre et son reflet, la réalité extérieure, mais le tout mystique et élémentaire, la force cosmique, le sentiment de l’existence. Dès que l’on s’enfonce dans l’œuvre de Dostoïevski on entend le bruissement de cette source ultime : le besoin de vivre fanatique, primitif, presque végétatif, la joie élémentaire, ne désirant ni bonheur ni souffrance, formes déjà diversifiées de la vie que l’on éprouve en respirant. Ils ne veulent pas boire aux fontaines des villes et des chemins battus, mais à la source première ; ils veulent avoir la sensation de l’éternité, de l’infini : rejeter ce qui est temporel. Leur monde n’est pas social, mais éternel ; ils ne se soucient ni de connaître la vie ni d’en triompher ; ils veulent, pour ainsi dire, demeurer nus à son contact et la sentir comme une extase de l’existence.
Ignorant le monde par amour du monde, irréels par amour de la réalité, les personnages de Dostoïevski produisent d’abord une impression de sottise. Ils ne vont pas droit devant eux, ils n’ont pas de but visible. Ces êtres adultes marchent à tâtons comme des aveugles, titubent comme des ivrognes, ils s’arrêtent, se retournent, posent toute espèce de questions, et, sans attendre de réponse, se précipitent vers l’inconnu ; ils semblent être des nouveaux arrivés dans notre monde et ne s’y être pas encore accoutumés.
Il est presque impossible de comprendre les personnages de Dostoïevski si l’on ne se rappelle qu’ils sont russes, issus d’un peuple précipité de l’inconscience barbare et millénaire dans notre civilisation européenne. Arrachés à leurs mœurs antiques et patriarcales, sans s’être assimilé les nôtres, ils sont arrêtés au carrefour, et l’hésitation de l’individu isolé est celle de toute la nation. Nous, les Européens, nous vivons dans notre tradition comme dans une maison bien chauffée. Le Russe du XIXe siècle, de l’époque de Dostoïevski, a brûlé « la hutte en bois » de son passé barbare, et n’a pas encore édifié sa nouvelle maison. Ils sont tous déracinés, dévoyés. Leurs poings ont la force de la jeunesse, du barbare ; leur instinct est troublé par la multiplicité des problèmes ; ils ne savent que saisir ; ils portent les mains partout et ne sont jamais satisfaits. Ce qu’il y a de tragique dans tout personnage de Dostoïevski, son désaccord avec lui-même, ses entraves, a sa source dans la destinée du peuple entier. La Russie du milieu du XIXe siècle ne sait quelle direction prendre vers l’ouest ou vers l’est, vers l’Europe ou vers l’Asie, vers Saint-Pétersbourg, la ville artificielle, vers la civilisation ou vers le village dans la steppe. Tourgueniev la pousse en avant ; Tolstoï la repousse en arrière. Le désordre est partout. Le tsarisme se trouve brusquement face à face avec l’anarchie communiste ; la foi profonde des ancêtres se mue en un athéisme furieux et fanatique. Tout chancelle, rien n’a plus sa valeur, ni sa mesure ; les étoiles de la foi ne scintillent plus au-dessus de ces hommes et la loi n’est plus souveraine en leurs poitrines. Les créatures de Dostoïevski, ces déracinés d’une grande tradition, sont des Russes authentiques, des hommes de transition, le cœur plein du chaos initial, accablés d’entraves et d’incertitudes. Partout surgissent la timidité, le sentiment de l’humiliation et de l’offense issus du sentiment unique et élémentaire de ces hommes ; ils ne savent pas qui ils sont, ni combien ils sont ; ils sont confinés à l’orgueil et à la contrition, à la présomption et au mépris d’eux-mêmes ; sans cesse ils regardent en arrière et sont rongés d’une terreur folle d’être ridicules. Ils ont toujours honte de quelque chose, tantôt de leur col de fourrure usé, tantôt de leur race entière, ils sont agités, troublés. Leur sentiment débordant manque de point d’appui, de guide ; ils n’ont ni commune mesure, ni loi, ni tradition ; ils n’ont pas pour le soutenir « les béquilles » d’une conception traditionnelle du monde ; ils sont désaxés dans un monde inconnu : pas de réponse à leurs questions, pas de chemins tracés ; ce sont des hommes de transition, de recommencement, des Cortez : derrière eux les ponts sont coupés, devant eux il y a l’inconnu.
Or comme ce sont les hommes d’un recommencement, le monde recommence en chacun d’eux. Les problèmes, dont les solutions se sont depuis longtemps cristallisées chez nous, enflamment leurs sens. Nos chemins battus avec leurs garde-fous et leurs poteaux indicateurs éthiques leur sont inconnus ; partout ils s’enfoncent à travers les broussailles vers l’infini, vers l’illimité, vers le monde primitif et sacré où la certitude ne dresse pas de clocher, où la confiance n’érige pas de ponts. Chaque individu se croit appelé, comme Lénine et Trotski, à reconstruire le monde ; pour l’Europe figée dans sa civilisation c’est en cela que consiste la valeur indicible du Russe : sa curiosité intacte pose devant l’infini tous les problèmes de la vie ; à la paresse où nous sommes tombés, s’oppose son ardeur. Chaque personnage de Dostoïevski procède à une révision de tous les problèmes, il déplace à son gré les bornes du bien et du mal et transforme son chaos en un monde ; il est le serviteur, l’annonciateur du nouveau Sauveur, le martyr et l’annonciateur d’un troisième Royaume. Le chaos initial subsiste en eux, en même temps que la leur crépusculaire du premier jour où fut créée la lumière et que le pressentiment du sixième qui créera l’homme.
Les héros de Dostoïevski sont les pionniers d’un monde nouveau ; les romans de Dostoïevski sont le mythe de l’humanité nouvelle, sortant du giron de l’âme russe. Mais un mythe implique la foi ; qu’on n’essaie pas d’appliquer à ces gens le critérium transparent de la raison ; nous ne les comprendrons qu’à l’aide du sentiment. Pour des hommes pratiques et de bon sens, des Anglais, des Américains, les quatre Karamazov sont quatre fous d’espèce différente, et tout le monde tragique de Dostoïevski une maison d’aliénés. L’alpha et l’oméga de tout être simple et sain, le désir de bonheur, leur est complètement indifférent. Jetons un coup d’œil sur les cinquante mille volumes publiés chaque année en Europe : de quoi parlent-ils ? De la soif de bonheur. Une femme désire un homme ; un homme aspire à la richesse, à la puissance, à l’honneur. Au fin fond de tous les souhaits on trouve chez Dickens un cottage aimable enfoui dans la verdure, peuplé d’une troupe joyeuse d’enfants, chez Balzac un château, la prairie et des millions. Regardons autour de nous, dans la rue, dans les boutiques, dans les salons illuminés, dans les pièces aux plafonds bas, qu’y désirent les hommes ? Être heureux, contents, riches, puissants.
Parmi les personnages de Dostoïevski aucun n’y aspire, aucun. Nulle part ils ne s’arrêtent, même pas devant le bonheur ; ils tiennent à continuer leur route ; ils ont cette âme supérieure, qui se torture elle-même. Il leur est indifférent d’être heureux, d’être contents ; ils méprisent la fortune plutôt qu’ils ne la souhaitent ; ils ne désirent rien de ce que toute l’humanité désire. Ils ont l’uncommon sense. Ils ne veulent rien de ce monde.
Sont-ils modérés, flegmatiques, indifférents, ou ascètes ? Nullement. Ce sont les hommes d’un recommencement, je le répète. En dépit de leur génie, de leur raison ils ont des envies, des cœurs d’enfants ; ils veulent tout, le bien et le mal, ce qui brûle et ce qui est glacé, ce qui est loin et ce qui est près ; ils sont sans mesure, ils dépassent les bornes. Ils ne veulent rien de particulier dans ce monde ; ils en veulent tout, la plénitude de sentiments, la profondeur, la vie entière. Ce ne sont pas des êtres faibles, des Lovelace, des Hamlet, des Werther, des René, ils ont des muscles d’acier, ils ont soif de la vie brutale, ce sont les Karamazov, « ces bêtes féroces de la sensualité, de cette joie de vivre », indécente et fanatique, qui aspirent les dernières gouttes du calice avant de le briser. Ils recherchent la sensation brûlante, où se fondent tous les alliages qu’offre l’occasion et où plus rien ne subsiste, que la sympathie ardente de l’univers.
Comme les Amoks ils se ruent du désir au repentir, du repentir à l’acte, du crime à la confession, de la confession à l’extase, le long des routes de leur destin jusqu’à leur fin, jusqu’à ce que, l’écume à la bouche, ils s’effondrent, ou qu’un passant les abatte. Quelle soif de vivre chez chaque individu ! Une nation jeune, une humanité nouvelle offre les lèvres au monde, au savoir, à la vérité. Trouvez un être, dans l’œuvre de Dostoïevski, qui respire paisiblement, qui se repose, ait atteint son but. Aucun. Tous se précipitent dans cette course folle vers les cimes ou vers l’abîme ; selon le mot d’Aliocha qui a posé le pied sur la première marche doit s’efforcer d’atteindre la dernière. Ils tendent les mains de tous les côtés, insatiables, ne trouvant leur mesure que dans l’infini. L’arc toujours tendu de leurs forces lance ses flèches vers le ciel, vers l’inaccessible, et chaque flèche est brûlante du feu de l’inquiétude ; cette inquiétude est un supplice ; aussi tous les personnages de Dostoïevski sont déchirés par la souffrance ; leurs visages sont contractés, ils vivent dans la fièvre, les convulsions, les spasmes.
Un grand Français a appelé le monde de Dostoïevski un hôpital de névropathes ; au premier abord, c’est effectivement un milieu fantastique. Des cabarets puant l’eau-de-vie, des cellules de prisons, des taudis dans les faubourgs, des quartiers de lupanars et des bouges ; et dans une pénombre à la Rembrandt un fouillis de visages extatiques : le meurtrier qui lève vers le ciel ses mains ruisselantes du sang de sa victime, l’ivrogne, risée de ceux qui l’entourent, la fille au reflet jaunâtre dans la demi-obscurité de la rue, l’enfant épileptique mendiant au coin d’une avenue, l’assassin aux sept victimes dans la Katorga de Sibérie, le joueur entre les griffes de ses acolytes, Rogojine se roulant comme une bête devant la porte verrouillée de sa femme, l’honnête voleur agonisant sur son sale grabat. Quel enfer du sentiment et des passions, quelle humanité tragique, quel ciel russe, gris, bas, crépusculaire au-dessus de ces êtres, quelles ténèbres du cœur et du paysage ! C’est le pays du malheur, le désert du désespoir, le purgatoire sans grâce et sans justice.
Ce monde russe, comme au premier contact il nous paraît sombre, confus, étranger et hostile ; sa souffrance déborde, et cette terre, selon le mot terrible d’Ivan Karamazov, est trempée de larmes jusqu’en ses profondeurs. Mais de même que Dostoïevski produit l’impression d’un rustre, terreux, déprimé, voûté, jusqu’à ce que le rayonnement de son front éclaire ses traits avilis et que la foi en illumine la profondeur, de même dans son œuvre la lumière spirituelle illumine la matière inerte.
Le monde de Dostoïevski semble être uniquement un monde de douleur ; cependant la somme de souffrance de chacun de ses héros n’est qu’en apparence supérieure à celle d’autres héros de roman ; car les créatures de Dostoïevski transforment leurs sentiments et les exagèrent de contraste en contraste ; leur souffrance est leur bonheur le plus profond. Il y a en eux quelque chose qui oppose à la volupté, à la joie du bonheur, la volupté de la douleur, la joie de se torturer. Ils s’y agrippent de leurs dents, ils la réchauffent sur leur sein, ils l’aiment de toute leur âme. Ils ne seraient les derniers des misérables que s’ils ne la chérissaient pas. Cette mutation frénétique des sentiments, ce renversement continu des valeurs des personnages de Dostoïevski, un exemple nous le fera comprendre, qui se répète de mille façons : la souffrance subie à la suite d’une humiliation réelle ou imaginaire. Un être simple, sensible, un petit fonctionnaire, aussi bien qu’une fille de général, est offensé, blessé par un mot, parfois par une simple niaiserie. Ce premier froissement est le réflexe initial qui met tout l’organisme en émoi ; l’homme souffre, ses nerfs se tendent, il guette une nouvelle offense ; elle se produit : il y a donc accumulation de souffrance ; mais, chose curieuse, l’offensé ne souffre plus ; il se plaint, il crie, mais sa lamentation n’est plus sincère ; il aime son offense. Au fond de cette « conscience continue de sa honte il y a une jouissance secrète, anormale ». À son orgueil froissé se substitue l’orgueil du martyr. La soif de nouveaux froissements apparaît en lui, devient de plus en plus forte ; il amplifie, il devient provocant ; on l’a humilié, lui l’homme sans mesure va s’abaisser tout à fait, il a la nostalgie de sa souffrance, il s’en délecte. Il s’y cramponne ; tout être secourable est désormais son ennemi. La petite Nelly jette par trois fois la poudre à la figure de son médecin ; Raskolnikov repousse Sonia ; Ilioucha mord le doigt du pieux Aliocha, et ils agissent par amour, par pur amour de leur mal. S’ils l’aiment ainsi, la souffrance, c’est qu’elle leur donne la sensation intense de la vie et qu’ils savent « que sur cette terre on n’aime vraiment que par elle ». Et ils y tiennent, plus qu’à tout ; c’est la preuve la plus sûre de leur existence ; le cogito ergo sum ils le remplacent par « Je souffre, donc je suis ». Ce « Je suis », c’est le triomphe de la vie pour Dostoïevski et ses personnages, la quintessence du sentiment cosmique. Dans sa prison Dimitri s’épanche dans un grand hymne d’allégresse à ce « Je suis », à cette volupté d’être ; la douleur leur est nécessaire à tous pour cet amour même de la vie. C’est ainsi que la somme des souffrances n’est chez Dostoïevski supérieure qu’en apparence à celle des autres écrivains S’il existe un monde où aucune faute n’est inexpiable, où de tout abîme il est possible de remonter à la surface, où de tout malheur naît l’extase et de tout désespoir l’espoir, c’est le monde de Dostoïevski. Son œuvre n’est qu’une série d’histoires d’apôtres contemporains, de légendes de la rédemption du corps par l’esprit, de conversions à la foi dans la vie, de chemins de Damas trouvés, de calvaires gravis pour arriver à la connaissance.
Les personnages de Dostoïevski combattent pour l’ultime vérité, pour le moi universellement humain. Qu’on ait assassiné quelqu’un, qu’une femme soit éperdue d’amour, c’est accessoire, indifférent ; l’action se passe au plus profond de l’homme, dans l’âme, dans le monde spirituel ; les évènements, les péripéties du monde extérieur sont des points de repère, le décor, la machinerie ; la tragédie est intérieure ; il faut triompher des obstacles, lutter pour la vérité. Ses héros se demandent comme la Russie elle-même : « Qui suis-je ? Qu’est-ce que je veux ? » La substance même de leur moi, ils la cherchent en dehors du temps, de l’espace, de tout principe. La vérité n’est pas un besoin pour eux, mais une volupté ; la confession est leur jouissance suprême, leur spasme ; dans la confession, l’homme intérieur, tout entier inspiré de Dieu, jaillit de l’homme ordinaire, et la vérité, c’est-à-dire Dieu, de son existence matérielle. Avec quelle volupté ils jouent de cette confession (comme Raskolnikov en présence de Porphyri Petrovitch), la cachent, pour la montrer à la dérobée, éclatent enfin pour clamer plus que la vérité, pour étaler leur nudité avec un « exhibitionnisme » frénétique, pour mélanger le vice et la vertu. Les batailles pour le moi réel sont les véritables crises de Dostoïevski. La lutte, l’épopée, sont au fond de l’être ; ce qu’il y a d’étrange, de russe en elles, se résorbe ; le drame est le nôtre, celui de l’humanité entière. La destinée de ses héros devient caractéristique et émouvante. Nous assistons à la naissance spontanée du mythe de l’homme nouveau, de l’homme total qui est en toute créature d’ici-bas.
Dans la cosmogonie de Dostoïevski, j’appelle mystère de la naissance spontanée la création de l’homme nouveau et je voudrais montrer en un exemple l’histoire de toutes les natures dostoïevskiennes. Car ces êtres si divers ont au fond une destinée uniforme ; ce sont les variations d’une seule manière de vivre ; de l’effort pour devenir un homme. L’art de Dostoïevski, ne l’oublions pas, vise toujours à l’essentiel ; sous toutes les strates de la civilisation, sa psychologie cherche dans l’homme, l’homme absolu, abstrait. Pour la majorité des auteurs ces stratifications sont essentielles ; l’action du roman courant se passe dans un milieu social conventionnel et n’en sort pas. Dostoïevski va toujours vers l’homme total, vers ce qu’il y a d’universel dans le moi. Les hommes qu’il crée sont toujours ces hommes ultimes ; leur mission est toujours semblable ; ils débutent tous de la même manière. En vrais Russes ils sont excités par leur force vitale. À l’âge de la puberté, de l’éveil des sens et de l’esprit, leur gaieté, leur liberté d’allure s’altère. Ils sentent une force qui fermente obscurément en eux : dans la chrysalide quelque chose est enfermé, qui grandit et veut s’échapper ; une fécondation mystérieuse les incline à la rêverie (c’est le germe de l’homme nouveau qui, à leur insu, se développe en eux). Sombres solitaires, devenus des sauvages, ils restent dans leurs galetas étouffants, dans leur coin et méditent sur eux-mêmes. Parfois ils ruminent des années entières dans une singulière ataraxie ; dans une impassibilité presque bouddhique ; ils se penchent sur eux-mêmes comme une femme au bout des premiers mois de sa grossesse pour guetter le battement de ce cœur nouveau. Ils sont en proie à tous les symptômes de la grossesse, à la peur hystérique de la mort, à des désirs maladifs et cruels, à des envies sensuelles et perverses. Ils savent enfin qu’une idée neuve les a fécondés et ils cherchent à découvrir le mystère ; ils aiguisent leurs pensées pour les rendre acérées et coupantes comme des instruments de chirurgie, ils se dissèquent ; ils analysent leur accablement. Dans des conversations fanatiques, ils usent leur cerveau jusqu’à ce qu’il touche à la folie ; toutes leurs pensées se concentrent en une idée fixe, unique, obsédante, en une lame dangereuse qui, en leurs mains, se retournera contre eux-mêmes.
Kirilov, Schatov, Raskolnikov, Ivan Karamazov, tous ces solitaires ont leur idée à ceux, celle de l’altruisme, du nihilisme, de la folie impérialiste, qu’ils ont ruminée dans leur isolement maladif. Ils cherchent une arme contre l’homme nouveau qui est en gestation en eux, car leur orgueil lui résiste et veut le supprimer. Quelques-uns cherchent à étouffer, dans un déchaînement des sens, cette germination mystérieuse, cette fermentation de la douleur, dans laquelle, pour continuer la métaphore, ils ont recours à l’avortement ; telles ces femmes qui sautent du haut des escaliers ou cherchent à se délivrer par la danse ou les toxiques. Ils font les fous pour couvrir le bruissement qui est en eux ; parfois ils se détruisent eux-mêmes en voulant détruire ce germe. Volontairement ils se perdent, ils boivent, ils jouent, ils font la fête, furieusement, en vrais personnages de Dostoïevski. La souffrance les pousse au vice et non un veule désir. Dans la boisson ils ne cherchent pas le plaisir ou, comme le bon Allemand, le sommeil, mais l’ivresse, l’oubli de leur folie ; ils jouent un jour de l’argent, mais pour tuer le temps ; ils se livrent à la débauche non pour le plaisir, mais pour perdre le contrôle d’eux-mêmes dans les excès. Ils veulent savoir ce qu’ils sont ; ils cherchent leur propre limite ; ils vont jusqu’à l’extrême de leur moi ; ils veulent connaître le tréfonds de leur être. Dans ces jouissances ils s’élèvent jusqu’à Dieu et retombent au niveau de la bête pour fixer l’homme qui est en eux. Comme ils ne se connaissent pas, ils essaient de se prouver ce qu’ils sont. Kolia se jette sous un train pour se donner la preuve qu’il est courageux. Raskolnikov assassine la vieille pour se démontrer la réalité de ses théories napoléoniennes ; ils vont au-delà de leur volonté pour atteindre l’extrême limite de leurs sentiments. Pour connaître leur profondeur, la mesure de leur humanité, ils se précipitent dans tous les abîmes ; de la sensualité dans la débauche, de la débauche dans la cruauté, jusqu’à son ultime aboutissant, la méchanceté froide, calculée, et cela par amour transformé, dans la fringale de se connaître, par une sorte de métamorphose de la folie religieuse. Ils étaient sages et prudents, ils se laissent entraîner par les tourbillons de la folie ; leur curiosité intellectuelle se mue en perversion des sens ; leurs crimes aboutissent au viol d’enfants et au meurtre ; mais l’accroissement de déplaisir correspond toujours chez eux à l’accroissement du plaisir ; dans l’abîme même de leur frénésie luit l’éclair de leur repentir fanatique.
Or, plus ils sont déchaînés dans cette outrance de leur sensualité et de leur pensée, plus ils sont près d’eux-mêmes ; plus ils cherchent à s’anéantir, plus ils sont près de se reprendre. Leurs saturnales lamentables sont les contradictions, leurs crimes les tranchées de la naissance spontanée. En se détruisant ils ne détruisent que l’enveloppe de l’être intérieur, ils se sauvent eux-mêmes. Plus ils tendent leurs muscles, plus ils tordent leurs corps, plus ils facilitent l’enfantement, car un être nouveau ne peut naître qu’au milieu de douleurs atroces. Il faut en outre qu’une force étrangère intervienne, les délivre, à cette heure terrible, que la bonté universellement humaine vienne à leur aide. Un acte inouï, un crime crispant leurs sens jusqu’au désespoir est nécessaire pour mettre au jour la pureté, et comme dans la vie normale toute naissance est sous la menace constante de dangers. Le mythe de Dostoïevski, c’est la fécondation du moi hybride, multiple, de chaque individu par le germe de l’homme véritable (de l’homme primitif au sens médiéval du mot, de l’homme pur du péché originel). Faire surgir l’homme éternel de la dépouille mortelle de l’homme civilisé est ici-bas la tâche la plus haute et la plus vraie. Tout être humain est fécondé, car la vie ne rejette personne ; si chaque être a été conçu en une seconde de bonheur, le fruit n’arrive pas toujours à terme ; parfois il pourrit et empoisonne celui qui le porte ; parfois celui-ci meurt dans les douleurs de l’enfantement, et seul l’enfant, l’idée vient au monde. Kirilov est ceux qui sont obligés de se donner la mort pour manifester leur sincérité. Schatov est assassiné, pour prouver la sienne.
Mais les autres héros de Dostoïevski, le starets Zossima, Raskolnikov, Stépanovitch, Rogojine, Dimitri Karamazov détruisent le moi social, l’état larvaire de leur être intime et, tels des papillons, ils s’échappent de la forme rejetée ; la gangue qui enveloppe leur âme se brise ; leur âme universelle se fond dans l’infini. Tout ce qui est individuel en eux disparaît ; d’où la ressemblance complète de tous ces personnages au moment où ils atteignent la perfection. Aliocha se distingue à peine du starets, Karamazov de Raskolnikov, quand, le visage baigné de larmes, ils passent du crime à la lumière de la vie nouvelle. À la fin de tous les romans de Dostoïevski nous trouvons la catharsis de la tragédie grecque, la grande purification. Par-delà les orages qui s’éloignent et dans l’air rafraîchi resplendit l’auréole de l’arc-en-ciel, ce symbole suprême de la réconciliation russe.
Quand l’enfantement de l’homme pur a eu lieu, le héros de Dostoïevski pénètre dans la communauté véritable. Le héros de Balzac triomphe quand il a vaincu la société ; celui de Dickens, quand il a pris sa place dans la classe sociale, la vie bourgeoise, la famille, la profession. La communauté vers laquelle tendent les personnages de Dostoïevski n’est plus sociale, mais religieuse ; ils ne cherchent pas la société, mais la fraternité universelle ; cet aboutissement dans les profondeurs intimes de leur moi, et, par là, dans la communauté mystique, est la seule hiérarchie qui se rencontre dans son œuvre.
Ses romans ne s’occupent que de cet homme ultime ; l’état social, les stades intermédiaires de la société avec leur orgueil médiocre et leurs haines mesquines sont dépassés ; l’homme au moi individuel arrive à l’universalité ; son isolement qui n’était que de l’orgueil a cessé ; avec une humilité infinie, avec un amour ardent son cœur se penche vers l’homme pur, le frère qui est en tout homme ; cet être ultime et purifié ne connaît plus les distinctions sociales ; son âme est nue comme au paradis, elle ignore la pudeur, la fierté, la haine et le mépris. Criminels et prostituées, meurtriers et saints, princes et ivrognes, leurs conversations se déroulent dans ce moi le plus profond de leur être : toutes classes confondues, cœur contre cœur, âme contre âme. Ce qui les distingue, c’est le degré de vérité, d’humanité réelle où ils atteignent. La manière dont cette purification, cette conquête du moi s’est produite est indifférente. Nulle débauche ne souille, nul crime ne perd ; il n’y a d’autre jugement que celui de la conscience avant celui de Dieu. La justice et l’injustice, le bien et le mal ont été consumés par le feu de la souffrance. Celui qui a atteint à la connaissance sait que les lois de l’esprit humain sont si mystérieuses, si peu connues qu’il n’existe pour elles ni médecins compétents, ni juges définitifs ; il sait que personne n’est coupable ou tous, que nul ne peut s’ériger en juge d’autrui, qu’on ne doit être qu’un frère pour ses frères. Dans le monde de Dostoïevski nul n’est exclu définitivement, il n’y a pas de scélérats, pas d’enfer, pas de dernier cercle, comme dans La Divine Comédie, d’où le Christ lui-même ne peut sauver les damnés. L’auteur ne connaît que le purgatoire ; il sait que l’homme, à l’âme ardente, qui erre, est plus près de l’homme vrai que les êtres orgueilleux, corrects et froids, dont le cœur est figé dans la légalité bourgeoise. Les êtres vrais ont souffert, ils ont le respect de la souffrance et atteignent par là l’ultime secret du monde. Celui qui souffre est notre frère par la pitié ; et comme ses personnages ne voient que l’homme intérieur, le frère, l’horreur leur est étrangère. Ils ont cette faculté supérieure et spécifiquement russe de ne pouvoir haïr longtemps et une compréhension illimitée de tout ce qui est terrestre. Ils se querellent fréquemment, ils se torturent l’un l’autre parce qu’ils ont honte de leur amour, parce que leur humilité leur paraît une faiblesse et qu’ils ignorent qu’elle est la force la plus redoutable de l’humanité. Mais la vérité s’est depuis longtemps révélée à leurs voix intérieures. Les paroles sont injurieuses, hostiles, les yeux intérieurs s’adressent depuis longtemps des regards d’intelligence, les bouches douloureuses se baisent fraternellement. L’homme éternel et nu s’est reconnu en eux : le mystère de la réconciliation générale dans la connaissance fraternelle, ce chant orphique des âmes, est le lyrisme de l’œuvre obscure de Dostoïevski.
RÉALISME ET FANTASTIQUE
Peut-il y avoir pour moi quelque chose
de plus fantastique que la réalité ?
Dostoïevski.
L’HOMME, chez Dostoïevski, cherche la vérité immédiate de son moi borné ; l’artiste, en Dostoïevski, l’essence immédiate du tout.
Il est réaliste avec une telle logique qu’il va toujours à la limite de toute chose, là où les formes ressemblent mystérieusement à leur contraire, là où la réalité prend une apparence fantastique pour quiconque est accoutumé au terre-à-terre de la vie banale et moyenne. « J’aime le réalisme, dit-il, jusqu’au point où il touche au fantastique ; qu’y a-t-il pour moi de plus fantastique, de plus inattendu, de plus invraisemblable même que la réalité ? » La vérité, Dostoïevski nous impose cette constatation, ne s’abrite pas derrière la vraisemblance, mais paraît s’opposer à elle. Il faut avoir l’intuition d’un psychologue pour y atteindre. L’œil ne voit dans une goutte d’eau qu’une unité limpide et miroitante là où lé microscope montre un grouillement, un chaos de myriades d’infusoires ; de même là où nous ne voyons qu’une forme unique le grand réaliste démêle des vérités qui paraissent en contradiction complète avec celles que nous avons aperçues.
Découvrir cette vérité plus haute, cachée profondément sous l’épiderme des choses, et qui touche au nœud vital de toute existence, était la passion de Dostoïevski ; la démêler sous l’unité et la complexité de l’individu est son but ; aussi bien un fossé sépare-t-il son réalisme d’homme averti et de visionnaire unissant la puissance du microscope à la lucidité du médium, de ce que les Français ont appelé réalisme et naturalisme. Déjà ses analyses sont plus exactes et plus pénétrantes que toutes celles des « naturalistes conséquents », car ils s’imaginaient pénétrer jusqu’au fond, tandis que Dostoïevski pénètre au-delà de ce fond ; et sa psychologie provient, pour ainsi dire, d’une autre sphère de l’esprit créateur. Le naturalisme de l’époque de Zola a sa source dans les sciences, c’est une transposition de la psychologie expérimentale, impliquant des études laborieuses, des expériences. Flaubert distille dans l’alambic de son cerveau deux mille volumes de la Bibliothèque Nationale pour en extraire l’ambiance de La Tentation de Saint Antoine ou de Salammbô. Tel un reporter, son carnet de notes à la main, Zola se promène pendant des semaines à la Bourse, dans les grands magasins, dans les ateliers pour y trouver ses modèles, y recueillir des faits. Pour lui et ses pareils la réalité est une matière froide, patente, calculable ; ils voient et pèsent les choses en photographes ; ces faux savants de la littérature recueillent les éléments isolés de la vie, les ordonnent, les distillent, font une espèce de chimie des mélanges et des combinaisons.
Au contraire, la méthode d’observation de Dostoïevski a quelque chose de démoniaque. Si l’art de ceux-ci tient de la science, son art à lui tient de la nécromancie. Il ne fait pas de chimie expérimentale, il est un alchimiste de la réalité, un astrologue de l’âme ; dans une hallucination fiévreuse il explore l’abîme de la vie, et sa vision décousue est plus complète que toute observation systématique ; il ne collectionne pas les faits, il les connaît tous ; il ne calcule pas et il ne commet pas d’erreurs. Son diagnostic remonte de la fièvre du phénomène jusqu’à sa cause mystérieuse. Il y a en lui quelque chose du médium, du mage, de l’enchanteur déchirant l’écorce de la vie pour s’abreuver de sa sève réconfortante. Son regard jaillit de la profondeur de son moi, de l’essence même de sa nature démoniaque et pourtant, par son réalisme, il dépasse tous les réalistes. Il a l’intuition mystique de toute chose ; un indice suffit pour lui donner une conception « faustienne » du monde ; un coup d’œil évoque le tableau. Il ne fignole pas son dessin, il évite ce travail de manœuvre, il procède en magicien ; qu’on se souvienne de ses grandes figures, de Raskolnikov, d’Aliocha, de Fédor Karamazov, de Muichkine et de la netteté extraordinaire de leur relief. Où les a-t-il dépeints ? En trois lignes il a esquissé leur silhouette : un mot caractéristique, trois ou quatre phrases simples et c’est tout. L’âge, la profession, le vêtement, la couleur des cheveux, l’expression du visage, toutes choses essentielles en apparence, sont indiqués en un raccourci de sténographe. Et pourtant nous subissons l’emprise de ces êtres. Comparons avec ce réalisme l’exactitude du naturaliste systématique. Avant de se mettre à l’œuvre, Zola dresse un bordereau de ses personnages, tout individu franchissant le seuil de ses romans a son passeport, son mandat d’amener ; il le passe à la toise, note le nombre de ses dents, des verrues sur les joues, passe la main sur sa barbe, pour savoir si elle est dure ou douce, examine les moindres tannes de la peau, l’aspect des ongles ; il connaît leur voix, il est au courant de leurs antécédents héréditaires, il s’enquiert de leur compte courant à la banque ; il vérifie tout ce qui peut être vérifié. Et pourtant dès que ces personnages se mettent en mouvement l’unité de la vision disparaît, cette mosaïque artificielle se brise en mille morceaux ; ce sont des à-peu-près, ce ne sont pas des êtres vivants.
C’est le défaut de cet art. Au début d’un roman, le naturaliste français dépeint l’homme au repos, dans une espèce de sommeil de l’esprit ; on voit la matière, non la vie. Or à l’endroit précis où ce naturalisme finit celui de Dostoïevski commence. Les autres essaient de représenter l’âme au moyen du corps ; lui représente le corps au moyen de l’âme. Ses personnages n’ont de relief que dans la passion ; il faut que celle-ci tende les traits des hommes ; que l’émotion ait mouillé leurs yeux, que le masque de la paix bourgeoise, la rigidité de l’âme soient tombés de leur visage pour que l’image vaille d’être achevée. Dostoïevski le visionnaire attend que ses héros soient chauffés au rouge pour les forger.
Le clair-obscur du début de ses romans est donc voulu ; on y pénètre comme dans une pièce non éclairée ; on n’en voit que les contours ; on entend des voix indistinctes, dont on ne sait à qui elles appartiennent. Peu à peu on s’y accoutume ; notre regard devient plus perçant ; comme dans les tableaux de Rembrandt le fluide spirituel qui est en l’homme illumine peu à peu ces profondes ténèbres. La passion est nécessaire pour que celui-ci apparaisse en pleine lumière. Il faut que le personnage de Dostoïevski soit enflammé pour être visible ; il faut que ses nerfs soient tendus à se rompre pour vibrer. « Chez lui le corps ne se forme qu’autour de l’âme et l’image autour de la passion. » Quand ils sont réchauffés, si je puis m’exprimer ainsi, quand leur singulier état de fièvre a commencé (tous ses personnages sont en état d’agitation fiévreuse), le réalisme démoniaque de Dostoïevski entre en jeu ; la chasse aux détails commence ; il guette le plus léger mouvement, le moindre soupçon de sourire, il s’insinue dans les replis tortueux des sentiments les plus confus, il suit la trace de la pensée jusque dans le domaine de l’inconscient. Les mouvements se modèlent, les pensées deviennent translucides. Plus les âmes traquées sont prises dans l’engrenage du drame, plus leur flamme intérieure les échauffe, plus leur moi devient transparent. Les états d’âme les plus insaisissables, ceux qui touchent à l’au-delà, ceux de la maladie, de l’hypnose, de l’extase, de l’épilepsie sont décrits avec la précision du clinicien. La moindre nuance y est indiquée, la moindre vibration est enregistrée par ses sens affinés. Le réalisme de Dostoïevski apparaît le mieux là où les autres auteurs sont aveuglés par cette lumière surnaturelle et détournent les yeux. Quand l’homme atteint l’extrême limite de ses possibilités, quand la science frise la démence et la passion le crime, les visions inoubliables de son œuvre se dressent devant nous. Évoquons Raskolnikov, nous ne verrons ni le flâneur qui traîne dans les rues, ni le jeune médecin, ni telle ou telle de ses particularités extérieures, mais ce sera la vision tragique de sa passion, de sa folie, quand, les mains tremblantes, la sueur au front, les yeux clos, il gravit l’escalier de la maison où il assassina ; quand dans une transe mystérieuse, pour avoir encore une fois la sensation de sa torture, il tire la sonnette de sa victime. Nous apercevons Dimitri Karamazov dans les affres de l’instruction judiciaire, écumant de fureur, de passion, abattant ses poings sur la table qu’il brise. Dans ses admirables caricatures, Léonard de Vinci nous montre ce qu’il y a de grotesque, d’anormal dans un corps, ce par quoi il se distingue de la forme ordinaire ; de même Dostoïevski saisit l’homme à l’instant de l’exaltation, quand il veut dépasser la limite extrême de ses possibilités. Il hait tout ce qui est modéré, harmonieux ; l’extraordinaire, l’invisible, le démoniaque sollicitent seuls sa passion de créateur ; il est le sculpteur incomparable de l’anormal, l’anatomiste le plus grand de l’âme irritable et malade.
L’instrument qui permet à Dostoïevski de pénétrer si profondément dans l’homme c’est la parole. Goethe décrit tout avec le regard ; il est, selon l’expression de Wagner, l’homme de ses yeux ; Dostoïevski l’homme de ses oreilles. Il lui faut entendre et faire parler ses personnages pour que nous ayons la sensation de leur existence ; Merejkovski l’a dit nettement : chez Tolstoï nous entendons parce que nous voyons, chez Dostoïevski nous voyons parce que nous entendons. Ses personnages sont des ombres, des lémures tant qu’ils se taisent ; la parole est la rosée qui fertilise leur âme. En parlant ils découvrent ce qui est en eux, ils étalent leur couleur, le pollen qui les fécondera. Dans la discussion ils s’échauffent, ils s’éveillent ; le génie frémissant de Dostoïevski s’attache à l’homme éveillé, en proie à la passion. Il lui arrache les paroles de l’âme, pour arriver à étreindre l’âme elle-même. Cette perception fantastique du détail provient en dernière analyse d’une finesse stupéfiante de l’ouïe. La place des mots, leur choix est caractéristique, symbolique, rien n’est laissé au hasard ; une syllabe est supprimée, un son reste inarticulé parce qu’il faut qu’il en soit ainsi. Les arrêts, les répétitions, les reprises d’haleine, les bégaiements sont indispensables, car sous le mot annoncé on devine la vibration étouffée ; dans une conversation tout l’émoi secret de l’âme remonte à la surface et nous savons non seulement ce que chaque personnage dit et veut dire mais ce qu’il dissimule. Ce réalisme génial pénètre les sens les plus cachés du mot, les divagations, les balbutiements vaseux de l’ivrognerie, les transports extatiques de l’épilepsie, le maquis du mensonge ; dans la vapeur des paroles bouillantes l’âme se forme et le corps se cristallise peu à peu autour d’elle. Inconsciemment dans les effluves du mot, dans la fumée de hachisch de la parole, l’individu prend corps peu à peu. Le portrait que les autres écrivains obtiennent par un lent travail de mosaïque, par la couleur et la netteté du dessin, Dostoïevski le projette d’un coup devant nous. Dès que ses personnages parlent, notre imagination les voit, leurs discours nous hypnotisent et nous transforment nous aussi en visionnaires.
Prenons un exemple. Dans L’Idiot, le vieux général, le menteur pathologique, marche à côté du prince Muichkine et lui raconte ses souvenirs. Il commence à mentir, s’empêtre de plus en plus dans ses mensonges et finit par s’y noyer ; il parle sans discontinuer ; ses mensonges couvrent des pages entières. Or pas une ligne ne nous montre son attitude ; mais à ses paroles, à ses hésitations, à son bredouillement nerveux, je devine qu’il marche à côté de Muichkine et qu’il s’est embrouillé ; je le vois qui lève la tête, qui louche vers le prince pour voir si celui-ci ne se méfie point, qui s’arrête dans l’espoir d’être interrompu par lui. Je vois les gouttes de sueur sur son front, son visage enthousiaste d’abord, puis crispé par l’angoisse ; je le vois s’aplatir comme un chien qui craint les coups ; je vois le prince qui a conscience de tous les efforts du menteur et qui y résiste. Où se trouve cette description ? Nulle part ; et pourtant je vois le moindre pli de ce visage. Le secret de notre évocateur de visions se trouve quelque part dans les paroles, dans le mouvement de la phrase, dans la place des syllabes. L’art de Dostoïevski est si grand que l’âme de ses personnages y vibre tout entière. Leur caractère se révèle dans le rythme de leurs paroles, parfois dans un détail imperceptible, dans une syllabe. Quand sur l’adresse de la lettre à la Grouchinka Fédor Karamazov écrit, au-dessous du nom, « à mon cher petit poulet », nous nous représentons le visage du vieux débauché, ses mauvaises dents, à travers lesquelles la salive dégouline sur ses lèvres souriantes. Quand on donnait la schlague, le major sadique des Souvenirs de la Maison des Morts crie : « Hié-be Hié-be », cette exclamation nous révèle tout son caractère, son regard mauvais, son visage empourpré, le halètement de sa volupté méchante. Ces détails insignifiants s’accrochent à notre sentiment comme les crochets d’un hameçon et nous entraînent sans défense dans la vie d’un étranger. C’est là le procédé préféré de Dostoïevski ; il ne le prodigue pas ; il donne un détail, là où d’autres en accumuleraient des centaines ; mais avec un raffinement voluptueux il réserve ce fait insignifiant de la vérité absolue pour nous surprendre quand nous nous y attendons le moins, au moment de l’extase suprême. D’une main impitoyable il verse la goutte de fiel terrestre dans le calice de l’extase ; car, pour lui, être réel et vrai c’est produire un effet antiromantique et antisentimental.
Ne l’oublions jamais, Dostoïevski est non seulement le prisonnier de son antinomie, mais son porte-parole. Même dans l’art, il tient à accoupler les deux aboutissants de la vie, la réalité la plus cruelle, la plus nue, la plus froide, la plus malpropre avec les rêves généreux et sublimes ; dans ce qui est terrestre nous devons sentir le divin, dans la réalité le fantastique, dans le sublime le vulgaire, dans le pur esprit le sel amer de la terre. Il lui faut la désharmonie dans notre plaisir, à l’instar de la désharmonie dans son sentiment ; il est hostile à l’harmonie, à l’accord. Dans toute son œuvre nous retrouvons ces ruptures brusques, ce détail diabolique par où l’instant sublime est détruit, par où le ricanement de la vulgarité s’oppose à ce que la vie a de plus sacré. La tragédie de L’Idiot suffira à montrer une de ces antithèses. Rogojine a assassiné Nastasia Philipovna ; il cherche son frère Muichkine ; il le rencontre dans la rue. Il pose la main sur son épaule ; ils ne se parlent pas ; un horrible pressentiment a tout révélé ; ils traversent la rue, entrent dans la maison où gît l’assassinée ; sensation inouïe de grandeur et de solennité : harmonie de toutes les sphères. Ennemis dans la vie, frères dans le sentiment, ils pénètrent dans la chambre. On sent que ces hommes vont se dire les paroles ultimes, face à face devant le cadavre de la femme qui les a brouillés. Ils se parlent, et le ciel s’effondre au spectacle de leur crudité, de la brutalité terre à terre, de la tendance insondablement positive de leur esprit diabolique. Ils n’auront qu’un sujet unique de conversation : le cadavre sentira-t-il mauvais ? Et Rogojine déclarera qu’il a acheté « de la bonne toile cirée américaine » sur laquelle il a versé « quatre flacons d’un liquide désinfectant ».
Ces détails, je les appelle sadiques, sataniques ; leur réalisme n’est plus un simple procédé technique ; c’est une espèce de vengeance métaphysique, une explosion de volupté secrète, d’ironie provoquée par la déception. La précision mathématique des « quatre flacons » ; l’exactitude effroyable du détail, « la toile cirée américaine », c’est la destruction préméditée de l’harmonie spirituelle, la révolte contre l’unité de sentiment. La vérité se dépasse elle-même, se mue en vice et en martyre ; ces effondrements épouvantables des paradis du sentiment dans les carrières malpropres de la réalité rendraient Dostoïevski insupportable si la contrepartie n’existait pas chez lui, si l’extase spirituelle la plus intense ne se produisait pas dans les recoins les plus boueux de la réalité. Le monde qu’il décrit, ne l’oublions pas, est un taudis rempli de vermine, attenant au ruisseau, suant la pauvreté la plus lugubre et la plus accablante. Des bouges infects, puant la bière et l’eau-de-vie ; comme chambres, des cercueils étroits sans air, séparés par des cloisons en bois – jamais il ne nous introduit dans un salon, dans un hôtel, dans un palais, dans un bureau. Les personnages sont volontairement dépourvus d’intérêt, des femmes phtisiques, des étudiants déchus, des fainéants, des prodigues, des vauriens ; jamais ce ne sont des gens ayant un rôle social. C’est dans cette morne banalité qu’il introduit les plus émouvantes tragédies de ce temps. Le sublime surgit fantastiquement d’un milieu lamentable. Rien de plus démoniaque que ce contraste de la platitude extérieure et de l’ivresse intellectuelle, de la pauvreté matérielle et de la prodigalité du cœur. Sur le zinc, des ivrognes annoncent le retour du règne de Dieu. Une fille sur ses genoux, Aliocha le saint raconte sa légende la plus profonde. Les apostolats de la bonté et de la rédemption se manifestent dans les lupanars et les tripots. La scène sublime de Crime et Châtiment, où le meurtrier se jette à genoux et se prosterne devant la souffrance de l’humanité entière, a lieu dans le bouge d’une prostituée chez Kapernaumov, le tailleur bègue. Tel un courant alternativement chaud ou froid, mais jamais tiède, sa passion ensanglante la vie, au sens même de l’Apocalypse. Frénétiquement le romancier oppose le sublime à la banalité, excite notre sensibilité et la précipite d’inquiétude en inquiétude ; jamais il n’accorde au lecteur de se reposer, de s’abandonner au rythme musical et doux de la vie ; sans cesse celui-ci tressaille, semble sous le coup d’une commotion électrique et sa curiosité de plus en plus ardente l’entraîne de page en page. Il est si bien sous le charme qu’il s’identifie avec Dostoïevski et l’auteur détruit en lui l’unité du sentiment comme il se crucifie lui-même sur la croix de l’antinomie.
C’est là ce qu’il y a de profondément original dans ses romans, ce qu’il serait inconvenant de qualifier de technique ; car c’est un art issu de sa personnalité même, de la dualité du sentiment chez lui. Son univers, c’est la vérité évidente et le mystère, la connaissance extra-lucide de la réalité, la science et la magie ; l’insaisissable y paraît compréhensible et les choses les plus compréhensibles insaisissables. Ses problèmes atteignent les limites extrêmes des possibilités sans perdre jamais toute forme.
Les êtres que Dostoïevski décrit, il les voit jusque dans les dernières ramifications de leurs cordons nerveux ; il les explore jusque dans les profondeurs de leurs rêves, il sent la courbe de leur passion, il passe leur ivresse au crible ; pas une parcelle de leur substance spirituelle ne se perd, pas une de leurs pensées n’est omise. Maillon par maillon il forge la chaîne qui entoure les prisonniers de son art. Il n’est pas d’erreur de complication psychologique que son instinct, sa lucidité de visionnaire n’ait mise en lumière ; il est impossible de relever chez lui lin manquement à la vérité intérieure. Ses chefs-d’œuvre sont d’une solidité à toute épreuve : la dialectique subtile de Porphyri Petrovitch et de Raskolnikov, la lente préparation des crimes, le dédale où se perd la logique des Karamazov, ce sont des constructions inimitables de l’esprit humain ayant la rigueur d’un théorème et vous grisant comme de la musique. Les facultés les plus hautes de l’intelligence jointes à la puissance d’évocation du visionnaire y découvrent la vérité la plus profonde que l’homme ait jamais connue.
Cependant une question se pose : pourquoi, malgré cette perfection démoniaque de la vérité, l’œuvre de Dostoïevski, de toutes les œuvres la plus près du sol, nous produit-elle une impression toute différente ? Pourquoi paraît-elle se passer dans un autre monde, tangent au nôtre, mais qui n’est pas le nôtre ? Pourquoi sympathisons-nous de tout notre être avec cette œuvre et pourquoi nous choque-t-elle toujours dans une certaine mesure ? Pourquoi ce maître de tout réalisme nous produit-il plutôt l’impression d’un somnambule que d’un peintre de la réalité et d’où vient cette espèce de lumière artificielle dans ses romans, cette espèce de vide laissé par l’hallucination et le rêve ? Pourquoi ne se dégage-t-il pas une lumière bienfaisante de ces romans malgré leur chaleur, leur fièvre, mais une sorte d’aurore boréale sanglante et aveuglante ? Pourquoi cette représentation de la vie la plus vraie ne nous donne-t-elle la sensation ni de la vie ni de notre vie ? Cherchons une réponse : aucune comparaison n’est trop osée quand il s’agit de Dostoïevski, fût-elle empruntée aux chefs-d’œuvre impérissables de la littérature mondiale. À mon sens, la tragédie des Karamazov vaut L’Orestie d’Eschyle et ses complications, l’épopée d’Homère, l’œuvre si noble de Goethe. Mais il y a chez ces poètes plus de tendresse, d’affabilité et comme une espèce de détente du sentiment venant de ce qu’ils sont simplement humains ; ils sont entourés d’un cadre divin ; un monde rayonnant, un ciel constellé, des prés et des champs verdoyants où le sentiment apeuré se réfugie et se libère. En pleine bataille, au milieu des massacres les plus sanglants, Homère nous donne quelques lignes de description ; on respire le vent salé de la mer ; la lumière argentée de la Grèce éclaire le carnage ; notre sentiment constate avec bonheur le néant du fracas de la bataille humaine au regard de l’éternité des choses ; nous respirons, nous oublions les tristesses humaines. Faust lui-même célèbre le lundi de Pâques et son allégresse se mêle au printemps universel. Dans toutes ces œuvres la nature nous libère du monde des hommes. La nature, la détente manquent chez Dostoïevski. Son univers se réduit à la peinture ; le paysage ne l’intéresse pas. Son incomparable connaissance de l’homme, il la paie d’une indifférence inouïe pour la nature et l’art ; et ce qui est uniquement humain a encore quelque chose de trouble et d’insuffisant. Son Dieu n’est que dans l’âme, jamais dans les choses ; il lui manque ce grain précieux de panthéisme qui donne aux œuvres grecques leur atmosphère bienfaisante et libératrice. L’action de ses romans se passe dans des chambres mal aérées, des rues noires, de misérables bouges dont l’atmosphère suffocante, trop humaine, n’est jamais balayée par le vent de l’équinoxe. Savons-nous en quelle saison et où se passent Crime et Châtiment, L’Idiot, Les Frères Karamazov ? Peut-être Dostoïevski le dit-il quelque part. Il ne nous en reste aucune impression. Le drame se joue dans un repli du cœur, que les éclairs de la connaissance illuminent par instants, dans une circonvolution cérébrale complètement isolée du monde extérieur. La fumée de la grande ville obscurcit l’horizon ; nulle halte libératrice, nul repos bienfaisant, où l’homme détourne les regards de lui-même et de ses peines pour contempler le monde insensible et sans passions. C’est le côté faible du tableau. Les personnages se détachent sur un fond de ténèbres et de misère ; ils ne circulent pas librement dans un monde réel ; ils sont dans l’infini du sentiment ; le domaine de Dostoïevski c’est l’âme et non la nature ; son univers se borne à l’humanité.
Mais si chacun de ses personnages pris isolément est profondément vrai, si leur construction est logiquement irréprochable, dans leur ensemble ils ont quelque chose d’irréel, ils semblent parfois sortir d’un rêve et se diriger comme des ombres vers l’immatériel. Je ne veux pas dire par là qu’ils ne soient pas vrais ; ils sont trop vrais. La psychologie de Dostoïevski est infaillible, mais ses personnages au lieu d’être plastiques sont sublimisés ; ils ont uniquement une âme, ils n’ont rien de matériel ; ce sont des sentiments qui se meuvent et qu’on meut, des êtres tout âme et nerfs, dont volontiers on oublierait qu’ils ont du sang dans les veines. Dans les vingt mille pages que Dostoïevski a écrites, il ne nous montre jamais ses personnages assis, mangeant et buvant ; ils sentent, ils parlent, ils combattent, ils ne dorment pas (à moins qu’ils ne soient sous l’emprise d’un sommeil hypnotique), ils ne se reposent pas, ils sont fiévreux, ils pensent toujours. Jamais leur vie n’est végétative, animale ; ils sont toujours agités, en pleine tension. Ils sont toujours en état de veille ; ils le sont beaucoup trop ; chez eux tout est au superlatif ; ils sont la presbytie intellectuelle de Dostoïevski : ce sont des médiums, des hallucinés, ils sont atteints de télépathie ; ils prophétisent, et jusqu’au tréfonds de leur être ils sont imbus de psychologie.
Dans la vie la majorité des hommes ne se comprennent pas les uns les autres, de là leurs conflits entre eux et avec la destinée. Shakespeare, l’autre grand psychologue de l’humanité, fonde la moitié de ses drames sur cet obstacle fatal : l’ignorance innée, les ténèbres qui séparent les hommes ; le roi Lear se méfie de sa fille ; il ne se doute pas de sa grandeur d’âme, de son amour, dissimulé sous sa réserve, Othello se laisse circonvenir par Iago, César aime Brutus, son assassin ; ils sont tous victimes de l’illusion, qui est le propre du monde d’ici-bas. Pour Shakespeare la méprise, l’impéritie créent le drame, sont comme dans la vie normale à la source de tous les conflits. Les personnages de Dostoïevski en savent trop ; chez eux point de méprise ; chacun a l’intuition prophétique de son prochain ; ils se connaissent jusqu’au plus profond de leur âme ; ils se volent le mot de la bouche avant qu’il ait été prononcé et s’arrachent la pensée au sein même de la sensation. Ils ont le pressentiment de tout, sans déception ni étonnement ; leur âme a l’intuition mystérieuse des autres ; en eux l’inconscient, le subconscient sont hypertrophiés ; ce sont des prophètes, des visionnaires. Nastasia Philipovna, par exemple, sait qu’elle sera assassinée par Rogojine. Dès le jour où elle l’a aperçu, à l’heure même où elle lui appartient, elle sait qu’il la tuera ; c’est pour cela qu’elle le fuit ; et elle revient parce qu’elle désire que son destin s’accomplisse. Depuis des mois elle sait de quel couteau on lui transpercera la poitrine ; Rogojine aussi le sait et même Muichkine qui se met à trembler, un jour qu’en causant Rogojine joue avec ce couteau. De même lors du meurtre de Fédor Karamazov tous ont conscience de ce qu’il est impossible de savoir. Le starets tombe à genoux dès qu’il pressent le crime, et même Rakitine, le railleur, comprend le sens de ce geste. Aliocha baise l’épaule de son père en prenant congé de lui ; il a la sensation qu’il ne le reverra plus. Ivan part pour Tchermaschnia afin d’éviter d’être témoin du crime. Smerdiakov, le saligaud, le prédit en souriant ; tous savent le jour, l’heure et le lieu du forfait et il y a là une prescience prophétique invraisemblable en sa multiplicité.
La psychologie, elle aussi, nous montre le dualisme de toute vérité pour l’artiste. Bien que Dostoïevski ait une connaissance plus profonde de l’homme que quiconque avant lui, Shakespeare connaît mieux l’humanité que lui et lui est supérieur en ce sens. Il a vu combien tout s’amalgame dans l’existence ; il a juxtaposé ce qui est vulgaire indifférent et ce qui est sublime, tandis que Dostoïevski pousse chaque personnage vers l’infini. Shakespeare a créé un monde de la chair, Dostoïevski un monde de l’esprit. Son univers est peut-être l’hallucination la plus parfaite qui existe, un rêve qui surpasse la réalité, un réalisme qui atteint le fantastique. Dostoïevski, le surréaliste, dans son ignorance de toute limite, n’a pas décrit la réalité, il l’a contrainte à se dépasser elle-même.
Cette forme artistique ayant sa source dans l’âme, cet art le plus profond et le plus humain de tous est sans précédent dans la littérature ; il n’en a ni en Russie ni ailleurs dans le monde, tout au plus a-t-il de lointains parents. La détresse, le spasme, l’excès de douleur chez les hommes qui se tordent sous l’étreinte du destin tout-puissant nous rappellent parfois les tragiques grecs ; la tristesse mystique, implacable, inconsolable de l’âme, Michel-Ange. Mais par-delà les siècles le véritable frère de Dostoïevski, c’est Rembrandt. Ils ont été formés tous deux par une vie de misère, de privations ; méprisés, réprouvés, fustigés par les sbires des puissances de l’argent, repoussés jusque dans l’abîme de l’être humain, ils connaissent la puissance créatrice des contrastes, de la lutte éternelle de la lumière et de l’obscurité ; ils savent que nulle beauté ne vaut la sainte beauté de l’âme se dégageant de la médiocrité de l’individu. Si les saints de Dostoïevski sont des paysans russes, des criminels, des joueurs, les personnages bibliques de Rembrandt sont ses modèles des rues du port ; dans les formes les plus basses de la vie ils découvrent tous deux une espèce de beauté naturelle et mystérieuse, ils découvrent leur Christ dans la lie du peuple. Tous deux connaissent la lutte perpétuelle des forces terrestres et tous deux vont chercher la lumière dans les régions les plus obscures de la vie. Par la contemplation des tableaux de Rembrandt, par la compréhension profonde des romans de Dostoïevski on discerne le secret définitif de la forme matérielle et spirituelle : l’humanité universelle. Où notre âme ne percevait que des ombres indistinctes et la lugubre réalité, un effort d’intuition lui fait découvrir cette lueur sacrée, cette auréole de martyr qui entoure les choses ultimes de ce monde.
L’ART DE LA COMPOSITION ET LA PASSION
Que celui aime peu
qui aime la mesure.
La Boétie.
TU pousses tout jusqu’à la passion. Ce mot de Nastasia Philipovna s’applique à tous les personnages de Dostoïevski et avant tout à lui-même. Il se donne avec passion à toutes les manifestations de la vie et avant tout à son amour de l’art. Évidemment, son effort créateur ne correspond pas à une élaboration calme, ordonnée, calculant froidement ses effets. Dostoïevski écrit dans la fièvre, comme il pense et vit dans la fièvre ; il a l’écriture de tous les tempéraments ardents et, tandis que les phrases s’alignent en rangées de petites perles, son pouls bat à coups redoublés, ses nerfs sont crispés.
Produire, pour lui c’est l’extase et le supplice, l’enthousiasme et l’accablement, la volupté devenant souffrance et la souffrance se changeant en volupté, le spasme continu, l’éruption permanente de sa nature volcanique. À vingt-deux ans il écrit Les Pauvres Gens, son premier livre, dans une « crise de larmes » ; désormais tout travail est pour lui une crise, une maladie. « Je travaille avec mes nerfs, au milieu des tourments et des soucis ; quand je fais un effort, je suis malade. » L’épilepsie, sa maladie mystique, avec son rythme inflammatoire et fébrile, avec ses arrêts tragiques, pénètre jusqu’aux plus fines vibrations de son œuvre. Mais Dostoïevski travaille toujours de tout son être, dans une crise d’hystérie. Même les parties les plus insignifiantes de son œuvre, les articles de journaux sont forgés dans le feu de la passion ; jamais il ne laisse courir sa plume ni ne cède au plaisir du savoir-faire, il se donne tout entier aux évènements, il est à bout de nerfs à force de sympathiser avec ses personnages.
Ses œuvres sont en quelque sorte la résultante d’une éruption volcanique dans le déchaînement d’une tempête et sous une pression atmosphérique énorme. On peut appliquer à Dostoïevski cette opinion connue sur Stendhal : « Lorsqu’il n’avait pas d’émotion, il était sans esprit. » Quand Dostoïevski était sans passion, il n’était pas poète.
Mais dans l’art la passion est aussi bien un élément de destruction que de création ; elle produit le chaos des forces, d’où un esprit clair dégage les formes éternelles ; l’inquiétude donne l’impulsion ; le calme et la réflexion parfont l’œuvre d’art. Le génie de Dostoïevski connaît cette froideur marmoréenne qui est, pour ainsi dire, l’atmosphère du chef-d’œuvre : il se complaît aux plans admirables, aux constructions sublimes de l’univers ; mais sans cesse l’emportement de la passion en détruit les fondements. L’éternelle dualité du cœur et de l’esprit agit également sur son œuvre et devient ici l’antinomie entre la composition et la passion. Dostoïevski s’efforce en vain d’être objectif, de relater des faits, d’analyser des sentiments, d’être épique : il ne peut résister à la passion qui le pousse à sympathiser avec le monde qu’il crée. Dans ses livres les plus parfaits on retrouve des traces du chaos initial ; jamais il n’atteint à l’harmonie. (« Je hais l’harmonie », dit celui qui nous révèle ses pensées les plus secrètes, Ivan Karamazov.) Nul équilibre entre la forme et la volonté : la dualité de son être implique la lutte entre la passion et l’art de construire.
Jamais Dostoïevski ne réussit à enfermer les évènements dans le cadre d’une narration sereine, jamais il n’atteint à ce que les professionnels appellent : « le récit épique », cet héritage que les maîtres se sont transmis d’Homère à Gottfried Keller et à Tolstoï. Son monde est une création de la passion et il faut être soi-même sous l’empire de la passion pour l’apprécier. Jamais nous n’y sommes bercés par un doux sentiment de bien-être, jamais on n’a l’impression d’être en dehors des évènements, de contempler en spectateurs, de la rive, les vagues de la mer déchaînée. On est pris, mêlé à la tragédie, on participe aux crises de ses personnages, les problèmes qu’ils soulèvent enflamment notre sensibilité exaspérée. Il nous plonge dans son atmosphère brûlante, nous oblige, haletants, en proie au vertige, à côtoyer l’abîme de l’âme. Quand nos tempes battent comme les siennes, quand la même passion démoniaque nous étreint, nous possédons enfin son œuvre et nous lui appartenons. L’art de Dostoïevski n’agit que sur les êtres « surchauffés », dont les nerfs sont tendus comme ceux de ses héros. Il est inaccessible aux clients des cabinets de lecture, à ceux qui lisent en amateurs, à ceux qui aiment à cheminer sur les chemins battus ; seul l’homme à la sensibilité ardente, à la passion brûlante pénètre jusqu’à lui. Il est inutile de le cacher ou de le nier. Les rapports entre Dostoïevski et ses lecteurs ne sont ni amicaux ni agréables ; c’est un conflit d’instincts dangereux, cruels, voluptueux ; ce sont des relations passionnées du genre des relations entre homme et femme et non des relations d’amitié confiante. Dickens ou Gottfried Keller, ses contemporains, usent d’une douceur persuasive, d’une musique séductrice pour attirer le lecteur, pour lui faire aimer le monde où ils l’introduisent. Ils excitent sa curiosité, son imagination, mais sont loin d’émouvoir son cœur aussi profondément que Dostoïevski, qui veut s’emparer de nous tout entiers. Notre curiosité, notre intérêt ne lui suffisent pas, il veut notre âme et notre corps ; il charge l’atmosphère d’électricité, il surexcite notre sensibilité. Sa volonté passionnée par une sorte d’hypnose affaiblit la nôtre. Tel un magicien marmottant des formules d’incantation, il nous berce l’esprit de dialogues interminables et dépourvus d’intérêt ; il éveille notre sympathie par des allusions mystérieuses ; il se refuse à une conquête trop hâtive ; c’est pour lui une volupté de prolonger le martyre de la préparation. Nous bouillons d’impatience ; il suscite des personnages, des scènes nouvelles, il va de plus en plus lentement vers l’action elle-même. Avec une volupté consciente, diabolique, il retarde le moment où nous serons conquis, il pousse au paroxysme l’angoisse intérieure, la lourdeur tragique de l’atmosphère. On pressent l’orage qui monte ; le ciel de l’âme est sillonné d’éclairs précurseurs et effroyables.
Songez au temps qu’il nous faut pour comprendre que les états d’âme absurdes de Crime et Châtiment préparent un assassinat, tandis que nos nerfs ont depuis longtemps l’intuition d’un drame terrible. Le ralentissement de l’action est un de ces raffinements dont se grise la sensualité de Dostoïevski ; ce sont des pointes d’aiguilles enfoncées à fleur de peau. Les grandes scènes sont précédées de pages et de pages d’ennui mystique et diabolique qui finissent par éveiller dans l’homme émotif une fièvre intellectuelle, un violent malaise physique. La joie de tenir en haleine, l’obsession des contrastes entraînent Dostoïevski jusqu’à nous faire souffrir. Quand les sentiments sont en pleine ébullition et menacent de faire éclater les parois de notre poitrine, il se décide à abattre son marteau sur notre cœur : alors en une seconde sublime, telle la foudre, la délivrance pénètre jusqu’aux racines de notre être. Il faut que l’attente soit devenue intolérable pour que Dostoïevski révèle le secret de son épopée, pour que l’hypertension de notre être fasse place à une émotion tendre et baignée de larmes.
Dostoïevski, c’est un ennemi passionné, un voluptueux raffiné qui circonvient ses lecteurs. Il ne se mesure pas avec eux en combat singulier, c’est plutôt un assassin qui rôde des heures entières autour de sa victime pour lui enfoncer à l’improviste le poignard dans le cœur. Sa passion, sa fougue sont telles qu’on hésite à lui reconnaître le ton épique. Il procède par explosion ; il ne construit pas sa route pelletée par pelletée comme un terrassier ; mais par la puissante détonation d’une minuscule cartouche il fait exploser le monde, éclater le cœur. Ses préparatifs sont souterrains. On devine qu’on va au-devant d’une catastrophe ; on ne sait jamais dans quels êtres il a creusé ses mines, ni où ni à quel moment le cataclysme se produira ; une galerie va de chaque personnage vers le centre de l’action et chacune contient le même explosif : la passion. Mais Dostoïevski garde son secret avec un art inouï ; jusqu’au dernier moment nous ignorons qui déterminera l’explosion (de tous ceux, par exemple, que les mêmes pensées ont empoisonnés, quel est celui qui tuera Fédor Karamazov). On sent le destin qui creuse comme une taupe sous la plan de la vie ; on sent la galerie qui avance jusqu’à notre cœur ; on est rongé par l’attente jusqu’à la courte seconde qui comme la foudre sillonne l’atmosphère accablante.
Pour ces courtes secondes, pour ces raccourcis inouïs, il faut à Dostoïevski une vigueur, une ampleur de récit inconnues avant lui. Seul un art prodigieux et élémentaire joint à la puissance mythique peut réaliser cette intensité, cette concentration. Ici l’ampleur n’est pas du bavardage, mais de l’architecture : de même que les sommets des pyramides nécessitent des fondations gigantesques, de même les cimes qu’atteint Dostoïevski impliquent les dimensions énormes de ses œuvres.
Tels les grands fleuves de sa patrie, tels le Dniepr et la Volga, les vagues lentes de ses romans roulent dans leurs flots les formes infinies de la vie ; leurs milliers de pages submergent parfois les frontières de l’art, entraînant avec elles beaucoup de scories, de politique et de polémique. Quand l’inspiration se ralentit, de larges bandes de sable apparaissent ; parfois le flot semble même se tarir. Péniblement, avec mille tours et retours, les évènements se déroulent ; des heures durant l’eau demeure stagnante devant un barrage de conversations oiseuses pour retrouver enfin sa profondeur initiale et le courant de la passion. À l’approche de la mer, de l’infini, surgissent ces rapides stupéfiants où l’ampleur épique du récit se mue en tourbillon, où les pages semblent fuir, où l’allure devient inquiétante, où l’âme est entraînée vers l’abîme du sentiment. On devine la proximité du gouffre ; on entend le grondement de la cataracte vers laquelle la masse énorme se précipite écumante pour se purifier. Nous-mêmes, nous sommes emportés bon gré, mal gré, par ce torrent rapide et, l’âme brisée, nous plongeons dans l’abîme des évènements.
Cette sensation de concentration extrême, où la somme de vie est, pour ainsi dire, exprimée par un seul nombre, qui vous met au supplice et vous donne le vertige, c’est ce que lui-même appelle « la sensation de la tour ». C’est la divine folie qui se penche sur son propre abîme, qui, par avance, jouit de la béatitude de la chute mortelle ; c’est ce sentiment ultime où l’on a la perception simultanée de la vie entière et de la mort qui est le sommet invisible des pyramides épiques de Dostoïevski. Peut-être n’a-t-il écrit ses romans que pour ces instants de paroxysme du sentiment.
Il y a dans son œuvre vingt ou trente de ces passages admirables, où la véhémence incomparable, la concentration de la passion sont telles qu’elles vous transpercent le cœur de leur flamme, non seulement la première fois, où nous sommes pris à l’improviste, mais même à une quatrième ou cinquième lecture. En ces moments-là, tous les personnages du roman se trouvent invariablement réunis dans une pièce et leur volonté est toujours poussée au paroxysme. Toutes les routes, tous les fleuves, toutes les forces confluent, magiquement, aboutissent à un seul geste, à un seul mot. Songez à la scène des Possédés où le coup sec de la gifle de Schatov déchire le voile du secret, à celle de L’Idiot où Nastasia Philipovna jette les cent mille roubles au feu, ou à la scène des aveux de Crime et Châtiment et des Frères Karamazov. Dans ces moments suprêmes l’art et la passion se confondent ; seuls ces instants d’extase donnent à Dostoïevski l’unité, font de lui un artiste parfait. Ces scènes sont au point de vue purement esthétique une victoire sans égale de l’art sur l’homme ; il faut les relire pour comprendre par quels prodigieux calculs tous les chemins mènent à ce sommet, par quelle préméditation géniale hommes et circonstances se complètent, comment l’équation à mille termes qui s’entrecroisent se résout subitement en un seul, le dernier, l’unité parfaite du sentiment, l’extase. C’est là le secret de l’art de Dostoïevski ; tous ses romans s’élèvent vers ces sommets où s’assemble l’atmosphère saturée d’électricité du sentiment et qui attirent la foudre de façon immanquable.
Faut-il rappeler l’origine de cette forme d’art si particulière que nul ne posséda avant Dostoïevski et que jamais un autre écrivain n’atteindra peut-être au même degré ? Faut-il rappeler que ces contractions en quelques secondes de toutes les forces vitales, c’est la vie même de notre auteur, transformée en art, c’est son mal sacré ? Jamais la souffrance d’un artiste n’a été plus féconde que cette épilepsie transformée par l’art ; jamais auparavant les formes multiples de la vie n’ont été condensées dans un temps et un espace aussi limités. Lui seul était capable de loger dans une coquille de noix tout un monde de faits ; lui qui sur la place Semenovski avait en deux minutes revécu sa vie tout entière, lui qui dans ses crises, dans la seconde entre le vertige et la chute brutale, de son fauteuil sur le sol, parcourt en visionnaire des mondes entiers. Lui seul donne à l’invraisemblance de ces brefs instants d’explosion un tel air de réalité que nous nous rendons à peine compte de sa façon de se jouer du temps et de l’espace.
Prenons le premier volume de L’Idiot, il a plus de cinq cents pages. Le destin tumultueux s’est déchaîné, un chaos d’âmes a passé, une multitude d’individus a pris vie ; avec- eux on a parcouru des rues, on a habité des maisons, et fortuitement on constate que cet incroyable entassement d’évènements s’est produit en douze heures à peine, entre midi et minuit. De même le monde fantastique des Karamazov est comprimé en quelques jours ; Crime et Châtiment, en une semaine ; ce sont là des chefs-d’œuvre de condensation que jamais un écrivain n’avait réalisés, que la vie ne réalise presque jamais. Seule la tragédie d’Œdipe où une vie entière et celles des générations passées est concentrée entre midi et le coucher du soleil, nous offre ces alternances insensées d’ascension et de chute, ces coups impitoyables du destin, et cette force purificatrice des orages de l’âme.
Cet art, aucun autre romancier ne l’a égalé ; en ses sublimes moments Dostoïevski procède toujours à la façon d’un poète tragique, ses romans sont en quelque sorte des drames voilés, transformés ; en dernière analyse. Les Frères Karamazov représentent l’esprit même de la tragédie grecque, sont la chair de la chair de Shakespeare. Le colosse y est nu, sans défense et petit sous le ciel tragique de la destinée. Dans ces instants de crises et de chutes le ton narratif des œuvres de Dostoïevski disparaît. L’ardeur des sentiments fait fondre leur légère enveloppe épique ; elle s’évapore, il ne reste plus rien que le dialogue à la véhémente ardeur. Les grandes scènes de ses romans sont de purs dialogues dramatiques. Chaque personnage y est si bien charpenté, l’ample flot du récit se cristallise aux instants critiques à tel point que l’on peut les transporter sur la scène sans changer un mot. Le sens du tragique qui pousse Dostoïevski vers l’acte définitif, vers la tension violente, vers la catastrophe foudroyante, transforme alors ses chefs-d’œuvre épiques en chefs-d’œuvre dramatiques.
La puissance dramatique de ces scènes, les pourvoyeurs avisés des théâtres des boulevards furent les premiers à la reconnaître, bien avant les critiques littéraires, et ils tirèrent rapidement quelques pièces solides de Crime et Châtiment, de L’Idiot, des Frères Karamazov. Mais ils prouvèrent ici qu’est vouée à l’échec toute tentative de ne montrer que la forme extérieure et la destinée de personnages de Dostoïevski, de les sortir de leur sphère, de leur monde spirituel, de l’atmosphère orageuse de leur irritabilité rythmique. Les personnages des drames sont des troncs d’arbres morts, écorcés ; ceux des romans, des géants de la forêt, bruissants et vivants, dont les cimes touchent le ciel, tandis que par des milliers de filaments nerveux ils prennent racine dans le sol de l’épopée et que leur réseau sanguin se ramifie à travers des milliers de pages. Dostoïevski tire une grande part de sa puissance créatrice de l’obscurité, des allusions, des pressentiments. Sa psychologie n’est pas faite pour la lumière crue, elle se rit des arrangeurs et des simplificateurs ; dans cet enfer épique il y a des contacts psychiques mystérieux, des demi-teintes et des courants subconscients. Les personnages prennent corps non par des gestes visibles mais par des milliers de petites indications ; aucune toile d’araignée n’est plus ténue que la trame de leurs pensées. Pour vérifier la continuité de ces courants en quelque sorte sous-cutanés du récit, il suffit de lire un roman de Dostoïevski dans une traduction française abrégée. Rien ne semble y manquer : le film des évènements s’y déroule plus vite ; les personnages y paraissent plus agissants, mieux composés, plus passionnés. Et pourtant ils sont, en quelque sorte, appauvris. Leur âme n’a pas ce merveilleux reflet irisé, ni leur atmosphère, cette électricité fulgurante, cette tension suffocante, dont la violence et la bienfaisance apparaissent seulement lors de la décharge. Quelque chose est détruit, qui est irremplaçable, un cercle magique est rompu. Ce sont précisément ces adaptations et ces coupures qui nous donnent le sens de l’ampleur chez Dostoïevski, de l’utilité de sa prolixité apparente. Ces indications rapides, fugitives, fortuites et superflues, semble-t-il, ont leur réplique quelques centaines de pages plus loin. Dans les couches subjacentes du récit il y a des fils cachés qui transmettent des nouvelles, qui suscitent des réflexes. Il y a chez Dostoïevski une cryptographie spirituelle, des signes presque imperceptibles, physiques ou psychiques, dont le sens n’apparaît qu’à la deuxième ou troisième lecture. Chez aucun romancier nous ne trouverons sous l’ossature les faits, sous l’enveloppe du dialogue un enchevêtrement semblable des incidents, un réseau nerveux aussi complexe. Les autres grands poètes épiques, et Goethe avant tout, imitent plutôt la nature que l’homme ; ils nous font jouir des faits, organiquement, comme d’une plante ou d’un paysage ; dans un roman de Dostoïevski nous avons la sensation de nous trouver en présence d’un homme profond et passionné. Son œuvre est à la fois terrestre et éternelle, c’est un être en proie à ses nerfs, d’un dualisme conscient, chair et cerveau en fermentation ; jamais ce n’est de l’airain pur à fusion parfaite. Elle est insondable et incalculable comme l’âme sous son enveloppe matérielle ; elle ne se peut comparer aux autres formes de l’art.
L’admiration que fait naître son art, sa maîtrise intellectuelle dépassent toute commune mesure ; plus on s’absorbe dans son œuvre, plus sa grandeur paraît invraisemblable et formidable. Ceci ne veut point dire que tous ses romans soient des chefs-d’œuvre ; ils le sont bien moins que maint ouvrage plus maigre, dont les visées sont moins hautes et le but plus restreint. Celui qui ignore la mesure peut atteindre l’éternel, il ne le peut reproduire. Beaucoup de constructions extraordinaires sont submergées par la passion ; ses conceptions les plus audacieuses sont souvent détruites par l’impatience. Mais cette impatience de Dostoïevski nous ramène de la tragédie de son art à celle de sa vie. Comme Balzac, il fut la victime de sa destinée et non de son insouciance ; la vie le contraignait à la hâte, le traquait, l’empêchait de parfaire ses ouvrages. Rappelez-vous comment ils ont été composés ; son roman était toujours placé au moment où Dostoïevski en écrivait le premier chapitre. Tout travail est accompagné de demandes pressantes et continues d’avances. Dans sa fuite à travers le monde il trime comme un vieux cheval de fiacre ; le temps et le calme lui font défaut pour donner le dernier coup de lime ; il le sait bien, lui qui sait tout, et il a en quelque sorte le sentiment de sa faute : « Qu’ils voient dans quelles conditions je travaille ; ils me demandent des chefs-d’œuvre sans tache, et la détresse la plus noire, la plus lamentable me contraint à la hâte », s’écrie-t-il dans un moment de colère. Il maudit Tolstoï et Tourgueniev, installés confortablement sans leurs domaines, où ils ont le temps de polir leurs phrases et d’y mettre de l’ordre ; il ne leur envie rien d’autre. L’homme qu’il est ne redoute pas la pauvreté, mais l’artiste ravalé au rôle de prolétaire du travail est pris de rage contre la littérature de grands seigneurs ; il a le désir impérieux de pouvoir une fois écrire tranquillement et parfaire ses romans. Il connaît tous leurs défauts, il sait que la tension diminue après ses crises d’épilepsie, que l’enveloppe de l’œuvre devient perméable et laisse pénétrer l’accessoire. Quand il lit ses manuscrits à sa femme et à ses amis, ceux-ci sont souvent obligés de lui faire remarquer des oublis importants, commis dans l’obscurcissement des sens, consécutif à chaque crise. Ce forçat du travail, cet esclave de l’emprunt, qui au temps de sa plus profonde détresse écrivait trois romans gigantesques, est le plus conscient des artistes. Il raffole du travail de ciselage, du filigrane parfait. Sous le fouet de la nécessité il lime, il ajuste certaines pages pendant des heures ; il déchire deux fois L’Idiot bien que sa compagne souffre de la faim et que la sage-femme ne soit pas payée. Sa volonté de perfection est infinie, mais sa détresse elle aussi est sans bornes. De nouveau les deux formidables puissances se disputent son âme : le besoin extérieur et le besoin intérieur. En art aussi il est la grande victime de sa dualité. L’homme qu’il est aspire sans cesse à l’harmonie et au calme, l’artiste a éternellement soif de perfection ; de part et d’autre il est le crucifié de son destin. L’art même n’est pas une délivrance pour ce martyr de la dualité ni une patrie pour ce sans-patrie, mais une inquiétude, un tourment, une hâte, une fuite. La passion qui le pousse à créer l’entraîne par-delà la perfection vers ce qui est éternellement infini ; avec leurs tours tronquées, ses romans se dressent vers le ciel de la religion, vers les nuages des problèmes éternels (la deuxième partie, annoncée, de Crime et Châtiment et des Frères Karamazov ne fut jamais écrite). Cessons de les qualifier de romans et de les apprécier selon les règles du genre épique. Ils sont en dehors de la littérature : c’est une espèce d’initiation mystérieuse, de prélude prophétique au mythe de l’homme nouveau. Quel que soit l’amour de Dostoïevski pour l’art, il n’est pas une fin pour lui ; comme ses illustres devanciers il ne le considère que comme une transition de l’homme à Dieu. Rappelons-nous Gogol qui abandonne l’art après Les Âmes mortes, passe au mysticisme et devient le messager mystérieux de la Russie nouvelle. À soixante ans Tolstoï maudit l’art, le sien et celui des autres ; il devient un évangéliste de la justice et de la bonté ; Gorki renonce à la gloire et devient un prophète de la révolution. Jusqu’à sa dernière heure Dostoïevski a continué d’écrire, mais ce qu’il compose, ce ne sont plus des œuvres d’art au sens étroit et profane du mot, c’est l’évangile du Troisième Règne, c’est un mythe du monde de la Russie nouvelle, un message apocalyptique, obscur, énigmatique. Pour cet éternel insatisfait l’art n’est qu’un commencement, le but est dans l’infini ; pour lui l’art n’est qu’un degré du temple et non le temple lui-même. Dans ses œuvres il y a quelque chose de plus grand qui ne peut s’exprimer en paroles, qui n’est revêtu d’une forme passagère, qui est uniquement à l’état de pressentiment et qui en fait un des chemins de la perfection de l’homme et de l’humanité.
LE DESTRUCTEUR DE FRONTIÈRES
Ne pas aboutir
fait ta grandeur.
Goethe.
LA tradition est le rempart du passé qui entoure le présent et qu’il faut franchir pour pénétrer dans l’avenir ; car la nature n’admet pas d’arrêt dans la connaissance. Elle semble exiger l’ordre et elle n’aime que celui qui le bouleverse pour arriver à un ordre nouveau. Sans cesse elle crée des hommes que l’excès de leurs forces entraîne, comme des conquistadors, des rives connues de l’âme vers des zones nouvelles du cœur et de l’esprit à travers le sombre océan de l’inconnu. Sans ces pionniers audacieux l’humanité serait sa propre prisonnière et son développement un labyrinthe. Sans ces annonciateurs, par lesquels elle se précède en quelque sorte elle-même, nulle génération ne trouverait sa voie ; sans ces rêveurs l’humanité ignorerait son sens profond. Ce ne sont pas les savants paisibles, les géographes du pays natal qui ont renouvelé le monde, mais les hors-la-loi qui à travers les océans inconnus ont vogué vers l’Inde ; ce ne sont pas les philosophes, les psychologues qui ont pénétré dans les profondeurs de l’âme moderne, mais ceux d’entre les poètes qui ne connaissent aucune mesure, qu’aucune frontière n’arrête.
Parmi eux Dostoïevski aura été de nos jours le plus grand. Dans l’âme nul n’a découvert plus de terres inconnues que cet homme fougueux, sans mesure, à qui selon sa propre expression « l’incommensurable et l’infini étaient aussi nécessaires que la terre elle-même ». Rien ne l’a arrêté nulle part ; « partout j’ai franchi la frontière, partout », écrit-il dans une de ses lettres, en s’accusant fièrement lui-même. Il est presque impossible d’énumérer tous ses exploits ; il a cheminé sur les sommets glacés de la pensée ; il est descendu jusqu’aux sources les plus cachées de l’inconscient ; comme un somnambule il a escaladé les cimes vertigineuses de la connaissance de soi. Il a passé là où aucun chemin n’était tracé, il séjourne avec prédilection dans les labyrinthes inextricables. Jamais avant lui l’humanité n’avait pénétré si profondément le mécanisme et le mysticisme de son être psychique ; à son regard elle s’est éveillée davantage, a pris une conscience plus nette d’elle-même ; elle est devenue plus mystérieuse et plus divine. Sans lui elle serait moins consciente de son mystère originel ; grâce à lui nous avons une intuition plus large du futur.
La première frontière abattue par lui, le premier lointain qu’il nous révéla, ce fut la Russie. Grâce à lui le monde l’a découverte ; il a élargi notre conscience européenne. Il est le premier à avoir montré que l’âme russe était un des plus précieux fragments de l’âme universelle. Avant lui la Russie est pour l’Europe une frontière, le chemin de l’Asie, une partie d’une carte, un lambeau de notre civilisation primitive et barbare, dépassée depuis longtemps ; il est le premier à avoir montré la force future cachée dans ce désert ; grâce à lui nous pressentons en Russie la possibilité d’une religion nouvelle, d’une parole nouvelle dans le grand poème de l’humanité : il nous a enrichis d’une connaissance et d’une attente.
Mais l’extension inouïe de la connaissance de notre âme est bien plus significative ; elle est unique dans l’histoire de la littérature. Dostoïevski est le psychologue entre les psychologues. La profondeur du cœur humain exerce sur lui une attraction magique ; l’inconscient, le subconscient, l’insondable, voilà son monde véritable. Jamais, depuis Shakespeare, on ne nous a autant parlé du mystère du sentiment ni des lois occultes et de ses complications. Tel Ulysse à son retour du séjour des morts, il nous parle, lui, de l’enfer de l’âme. Et comme Ulysse un dieu, un démon l’accompagne.
La maladie l’entraîna jusqu’aux sommets du sentiment inaccessibles aux mortels vulgaires, le précipita dans des angoisses et des épouvantes généralement ignorées des vivants, elle lui fit respirer cette atmosphère tantôt glaciale, tantôt brûlante, de ce qui est en deçà et au-delà de la vie. Comme les oiseaux de nuit, il y voit plus clair dans les états crépusculaires que d’autres en plein jour. Là où d’autres seraient consumés, il sent simplement la bonne et douce chaleur du sentiment ; il a largement dépassé les états sains de l’âme ; il a vécu dans l’âme malade et par suite au sein mystérieux de la vie. Il a vu la démence face à face ; avec la sécurité d’un somnambule il a cheminé sur les sommets du sentiment où défaillent ceux qui savent et qui sont éveillés.
Il y a pénétré plus profondément que les médecins, les juristes, les criminalistes et les psychopathes. Les découvertes ultérieures de la science, ce que dans ses expériences elle a péniblement raclé à coups de scalpel, les phénomènes de télépathie, d’hystérie, les hallucinations, les crises de perversité, Dostoïevski les a décrits d’avance grâce à sa sympathie, à sa complicité mystique de voyant. Les phénomènes de l’âme, il en a suivi la trace jusqu’aux frontières de la folie (cet excès de l’âme) et jusqu’aux rives du crime (cet excès du sentiment) et il a parcouru ainsi des régions de l’âme infinies et inconnues. Une science ancienne a mis la dernière main à son livre, une psychologie nouvelle commence dans l’art, avec Dostoïevski.
Une psychologie nouvelle : car la science de l’âme a ses méthodes, car l’art qui jadis semblait un, indéfiniment, a des lois qui se transforment éternellement ; des solutions, des déterminations nouvelles en modifient les notions, en font progresser la connaissance. De même que les expériences chimiques ont diminué de plus en plus le nombre soi-disant irréductible des éléments et découvrent le complexe dans ce qui est simple en apparence, de même la psychologie dissocie de plus en plus l’unité de sentiment en une infinité d’actions et de réactions impulsives. Malgré le génie précurseur de quelques hommes il y a une démarcation nette entre la psychologie ancienne et la nouvelle. Depuis Homère et encore bien longtemps après Shakespeare il n’y a eu à vrai dire que la psychologie à « un trait ». L’homme est une formule, une qualité en chair et en os : Ulysse est rusé, Achille courageux, Ajax irascible, Nestor sage. Toute décision, tout acte de ces personnages demeurent dans le champ de leur volonté. Shakespeare même, au tournant de l’art antique et de l’art moderne, esquisse ses personnages de telle sorte qu’un trait dominant retient toujours les oppositions de leur être harmonieux.
Cependant c’est lui qui de l’âme moyenâgeuse tire les premiers précurseurs du monde actuel. Hamlet est la première nature problématique, l’ancêtre de l’homme moderne. Pour la première fois la volonté est entravée par des obstacles au sens de la psychologie actuelle ; le miroir de la contemplation de soi-même est placé dans l’âme, l’homme qui se connaît mène une double vie, intérieure et extérieure, il pense dans l’action, il se réalise en pensant. C’est la première fois qu’un homme vit sa vie telle que nous la sentons actuellement ; cependant elle se dégage à peine du crépuscule de la conscience ; Hamlet est entouré de tout l’attirail d’une époque superstitieuse ; les philtres et les esprits agissent sur son âme inquiète, mais le phénomène psychologique extraordinaire s’est accompli : le dédoublement de la conscience. Le nouveau continent de l’âme est découvert ; la route est frayée pour les explorateurs futurs. L’inquiétude des héros romantiques de Byron, de Goethe, de Shelley, Childe-Harold et Werther, la violence avec laquelle ils se révoltent contre la platitude de ce monde accélèrent la décomposition des sentiments ; la science exacte y concourt par mainte découverte précieuse. À ce moment Stendhal survient. Mieux que tous ses prédécesseurs il connaît la cristallisation des sentiments, la variété d’aspect et la faculté de transformation des sensations ; il a l’intuition du conflit secret qui accompagne toute détermination. Mais son apathie intellectuelle, l’indolence de son tempérament de flâneur l’empêchent de mettre en pleine lumière tout le dynamisme de l’inconscient.
Il était réservé à Dostoïevski, au destructeur de l’unité, au dualiste invétéré, de pénétrer ce mystère, d’analyser définitivement le sentiment ; il le déchire au point que ses personnages semblent avoir une âme toute différente de celles qui existèrent auparavant. Les analyses psychologiques les plus audacieuses des autres écrivains semblent superficielles au regard de ses observations ; elles font l’effet de ces manuels anciens d’électrotechnique où quelques éléments sont indiqués, mais où l’on n’a pas encore la moindre idée des principes essentiels. Il n’y a chez lui ni sentiment simple, ni élément irréductible, mais des conglomérats, de formes intermédiaires ou transitoires. L’enchevêtrement infini des sensations entrave l’action, un chassé-croisé affolant entre la volonté et la vérité confond tous les sentiments. On croit avoir atteint le mobile ultime d’une décision, d’un désir, et il faut continuer d’avancer vers un nouveau désir. La haine, l’amour, la volupté, la faiblesse, la vanité, la fierté, l’ambition, l’humilité, le respect, tous ces mobiles sont confondus en des transformations ininterrompues. Chez Dostoïevski l’âme est un pur chaos ; nous trouvons chez lui des ivrognes par désir de pureté, des criminels par soif de repentir, des hommes qui violent des vierges par respect de l’innocence, des blasphémateurs par besoin religieux. Quand ses personnages désirent quelque chose, ils espèrent autant être repoussés qu’exaucés. Leur orgueil, si on le développe entièrement, est de la timidité cachée, leur haine un amour rentré, leur amour une haine dissimulée ; le contraste naît du contraste ; il y a chez lui des débauchés par soif de la souffrance ; d’autres qui se martyrisent par soif de volupté en un tournoiement insensé de la volonté. Dans le désir même ils trouvent la jouissance, dans la jouissance le dégoût, dans l’acte le repentir, et par contrecoup dans le repentir ils retrouvent l’acte. Les gestes de leurs mains ne sont pas ceux de leur cœur, le langage de leur cœur n’est pas celui de leurs lèvres ; tout sentiment chez eux est multiple et ambigu ; jamais nous n’arriverons à fixer l’unité d’un sentiment chez Dostoïevski, à enfermer un de ses personnages dans une définition. Nous disons que Fédor Karamazov est un débauché ; la définition paraît épuiser l’individu, mais Svidrigaïlov en est un, lui aussi, ainsi que l’étudiant anonyme – mais quel abîme les sépare. La volupté de Svidrigaïlov est une dépravation froide, sans âme ; il est le tacticien de sa débauche ; celle de Karamazov c’est la joie de vivre, la dépravation allant jusqu’à l’avilissement, c’est un instinct profond qui le pousse à se mêler à ce qu’il y a de plus abject dans la vie, parce que c’est la vie, à chercher son plaisir dans ce qu’il y a de plus crapuleux, dans l’extase de sa vitalité. L’un est débauché par déficit ; l’autre par excès de sentiment ; l’un a une irritabilité maladive, l’autre une inflammation chronique du sentiment. Svidrigaïlov est le voluptueux médiocre, il a de petits vices, c’est un petit animal malpropre, un frelon des sens ; l’autre, l’étudiant anonyme, c’est la méchanceté intellectuelle appliquée à la perversité sexuelle ; un monde sépare ces êtres qu’on groupe ordinairement sous la même rubrique.
Or, de même que Dostoïevski décompose la volupté et remonte à ses racines, à ses composantes les plus mystérieuses, de même il ramène tout sentiment, tout instinct à l’origine de toute force, à l’antinomie ultime entre le moi et le monde : l’égoïsme et le dévouement, la fierté et l’humilité, la prodigalité et l’économie, la solitude et la vie en commun, la force centripète et la force centrifuge, à l’antinomie entre l’exaltation du moi et son anéantissement, entre le moi et Dieu.
Qu’on prenne les antinomies que l’on voudra, ce seront toujours les dernières, les sentiments ultimes du monde qui sont entre l’esprit et la chair. Avant Dostoïevski nul ne nous avait montré ainsi le grouillement de nos sentiments, la complexité de notre âme.
Mais la chose la plus étonnante, son chef-d’œuvre, c’est son analyse du sentiment de l’amour. Depuis des siècles, depuis l’antiquité, le roman, la littérature entière convergeaient vers ce sentiment prédominant, vers cette source primitive de tout être. Dostoïevski les fait monter plus haut, descendre plus bas. Pour lui l’amour n’est pas l’élément primitif de la vie, il n’en est qu’un degré. Pour les autres écrivains, l’amour est le but de leur œuvre, le but de la vie ; pour eux la seconde merveilleuse de la vie, l’accord de toutes les antinomies, se produit quand l’âme et les sens, quand les sexes se confondent dans le sentiment du divin. L’amour frappe l’homme comme une baguette magique tombant des nues, c’est un mystère insondable, inexplicable, le mystère ultime de la vie. Celui qui aime est heureux, s’il obtient celle qu’il désire ; il est malheureux s’il ne l’obtient pas ; l’amour réciproque, pour tous les poètes, c’est le septième ciel. Or cet aboutissement du conflit de la vie paraît d’une simplicité ridicule au regard de Dostoïevski ; il s’élève plus haut, pour lui l’étreinte n’est pas l’union, ni l’harmonie, ni l’unité ; chez lui l’amour n’est pas un état de bonheur, un accord, mais une lutte sublimée, une souffrance intensifiée de la blessure éternelle et, par conséquent, un moment de souffrance plus intense que dans les moments ordinaires de la vie. Quand les personnages de Dostoïevski s’aiment d’un amour partagé ils ne trouvent pas le calme ; jamais ils ne sont plus secoués par les contradictions de leur être qu’au moment où l’amour répond à l’amour ; ils ne s’abîment pas dans son exaltation ; ils essaient de surenchérir sur elle ; ce sont les dignes enfants de son dualisme ; incapables de s’arrêter à cette seconde dernière. Ils méprisent cette douce équation, cet amour égal et réciproque de l’amant et de la maîtresse car ce serait l’harmonie, la fin, la limite et ils ne vivent que pour ce qui est illimité. Ils ne veulent pas aimer comme on les aime ; ils veulent aimer et être des victimes, être ceux qui donnent davantage qu’ils ne reçoivent, ils ajoutent toujours aux folles enchères du sentiment, jusqu’à ce que le jeu aimable du début se soit transformé en halètements, en gémissements, en lutte, en supplice. Puis ils délirent de bonheur, quand on les repousse, les raille, les méprise, car désormais ils sont ceux qui donnent, et qui ne demandent rien en échange de leurs dons infinis. Chez Dostoïevski la haine ressemble toujours à l’amour, et l’amour à la haine. Même dans les courts intervalles où leur amour semble s’être concentré, l’unité du sentiment est brisée, car les personnages de Dostoïevski sont incapables d’aimer avec tous leurs sens et toute leur âme ; ils aiment avec les uns ou avec l’autre ; jamais il n’y a chez eux accord de la chair et de l’esprit. Rappelons-nous ses types de femmes ; ce sont toutes des Kundry, vivant simultanément dans les deux mondes du sentiment, servant avec leur âme le Saint Graal et laissant voluptueusement leurs corps se consumer dans les bois fleuris de Titurel.
Le phénomène de l’amour double, si compliqué chez les autres romanciers, est banal, naturel chez Dostoïevski. Nastasia Philipovna aime d’un amour spirituel Muichkine, le doux ange, et elle aime en même temps Rogojine, son ennemi, avec la fougue de la passion sexuelle. Devant le portail de l’église elle échappe au prince pour se précipiter dans le lit de l’autre ; du festin de l’ivrogne elle court vers son sauveur. Son esprit plane au-dessus d’elle et contemple avec effarement les agissements de son corps ; et son corps est engourdi dans une espèce de sommeil hypnotique tandis que son âme se tourne avec extase vers celui qu’elle adore. Grouchenka aime et hait simultanément son séducteur ; elle aime passionnément son Dimitri et avec vénération Aliocha, le désincarné. La mère de L’Adolescent aime son premier mari par reconnaissance, et Versilov par servilité, par humilité exaspérée. Infinies, innombrables sont les transformations de la notion que les psychologues appelaient du seul nom d’amour, comme les médecins d’autrefois réunissaient sous une seule appellation des groupes de maladies pour lesquelles nous disposons maintenant de centaines de noms et de méthodes. L’amour chez Dostoïevski c’est de la haine transformée (Alexandra), de la pitié (Dunia), du dépit (Rogojine), de la sensualité (Fédor Karamazov), mais toujours il y aura derrière l’amour un autre sentiment, un sentiment primitif. Jamais chez lui l’amour n’est élémentaire, inexplicable, miraculeux ; toujours il explique et analyse même la passion la plus violente. Ces métamorphoses du sentiment sont infinies : tantôt il est scintillant, multicolore, puis durci et figé par le froid, pour s’embraser à nouveau, infini et impénétrable, comme la vie elle-même ; Katherine Ivanovna, par exemple, aperçoit Dimitri dans un bal ; on le lui présente, il l’offense, elle le hait. Il se venge, il l’humilie, et elle l’aime, ou plutôt ce n’est pas lui qu’elle aime, mais la mortification qu’il lui a infligée. Elle se sacrifie à lui et s’imagine l’aimer, mais elle n’aime que son sacrifice à elle, son attitude : plus elle semble l’aimer, plus elle se reprend à le détester. Cette haine s’en prend à la vie de Dimitri, la détruit et au moment où la destruction est accomplie, où son humiliation de femme est vengée, où son sacrifice apparaît comme un mensonge – elle l’aime derechef.
Voilà les complications des relations amoureuses chez Dostoïevski. Y a-t-il une comparaison possible avec les livres où nous sommes parvenus à la dernière page quand les héros s’aiment et se sont retrouvés à travers les vicissitudes de la vie ? Les tragédies de Dostoïevski commencent où les autres finissent ; pour lui l’amour, la tiède réconciliation des sexes ne représentent ni le sens ni le triomphe de la vie. Il renoue la tradition de l’antiquité, où le sens et la grandeur d’une destinée ne se bornent pas à la conquête d’une femme mais à lutter contre le monde et les dieux. L’homme chez lui se redresse non pour lever ses regards vers une femme mais pour aller le front haut vers son dieu. Sa tragédie dépasse celle des sexes, celle de l’homme et de la femme.
Quand on a exploré cette profondeur de la connaissance, cette analyse définitive de la sensation, on sait que tout retour vers le passé est impossible. Un art vrai ne peut plus dresser les petites icônes que Dostoïevski a brisées, ni enfermer le roman dans le cercle étroit de la société et des sentiments, ni laisser dans l’ombre les états intermédiaires et mystérieux de l’âme où il a projeté sa lumière. Il est le premier à nous avoir donné une idée de l’homme que nous sommes : en opposition avec le passé, aux sentiments plus différenciés, parce que plus chargés de connaissance que tous ceux qui nous ont précédés. Nul ne peut savoir combien nous nous sommes rapprochés des personnages de Dostoïevski depuis cinquante ans que ses livres ont paru, combien de ses prophéties, de ses pressentiments se sont réalisés dans notre sang, dans notre esprit. Peut-être les terres inconnues qu’il a été le premier à fouler sont-elles déjà notre patrie.
Il est le prophète qui nous a révélé les vérités dernières que nous vivons maintenant, il a mesuré à nouveau la profondeur de l’homme, il a pénétré le mystère de l’âme plus profondément que nul autre avant lui ; mais, chose admirable, il a beau avoir élargi notre connaissance de nous-mêmes, jamais il ne nous permet d’oublier le noble sentiment de l’humilité, de la conception démoniaque de la vie. D’être plus conscients grâce à lui ne nous a pas libérés, mais asservis. Pour savoir que la foudre est un phénomène électrique, une tension et une décharge atmosphérique, l’homme moderne n’est pas moins impressionné par elle que ses devanciers ; de même notre connaissance plus grande du mécanisme de l’âme humaine ne diminue nullement notre respect de l’humanité. Dostoïevski, cet analyste, cet anatomiste de l’âme, qui en a montré les détails les plus infimes, nous donne simultanément un sentiment du monde plus universel et plus intime que tous les autres auteurs contemporains. Personne n’a eu de l’homme une connaissance plus approfondie que lui ; personne n’a eu un respect plus profond de l’insaisissable qui le crée, du divin, de Dieu.
LE PROBLÈME TORTURANT DE DIEU
Dieu m’a torturé toute ma vie...
Dostoïevski.
« Y a-t-il un Dieu ou non ? » C’est en ces termes qu’Ivan Karamazov interpelle son double, le diable, dans leur effroyable conversation. Le tentateur sourit, il n’a nulle hâte de répondre, de donner à un homme la solution d’une question qui le tourmente jusqu’au martyre. Avec un entêtement frénétique, une envie folle de certitude sur Dieu, Ivan insiste : il faut que le diable réponde à la question la plus importante de la vie. Mais celui-ci ne fait qu’attiser le feu de son impatience. Il dit au désespéré qu’il n’en sait rien ; il torture l’homme en laissant sa question sans réponse, en le maintenant dans l’angoisse de Dieu.
Tous les personnages de Dostoïevski, et lui tout le premier, ont ce diable en eux, qui pose le problème de Dieu et n’y répond pas. Ils ont ce « cœur supérieur » qui se torture lui-même avec ces questions. Stavroguine, ce diable fait homme, apostrophe soudain l’humble Schatov : « Croyez-vous en Dieu ? » Comme un poignard il lui enfonce cette question dans le cœur. Schatov chancelle, pâlit, tremble, car les héros vraiment sincères de Dostoïevski frissonnent devant cet aveu suprême (qui a si souvent fait trembler Dostoïevski lui-même et lui a causé une sainte angoisse). Comme Stavroguine s’acharne, il bégaie cette défaite : « Je crois en la Russie. » Seule sa foi en la Russie lui fait accepter Dieu.
Ce Dieu caché, le Dieu qui est en nous, en dessous de nous, l’éveil de Dieu, voilà le problème que Dostoïevski pose dans toutes ses œuvres. En vrai Russe, il considère que ce problème de Dieu et de l’immortalité est « le plus important de la vie ». Aucun de ses personnages ne peut l’éviter ; il fait corps avec lui, il est l’ombre de ses actes, tantôt il les précède, tantôt il est le remords qui les suit ; ils ne lui échappent pas. Le seul qui essaie de le nier, Kirilov, ce martyr de la pensée, se suicide pour tuer Dieu et prouve ainsi son existence et l’impossibilité de le fuir. Voyez ces conversations où les interlocuteurs veulent l’éviter, l’esquiver ; ils tâchent de se maintenir dans les sujets banaux, dans le small talk du roman anglais, ils parlent du servage, des femmes, de la Madone de la Sixtine, de l’Europe, mais la pesanteur infinie du problème de Dieu entraîne tous ces sujets et les attire vers lui, vers l’insondable. Toute discussion parmi ces personnages aboutit à la pensée de la Russie ou à celle de Dieu et nous savons que pour Dostoïevski ces deux idées sont identiques. Des Russes, des personnages de Dostoïevski sont aussi incapables d’arrêter leurs pensées que leurs sentiments ; ils passent fatalement des faits, du concret à l’abstrait, du fini à l’infini ; et la fin de toute question est la question de Dieu ; c’est le tourbillon intérieur qui entraîne leurs idées, l’escarre purulente qui emplit leur âme de fièvre.
De fièvre, car Dieu (le Dieu de Dostoïevski) est le principe de toute inquiétude, il est l’origine des antinomies, il est à la fois le oui et le non. Ce n’est pas quelque chose qui plane légèrement au-dessus des nuages, dans une contemplation bienheureuse comme dans les tableaux des maîtres anciens ou dans les écrits des mystiques. Le Dieu de Dostoïevski, c’est l’étincelle qui jaillit entre les pôles électriques des contrastes élémentaires. Ce n’est pas un être, mais un état, une tension, une combustion du sentiment, c’est le feu, la flamme qui échauffe tous les êtres et les fait flamber dans l’extase. C’est le fouet qui les fait sortir de leur corps calme et tiède pour les pousser vers l’infini, qui les attire vers tous les excès de la parole et de l’acte, qui les précipite dans le buisson ardent de leurs vices. Comme l’homme qui l’a créé, comme ses personnages, c’est un dieu insatiable, qu’aucun effort ne harasse, qu’aucune pensée n’épuise, qu’aucun dévouement ne satisfait. Il est celui qu’on ne peut jamais atteindre, il est la source de tout tourment ; de la poitrine de Dostoïevski s’échappe le cri de Kirilov : « Dieu m’a torturé toute ma vie. » Voilà le secret de Dostoïevski ; il lui faut Dieu et il ne le trouve pas ; parfois il croit lui appartenir ; l’extase s’empare de lui : au même moment son besoin de négation le rejette sur le sol. Plus que tout autre il a affirmé le besoin de Dieu. « Dieu m’est nécessaire parce qu’il est le seul être qu’on puisse aimer toujours » ; et ailleurs : « Point d’angoisse pour l’homme plus continue, plus torturante que la recherche de quelque chose devant quoi on puisse s’incliner. »
Cette angoisse l’a torturé toute sa vie ; il aime Dieu comme chacune de ses souffrances, il l’aime plus que tout, parce que c’est la souffrance éternelle et que l’amour de la souffrance est la pensée la plus profonde de son moi. Toute sa vie il lutte pour s’élever jusqu’à lui et « comme l’herbe sèche » il aspire à la foi ; éternellement déchiré, il cherche l’unité ; toujours traqué, il cherche un asile ; lancé à travers les rapides de la passion et s’y perdant, il cherche l’issue, la mer, le calme. Au lieu de l’apaisement rêvé il trouve la flamme qui l’embrase. Il voudrait être petit, comme les faibles d’esprit, pour pouvoir pénétrer en lui, il voudrait avoir la foi du charbonnier, « comme la grosse boulangère qui pèse trois quintaux ». Volontiers il cesserait d’être conscient, instruit, entre tous pour être un croyant. Comme Verlaine, il implore : « Donnez-moi la simplicité. » Noyer sa pensée dans le sentiment, s’épancher dans le sein paisible de Dieu, arriver à l’obscure placidité de la brute, tel est son rêve. Il tend les bras vers Dieu, se démène, clame sa ferveur, lance les harpons de la logique pour le saisir, il lui tend les pièges les plus fallacieux ; telle une flèche, sa passion essaie de l’atteindre ; c’est une véritable soif de Dieu, une passion presque « inconvenante », un paroxysme.
Est-il croyant pour avoir voulu croire avec tant de fanatisme ? Dostoïevski, l’avocat le plus éloquent de la vraie foi, le partisan de la « pravoslavie », est-il un poète très chrétien ? Oui. Parfois, pendant une seconde ; alors son spasme se perd dans l’infini ; il se cramponne à Dieu ; il croit tenir cette harmonie qui se dérobe à lui ici-bas ; lui, le crucifié de sa dualité, il ressuscite dans un ciel unique. Quelque chose pourtant demeure éveillé en lui et résiste à cette combustion de l’âme : tandis qu’il paraît en proie à une ivresse sacrée, son esprit d’analyse impitoyable reste en éveil et mesure l’océan où il va être englouti. Même dans le problème de l’existence de Dieu le désaccord incurable surgit qui est en chacun de nous, mais qui chez nul autre n’a été aussi profond que chez lui. Il est à la fois le plus croyant des fidèles et le plus déterminé des athées. Tous les arguments plausibles des deux opinions ses personnages les expriment avec la même force persuasive (sans se convaincre, ni arriver à une décision). Ils se complaisent à l’humble don de soi, à être le grain de poussière absorbé par Dieu et inversement à être eux-mêmes Dieu. « Reconnaître qu’il y a un Dieu et reconnaître simultanément qu’on n’est pas devenu Dieu serait une folie qui vous pousserait au suicide. » Son cœur va aussi bien au serviteur de Dieu qu’à son négateur. Dans le concile ininterrompu de ses personnages il ne prend pas parti, ses sympathies vont au croyant et à l’hérétique. Sa foi est un courant alternatif entre les deux pôles du monde, entre le oui et le non. Devant Dieu, Dostoïevski reste celui qui est exclu de l’unité.
Il est un Sisyphe qui éternellement pousse le rocher vers les hauts sommets de la connaissance d’où éternellement il retombe ; il est celui qui s’élève éternellement vers Dieu sans jamais l’atteindre. Pourtant Dostoïevski n’est-il pas le grand prédicateur de la foi ? Un hymne triomphant à Dieu ne traverse-t-il pas son œuvre. Ses écrits politiques et littéraires ne démontrent-ils pas péremptoirement la nécessité, l’existence de Dieu, ne décrètent-ils pas l’orthodoxie, ne rejettent-ils pas l’athéisme comme le dernier des crimes ? Dostoïevski, le poète de la volte-face incessante, l’antinomie incarnée, prêche la nécessité de la foi pour les autres avec une ferveur d’autant plus grande qu’il ne croit pas lui-même (j’entends par-là qu’il n’a pas une foi continue, calme, confiante, pour laquelle « l’enthousiasme éclairé » est le suprême devoir). De Sibérie il écrit à une femme : « Je vous dirai que je suis un enfant du siècle, un enfant de l’incroyance et du doute et, il est probable, j’en ai même la certitude, que je le resterai jusqu’à la fin. L’aspiration vers la foi combien elle m’a torturé et me torture encore, et plus j’ai de preuves du contraire, plus elle me torture. » Jamais il ne l’a avoué plus clairement : il aspire à la foi par manque de foi. C’est là une de ces admirables permutations des valeurs de Dostoïevski : comme il ne croit pas et qu’il connaît le tourment de l’incroyance, comme, selon sa propre expression, il n’aime la peine que pour lui-même et a pitié de ses semblables, il prêche à ceux-ci la foi en un Dieu auquel il ne croit pas. Celui que Dieu tourmente veut une humanité heureuse par Dieu, celui qui souffre de n’avoir pas de croyance veut des croyants heureux. Crucifié par son incroyance, il prêche l’orthodoxie à son peuple, il fait violence à sa connaissance, car il sait qu’elle déchire et consume ; il prêche le mensonge qui rend heureux, la foi stricte et littérale du charbonnier. Lui qui n’a pas un atome de foi, lui qui s’insurge contre Dieu, qui, comme il le dit avec fierté, a proclamé l’athéisme avec une vigueur inconnue avant lui en Europe, il exige la soumission au pope. Pour préserver les hommes du tourment de Dieu, qui l’a pénétré jusqu’à la moelle, il est l’annonciateur de l’amour de Dieu ; car selon sa propre parole « l’oscillation, l’inquiétude de la foi sont un tel supplice pour un homme consciencieux qu’il vaut mieux se pendre ». Lui ne l’a pas évité, il a accepté le doute en vrai martyr, mais il veut en préserver l’humanité si tendrement aimée ; comme son Grand Inquisiteur, il veut épargner à l’humanité le tourment de la liberté de conscience et la bercer au rythme de l’autorité défunte. Au lieu de proclamer fièrement la vérité de sa science, il crée l’humble mensonge d’une foi. Il fait passer le problème du plan religieux au plan national, où il l’enveloppe de fanatisme. Comme le plus fidèle de ses serviteurs à la question : « Croyez-vous en Dieu ? » Il répondra par l’aveu le plus sincère de sa vie : « Je crois en la Russie ! » La Russie, c’est en effet son refuge, son salut. Là, plus de dualité, sa parole devient un dogme. Dieu s’est tu en sa présence. Il créera donc un intermédiaire entre sa conscience et lui, un Christ, l’annonciateur de l’humanité nouvelle, le Christ russe. Son immense besoin de croire le précipite de la réalité vers l’indéterminé ; car lui qui ne connaît pas la mesure ne se vouera qu’à l’indéterminé et à l’illimité, à cette idée de la Russie qu’il emplit de l’immensité de sa foi. Nouveau saint Jean, il annonce cet autre Messie sans l’avoir contemplé, mais c’est en son nom, au nom de la Russie, qu’il s’adresse au monde.
Ces écrits messianiques (ses articles politiques, et de nombreuses tirades enflammées des Frères Karamazov) sont obscurs. Cette nouvelle face du Christ, cette nouvelle idée de rédemption et de réconciliation universelle y apparaît indistincte, face byzantine aux traits durs, aux plis profonds ; ses yeux fixes, étranges, nous transpercent comme ceux des vieilles icônes enfumées ; ils sont pleins de ferveur infinie et de dureté haineuse. Dostoïevski lui-même est terrible quand il annonce ce message de rédemption aux Européens comme à des païens dont on désespère. Le politicien, le fanatique se dresse en face de nous, tel un moine du moyen âge méchant et fanatique, brandissant la croix byzantine comme des verges. Sa doctrine il ne l’expose pas paisiblement dans des sermons, il la proclame dans des crises de délire, de folie mystique, dans des accès de colère démoniaque ; il abat les objections à coups de massue ; frissonnant de fièvre, ceint de son orgueil, fulgurant de haine, il escalade la chaire du monde ; la bouche écumante, les mains tremblantes, il lance l’exorcisme sur nous.
Comme un iconoclaste furieux il s’attaque à tous les sanctuaires de la civilisation européenne ; tous nos idéaux, il les piétine pour frayer le chemin à son idéal, à son Christ russe. Son intolérance moscovite atteint le délire : l’Europe n’est qu’un cimetière, aux tombes précieuses, peut-être, mais débordant de pourriture infecte ; ce n’est même plus un engrais pour la récolte future, car celle-ci ne peut s’épanouir qu’en terre russe. Les Français : des vaniteux falots ; les Allemands, un peuple de charcutiers vulgaires ; les Anglais, les boutiquiers du rationalisme ; les Juifs, des orgueilleux puants ; le catholicisme, une doctrine diabolique, une dérision du Christ ; le protestantisme, une religion d’État rationaliste, des caricatures de la seule vraie religion, de l’Église russe. Le pape, c’est Satan portant la tiare ; nos villes, Babylone, le grande prostituée de l’Apocalypse ; notre science, une vaine illusion ; la démocratie, la sécrétion de cerveaux ramollis ; la révolution, une canaillerie de fous et de dupes ; le pacifisme, un bavardage de vieilles femmes ; toutes les idées de l’Europe, un bouquet de fleurs fanées bon à jeter au fumier. L’idée russe seule est vraie, grande et juste. Tel un Amok, il se rue en avant, enfonçant son poignard dans la poitrine de quiconque résiste. « Nous vous comprenons, mais vous ne nous comprenez pas », et toute discussion s’arrête dans le sang. « Nous, les Russes, nous comprenons tout, c’est vous qui êtes bornés », décrète-t-il. En Russie seule tout est bien, le tsar et le knout, le peuple et le pope, la troïka et l’icône ; c’est d’autant meilleur que c’est antieuropéen, asiatique, mongol, tartare, que c’est conservateur, réactionnaire, fermé à tout progrès, anti-intellectuel et byzantin. Il s’abandonne à sa manie de l’exagération. « Soyons des Asiates, soyons des Sarmates. Tournons le dos à Saint-Pétersbourg l’Européenne, revenons à Moscou, allons en Sibérie, la nouvelle Russie sera le troisième Règne. »
Ce moine moyenâgeux, ivre de son dieu, ne tolère pas la discussion. À bas la raison ! La Russie est le dogme qu’il faut reconnaître aveuglément. « On ne comprend pas la Russie avec la raison, mais avec la foi. » Qui ne s’agenouille pas devant elle est l’ennemi, l’Antéchrist. Partons en croisade contre lui ; et il sonne la fanfare de la guerre. Il faut que l’Autriche soit écrasée, que le croissant soit arraché de Sainte-Sophie à Constantinople, que l’Allemagne soit humiliée, l’Angleterre vaincue ; un impérialisme d’un orgueil insensé se dissimule sous le froc et crie : « Dieu le veut ! » Pour la plus grande gloire de Dieu, le monde entier appartiendra à la Russie. La Russie est le Christ, le nouveau rédempteur et nous sommes les païens, les réprouvés que rien ne sauvera du purgatoire ; nous avons commis le péché originel de n’être pas Russes ; dans notre monde, pas de place pour le troisième Règne ; il faudra d’abord que notre monde européen soit englouti par l’Empire russe universel, par ce nouvel empire de Dieu, pour qu’il obtienne sa rédemption. Il dit littéralement : « Avant tout, il faut que tout homme devienne Russe. » Alors seulement le monde nouveau commencera. La Russie est la nation qui porte Dieu avec elle ; il faudra qu’elle conquière le monde avec l’épée pour pouvoir dire à l’humanité « son dernier mot ». Et ce dernier mot c’est pour Dostoïevski : la réconciliation.
Le génie russe, pour lui, c’est la faculté de tout comprendre, de résoudre toutes les contradictions. Comprenant tout, le Russe est l’être indulgent par excellence. Son État, l’État futur, sera l’Église, la communauté fraternelle, la pénétration réciproque, au lieu de la subordination.
On croit entendre un prologue aux évènements de la guerre 1914-1918 (qui au début rappelle tellement ses idées et à la fin celles de Tolstoï) quand il s’écrie : « Nous serons les premiers à annoncer au monde que nous ne voulons pas obtenir notre prospérité par l’oppression de la personnalité et des nationalités étrangères, qu’au contraire nous n’y visons que par l’union fraternelle et le développement absolument libre et personnel de toutes les nationalités. » Lénine et Trotzki sont annoncés dans cette prophétie, mais aussi la guerre que lui, l’éternel avocat de la tension de tous les antagonismes, a célébrée si passionnément. La réconciliation universelle est le but, mais la Russie l’unique chemin, « car c’est à l’est que se crée le monde ». La lumière éternelle se lèvera sur les monts Oural et ce ne seront ni l’esprit cultivé, ni la civilisation qui donneront la rédemption à l’univers, mais l’humble peuple dont les forces obscures sont reliées aux mystères de la terre. L’amour agissant remplacera la puissance, le sentiment de l’humanité complète les luttes de personnes, le Christ russe apportera la réconciliation générale, la disparition des antagonismes. Le tigre paîtra auprès de l’agneau, le chevreuil à côté du lion – la voix de Dostoïevski tremble quand il parle du troisième Règne – du panslavisme mondial ; il tremble dans l’extase de la foi. Lui qui connaît toute réalité, il est admirable dans son rêve messianique.
Dostoïevski introduit ce rêve digne du Christ dans le mot, dans l’idée de la Russie, il y met cette volonté de la réconciliation des antagonismes qu’il poursuivit toute sa vie dans la littérature et dans sa recherche de Dieu. Mais quelle Russie est-ce ? Russie réelle ou mystique, politique ou prophétique ? Dostoïevski ne les dissocie pas. Il est inutile de chercher la logique chez un exalté, de lui demander le fondement d’un dogme. Dans les écrits messianiques de Dostoïevski, comme dans ses ouvrages politiques et littéraires, les idées dansent une véritable sarabande. La Russie est tantôt le Christ, tantôt Dieu, tantôt l’empire de Pierre le Grand ; c’est encore la Rome nouvelle, l’union de l’esprit et de la puissance, la tiare et la couronne impériale ; sa capitale est tantôt Moscou, tantôt Constantinople, tantôt la Jérusalem nouvelle. Les idéaux les plus humains et les plus humbles alternent avec la soif de puissance et de conquête panslavistes ; des horoscopes politiques d’une sûreté effarante avec des prophéties apocalyptiques phénoménales. Tantôt il rabaisse l’idée de la Russie aux courtes vues de la politique du moment, tantôt il la projette dans l’infini ; c’est comme dans ses romans un mélange d’eau et de feu, de réalisme et de fantastique. À ce qu’il y a en lui de démoniaque, à son exagération forcenée, ses romans imposent une certaine mesure ; là, il est en proie à un délire pythique. Avec toute la ferveur de sa passion il prêche que la Russie est le salut du monde, que par elle seule on sera sauvé. Jamais une idée nationale ne fut transformée en idée universelle et annoncée à l’Europe avec autant de génie, d’orgueil, de prestige, de séduction, d’ivresse et d’extase que l’idée russe dans les livres de Dostoïevski. Ce fanatique de sa race, ce moine extatique, impitoyable, ce pamphlétaire arrogant, ce croyant insincère, nous semble au premier abord une excroissance hétérogène de notre grand homme. Or pour l’unité même du caractère de Dostoïevski il était indispensable ; chaque fois qu’un phénomène est incompréhensible chez lui, il nous faut recourir à l’antinomie ; n’oublions jamais que Dostoïevski, c’est à la fois affirmation et négation, qu’il détruit le moi et qu’il l’exagère, exaspérant tous les contrastes. Son arrogance outrée n’est que la répercussion d’une humilité excessive, son sentiment national débordant s’oppose à l’exacerbation du sentiment de son propre néant. Il se divise en deux parts : humilité et fierté ; il ravale sa propre personnalité ; dans les vingt volumes de son œuvre il n’y a pas un mot de vanité, d’orgueil, de fatuité ; toujours il se rabaisse, s’accuse, manifeste son dégoût de lui-même. Toute la fierté qui est en lui, il la déverse dans sa race, dans l’idée de son peuple. Tout ce qui a de l’importance pour lui seul, il le détruit ; tout ce qui s’adresse à ce qu’il y a d’impersonnel, de russe, de généralement humain en lui, il le porte aux nues. Le mécréant se change en prédicateur, le contempteur de lui-même en annonciateur de sa nation et de l’humanité. Même dans l’idéal il demeure le martyr qui se crucifie pour le salut de l’idée.
Voilà son secret, arriver à la fécondité par l’antithèse, l’étendre à l’infini pour qu’elle embrasse le monde entier, se servir de la force qui en jaillit pour édifier l’avenir. Les autres écrivains créent généralement leur idéal en élargissant leur moi, en se formant, en s’épurant, en s’idéalisant, en considérant l’homme futur comme fait à leur image transfigurée. Dostoïevski, l’homme aux contrastes, crée son idéal, son Dieu, par antithèse avec lui-même ; il ne sera que l’argile dans laquelle on pétrira la forme nouvelle, le négatif auquel correspondra l’image positive. À sa profondeur correspondra une hauteur, à son doute une foi, à son déchirement l’unité. « Puissé-je périr, pourvu que les autres soient heureux. » Cette parole de Zossima, il la réalise en son esprit ; il s’anéantit pour ressusciter dans l’homme futur.
Son idéal sera donc d’être autrement que lui, de sentir comme il ne sent pas, de penser comme il ne pense pas, de vivre comme il ne vit pas. Trait pour trait jusque dans les plus infimes détails, l’homme nouveau est en opposition avec l’individualité de Dostoïevski ; la moindre ombre de son être propre se change en clarté, tout ce qui y est obscur resplendit. Le non se transforme en oui, l’élément passionnel en humanité nouvelle. Cette condamnation inouïe de son moi au profit de l’être futur, il la poursuit jusque dans son corps ; c’est l’anéantissement de l’individu au profit de l’être universel. Comparons son portrait, son masque aux portraits des êtres qu’il a formés à son idéal, à Aliocha Karamazov, au starets Zossima, au prince Muichkine, à ses trois esquisses d’un Christ russe, d’un Sauveur. Le moindre trait formera contraste avec le sien. Le visage de Dostoïevski est sombre, plein d’ombre et de mystère, leur physionomie est sereine, paisible, franche. Ses cheveux sont foncés, broussailleux, ses yeux profonds, inquiets ; leur figure est claire, entourée de boucles blondes, leur regard est calme et brillant. Il dit en propres termes qu’ils regardent droit devant eux et que leurs yeux ont le charme souriant des yeux d’enfants. Le rictus profond de la passion et du sarcasme entoure ses lèvres qui ignorent le rire ; Aliocha, Zossima font briller au-dessus de leurs dents blanches le sourire dégagé de l’homme sûr de lui-même. Trait pour trait, son négatif s’oppose ainsi à l’image nouvelle. Sa physionomie est celle d’un homme enchaîné, d’un esclave de toutes les passions, d’un être écrasé par ses pensées ; la leur exprime la liberté planant sans entraves. Lui, c’est le déchirement, la dualité ; eux, l’harmonie, l’unité. Il est l’individu, le prisonnier de son moi, eux sont des citoyens du monde, débordant et se confondant en Dieu.
Jamais un idéal intellectuel et moral aussi complet que celui-ci n’était issu de la destruction de soi-même ; Dostoïevski semble s’ouvrir les veines pour peindre avec son propre sang le portrait de l’homme futur. Lui, c’est la passion, la crise, le bond du tigre ; son enthousiasme, c’est un éclair jaillissant d’une explosion des sens ou des nerfs ; eux c’est une flamme chaste et douce, mais sans cesse en mouvement. Ils ont cette ténacité silencieuse qui va plus loin que les bonds furieux de l’extase ; ils possèdent l’humilité vraie qui ne craint pas le ridicule ; ils ne sont pas comme lui mortifiés, outragés, contrariés, déformés. Ils sont capables de parler avec n’importe qui, et leur présence vous tranquillise ; ils n’ont pas cette angoisse hystérique d’offenser ou d’être offensés ; à chaque pas ils ne lancent pas un regard interrogateur autour d’eux. Dieu ne les tourmente plus, il les apaise. Ils savent tout et par conséquent comprennent tout ; ils ne jugent ni ne condamnent ; ils ne se creusent pas la tête à tout sujet ; ils croient et sont reconnaissants. Pour lui, l’éternel agité, cette vie tranquille, épurée, est la forme suprême de la vie ; son idéal ultime, à ce dualiste, c’est l’unité ; à ce révolté, la soumission. Son tourment de Dieu est devenu leur joie de Dieu ; son doute, leur certitude ; son hystérie, leur santé ; sa souffrance, leur bonheur qui embrasse l’univers. La beauté suprême de l’existence, que Dostoïevski n’a jamais connue et qu’il souhaite à l’homme, c’est un cœur enfantin et naïf, une sérénité douce et naturelle.
Ses personnages préférés, regardez-les marcher ; ils ont un doux sourire sur les lèvres, ils savent tout sans en tirer vanité ; le mystère de la vie n’est pas pour eux un ravin brûlant : c’est l’azur du ciel qui les enveloppe. Ils ont vaincu les ennemis acharnés de la vie, la douleur et la peur ; en revanche la fraternité infinie des choses leur a donné la piété. Ils sont affranchis de leur moi. Le bonheur suprême des mortels, c’est l’impersonnalité ; et c’est ainsi que le plus grand des individualistes transforme la sagesse de Goethe en une foi nouvelle.
L’histoire de l’esprit humain ne connaît aucun autre exemple de l’anéantissement du moi moral, de la création féconde de l’idéal par le contraste. Dostoïevski s’est crucifié lui-même ; il a martyrisé sa science pour qu’elle porte témoignage de sa foi en Dieu ; son corps, pour que grâce à l’art il engendre l’homme nouveau ; son originalité au profit de la généralité. Il veut sombrer pour qu’une humanité meilleure et plus heureuse surgisse. Il accepte pour lui-même tous les maux afin de faciliter le bonheur des autres. Après avoir toute sa vie subi la douloureuse tension de sa dualité, après avoir fouillé toutes les profondeurs de son être pour y trouver Dieu et le sens de la vie, il repousse tout cet amas de connaissances pour aller à une humanité nouvelle à laquelle il confie son plus profond secret, sa formule ultime et inoubliable : « II faut aimer davantage la vie que le sens de la vie. »
LA VIE TRIOMPHANTE
La vie, quelle qu’elle fût, est belle.
Goethe.
QU’IL est obscur le chemin qui mène à travers les profondeurs de l’âme de Dostoïevski, que son paysage est sombre, que son infini est écrasant, adéquat à l’aspect tragique de l’auteur, martelé par toutes les souffrances de la vie ! Les abîmes infernaux du cœur, les purgatoires flamboyants de l’âme, le puits le plus profond qu’une main humaine ait creusé dans l’enfer du sentiment. Quelles ténèbres dans ce monde, quelles souffrances dans ces ténèbres, quel deuil sur cette terre « trempée de larmes », quels cercles infernaux plus sombres que ceux que Dante, le prophète, entrevit il y a mille ans ! Des victimes qui n’ont pu se dégager de leur gangue terrestre, des martyrs de leur propre sentiment, enlacés par les serpents de leur passion, torturés par les étrivières de l’esprit, écumant dans l’impuissance de leur révolte ; quel monde, ce monde de Dostoïevski ! Toute joie y est tarie, toute espérance bannie, nulle chance d’échapper à la douleur, cette muraille qui se dresse à l’infini autour de ses victimes ! Nulle pitié ne peut-elle racheter ces êtres, les arracher à leur propre abîme ? Nulle apocalypse ne fera-t-elle éclater cet enfer qu’un homme de Dieu a créé avec son tourment ?
Un tumulte, des plaintes s’échappent de ces profondeurs comme jamais l’humanité n’en entendit. Même la douleur des personnages de Michel-Ange est moins âpre ; au-dessus des abîmes du Dante brille la douce lueur du paradis. Dans l’œuvre de Dostoïevski la vie n’est-elle vraiment qu’une nuit éternelle ? La souffrance est-elle le sens de toute vie ? L’âme se courbe en tremblant au-dessus du gouffre et frémit de n’entendre que la douleur et les plaintes de ses sœurs.
Mais voilà qu’une parole surgit des profondeurs, versant son apaisement au milieu du fracas et le dominant néanmoins, comme une colombe au-dessus de la mer déchaînée. La parole est prononcée doucement, mais elle est pleine de sens, elle sanctifie. « Amis, ne craignez pas la vie. » Un silence profond accompagne cette parole, l’abîme écoute frissonnant ; planant, dominant tous les tourments la voix continue : « Ce n’est que par la douleur que nous pouvons apprendre à aimer la vie. »
Qui prononce cette consolation suprême de la souffrance ? Celui qui de tous a le plus souffert, Dostoïevski. Ses mains ouvertes sont encore clouées à la croix qui porte sa dualité, les clous du supplice sont encore enfoncés dans son corps émacié : pieusement il baise l’instrument de sa torture et la douceur effleure ses lèvres quand elles révèlent à ses semblables le grand secret : « Je crois qu’avant tout il faut que tous nous apprenions à aimer la vie. »
À ces paroles un jour naît, un jour d’apocalypse ; les tombes et les prisons s’ouvrent, ils sortent des profondeurs, les morts et les emmurés, ils s’arrachent à leur douleur, ils s’approchent pour être les apôtres dépositaires de sa parole. En foule ils arrivent des cachots, de la Katorga de Sibérie en faisant sonner leurs chaînes, des bouges, des lupanars, des cellules des cloîtres, ils sont là tous, les grands possédés de la passion ; leurs mains sont encore ensanglantées, leur dos est encore meurtri des coups de knout, ils plient encore sous le poids de la colère et des infirmités ; et déjà la plainte s’éteint dans leur bouche ; la confiance scintille dans leurs larmes.
Miracle éternel de Balaam ! Sur leurs lèvres ardentes la malédiction se mue en bénédiction, dès qu’ils entendent l’hosanna du maître. Voici d’abord les plus sinistres, les plus affligés qui sont les plus croyants et tous accourent pour témoigner de la vérité de cette parole. De leur bouche écumante, de leurs voix éraillées, usées par les désirs, avec une force élémentaire et extatique, ils entonnent le grand hymne de la souffrance, l’hymne de la vie. Ils sont là, tous les martyrs, et ils célèbrent la vie. Malgré ses chaînes, Dimitri Karamazov, le condamné innocent, pousse à pleins poumons un cri d’allégresse : « Je triompherai de toute ma douleur, ne serait-ce que pour pouvoir dire : « Je suis. » J’ai beau me tordre sur le chevalet, je sais que « je suis » ; même enchaîné sur une galère, je vois le soleil, et si je ne le vois pas, je vis du moins et sais qu’il existe. » Ivan, son frère, s’approche de lui et proclame : « Le seul malheur irréparable, c’est d’être mort. » L’extase de la vie traverse sa poitrine comme un rayon de soleil et lui, le négateur de Dieu, s’écrie dans son allégresse : « Seigneur, je t’aime, car la vie est grande. » Sur l’oreiller où il agonise, Stefan Trophimovitch se soulève, joint les mains et bégaie : « Comme je voudrais revivre... Chaque minute, chaque instant est un bonheur pour l’homme. »
Les voix deviennent de plus en plus claires, de plus en plus pures, de plus en plus hautes. Le prince Muichkine, l’insensé, emporté sur l’aile vacillante de la démence, étend les bras et s’écrie avec enthousiasme : « Je ne comprends pas que l’on puisse passer devant un arbre sans être heureux de sa présence et sans l’aimer... que de choses admirables on rencontre à chaque pas ici-bas, dont même les plus infâmes ressentent la merveilleuse beauté. » Le starets Zossima prêche : « Ceux qui maudissent Dieu et la vie se maudissent eux-mêmes. Quand tu aimeras toutes choses, le mystère de Dieu se révélera en toutes, et tu étreindras le monde entier d’un amour universel. » Même « l’homme de l’impasse », le petit anonyme timide, au manteau râpé, s’approche et étend les bras : « La vie est toute beauté, il n’y a de sens que dans la douleur, oh ! que la vie est belle ! » « L’homme ridicule » s’éveille de son rêve « pour annoncer la grandeur de la vie ». Comme la vermine ils sortent des recoins de leur être pour chanter leur partie dans l’hymne. Aucun ne veut mourir, ne veut quitter la vie, la vie sacrée et chérie ; nulle souffrance n’est assez profonde pour qu’il l’échange contre la mort, son éternel antagoniste. Des ténèbres du désespoir, d’entre les murs épais de cet enfer retentit soudain la glorification du destin ; du purgatoire s’élève la flamme fanatique de la reconnaissance. La lumière infinie y pénètre à flots ; le ciel de Dostoïevski s’entrouvre au-dessus de la terre ; au-dessus d’eux tous on entend le grondement de la dernière parole qu’il a écrite, le mot des enfants lors du discours devant la grande pierre, le cri sacré et barbare : « Hourra pour la vie ! »
Ô vie merveilleuse, qui sciemment crées des martyrs pour qu’ils célèbrent tes louanges, vie sage et cruelle, qui t’asservis les grands par la douleur pour qu’ils célèbrent ton triomphe ; la lamentation de Job qui retentit à travers les siècles, sans cesse tu veux la réentendre, ainsi que le chant d’allégresse des hommes de Daniel, tandis que leur corps brûle dans la fournaise. Partout tu l’allumes, ce charbon ardent ; sur la langue des poètes que tu tortures afin qu’ils soient tes esclaves et te nomment avec amour. Tu frappes Beethoven dans son sens de la musique afin que dans sa surdité il entende la voix retentissante de Dieu, afin que touché à mort il compose L’Hymne à la Joie ; tu précipites Rembrandt dans les ténèbres de la pauvreté afin que dans la couleur il cherche la lumière, ta lumière élémentaire ; tu exiles Dante de sa patrie afin que dans son rêve il ait la vision du ciel et de l’enfer ; eux tous, tu les as chassés à coups de fouet vers l’infini.
Cet homme-là, tu l’as fustigé comme personne, tu l’as réduit à être ton valet, et, la bouche écumante, en pleine crise, il entonne ton hosanna, l’hosanna sacré « qui a traversé tous les purgatoires du doute ». Comme tu triomphes dans ces hommes que tu as fait souffrir ! De la nuit tu fais le jour, de la souffrance l’amour, dans l’enfer tu trouves ta glorification. Car celui qui souffre le plus est aussi celui qui sait le plus, et qui te connaît ne peut s’empêcher de te bénir ; et lui qui s’est enfoncé le plus avant dans la connaissance de ton être, il t’a glorifiée comme aucun autre, plus que tout autre il t’a aimée.
Balzac
BALZAC est né en 1799 dans la Touraine, la province de l’abondance, la joyeuse patrie de Rabelais. La date vaut la peine d’être retenue. C’est cette année-là que Napoléon – le monde, déjà agité par ses exploits, ne l’appelait encore que Bonaparte – revint d’Égypte, moitié en vainqueur et moitié en fugitif.
Il avait combattu sous des constellations étrangères, devant les pyramides, ces témoins de pierre ; puis, fatigué de mener péniblement à bout une œuvre grandiosement commencée, il s’était glissé, sur un esquif minuscule, entre les corvettes de Nelson qui le guettaient ; quelques jours après son arrivée, il rassemblait une poignée de fidèles, balayait le Corps législatif, qui lui faisait obstacle et, en un tour de main, se saisissait du gouvernement de la France.
1799, l’année de la naissance de Balzac, est le commencement de l’Empire. Le nouveau siècle ne connaît plus « le petit général », l’aventurier corse ; il ne connaît désormais que Napoléon, l’empereur des Français. Pendant dix ans, pendant quinze ans encore – ce sont les années d’enfance de Balzac – les mains avides de pouvoir de l’empereur embrassent la moitié de l’Europe, tandis que ses rêves ambitieux, semblables au vol de l’aigle, s’éploient déjà sur Puni-vers entier, de l’Orient jusqu’à l’Occident. Pour quelqu’un prenant une part si intense à tout ce qui se passe autour de lui, pour un Balzac, il ne peut pas être indifférent que les seize premières années de l’éveil à la vie coïncident précisément avec les seize années de l’Empire – cette époque peut-être la plus fantastique de l’histoire universelle. Car les premières impressions que l’on reçoit et la vocation sont-elles, à vrai dire, autre chose que la face interne et la face externe d’un même objet ?
Que quelqu’un, un inconnu, soit venu à Paris, d’une île quelconque de la Méditerranée, sans amis et sans emploi, sans mission et sans fonction ; que brusquement il y ait saisi à la gorge le pouvoir, pour qui il n’y avait plus de frein ; qu’il l’ait maîtrisé et contenu dans les brides de l’ordre ; qu’un homme sans appui, tout seul, un étranger, ait conquis de ses mains nues Paris, puis la France et puis l’univers, voilà un prodigieux caprice de l’histoire universelle que le jeune Balzac apprend à connaître, non pas noir sur blanc dans quelque livre, parmi des légendes ou des histoires inventées, mais directement et avec toutes les couleurs de la réalité ; voilà des évènements merveilleux qui, par ses sens avidement ouverts sur le monde, pénètrent dans sa vie personnelle, peuplant de mille souvenirs concrets et bariolés le monde encore vierge de son âme. Ces évènements doivent de toute nécessité prendre la force de l’exemple. Peut-être que Balzac enfant a appris à lire dans les proclamations de l’empereur qui racontaient fièrement et brutalement, avec un pathos presque romain, les lointaines victoires ; sans doute que son doigt d’enfant a suivi maladroitement, sur la carte où la France, comme un fleuve débordé, se répandait peu à peu sur l’Europe, les marches des soldats de Napoléon – aujourd’hui franchissant le mont Cenis, demain traversant la Sierra Nevada, les rivières, au-delà desquelles est l’Allemagne, la neige, au-delà de laquelle est la Russie, et la mer, au-delà de laquelle est Gibraltar, où les Anglais avec les boulets rouges de leurs canons mettaient le feu à la flottille ennemie.
Peut-être que pendant le jour les soldats ont joué avec lui dans la rue – les soldats dont le visage portait la trace des coups de sabre des cosaques, et peut-être que la nuit il a été souvent réveillé par le roulement furieux des canons qui se dirigeaient vers l’Autriche pour briser, à Austerlitz, la couche de glace sous les pieds de la cavalerie russe. Tous les désirs de sa jeunesse ont dû forcément se fondre dans un seul nom, une seule pensée, une seule image, qui les enflammait du feu de l’émulation : Napoléon.
Devant le grand jardin par lequel Paris s’ouvre sur le monde un arc de triomphe s’était élevé où étaient gravés les noms des villes vaincues de la moitié de l’univers, ce sentiment de domination, à quelles monstrueuses déceptions ne dut-il pas faire place lorsque, plus tard, les soldats de l’étranger, musique en tête et drapeaux flottants, défilèrent sous la fière voûte ! Ce qui se passait à l’extérieur, dans un monde en ébullition, marquait profondément sa trace dans l’âme de l’enfant. De bonne heure il assista à cet extraordinaire bouleversement des valeurs, aussi bien intellectuelles que matérielles. Il vit les assignats, qui, revêtus du sceau de la République, portaient engagement pour cent ou mille francs, s’égailler au vent, comme des bouts de papier sans aucune valeur. Sur la pièce d’or qui brillait dans sa main, il voyait tantôt l’obèse profil du roi décapité, tantôt le bonnet jacobin de la liberté, tantôt la figure romaine du premier consul, ou encore Napoléon en habit d’empereur.
À une époque de monstrueuses révolutions, où la morale, l’argent, la terre, les lois, la hiérarchie, bref, tout ce qui depuis des siècles était endigué dans des limites rigides s’affaissait ou débordait, à une époque où se produisaient des transformations inouïes, il devait forcément prendre de bonne heure conscience de la relativité de toutes les valeurs. Le monde autour de lui était un tourbillon, et quand, pris de vertige, le regard cherchait un point d’appui solide, un symbole, une étoile au-dessus de ces vagues cabrées, dans ce chaos d’évènements montants ou descendants, c’était toujours le même personnage, la même force agissante qui donnait le branle à ces mille vacillations et oscillations. Et, qui plus est, ce personnage, Napoléon, le jeune Balzac l’avait vu lui-même.
Il le vit chevaucher vers la parade, avec les créatures de sa volonté, avec Roustan, le mameluck, avec Joseph, à qui il avait donné l’Espagne, avec Murat, à qui il avait fait cadeau de Naples et de la Sicile, avec Bernadotte, le traître, avec tous ceux pour qui il avait forgé des couronnes et conquis des royaumes, qu’il avait élevés du néant de leur passé dans la splendeur de son présent. Pendant une seconde, de façon bien nette et bien vivante, avait rayonné sur la rétine de l’enfant une image plus grande que tous les exemples de l’histoire : il avait vu le grand conquérant de l’univers. Et, pour un enfant, voir un conquérant n’est-ce pas la même chose que désirer en devenir un soi-même ? À ce moment-là, en deux autres endroits, vivaient paisiblement deux autres conquérants : à Königsberg, un philosophe soumettait à la loi de la logique le chaos du monde, à Weimar un poète ne possédait pas moins le monde dans sa totalité que Napoléon avec ses armes. Mais c’étaient là pour longtemps encore des lointains qui restaient inconnus à Balzac. C’est d’abord l’exemple de Napoléon qui a fait naître en lui le désir de n’aspirer toujours qu’à l’ensemble, de chercher avidement à saisir non pas quelque richesse isolée mais toute la plénitude de l’univers – enfin cette fiévreuse ambition.
Une telle monstrueuse volonté de puissance universelle n’arrive pas tout de suite à trouver son chemin. Balzac ne se décide d’abord pour aucune profession. Né deux années plus tôt, il aurait pris rang à l’âge de dix-huit ans parmi les soldats de Napoléon, il eût peut-être, près de Belle-Alliance, donné l’assaut aux hauteurs où la mitraille anglaise balayait tout devant elle. Mais l’histoire n’aime pas les répétitions. Au ciel orageux de l’époque napoléonienne succèdent des jours d’été clairs, amollissants et alanguissants. Sous Louis XVIII, le sabre devient une épée de parade, le soldat un courtisan et l’homme politique un beau parleur ; ce n’est plus le poing de fer de l’action, la sombre corne d’abondance du hasard qui dispense les hauts emplois de l’État ; ce sont de douces mains de femmes qui distribuent grâces et faveurs. La vie publique s’ensable et tarit presque ; l’écume des évènements s’efface devant le miroir poli d’un étang plat et stagnant. Avec les armes il n’y avait plus moyen de conquérir le monde. Si Napoléon était pris en exemple par quelque esprit hors de pair, il était, pour la multitude, un objet d’abomination.
Restait donc l’art. Balzac commence à écrire ; mais non pas comme les autres, pour gagner de l’argent, pour s’amuser, pour remplir une bibliothèque, pour défrayer les conversations du boulevard : ce qu’il ambitionne, dans la littérature, ce n’est pas un bâton de maréchal, mais la couronne impériale. Il commence dans une mansarde. Sous des noms d’emprunt, comme pour essayer ses forces, il écrit ses premiers romans. Ce n’est pas encore la guerre, mais simplement le « jeu de la guerre » ; ce ne sont que des manœuvres, ce n’est pas encore la bataille. Mécontent du résultat, insatisfait de ce qu’il obtient, il plante là le métier et pendant trois ou quatre ans se consacre à d’autres professions ; il prend place comme clerc dans l’étude d’un notaire ; il observe, il voit, il jouit, il promène son regard sur le monde, et puis il se remet à écrire. Mais cette fois-ci, de toute la force de sa monstrueuse volonté, il vise à l’absolu, avec une ambition gigantesque et fanatique, il néglige le détail, le phénomène particulier, la chose isolée et détachée pour ne s’intéresser qu’à l’évolution des grandes masses et pour n’étudier que les rouages mystérieux des instincts primitifs.
Extraire du fouillis des évènements les éléments purs ; de l’embrouillamini des chiffres le total ; du désordre l’harmonie ; de la vie telle qu’elle paraît l’essence de ce qui est ; faire passer le monde entier dans sa cornue, le recréer, « en raccourci », suivant une exacte synthèse, animer de son propre souffle la création ainsi domptée et la diriger de ses propres mains : voilà désormais son but.
Rien ne doit être perdu de la variété de l’univers, et pour réduire cet infini à la mesure du fini et cette immensité à la mesure des possibilités humaines il n’y a qu’un procédé valable : la compression. Toute sa force travaille à comprimer les phénomènes, à les passer à travers un crible, où tout ce qui est superflu reste et où ne passent que les formes pures et significatives. Ensuite élaborer et concentrer ces formes dispersées dans la flamme de ses mains, faire de leur monstrueuse multiplicité un système logique et facile à comprendre – comme Linné a classé les milliards de plantes existantes en d’étroites catégories ou comme le chimiste réduit les innombrables combinaisons qu’offre la nature à quelques éléments fondamentaux – voilà désormais son ambition. Il simplifie le monde pour pouvoir ensuite le dominer ; il comprime l’univers qu’il a ainsi dompté dans le grandiose carcan de La Comédie humaine.
Grâce à ce procédé de distillation, ses personnages sont toujours des types, toujours des symboles caractéristiques d’une catégorie de gens, et une volonté inouïe d’art en a éliminé tout ce qui est superflu ou sans signification. Ces passions, en quelque sorte rectilignes, sont les ressorts cachés de La Comédie humaine ; ces types puis en sont les acteurs ; cet univers décorativement simplifié en représente les coulisses. Il concentre tout, en introduisant dans la littérature le système de la centralisation administrative.
Comme Napoléon, il fait de la France le pays maître de l’univers, avec Paris pour centre. Et à l’intérieur de ce cercle, dans Paris même, il trace plusieurs autres cercles : la noblesse, le clergé, les ouvriers, les poètes, les artistes, les savants. De cinquante salons aristocratiques il n’en fait qu’un seul – celui de la duchesse de Cadignan. De cent banquiers il fait le baron de Nucingen, de tous les usuriers, Gobseck, de tous les médecins, Horace Bianchon. Il fait en sorte que ces hommes habitent plus près l’un de l’autre que ce n’est le cas dans la réalité quotidienne ; il fait en sorte qu’ils aient des relations plus fréquentes et qu’ils se combattent avec plus de véhémence. Là où la vie produit mille variations, lui ne connaît qu’un seul thème. Il ignore les types mixtes. Son univers est plus pauvre que la réalité, mais il est plus intense. Car ses personnages sont des extraits, ses passions des éléments purs, ses tragédies des condensations.
Comme Napoléon, il commence par conquérir Paris. Puis il s’empare de chaque province l’une après l’autre ; en quelque sorte chaque département envoie son orateur dans le parlement de Balzac, et puis, comme Bonaparte, le consul victorieux, il répand ses troupes sur tous les pays. Il entre en campagne, il envoie ses personnages dans les fjords de la Norvège, dans les plaines brûlées, dans les plaines de sable de l’Espagne, sous le ciel couleur de feu de l’Égypte, au pont pris par la glace de la Bérézina ; partout, sa volonté de puissance universelle se donne carrière, comme celle de son grand modèle. Et ainsi, de même que Napoléon se reposant entre deux campagnes créa le Code civil, Balzac, se reposant de la conquête du monde qu’il a réalisée dans La Comédie humaine, donne un code moral de l’amour et du mariage, un traité théorique et il trace encore, en souriant, au-dessus de la ligne de ses grands ouvrages qui embrassent toute la terre, l’arabesque copulante des Contes drolatiques.
De la misère la plus profonde, des chaumières paysannes il passe aux palais du faubourg Saint-Germain ; il pénètre dans les appartements de Napoléon, partout il fait sauter la quatrième muraille et découvre ainsi le secret des demeures les plus fermées ; il campe avec les soldats sous les tentes de la Bretagne ; il joue à la Bourse, il jette un regard dans les coulisses du théâtre, il observe le travail du savant ; il n’y a pas de coin dans le monde où ne vienne briller sa flamme fascinatrice. Deux à trois mille personnages lui constituent une véritable armée et, mieux, c’est une armée qu’il a fait naître en frappant le sol et qu’il a créée de ses seules mains. Ils sont venus à lui du néant, tout nus, et il leur donne des vêtements, il leur distribue des titres et des richesses, comme Napoléon à ses maréchaux, et il les leur reprend ; il joue avec eux, il les lance les uns sur les autres. Innombrable est la multiplicité des évènements qu’il construit ainsi et immense est le paysage se déployant derrière ces évènements. Comme Napoléon est unique dans l’histoire moderne, unique aussi dans la littérature des temps nouveaux est cette conquête du monde que met en œuvre La Comédie humaine, cette concentration – dans les deux mains d’un écrivain – d’un raccourci de la vie universelle. Mais le rêve de Balzac enfant était de conquérir le monde, et rien n’est plus puissant qu’un dessein conçu de bonne heure, lorsqu’il devient réalité. Ce n’est pas pour rien qu’il avait écrit sous un portrait de Napoléon : « Ce qu’il n’a pu achever par l’épée, je l’accomplirai par la plume. »
Ses héros sont comme lui. Tous ont l’ambition de conquérir le monde. Une force centripète les arrache à leur province, à leur patrie, pour les lancer sur Paris. C’est là qu’est leur champ de bataille, c’est vers ce champ de bataille que se précipitent cinquante mille jeunes gens, toute une armée, dont les forces vierges et intactes brûlent de se dépenser, dans le bouillonnement d’une obscure énergie, et ici, dans cet étroit espace, ils bondissent les uns sur les autres, comme des projectiles ; ils s’anéantissent, ils s’élèvent vers le succès ou se précipitent dans l’abîme. Personne ne trouve sa place tout préparée. Chacun doit conquérir la tribune pour pouvoir parler au monde et chacun doit se faire une arme de ce métal malléable et dur comme l’acier qui s’appelle la jeunesse ; chacun doit concentrer ses énergies en de véritables explosifs. La fierté de Balzac est d’avoir été le premier à montrer que cette lutte qui se passe au sein de la civilisation n’est pas moins acharnée que celle se déroulant sur les champs de bataille : « Mes romans bourgeois sont plus tragiques que vos tragédies », crie-t-il aux romantiques.
Car la première chose que ces jeunes gens apprennent dans les livres de Balzac, c’est la loi de l’inflexibilité. Ils savent qu’ils sont trop nombreux et ils doivent – l’image est de Vautrin, le personnage favori de Balzac – ils doivent se dévorer, comme des araignées dans un pot. Ils doivent tremper encore dans le poison brûlant de l’expérience l’arme qu’ils ont forgée avec leur jeunesse. Seul celui qui survit a raison. De toutes les trente-deux directions de la rose des vents, ils accourent à Paris, comme les sans-culottes de la Grande Armée ; ils se déchirent les souliers sur la route ; la poussière du chemin est collée à leurs vêtements et leur gorge est brûlée par une monstrueuse soif de jouissance. Et, comme ils contemplent cette sphère, nouvelle pour eux, cette sphère enchanteresse de l’élégance, de la richesse et de la puissance, ils sentent que pour conquérir ces palais, ces femmes,. ces pouvoirs, le peu de chose qu’ils ont apporté avec eux est sans valeur. Ils sentent que pour tirer parti de leurs facultés il faut les transformer et faire, avec la jeunesse, de l’opiniâtreté, avec l’intelligence, de la ruse, avec la confiance, de la fausseté, avec la beauté, du vice, avec l’intrépide, de l’astuce.
Car les héros de Balzac sont pleins d’envie ; ils veulent tout posséder. Tous éprouvent la même aventure : un tilbury au trot passe près d’eux en les frôlant presque ; la boue projetée par les roues les éclabousse, le cocher brandit son fouet, mais dans la voiture est assise une jeune femme. Et dans ses cheveux brille un joyau. Elle fait glisser sur eux un regard rapide. Elle est séduisante et belle, un symbole de la jouissance. Et tous les héros de Balzac, à ce moment-là, n’ont qu’un seul désir : « À moi cette femme, cette voiture, ces domestiques, cette richesse, Paris, le monde entier ! »
L’exemple de Napoléon, qui leur a montré que le pouvoir suprême était à la merci de l’homme de la plus humble extraction, les a perdus. Ils ne luttent pas, comme leurs pères, en province, pour une vigne, une préfecture, un héritage, mais déjà pour des symboles, pour la puissance, pour atteindre ce cercle lumineux où resplendit le soleil des lys de la royauté et où l’argent coule dans les doigts comme de l’eau. Et c’est ainsi qu’ils deviennent ces gens ambitieux à qui Balzac donne des muscles plus forts, une éloquence plus véhémente, des passions plus énergiques, une vie plus vivante, quoique plus rapide, que n’en ont les autres. Ce sont des hommes dont les rêves deviennent des actes. Ce sont des poètes, comme il dit, qui écrivent leurs œuvres dans la matière de la vie. Leur manière d’attaquer est double : un chemin spécial s’ouvre au génie et un autre chemin à l’homme ordinaire. Chacun doit inventer un système particulier pour parvenir à la puissance, ou bien il faut apprendre celui des autres, la méthode de la société. Il faut s’enfoncer meurtrièrement, comme un boulet de canon, dans la foule de ceux qui sont un obstacle à ce que le but soit atteint. Ou bien il faut, en rampant, les empoisonner, comme la peste conseille Vautrin, l’anarchiste, la grandiose figure en qui Balzac a mis sa prédilection.
Au quartier Latin, où Balzac lui-même a commencé dans une étroite chambre, se réunissent aussi ses héros, les prototypes de la vie sociale : Desplein, l’étudiant en médecine, Rastignac, l’arriviste, Louis Lambert, le philosophe, Rubempré, le journaliste, tout un cénacle de jeunes hommes qui ne sont encore que des éléments non élaborés, des caractères rudimentaires, dans toute leur pureté, mais qui pourtant représentent toute la vie groupée autour d’une longue table dans la légendaire pension Vauquer.
Mais ensuite, plongés dans la grande cornue de la vie, cuits dans l’effervescence des passions et de nouveau refroidis et figés par les désillusions, soumis aux multiples influences de la nature sociale, aux frottements mécaniques, aux attractions magnétiques, aux décompositions chimiques et aux désagrégations moléculaires, ces hommes se transforment ; ils perdent leur être véritable. Le terrible acide qui s’appelle Paris dissout les uns, les ronge, les élimine et les fait disparaître, tandis qu’il cristallise, durcit et pétrifie les autres. Tous les effets de métamorphose, des changements de couleurs et des combinaisons diverses s’accomplissent en eux ; les éléments ainsi associés constituent de nouvelles unités humaines et, dix ans plus tard, ceux qui ont survécu, ces êtres tout à fait transformés, se saluent avec un sourire d’augure sur les sommets de la vie : Desplein, le médecin célèbre, Rastignac, le ministre, Bridau, le grand peintre, tandis que Louis Lambert et Rubempré ont été saisis et brisés par la roue du Destin.
Ce n’est pas en vain que Balzac a aimé la chimie, qu’il a étudié les ouvrages de Cuvier et de Lavoisier. Car dans ce multiple processus des actions et des réactions, des affinités, des répulsions et des attractions, des éliminations, des décompositions et des cristallisations, dans la simplification atomique du composé, il voyait plus distinctement qu’ailleurs l’image du corps social. Sa conception, qu’il appelait lamarckisme – et que plus tard Taine a solidifiée en concepts philosophiques – était que tout ensemble n’influe pas moins sur l’unité qui en fait partie que l’unité elle-même à son tour sur l’ensemble ; que chaque individu est un produit formé par le climat, le milieu, les mœurs, le hasard et tous les germes de destinée qui viennent le frôler et que chaque être puise son essence dans une atmosphère, pour rayonner lui-même à son tour sur une nouvelle atmosphère ; cet universel déterminisme du monde intérieur et extérieur était pour lui un axiome. Et il lui semblait que la tâche la plus haute de l’artiste était d’enregistrer cette empreinte de l’organique dans l’inorganique et ces influences de la matière vivante sur l’esprit, ainsi que d’établir le bilan des richesses intellectuelles se trouvant à tel moment dans l’être social et de faire le compte des produits de toute l’époque. Tous les flots de l’existence se compénètrent, toutes les forces sont en mouvement, et aucune n’est libre.
Un relativisme aussi illimité a nié toute continuité, même celle du caractère. Balzac a toujours fait modifier ses personnages par les évènements, qui les modèlent comme une glaise dans la main du Destin. Même les noms de ses héros embrassent une réalité en évolution, et non une unité. Dans une vingtaine des livres de Balzac passe le baron de Rastignac, pair de France. On croit déjà le connaître pour l’avoir vu dans la rue, dans un salon ou en avoir entendu parler dans le journal, cet arriviste sans scrupule, ce prototype d’un brutal et impitoyable profiteur parisien, qui comme une anguille glisse à travers toutes les mailles des lois et incarne magistralement la morale d’une société corrompue. Mais voici un livre dans lequel vit aussi un Rastignac, le jeune noble sans fortune, que ses parents envoient à Paris avec beaucoup d’espoir et peu d’argent, caractère tendre, doux, modeste et sentimental. Et le livre raconte comment il tombe dans la pension Vauquer, dans cette cuve magique de figures, dans un de ces raccourcis de génie où Balzac fait tenir entre quatre murs mal tapissés toute la variété des tempéraments et des caractères qu’englobe l’existence ; et là il voit la tragédie du père Goriot, ce roi Lear inconnu ; il voit comment les princesses de pacotille du faubourg Saint-Germain volent avidement leur vieux père ; il voit toute la vilenie de la société analysée dans une seule tragédie.
Et, comme enfin il suit le cercueil du vieillard trop bon, seul avec un valet et une servante, comme dans une heure d’indignation il voit Paris s’étendre à ses pieds, des hauteurs du Père-Lachaise jaune et livide comme un mauvais abcès, il connaît du coup toute la science de la vie. À ce moment-là il entend retentir à son oreille la voix de Vautrin, sa doctrine d’après laquelle il faut traiter les hommes comme des chevaux de poste, les harceler de coups de fouet tant qu’ils sont devant la voiture et puis les laisser crever quand ils sont arrivés au but ; dans cette seconde-là, il devient le baron Rastignac que l’on rencontre dans les autres livres, le profiteur sans scrupule et inexorable, le pair et roi de Paris.
Tous les héros de Balzac vivent cette seconde à la croisée des chemins. Tous ils deviennent des soldats dans la guerre de tous contre tous ; chacun va à l’assaut de la fortune, c’est sur le cadavre de l’un que passent les chevaux de l’autre. Chacun a son Rubicon, son Waterloo ; les mêmes batailles se livrent dans les palais, dans les chaumières et les tavernes ; c’est cela que montre Balzac. Et que sous le masque de leurs habits, prêtres, médecins, soldats ou avocats sont en proie aux mêmes instincts, c’est ce que sait bien son Vautrin, qui joue à la fois tous ces rôles et paraît sous une dizaine de déguisements dans ses livres, mais en restant toujours le même et cela consciemment. Sous la surface nivelée de la vie moderne, la lutte se poursuit souterrainement. Car l’ambition intérieure agit en sens inverse du nivellement extérieur. Aucune place n’étant réservée pour personne – comme autrefois au roi, à la noblesse, aux prêtres – chacun ayant droit à tout, les efforts des individus se décuplent et la diminution des possibilités se traduit par le redoublement des énergies.
C’est précisément cette lutte meurtrière des énergies entre elles allant parfois jusqu’au suicide qui excite Balzac. Sa passion est de décrire, non pas dans ses effets mais dans son essence, l’énergie tendant à un but – comme expression de la consciente volonté de vivre. Que cette énergie soit bonne ou mauvaise, qu’elle soit dépensée efficacement ou gaspillée, Balzac n’en a cure, pourvu qu’elle soit intense. L’intensité, la volonté, c’est la seule chose intéressante, c’est ce qui appartient à l’homme, tandis que le succès et la gloire ne sont rien, car c’est le hasard qui les détermine. Le petit voleur, qui anxieusement fait disparaître dans sa manche un pain pris sur le comptoir du boulanger est ennuyeux ; le voleur en grand, le voleur professionnel, qui ne vole pas seulement pour le profit, mais par passion, lui dont toute l’existence n’a pour objet que de « prendre », toujours prendre davantage, est grandiose. Mesurer les effets et les faits reste la fonction de l’historien ; dégager les causes, les intensités, paraît à Balzac celle du poète. Car n’est tragique que la force qui n’aboutit pas au but. Balzac décrit les « héros oubliés » ; pour lui, il y a à chaque époque non pas un Napoléon unique, celui des historiens, celui qui a conquis le monde de 1796 à 1815, mais il en connaît quatre ou cinq. L’un est peut-être tombé à Marengo et s’est appelé Desaix ; il peut se faire que le second ait été envoyé en Égypte, loin des grands évènements, par le véritable Napoléon ; le troisième a peut-être vécu la plus monstrueuse des tragédies : il était Napoléon et n’a jamais vu un champ de bataille ; il a dû tarir peu à peu dans quelque « trou » provincial, au lieu de devenir torrent, mais il n’a pas moins dépensé d’énergie, bien que ce soit en de petites choses.
Ainsi il cite des femmes qui seraient devenues célèbres par leur dévouement et leur beauté, parmi les reines-soleil – des femmes dont le nom aurait le même éclat que celui de la Pompadour ou de Diane de Poitiers ; il parle des poètes qu’anéantit la disgrâce du moment, à côté de qui la gloire est passée sans les connaître et à qui c’est le rôle de l’écrivain de restituer la gloire qui les a oubliés ; il sait que chaque seconde de la vie consomme inutilement une quantité monstrueuse d’énergie. Il se rend compte qu’Eugénie Grandet, la jeune provinciale sentimentale, au moment où, tremblant devant son avare père, elle donne à son cousin la bourse, n’est pas moins courageuse que Jeanne d’Arc, dont la statue de marbre brille sur les places publiques.
Le succès ne peut pas aveugler le biographe d’un nombre infini de carrières ; il ne peut pas tromper celui qui a analysé chimiquement tous les fards et les mixtures du visage social. L’œil incorruptible de Balzac, qui partout est uniquement en quête d’énergie, décèle toujours dans le grouillement des faits le véritable battement de la vie ; dans le tumulte de la Bérézina, où l’armée en déroute de Napoléon met toutes ses forces à atteindre le pont, où le désespoir, l’ignominie et l’héroïsme de scènes cent fois décrites sont confondus, comme dans un comprimé d’une seconde, il discerne tout de suite les véritables héros, les plus grands de tous : ces quarante pontonniers, dont personne ne connaît le nom, qui pendant trois jours sont restés plongés jusqu’à la poitrine dans l’eau glacée toute chargée de glaçons, afin de construire ce pont branlant sur lequel passa la moitié de l’armée.
Il sait que derrière les rideaux fermés des fenêtres parisiennes il se passe, à chaque seconde, des tragédies qui ne le cèdent en rien à la mort de Juliette, à la fin de Wallenstein et au désespoir du roi Lear ; et sans cesse il a répété fièrement cette parole : « Mes romans bourgeois sont plus tragiques que vos tragédies les plus tragiques. » Car son romantisme est tourné vers l’intérieur. Son Vautrin, qui porte un vêtement ordinaire, n’est pas moins grandiose que le sonneur de Notre-Dame avec ses grelots, le Quasimodo de Victor Hugo ; les paysages sauvages et rocheux de l’âme, les fourrés de la passion et de l’ambition dans la poitrine de ses grands arrivistes ne sont pas moins effrayants que l’épouvantable caverne qu’il y a dans Han d’Islande.
Balzac ne cherche pas le grandiose dans la draperie, dans des horizons historiques ou exotiques, mais dans la grandeur des dimensions, dans l’intensité accrue d’un sentiment devenant tout à fait unique dans son absolu. Il sait que tout sentiment ne devient prépondérant que s’il reste intact dans sa force et qu’un homme ne devient grand que quand il se concentre pour atteindre un seul but, quand il ne se disperse pas et ne gaspille pas ses efforts à nourrir plusieurs ambitions à la fois, lorsque sa passion absorbe en elle toutes les sèves correspondant à d’autres sentiments, quand elle se fortifie aux dépens d’autrui et en forçant la main à la nature – comme une branche qui porte une double pousse ne s’épanouit en floraisons que lorsque l’horticulteur a coupé ou écarté les rejets inutiles.
Balzac a décrit ces monomanes de la passion qui voient l’univers sous l’aspect d’un symbole unique, qui, pour eux, donne un sens à ce chaos inextricable. Une sorte de mécanisme des passions est l’axiome fondamental de son énergétique : la croyance que chaque existence dépense une même somme d’énergie, quelles que soient les illusions auxquelles s’appliquent ces tendances de la volonté et qu’importe si cette énergie se dilapide lentement en mille excitations, si elle se conserve précieusement pour les extases véhémentes et soudaines, ou si le feu vital se consume en combustion ou en explosion. Celui qui vit plus vite ne vit pas une vie plus courte ; celui qui vit pour une seule passion ne vit pas avec moins de variétés. Pour une œuvre qui ne veut dépeindre que des types dégageant des éléments purs, de tels monomanes sont seuls importants.
Les hommes tièdes n’intéressent pas Balzac ; ceux qui l’intéressent sont seulement les hommes tout entiers adonnés à une chose, qui avec tous leurs nerfs, avec tous leurs muscles, avec toutes leurs pensées s’attachent à une des illusions de l’existence, que ce soit n’importe quoi : l’amour, l’art, l’avarice, le dévouement, la bravoure, la paresse, la politique, l’amitié. Peu importe le symbole choisi, pourvu que son emprise soit absolue. Ces « hommes à passion », ces fanatiques d’une religion qu’ils se sont créée ne regardent ni à droite ni à gauche. Ils parlent entre eux des langues différentes et ils ne se comprennent pas. Offrez au monomane de la collection une femme, la plus belle du monde, il ne fera pas attention à elle ; offrez à l’amoureux une brillante carrière, il la dédaignera ; offrez à l’avare autre chose que de l’argent, il ne détournera pas les yeux de son coffre.
Mais si, par hasard, le monomane se laisse séduire, s’il abandonne sa chère passion pour une autre, il est perdu. Car les muscles que l’on ne fait pas fonctionner dépérissent, les nerfs que pendant des années l’on ne fait pas agir s’ossifient et celui qui, pendant toute une vie d’homme, a été le virtuose d’une seule passion, l’athlète d’un seul sentiment n’est qu’un incapable et un maladroit en tout autre domaine. Un sentiment qui a été exacerbé jusqu’à devenir une monomanie fait violence aux autres, leur tarit la source d’eau vive et les fait périr de sécheresse, mais c’est pour absorber en lui tous leurs stimulants. Toutes les graduations et les péripéties de l’amour, jalousie et mélancolie, épuisement et extase, ont, pour l’avare, leur reflet dans la fureur de l’épargne et, pour le collectionneur, dans la rage de collectionner, car toute perfection absolue embrasse le total des possibilités sentimentales. L’intensité d’une passion unique recueille dans les émotions qu’elle procure toute la variété des désirs négligés. C’est ici que s’embranchent les grandes tragédies balzaciennes.
Nucingen, l’homme d’argent, qui a ramassé des millions et qui est supérieur en habileté à tous les banquiers de l’Empire, devient un niais petit garçon dans les mains d’une courtisane ; le poète qui se tourne vers le journalisme est écrasé par lui, comme un grain par la meule du moulin. Un songe qui embrasse l’univers, un symbole qui domine une existence est jaloux comme Jéhovah : il ne tolère aucune autre passion à côté de lui. Et de ces passions aucune n’est plus grande ou plus petite qu’une autre ; elles ne comportent pas plus un ordre hiérarchique que des paysages ou des rêves. Aucune d’elles n’est insignifiante : « Pourquoi n’écrirait-on pas la tragédie de la bêtise ? dit Balzac. Celle de la honte, celle de la timidité, celle de l’ennui ? » Ce sont là aussi des forces agissantes, des forces motrices ; elles ont aussi leur importance, pourvu qu’elles soient assez intenses ; même la ligne de l’existence la plus mesquine a de l’allure et un accent de beauté, pourvu qu’elle se déploie tout droit devant elle sans discontinuité ou qu’elle fasse complètement le tour d’une destinée. La passion de Balzac, sa monomanie, fut de faire jaillir de la poitrine humaine ces forces primitives, ou, plus exactement, ces mille incarnations de la véritable force primitive, ce fut d’en accroître l’effervescence sous la pression de l’atmosphère, de les exacerber par le sentiment, de les enivrer au moyen des élixirs de la haine et de l’amour, de les rendre furieuses et enragées, de faire en sorte que quelques-unes viennent se briser contre la pierre d’achoppement du hasard ; ce fut de les presser ensemble et de les isoler l’une de l’autre, d’établir des liaisons, de bâtir des ponts entre les rêves de ces divers personnages, entre l’avare et le collectionneur, l’ambitieux et l’égoïste ; ce fut de déplacer sans cesse le parallélogramme des forces, dans chaque destinée d’ouvrir l’abîme menaçant, au pied de la montagne ou au bas de la vallée, où se déchaîne l’orage de la passion, de précipiter ces forces de haut en bas, de les lancer de bas en haut et, ce faisant, de fixer d’un œil enflammé et fasciné ce jeu changeant, comme Gobseck fixe les diamants de la comtesse Restaud ; ce fut de ranimer sans cesse avec le soufflet le feu défaillant, de harceler ses personnages comme des esclaves, de ne jamais les laisser reposer, de les traîner, comme Napoléon faisait de ses soldats, à travers tous les pays : de l’Autriche à la Vendée, puis, en passant la mer, vers l’Égypte et vers Rome, à travers la Porte de Brandebourg et ensuite sur la colline de l’Alhambra et enfin à travers victoires et défaites jusqu’à Moscou – après en avoir laissé la moitié en chemin, emportés par les obus ou couchés sous la neige des steppes ; bref, ce fut de sculpter le monde entier comme des figures de statues, de le peindre comme un paysage et puis avec des doigts fiévreux de mettre en mouvement tout ce jeu de marionnettes ; oui, ce fut là la monomanie de Balzac.
Car lui-même, Balzac, fut un de ces grands monomanes comme il en a éternisé dans son œuvre. Déçu, repoussé dans tous ses rêves par un monde brutal, qui n’aime pas les débutants ni les pauvres, il s’enterra dans sa retraite et se créa à lui-même un symbole de l’univers. Un univers bien à lui, dont il était le maître et qui disparut avec lui. La réalité passait à côté de lui, il ne tendait pas les mains vers elle ; il vivait enfermé dans sa chambre, cloué à sa table de travail ; il vivait dans la forêt de ses personnages, comme Élie Magus, le collectionneur, entre ses tableaux. Depuis sa vingt-cinquième année la réalité – à part quelques cas exceptionnels, qui finirent toujours tragiquement – ne l’a guère intéressé que comme un matériel de travail, un combustible, pour faire marcher le volant de son propre univers. II vivait presque consciemment en dehors de la vie, comme dans la crainte qu’un contact entre ces deux univers, le sien et celui des autres, ne devienne toujours fatalement douloureux pour lui.
À huit heures du soir, épuisé, il se couchait, dormait quatre heures et se faisait réveiller à minuit ; lorsque Paris et le monde bruyant qui l’entourait fermaient leurs yeux ardents, lorsque l’obscurité tombait sur les rumeurs des rues et que le monde disparaissait, le sien commençait à apparaître et il l’édifiait, à côté de l’autre, avec les éléments épars qu’il inventait ; il vivait des heures d’une fiévreuse extase, fouettant inlassablement ses sens exténués au moyen de café noir.
C’est de la sorte qu’il travaillait dix, douze et souvent aussi dix-huit heures, jusqu’à ce que quelque objet l’arrachât à cet univers imaginaire pour le rappeler à la réalité propre. Durant ces heures de réveil il avait sans doute ce regard que Rodin lui a donné dans sa statue, la surprise de quelqu’un que l’on tire brusquement du ciel pour le faire retomber dans une réalité qu’il avait oubliée, ce regard d’un grandiose effrayant, qui ressemble presque à un cri, cette main qui presse le vêtement sur l’épaule grelottante, cette mine de quelqu’un qu’on secoue en plein sommeil, cet aspect de somnambule à qui l’on crie brutalement son nom.
Chez aucun poète l’intensité de l’absorption dans son propre ouvrage, la croyance à ses propres rêves n’a jamais été plus forte, ni l’hallucination aussi près de l’illusion véritable. Balzac ne savait pas toujours arrêter le travail de son imagination, à la manière d’une machine ; il ne savait pas interrompre immédiatement le mouvement du monstrueux volant ; il ne savait pas distinguer la réalité de ce qui n’était pas son image vue à travers un miroir ; il ne savait pas tracer des lignes de démarcation bien nette entre le monde réel et le monde qu’il imaginait. On a rempli tout un livre d’anecdotes montrant combien, dans l’ivresse du travail, il croyait à l’existence de ses personnages. Un livre d’anecdotes souvent plaisantes, mais la plupart du temps un peu cruelles. Un ami pénètre dans sa chambre. Balzac se précipite au-devant de lui : « Imagine-toi, dit-il, la malheureuse s’est suicidée. » C’est seulement au recul d’épouvante de son ami qu’il s’aperçoit que l’héroïne dont il parlait, Eugénie Grandet, n’a jamais vécu que dans ses propres prunelles.
Et ce qui distingue cette hallucination si contenue, si intense, si complète de l’aliénation pathologique, ce n’est peut-être que l’identité des lois qui régissent la vie extérieure et cette nouvelle réalité (ce sont les mêmes causalités qui conditionnent l’être), ce n’est pas tant la forme de la vie, que la capacité de vie de ses personnages qui, venant du dehors, entraient dans son ouvrage, comme s’ils n’eussent eu qu’à franchir la porte de son cabinet de travail. Mais par la continuité, par la ténacité et par l’absolu de cette illusion, cette absorption de l’homme dans son œuvre était celle d’un monomane achevé ; son travail n’était plus de l’application, mais de la fièvre, du rêve et de l’extase. C’était, pour lui, un palliatif magique, un soporifique, qui devait lui faire oublier l’appétit de vivre qui était en lui. Lui-même, qui était doué comme pas un pour jouir et pour dépenser, a avoué que ce travail enfiévré n’était pour lui qu’un instrument de jouissance. En effet, avec ses désirs effrénés, il ne pouvait, comme les monomanes de ses livres, renoncer à toutes les autres passions qu’en les remplaçant. Il pouvait se passer de tous les excitants du sentiment vital, l’amour, l’ambition, le jeu, la richesse, les voyages, la gloire et les victoires, parce qu’il trouvait dans son travail le substitut dont il avait besoin.
Les sens sont aussi fous que des enfants. Ils ne peuvent pas distinguer le vrai du faux, l’illusion de la réalité. Il suffit qu’on leur donne une nourriture, peu importe que ce soient des réalités ou des rêves. Balzac ‘a, toute sa vie, dupé ses sens, en ne leur donnant que des illusions de jouissances ; il rassasiait leur faim avec l’odeur des mets qu’il était bien obligé de leur refuser. Sa vie, à lui, était la part passionnée qu’il prenait aux puissances de ces créatures. Car c’était lui, véritablement, qui jetait ces dix louis sur la table de jeu et qui était là tout tremblant, tandis que la roulette tournait ; c’était lui qui de ses doigts brûlants ramassait le flot sonore des pièces gagnées ; c’était lui qui remportait au théâtre ce grand triomphe ; lui qui à la tête de ces brigades donnait l’assaut à ces hauteurs ; lui qui, avec des mines explosives, ébranlait la Bourse dans ses fondements ; toutes les concupiscences de ses créatures étaient les siennes ; elles représentaient les extases dans lesquelles se consumait sa vie extérieurement si pauvre. Il jouait avec ses personnages comme Gobseck avec les douloureuses victimes venues à lui l’âme en proie au désespoir pour emprunter de l’argent et qui se laissaient aussitôt prendre à ses amorces, dans la douleur, la joie et les tourments de qui l’usurier ne voyait, après les avoir sondés, que l’attitude plus ou moins adroite de purs comédiens. Et c’est le cœur de Balzac qui parle sous la blouse crasseuse de Gobseck : « Croyez-vous que ce n’est rien que de pénétrer ainsi dans les replis les plus cachés du cœur humain, que d’y pénétrer si profondément et de l’avoir ainsi devant soi dans sa nudité ? »
Car lui, le magicien de la volonté, transmuait les choses étrangères en biens propres ; il transmuait le rêve en réalité. On raconte que, dans sa jeunesse, lorsque dans sa mansarde il mangeait du pain sec, qui était son misérable repas, il avait dessiné, sur la table, à la craie, des contours d’assiette et écrit au milieu de ces contours les noms des mets les plus choisis, afin de sentir ainsi dans son pain sec, rien que par la suggestion, le goût des plats absents, qu’il éprouvait véritablement, de même il a, à coup sûr, savouré absolument tous les charmes de la vie dans les élixirs de ses livres et il a illusionné sa propre pauvreté avec la richesse et le faste de ses personnages.
Lui qui était continuellement couvert de dettes et harcelé par les créanciers, il éprouvait certainement une volupté véritablement matérielle en écrivant : « Cent mille francs de rente. » C’était lui qui fouillait dans les tableaux d’Élie Magus, lui qui aimait ces deux comtesses comme Goriot, leur père, lui qui, avec Séraphita, montait sur les hauteurs des fjords de Norvège qu’il n’avait jamais vus, lui qui avec Rubempré jouissait des regards admiratifs des femmes ; c’était pour lui, pour lui-même, qu’il faisait jaillir comme une lave la passion chez tous ces hommes pour qui il brassait bonheur et douleur avec les herbes claires ou sombres de la terre. Aucun poète n’eut jamais plus de part aux jouissances de ses créatures.
C’est précisément aux endroits où il décrit les enchantements de cette richesse tant désirée que l’on sent plus fortement que dans les aventures érotiques l’ivresse de celui qui s’enchante lui-même et le hachisch des rêves du solitaire. Sa passion la plus intime, ce sont ces chiffres qui s’accumulent ou qui se réduisent, ce sont ces gains avides et ces pertes soudaines d’argent ; c’est cette ronde de capitaux passant de main en main, ces bilans qui s’enflent, ce bouleversement des valeurs, ces chutes et ces montées qui atteignent l’infini. Il fait s’abattre sur des mendiants des millions, à la façon d’un orage ; il fait couler comme du mercure des fortunes dans de blanches mains ; et quelle n’est pas sa volupté lorsqu’il peint les palais du « noble faubourg » ou la magie de l’argent ! Les mots « millions », « milliards », il les balbutie toujours avec cette émotion de l’homme qui ne peut plus parler tant il est ému – avec le râle de la sensualité suprême. Les pièces de parade des appartements se suivent à la file, voluptueuses comme les femmes d’un sérail ; les insignes de la puissance sont étalés comme les fastueux joyaux de la couronne. Jusque dans les manuscrits de Balzac cette fièvre a imprimé sa marque. On peut voir comment les lignes, qui au début sont posées et nettes, se gonflent comme les veines d’un homme en colère ; on peut voir comment elles se bousculent, se précipitent, se harcèlent furieusement l’une l’autre, maculées par les traces du café avec lequel il fouettait ses nerfs épuisés ; on entend presque l’essoufflement continu et haletant de la machine surexcitée, cette convulsion fanatique et maniaque de son créateur, cette rage du « don Juan du verbe », de l’homme qui veut tout posséder et tout avoir. Et l’on retrouve encore l’impétuosité de cet esprit jamais satisfait dans les épreuves de ses écrits, dont il déchirait toujours à nouveau la rigide structure, comme un fiévreux déchire sa blessure, afin de faire couler encore une fois le sang rouge et palpitant des lignes à travers un corps déjà froid et figé.
Un pareil travail de Titan resterait incompréhensible, si ce n’avait pas été de la volupté, et même plus que de la volupté, c’est-à-dire la seule passion par laquelle s’exprimait le vouloir vivre d’un homme renonçant ascétiquement à toutes les autres formes de la puissance – d’un passionné pour qui l’art était le seul moyen qu’il eût de manifester son activité. Une ou deux fois il avait bien fugitivement coulé son rêve dans un autre moule ; il s’était essayé dans la vie pratique, la première fois lorsque, désespérant de sa production littéraire et voulant acquérir la véritable puissance d’argent, il devint spéculateur, fonda une imprimerie et un journal ; mais avec cette ironie que le destin tient toujours en réserve à l’égard des révoltés, lui qui dans ses livres connaissait tout, les coups des gens de Bourse, les raffinements des petites et grandes affaires, les ruses des usuriers ; lui qui connaissait la valeur de toutes choses, qui, dans ses œuvres, avait fait réussir des centaines d’hommes et leur avait fait gagner une fortune, établie sur des fondements justes et logiques ; lui-même qui avait enrichi Grandet, Popinot, Crevel, Goriot, Bridau, Nucingen, Wehrbrust et Gobseck – lui-même a perdu son capital, a échoué misérablement. Et il ne lui est resté que cette terrible charge de dettes qu’il a traînée ensuite, en gémissant, sur ses larges épaules de portefaix, pendant tout le demi-siècle de sa vie, ilote du travail le plus accablant, sous lequel, un jour, il s’est effondré, sans pousser un cri, les veines rompues.
La jalousie de la passion qu’il avait abandonnée, de la seule à laquelle il s’était adonné, l’art, s’est atrocement vengée de lui. Même l’amour, qui pour les autres est un rêve merveilleux s’épanouissant au-dessus de la réalité vécue, ne devint pour lui une réalité qu’en sortant d’un rêve. Mme de Hanska, sa future épouse, « l’étrangère » à qui s’adressaient ces lettres célèbres, était déjà passionnément aimée par lui avant qu’il eût plongé son regard dans ses yeux ; il l’aimait déjà lorsqu’elle n’était encore pour lui qu’un songe, comme la Fille aux yeux d’or, comme Delphine et Eugénie Grandet. Pour le véritable écrivain, toute autre passion que celle du travail littéraire, du rêve créateur, est une aberration. « L’homme de lettres doit s’abstenir des femmes, elles lui font perdre son temps, on doit se borner à leur écrire, cela forme le style », disait-il à Théophile Gautier.
En vérité, au tréfonds de son être, ce qu’il aimait, ce n’était pas Mme de Hanska, mais l’amour qu’il avait pour elle ; ce n’étaient pas les situations dans lesquelles il se trouvait réellement, mais celles qu’il inventait ; il assouvissait sa faim de réalité à l’aide d’illusions, il jouait avec les images et les costumes jusqu’au point de croire lui-même à sa passion, comme le font les comédiens, aux moments où ils sont le plus émus. Inlassablement il a sacrifié à cette passion de la création littéraire, il a accéléré le processus de combustion interne jusqu’au jour où la flamme jaillit et se répandit à l’extérieur, jusqu’au jour où il périt. Avec chacun de ses nouveaux livres, avec chaque désir qu’il mettait ainsi en œuvre, sa vie se rétrécissait comme la magique peau de chagrin de son roman mystique, et il fut victime de la monomanie, comme le joueur est victime des cartes, le buveur des vins, le fumeur d’opium de la pipe fatale et le voluptueux des femmes. Il périt pour avoir cédé à l’excès de sa passion.
Il est très compréhensible qu’une volonté si colossale, qui gonflait ses rêves de sang et de vie, qui les animait tellement que leurs excitations n’étaient pas moins fortes que les phénomènes de la réalité ; il est très compréhensible qu’une telle volonté, monstrueusement douée d’un monstrueux pouvoir d’enchantement, ait vu dans sa propre magie le secret de la vie et ait fait de ses propres idées la loi de l’univers. Il ne pouvait pas avoir une philosophie véritable, celui qui ne trahissait rien de lui-même, qui peut-être n’était rien de plus qu’un être en évolution, qui n’avait aucune forme, comme Protée, parce qu’il les incarnait toutes en lui ; celui qui comme un derviche, comme un esprit fugace, se glissait dans les corps de mille personnages et se perdait dans le dédale de leur vie, tantôt optimiste avec celui-ci, tantôt altruiste avec celui-là, tantôt pessimiste et relativiste, pouvant en lui mettre en circuit ou hors de circuit toutes les opinions et toutes les valeurs, comme s’il se fût agi de courants électriques. Il ne donne tort ni raison à personne. Balzac n’a toujours fait « qu’épouser les opinions des autres » ; il n’y a pas, que je sache, de mot qui puisse exprimer cette façon d’adopter une opinion avec spontanéité, mais sans identification durable avec elle. Il était tout entier enfermé dans l’instant présent, dans la cage thoracique de ses personnages et il se laissait aller au fil de leurs passions et de leurs vices.
Pour lui, il n’y avait qu’une chose qui fût vraie et immuable, c’était la volonté poussée à un degré extraordinaire ; c’était ce Sésame magique qui lui ouvrait, à lui étranger, les rochers derrière lesquels se cachait ce qu’il y a d’inconnu dans la poitrine humaine – ce mot magique qui le conduisait dans les plus sombres abîmes du sentiment des hommes et qui lui permettait d’en remonter chargé de ce que leur existence contenait de plus noble. Il devait, plus que tout autre, être enclin à attribuer à la volonté un pouvoir ayant sa répercussion du spirituel dans le matériel et à la considérer comme principe de vie et souveraine de l’univers. Il avait conscience que la volonté, ce fluide qui, irradié par Napoléon, ébranlait l’univers, renversait des empires, faisait des rois, commandait des millions de destinées, il avait conscience que cette vibration immatérielle, cette pure pression atmosphérique d’une chose spirituelle s’exerçant extérieurement devait aussi se manifester dans l’ordre matériel, modeler la physionomie et influencer le physique de tout le corps. Car de même qu’une excitation momentanée stimule chez tout homme l’expression, embellit les traits de la brute et même de l’idiot et leur donne du caractère, à plus forte raison combien une volonté énergique, une passion chronique ne devait-elle pas sculpter la matière du visage humain.
Une figure était pour Balzac un vouloir vivre pétrifié, un caractère fondu dans le bronze, et de même que l’archéologue a pour mission, à l’aide des vestiges de pierres, de reconstituer toute une civilisation, de même il lui semblait nécessaire que l’écrivain fût capable, d’après un visage et &après l’atmosphère entourant une personne, de découvrir quelle est sa culture intérieure.
C’est cette physiognomonie qui lui fit aimer la doctrine de Gall, sa topographie des facultés localisées dans le cerveau ; c’est elle qui l’amenait à étudier Lavater, qui également ne voyait dans la figure humaine pas autre chose que le vouloir vivre devenu chair et os, que le caractère se manifestant physiquement. Tout ce qui confirmait cette magie, cette mystérieuse action réciproque du moral et du physique, était pour lui chose bienvenue. Il croyait à la doctrine de Mesmer sur la transmission magnétique de la volonté d’un médium dans un autre ; il croyait que les doigts étaient des réseaux de feu rayonnant la volonté ; il attachait cette conception aux spiritualisations mystiques de Swedenborg, et il concentra toutes ces amusettes qui n’étaient pas entièrement figées, en une théorie, dans la doctrine de son favori, ce Louis Lambert, le « chimiste de la volonté », cette singulière figure d’un homme mort prématurément qui incarne étrangement le propre portrait de Balzac et son désir d’une perfection intérieure et qui plus souvent que tout autre personnage de l’auteur fait des emprunts à la vie de celui-ci.
Chaque visage était pour lui une charade à deviner. Il prétendait reconnaître dans la face de chaque individu une physionomie d’animal ; il croyait pouvoir distinguer à des signes secrets les gens voués à la mort ; il se vantait de pouvoir dire la profession de toute personne qui passait dans la rue d’après sa figure, sa démarche et son costume. Mais cette connaissance intuitive ne lui paraissait pas encore la plus haute magie du regard divinatoire ; car tout cela ne s’appliquait qu’à la réalité présente. Son ambition la plus profonde était d’être semblable à ces hommes aux forces concentrées qui peuvent non seulement découvrir les choses momentanées, mais encore pénétrer le passé, d’après les traces qu’il a laissées, et l’avenir, d’après les racines qui en sont déjà formées ; son ambition la plus profonde était d’être le frère des chiromanciens, des devins, des faiseurs d’horoscopes, des « voyants », de tous ceux qui, douées du regard pénétrant de la « seconde vue », prétendaient reconnaître les choses intérieures d’après l’extérieur, et l’illimité d’après les lignes du fini, qui pouvaient, en regardant les minces lignes de la main, dérouler le chemin de la vie passée et prolonger dans le futur cet obscur sentier. Un pareil regard magique, d’après Balzac, n’est donné qu’à celui qui n’a pas dispersé son intelligence en mille directions, mais qui – l’idée de la concentration revient sans cesse chez Balzac – l’a épargnée en lui-même pour la tourner vers un but unique.
Le don de « seconde vue » n’est pas seulement celui du magicien et du « voyant » ; la « seconde vue » cette connaissance spontanée et visionnaire, cette marque incontestable du génie, les mères l’ont également à l’égard de leurs enfants ; elle appartient aussi à Desplein, le médecin qui d’après la souffrance confuse d’un malade détermine aussitôt la cause de son mal et la limite probable de la durée de sa vie ; elle appartient à Napoléon, le génial capitaine qui reconnaît aussitôt l’endroit où il doit lancer ses brigades pour décider du sort de la bataille ; elle appartient à Marsay, le séducteur, qui saisit immédiatement la seconde fugitive où il peut amener une femme à sa chute ; elle appartient à Nucingen, le joueur à la Bourse, faisant exploser le grand coup qu’il a préparé juste au moment opportun ; tous ces astrologues du ciel de l’âme doivent leur science à ce regard intérieur qui voit l’horizon comme à travers une longue-vue là où l’œil nu n’aperçoit qu’un informe chaos. C’est en cela que réside l’affinité qu’il peut y, avoir entre la vision du poète et la déduction du savant, entre la conception rapide et spontanée et la connaissance lente et logique.
Balzac, à qui lui-même sa propre « clairvoyance » intuitive restait incompréhensible et qui souvent jetait un regard d’effroi et presque d’égarement sur son œuvre comme sur quelque chose d’inconcevable, fut forcé d’adopter une philosophie de l’incommensurable, une mystique à laquelle ne suffisait plus le catholicisme courant d’un de Maistre. Et ce grain de magie qui était mêlé à son être le plus intime, ce caractère un peu mystérieux qui fait que son art est non seulement la chimie, mais encore l’alchimie de la vie, c’est là sa valeur limite par rapport à ses successeurs, à ses imitateurs, Zola en particulier, qui entassait pierre sur pierre là où Balzac n’avait qu’à tourner son anneau magique pour voir se dresser déjà un palais aux mille fenêtres. Si monstrueuse qu’ait été l’énergie qu’il lui a fallu pour mettre sur pied son œuvre, la première impression n’en reste pas moins toujours une impression de magie et non, une impression du travail ; on n’y voit pas un emprunt à la vie, mais plutôt un enrichissement de la vie et un don gratuit fait à cette dernière.
En effet – et cela flotte autour de sa figure comme un impénétrable nuage de mystère – Balzac, dans ses années de création, a cessé d’étudier et d’expérimenter ; il n’a plus continué d’observer la vie, comme le faisait par exemple Zola, qui, avant d’écrire un roman, dressait un bordereau pour chaque personnage ou comme le faisait Flaubert, qui engloutissait des bibliothèques entières pour composer un livre de l’épaisseur du doigt. Balzac, lui, revenait rarement dans le monde réel qui était situé en dehors du sien ; il était enfermé dans son hallucination comme dans une prison ; il était cloué comme un martyr à sa table de travail, et quand il entreprenait une de ces excursions fugitives dans la réalité, quand il allait discuter avec son éditeur, porter ses épreuves à l’imprimerie, manger chez un ami ou fouiller les boutiques de bric-à-brac de Paris, ce qu’il en rapportait c’était toujours moins des informations que la confirmation de ce qu’il savait.
Lorsqu’il commença d’écrire, le savoir de toute sa vie était déjà réuni en lui, d’une façon mystérieuse ; il y était accumulé et emmagasiné et c’est peut-être, avec le phénomène presque mythique de Shakespeare, la plus grande énigme de l’histoire universelle que la question de savoir comment, quand et d’où sont venues dans l’esprit de Balzac toutes ces extraordinaires provisions de connaissances concernant toutes les professions, toutes les matières, tous les tempéraments et tous les phénomènes. Pendant trois ou quatre ans, dans sa jeunesse, il avait exercé plusieurs professions ; c’est dans ces quelques années qu’il lui a fallu puiser toute sa science, toute cette quantité inexplicable et inconcevable de faits, la connaissance de tous les caractères et de tous les phénomènes ; il a dû, dans ces années-là, observer incroyablement ! Son regard dut être un effrayant appareil d’absorption qui, avidement, à la manière d’un vampire, s’emparait de tout ce qu’il rencontrait pour le concentrer dans son être, dans une mémoire où rien ne se décolorait, où rien ne se perdait, où rien ne se brouillait ni ne se corrompait, où tout était bien ordonné, bien à sa place, bien aligné, où tout était toujours prêt à être utilisé et toujours tourné du côté essentiel, dans une mémoire où tout faisait ressort et bondissait dès que Balzac le voulait ou le désirait !
Balzac a tout connu, les procès, les batailles, les manœuvres de la Bourse, les spéculations immobilières, les secrets de la chimie, les ruses des parfumeurs, les artifices des artistes, les discussions de théologien, la vie des journaux, les dessous du théâtre et de cette autre scène, la politique. Il a connu la province, Paris et le monde ; lui, le « connaisseur en flânerie », lisait comme dans un livre dans les traits compliqués des rues ; il savait, à voir une maison, quand elle avait été bâtie et par qui et pour qui ; il déchiffrait l’héraldique des armoiries qu’il y avait au-dessus de la porte, il reconstituait toute une époque d’après le genre de sa construction et il savait en même temps le prix des loyers ; il peuplait chaque étage d’habitants, il plaçait des meubles dans les chambres, il remplissait celles-ci d’une atmosphère de bonheur et de malheur et il faisait se dérouler du premier étage au second et du second au troisième le réseau invisible du Destin.
Il a possédé une connaissance véritablement encyclopédique ; il savait combien vaut un tableau de Palma le Vieux, combien coûte un hectare de prairie, une maille de dentelle, un tilbury ou un valet ; il a connu la vie des élégants qui, végétant parmi les dettes, dépensent en une année vingt mille livres. Si l’on passe deux pages plus loin, c’est alors l’existence d’un pauvre rentier, dans la vie péniblement administrée de qui un parapluie déchiré, une vitre brisée devient une catastrophe ; tournons encore quelques pages et le voici au milieu des gens tout à fait pauvres ; il les suit dans leur besogne et il sait comment chacun gagne ses quelques sous : le pauvre Auvergnat, le porteur d’eau, dont l’ambition est de n’avoir plus besoin de traîner lui-même sa barrique, mais de posséder un petit, tout petit cheval, l’étudiant et la couturière – toutes ces existences presque végétatives de la grand-ville.
Mille paysages se dressent aux yeux de Balzac ; chacun est prêt à se placer derrière les destinées qu’il décrit, à les influencer et tous sont plus nets dans son esprit, après un moment de contemplation, que pour d’autres qui y ont vécu, après des années. Il a tout su de tout ce que son regard a effleuré fugitivement une seule fois et – merveilleux paradoxe de l’artiste ! – il a même su ce que ses sens n’ont pas perçu : c’est de ses rêves qu’il a fait surgir les fjords de Norvège, les remparts de Saragosse – et ils étaient semblables à la réalité.
Monstrueuse est cette rapidité de vision. C’était comme s’il fût doué de la faculté de voir à nu et bien clairement ce que les autres n’apercevaient que sous le masque et sous mille déguisements. Pour lui, il y avait dans tout un symbole et pour tout une clé, de sorte qu’il pouvait soulever la face extérieure des choses et qu’ainsi celles-ci se montraient à lui dans leur être véritable. Les physionomies se révélaient à son esprit et tout tombait au pouvoir de ses sens, comme le noyau d’un fruit. D’un seul coup il sépare l’essentiel de l’embrouillamini des choses insignifiantes ; il ne le dégage pas peu à peu en fouillant lentement, couche après couche, au contraire, on dirait qu’avec de la poudre il fait exploser les mines d’or de la vie. En même temps que ces formes de la réalité, il saisit aussi l’insaisissable, l’atmosphère de bonheur et de malheur qui flotte sur elles à la manière d’un fluide, les commotions qui se produisent entre le ciel et la terre, les explosions prochaines, les bouleversements de la température aérienne. Ce qui pour les autres n’est qu’une vague esquisse, ce qu’ils voient froid et terne, comme sous une vitrine sans vie, sa sensibilité magique le sent à l’état atmosphérique, comme dans le tube du thermomètre.
Cette extraordinaire et incomparable science intuitive est le génie de Balzac. Ce qu’on appelle l’artiste, le distributeur des forces, l’ordonnateur et le compositeur, celui qui concentre et qui dispose, n’est guère visible chez Balzac. On serait tenté de dire qu’il ne représentait pas ce qu’on appelle un artiste, tellement c’était un génie. « Une telle force n’a pas besoin d’art », a-t-on écrit. Ce mot s’applique également à lui. Car véritablement il y a ici une force si vaste et si grandiose que, comme les animaux les plus enivrés de liberté qui vivent dans la forêt vierge, elle est rebelle à tout dressage ; sa beauté est celle d’un fourré sauvage, d’un torrent, d’une tempête, de tous ces objets dont la valeur esthétique réside uniquement dans l’intensité du caractère. Cette beauté n’a pas besoin de symétrie, de décoration ; elle n’a pas besoin du secours d’un arrangement minutieux ; elle produit son effet grâce à la multiplicité sans limite de ses forces.
Balzac n’a jamais composé ses romans suivant un plan bien rigide ; il s’est perdu dans leurs sinuosités comme dans une passion ; il a fouillé les descriptions et les paroles, comme les étoffes ou les nudités de la chair épanouie. Il crée des personnages ; il les recrute dans toutes les catégories sociales dans toutes les familles, dans toutes les provinces de France, comme Napoléon faisait pour ses soldats ; il les répartit dans les régiments ; il fait de l’un un cavalier, il place l’autre dans l’artillerie et le troisième dans le train des équipages ; il verse de la poudre dans le bassinet de leur fusil et ensuite il les abandonne à leur indomptable force intérieure.
La Comédie humaine malgré sa belle préface – qui n’est que postérieure ! – n’a pas de plan interne. Elle n’est pas établie d’après un plan – comme la vie à lui-même lui apparaissait sans aucun plan ; elle ne vise pas à un but moral, à un ordre logique, elle veut montrer à l’état d’évolution ce qui évolue perpétuellement ; dans ce flux et ce reflux il n’y a pas de force durable ; il y a seulement une attraction momentanée, comme la mystérieuse attraction de la lune sur les marées ; il y a cette atmosphère incorporelle, qui est comme tissée de nuages et de lumière, qu’on appelle une époque. L’unique loi de ce nouveau cosmos serait que tout ce qui agit sur les choses se modifie également soi-même ; que rien n’agit librement, comme un dieu qui ne ferait qu’exercer son influence du dehors, mais que tous les hommes dont l’assemblage instable constitue une époque sont également formés par cette époque et que leur morale et leurs sentiments sont, tout comme eux-mêmes, des produits. D’après cette loi, tout est relatif ; ce qui à Paris est appelé vertu est considéré comme un vice derrière les Açores ; il n’y a pas de valeurs fixes et les hommes passionnés doivent estimer le prix de l’univers comme Balzac veut qu’ils estiment le prix d’une femme : elle vaut toujours ce qu’elle coûte.
La mission du poète, à qui – ne serait-ce que parce que lui-même est simplement un produit, une, créature de son temps – il est interdit d’extraire de ces choses changeantes ce qu’elles ont de permanent, ne peut être que de décrire la pression atmosphérique, l’état intellectuel de son époque, le jeu réciproque des forces collectives qui ont animé, groupé et de nouveau séparé les millions de molécules. Être le météorologiste des courants atmosphériques de la société, le mathématicien de la volonté, le chimiste des passions, le géologue des formes primitives des nations – en somme un savant multiple qui sonde et ausculte avec toute sorte d’appareils le corps de son époque et en même temps un collectionneur de tous les faits, un peintre des paysages contemporains et un soldat des idées contemporaines, telle est l’ambition de Balzac. Voilà pourquoi il était si infatigable dans l’enregistrement des choses infinitésimales aussi bien que des plus grandioses. Et c’est ainsi que son œuvre, d’après le mot profond de Taine, est devenue le plus grand magasin de documents humains qu’il y ait eu depuis Shakespeare.
Pour ses contemporains et pour beaucoup de gens d’aujourd’hui, Balzac n’est, il est vrai, que l’auteur de romans. Ainsi considéré, vu à travers la lunette esthétique, il ne paraît pas tellement surnaturel. Car, à vrai dire, il n’a que peu de standard works. Balzac ne doit pas être jugé d’après un de ses livres pris en particulier, mais d’après l’ensemble ; il doit être considéré comme un paysage avec sa montagne et sa vallée, son horizon illimité, ses crevasses traîtresses et ses torrents rapides. Avec lui commence – on pourrait même presque dire finit, s’il n’y avait pas eu ensuite Dostoïevski – la conception du roman comme encyclopédie du monde intérieur. Avant lui les écrivains ne connaissaient que deux moyens pour faire marcher le moteur somnolent de l’action : ou bien ils s’appuyaient sur le hasard agissant de l’extérieur, lequel comme un vent violent gonflait la voile et faisait avancer l’esquif, ou bien ils choisissaient comme force agissant intérieurement toujours l’impulsion érotique, les péripéties de l’amour. Balzac, lui, a procédé à une transposition de l’érotique ; pour lui, il y avait deux catégories d’hommes de désir (et, comme il a déjà été dit, seuls les hommes de désir, les hommes ambitieux l’ont intéressé) : les érotiques, au sens propre du mot, c’est-à-dire quelques hommes et presque toutes les femmes, qui vivent uniquement sous la constellation de l’amour, qui sont nés sous elle et qui périssent également sous son signe ; mais le roman de Balzac a acquis une variété extraordinaire du fait qu’il a reconnu et montré que toutes les forces que dégage l’érotique ne sont pas les seules existantes, que les péripéties de la passion, chez d’autres individus, possèdent la même intensité de vie et se développent sous d’autres formes et dans d’autres symboles sans que la force motrice primitive ne perde rien de son action ou de son intérêt.
Balzac a encore alimenté son œuvre à une seconde source de réalité : il a introduit l’argent dans le roman. Lui, qui ne reconnaissait pas de valeurs absolues en tant que secrétaire de ses contemporains, en tant que statisticien du relatif, il a observé les valeurs extérieures, morales, politiques et esthétiques, et, avant tout, cette valeur objective, d’une application universelle, qui, de nos jours, pour chaque objet, se rapproche presque de l’absolu : la valeur pécuniaire. Depuis que les privilèges de l’aristocratie sont abolis, depuis le nivellement des différences, l’argent est devenu le sang, la force agissante de la vie sociale. Chaque chose est déterminée par sa valeur, chaque passion par les sacrifices matériels qu’elle exige, chaque individu par son revenu extérieur. Les chiffres sont le baromètre de certains états atmosphériques de la conscience, que Balzac s’est donné pour tâche d’étudier.
Et l’argent embrasse toute la périphérie de ses romans. Non seulement Balzac y décrit la formation et la chute des grandes fortunes, les sauvages spéculations de la Bourse ; non seulement il raconte les grandes batailles de l’Argent, dans lesquelles il se dépense autant d’énergie qu’à Austerlitz et à Waterloo ; non seulement il dépeint cette vingtaine de types de chasseurs d’argent, les uns par avarice, les autres par haine, les autres par esprit de prodigalité ou par ambition, ces hommes qui aiment l’argent pour l’argent, ceux qui l’aiment comme un symbole et ceux pour qui il n’est qu’un moyen d’atteindre les fins qu’ils poursuivent : Balzac a encore été le premier et le plus intrépide à montrer par mille exemples comment l’argent lui-même s’infiltre dans les sentiments les plus nobles, les plus délicats et les plus immatériels.
Tous ces héros calculent, comme nous le faisons malgré nous dans l’existence quotidienne. Ces débutants qui arrivent à Paris savent bien vite ce que coûte la fréquentation de la bonne société, une toilette élégante, des souliers vernis, une nouvelle voiture, un appartement, un domestique, mille riens et futilités qui tous demandent à être connus et payés. Ils savent que c’est une véritable catastrophe que d’être méprisé pour un gilet démodé ; ils comprennent bien vite que seul l’argent ou l’apparence de l’argent ouvre les portes, et c’est de ces petites humiliations incessantes que naissent ensuite les grandes passions et la tenace ambition.
Balzac ne les quitte pas d’un pas. Il est à côté des prodigues, pour compter leurs dépenses ; à côté des usuriers, pour compter le taux de leurs intérêts ; à côté des marchands, pour calculer leurs bénéfices, à côté des dandys pour compter leurs dettes et à côté des politiciens, pour compter leurs pots-de-vin. C’est l’argent qui marque les graduations de la montée des sentiments d’inquiétude, la pression barométrique des catastrophes prochaines. Comme l’argent était le précipité matériel de l’ambition universelle, comme il s’insinuait dans tous les sentiments, il lui fallait, lui, Balzac, pathologiste de la vie sociale, afin de reconnaître les crises du corps malade, procéder à la microscopie du sang et, pour ainsi dire, déterminer la proportion d’argent contenue en lui. Car toute vie en est saturée ; il est l’oxygène des poumons déprimés ; personne ne peut s’en passer : l’ambitieux à Cause de son ambition, l’amoureux à cause du bonheur qu’il recherche ; et l’artiste est encore celui de tous qui peut le moins s’en passer : Balzac l’a su lui-même mieux que personne, lui sur les épaules de qui s’entassait une dette de cent mille francs, ce poids terrible, que souvent, pour quelques instants – dans l’extase du travail – il soulevait de ses épaules et qui finissait toujours par retomber sur lui d’une manière écrasante...
L’œuvre de Balzac est immense. Dans ses quatre-vingts volumes vit toute une époque, tout un univers, toute une génération. Jamais avant lui n’avait été méthodiquement tentée une entreprise aussi grandiose ; jamais l’audace d’une volonté surhumaine ne fut mieux récompensée. Les dilettantes, ceux qui, pour se délasser, cherchant le soir à oublier le monde mesquin de leur existence veulent de nouvelles images et de nouvelles âmes, trouvent chez Balzac toute l’excitation qu’il leur faut et un théâtre varié ; les dramaturges y trouvent matière à cent tragédies ; les savants, une foule de problèmes et d’idées – négligemment jetés comme les miettes de la table d’un homme plus que repu ; les amoureux y trouvent une ardeur d’extase pour ainsi dire idéale. Mais l’héritage le plus riche est encore pour les poètes. Dans le projet de la Comédie humaine, à côté des romans achevés, il y en a encore une quarantaine d’inachevés, qui n’ont pas été écrits ; l’un s’appelle « Moscou », celui-là « La Plaine de Wagram » ; un autre traite des batailles livrées autour de Vienne, un autre encore est consacré à la vie de la passion.
C’est presque un bonheur que tous ces ouvrages n’aient pas été terminés. Balzac a dit un jour : « Est un génie celui qui en tout temps peut transformer ses pensées en actions. Mais le génie tout à fait grand se garde d’exercer continuellement cette activité, car il ressemblerait trop à Dieu. » En effet, s’il lui avait été permis d’achever tous ses romans, de refermer entièrement sur lui-même le cercle des passions et des évènements, son œuvre aurait atteint les limites de l’inconcevable. Elle serait devenue une monstruosité, l’effroi de tous ceux qui viendraient après lui, découragés par l’impossibilité de l’atteindre ; tandis que, telle qu’elle apparaît – torse sans pareil – elle est un stimulant extraordinaire et l’exemple le plus grandiose que puisse trouver une volonté créatrice en marche vers l’inaccessible.
Dickens
NON, il ne faut pas demander aux livres et aux biographes combien Charles Dickens a été aimé par ses contemporains. L’amour ne vit et ne respire que dans la parole. Il faut se le faire raconter – de préférence par un Anglais dont les souvenirs de jeunesse remontent encore jusqu’au temps des premiers succès de Dickens, par un de ceux qui après cinquante ans ne peuvent se résoudre à appeler l’auteur de Pickwick Charles Dickens, mais qui continuent de lui donner son vieux nom, plus familier et plus intime, ce surnom de « Boz ». À leur émotion, mélancoliquement rétrospective, on peut mesurer l’enthousiasme des milliers de gens qui à l’époque reçurent avec un impétueux ravissement ces fascicules mensuels, à couverture bleue, qui, aujourd’hui devenus un rarissime trésor pour le bibliophile, jaunissent dans les tiroirs et les bibliothèques.
Alors, comme me le racontait un de ces « old Dickensians », au jour du courrier, ils ne pouvaient jamais se résigner à attendre chez eux le postillon qui, enfin, apportait, en paquets, le nouveau fascicule bleu de « Boz ». Pendant tout un mois ils avaient eu la fringale de ce mets exquis, ils avaient attendu et espéré, ils avaient discuté pour savoir si Copperfield épouserait Dora ou Agnès, ils s’étaient réjouis que la situation de Micawber aboutît de nouveau à une crise, car ils savaient bien qu’il la surmonterait héroïquement avec bonne humeur... et aussi avec du punch bien chaud ! Et maintenant il leur fallait attendre encore, attendre l’arrivée du courrier sur sa voiture somnolente, pour avoir la solution de toutes ces joyeuses charades ! Non, ils ne le pouvaient pas, cela n’était pas admissible ; et tous, les vieux comme les jeunes, mois après mois, au jour consacré, allaient pendant deux lieues au-devant du courrier, rien que pour avoir plus tôt leur livraison. Et déjà, sur le chemin du retour, ils commençaient à lire : l’un regardait par-dessus l’épaule de l’autre les fameux feuillets ; d’autres lisaient à haute voix, et, seuls, les plus charitables couraient à toutes jambes pour apporter plus vite le butin à leurs femmes et à leurs enfants.
Tout comme la petite ville, chaque village, chaque cité, le pays tout entier et bien au-delà encore, l’univers anglais éparpillé dans toutes les parties du monde ont alors aimé Charles Dickens. Ils l’ont aimé depuis l’heure où ils l’ont connu, jusqu’à la dernière heure de sa vie. Jamais, au XIXe siècle, il n’y a eu nulle part des rapports d’une telle immuable cordialité entre un écrivain et sa nation. Cette gloire jaillit aussi brusque qu’une fusée, mais elle ne s’éteignit jamais, elle répandit comme un soleil continuellement son éclat sur le monde. Le premier cahier de la série des « Pickwick » fut imprimé à quatre cents exemplaires, le quinzième était tiré à quarante mille : tellement, avec l’impétuosité d’une avalanche, la renommée de Dickens se précipita sur son époque. Elle se fraya bientôt un chemin en Allemagne ; des centaines et des milliers de petits fascicules à un « gros » semèrent le rire et la joie dans les rides des cœurs même les plus délabrés ; le petit Nicolas Nildeby, le pauvre Olivier Twist et les mille autres figures de ce créateur inépuisable passèrent aussi en Amérique, en Australie et au Canada. Aujourd’hui des millions d’exemplaires de Dickens sont en circulation, des volumes grands ou petits, épais ou minces, des éditions à bon marché pour les pauvres gens et jusqu’à cette édition qu’on a faite là-bas en Amérique et qui est la plus coûteuse qu’on ait jamais entreprise pour un écrivain (je crois qu’elle coûte plusieurs centaines de mille francs, cette édition pour milliardaires !) ; mais dans tous ces livres, aujourd’hui comme alors, niche toujours encore ce rire fortuné qui prend son essor comme un oiseau gazouilleur, dès qu’on a tourné les premières pages. La popularité de cet auteur est sans exemple ; si elle ne s’est pas accrue au cours des années, c’est simplement parce que la passion des lecteurs ne pouvait atteindre un plus haut degré. Lorsque Dickens résolut de faire des lectures publiques, lorsque pour la première fois il se présenta à son public face à face, l’Angleterre fut sens dessus dessous, on prit d’assaut les salles, elles furent tout de suite combles. Aux piliers s’accrochaient des enthousiastes, d’autres rampaient sous l’estrade pour pouvoir simplement entendre l’écrivain bien-aimé. En Amérique, par le froid le plus glacial de l’hiver, les gens dormaient devant les guichets, sur des matelas qu’ils avaient apportés ; les restaurants voisins leur faisaient envoyer de quoi manger, mais l’affluence était toujours irrésistible. Toutes les salles étaient trop petites, et finalement à Brooklyn on donna à l’écrivain une église comme salle de conférence. C’est du haut de la chaire qu’il lut les aventures d’Olivier Twist et l’histoire de la petite Nell.
Cette renommée ne connut pas de vicissitude, elle éclipsa celle de Walter Scott et pendant toute une vie elle couvrit de son ombre le génie de Thackeray ; lorsque la flamme s’éteignit, lorsque Dickens mourut, ce fut comme une déchirure qui parcourut l’univers anglais tout entier. Dans la rue, des gens qui ne se connaissaient pas en parlaient l’un à l’autre. La consternation étreignit Londres, comme après une bataille perdue. Entre Shakespeare et Fielding on le coucha dans l’abbaye de Westminster, le Panthéon de l’Angleterre. Des milliers de personnes accoururent, et pendant des journées le sobre monument funéraire fut recouvert de fleurs et de couronnes. Encore aujourd’hui, il est rare qu’on passe devant sans y trouver quelques fleurs qu’a répandues une main reconnaissante : le temps n’a pas pu flétrir cette gloire et cet amour. Aujourd’hui comme alors, à l’heure où l’Angleterre mit dans la main de l’écrivain inconnu, qui ne s’y attendait nullement, le présent inespéré de la gloire universelle, Charles Dickens est le conteur le plus aimé, le plus admiré, le plus fêté de tout son pays.
Une action si extraordinaire, s’exerçant à la fois en largeur comme en profondeur, d’une œuvre littéraire, ne peut se réaliser que par la rencontre extrêmement rare de deux éléments qui le plus souvent se combattent ; à savoir l’identité d’un homme de génie avec la tradition de son époque. En général, tradition et génie se comportent entre eux comme l’eau et le feu. Oui, c’est presque la caractéristique du génie que, en tant qu’incarnation de l’âme d’une tradition nouvelle, de combattre celle du passé et de déclarer la guerre à la génération finissante, en sa qualité d’annonciateur d’une race neuve. Un génie et son époque sont comme deux mondes qui, il est vrai, échangent entre eux leurs lumières et leurs ombres, mais tout en se mouvant dans des sphères différentes, lesquelles se croisent dans leur course circulaire, mais ne s’unissent jamais. Ici, au contraire, se réalise dans la vie de la voûte étoilée cette rare seconde où l’ombre d’un astre remplit le disque lumineux de l’autre, si bien qu’ils s’identifient entre eux : Dickens est le seul grand poète du siècle dont les vues intimes coïncident entièrement avec les besoins intellectuels de son époque.
Son roman incarne d’une manière absolue le goût de l’Angleterre d’alors, son œuvre est la matérialisation de la tradition anglaise. Dickens est l’humour, l’observation, la morale, l’esthétique, la matière intellectuelle et artistique, le sentiment vital spécifique – qui nous est souvent étranger, mais qui, souvent aussi, attire notre sympathie passionnée – de soixante millions d’hommes habitant de l’autre côté de la Manche. Ce n’est pas lui, à proprement parler, qui a créé cette œuvre, la plus riche, la plus particulière, et aussi la plus dangereuse des cultures de l’esprit moderne. On aurait tort de sous-estimer sa force vitale. Chaque Anglais est plus anglais que l’Allemand n’est allemand.
L’anglicité n’est pas comme un vernis, comme une simple couleur revêtant l’organisme spirituel de l’être humain ; elle pénètre dans le sang, elle agit sur son rythme à la façon d’un régulateur, elle met ses pulsations dans ce qu’il y a de plus intime et de plus secret, de plus personnel en l’individu, je veux dire le sens artistique. Même comme artiste, l’Anglais est plus tributaire de sa race que l’Allemand ou le Français. C’est pourquoi en Angleterre tout véritable artiste, tout véritable poète, a lutté avec l’anglicité contenue dans son être, mais même la haine la plus ardente et la plus désespérée n’a pas pu vaincre la tradition. Celle-ci descend trop profondément avec ses fines artères dans le terroir de l’âme, et qui veut arracher l’anglicité déchire tout l’organisme et voit couler tout son sang par la blessure ainsi ouverte.
Quelques aristocrates, pleins du désir d’être de libres citoyens du monde, l’ont osé : Byron, Shelley, Oscar Wilde ont voulu anéantir en eux l’Anglais qu’ils étaient, parce qu’ils haïssaient l’éternel bourgeois qu’il y a dans l’Anglais. Mais ils n’ont réussi qu’à ruiner leur propre vie. La tradition anglaise est la plus forte, la plus victorieuse du monde, mais aussi la plus dangereuse pour l’art. Dangereuse, parce qu’elle est la plus sournoise : elle n’est pas un désert glacé, elle n’est pas inaccueillante ou inhospitalière ; elle attire par la chaleur de son foyer et par ses agréables commodités, mais elle met partout les entraves de ses bornes morales ; elle rétrécit et elle règle et elle s’accorde mal avec le libre instinct artistique. Elle est un appartement modeste à l’air stagnant, protégé contre les orages dangereux de la vie, gai, amical et accueillant : un véritable « home », avec tout le feu de la cheminée du contentement bourgeois, mais, malgré tout, une prison pour celui dont la patrie est l’univers et dont la joie la plus profonde consiste à se plonger aventureusement, à la manière fortunée des nomades, dans l’infini.
Dickens s’est trouvé à son aise dans la tradition anglaise. Il s’est installé confortablement entre ses quatre murs. Il se sentait heureux dans la paix de sa patrie, et durant toute sa vie il n’a jamais franchi les frontières artistiques, morales ou esthétiques de l’Angleterre. Ce n’était pas un révolutionnaire. L’artiste qu’il y avait en lui s’entendait très bien avec l’Anglais et peu à peu il s’absorba complètement dans ce dernier. Ce que Dickens a créé est solidement établi sur le fondement séculaire de la tradition anglaise, sans jamais – ou du moins ce n’est que très rarement –s’élever le moins du monde au-dessus d’elle, mais l’édifice n’en atteint pas moins une hauteur inespérée, avec une charmante architectonique. Son œuvre est la volonté inconsciente – la volonté devenue art – de sa nation ; et lorsque nous déterminons l’intensité, les rares qualités et aussi les possibilités manquées de son tempérament d’artiste, c’est toujours à l’Angleterre que nous avons affaire.
Dickens est l’expression artistique la plus haute de la tradition anglaise entre le siècle héroïque de Napoléon – le glorieux passé – et l’impérialisme – le rêve de son avenir. Si, pour nous, il a créé des choses remarquables certes, mais non pas l’œuvre essentiellement puissante à laquelle le prédestinait son génie, ce n’est pas l’Angleterre, ce n’est pas la race même qui l’en a empêché, mais c’est le moment où il a vécu, et qu’il méritait plus favorable, c’est-à-dire l’ère de la reine Victoria. Shakespeare fut bien la plus haute possibilité, le plus haut épanouissement poétique d’une époque de l’histoire de l’Angleterre, mais il s’agissait alors de l’Angleterre d’Élisabeth, forte, avide d’action juvénile, d’une fraîche sensibilité, qui pour la première fois étendait ses serres vers l’Imperium Mundi – il s’agissait d’une Angleterre toute chaude et vibrante d’une force débordante. Shakespeare était le fils d’un siècle d’action, de volonté, d’énergie.
De nouveaux horizons avaient surgi ; en Amérique des empires fabuleux avaient été découverts. L’ennemi héréditaire avait été écrasé, et d’Italie le feu de la Renaissance envoyait sa flamme jusque dans les brouillards du Nord ; c’était la fin d’un dieu et d’une religion, et de nouvelles valeurs allaient animer la vie du monde. Shakespeare était l’incarnation de l’Angleterre héroïque, tandis que Dickens n’est que le symbole de l’Angleterre bourgeoise. Il était le loyal sujet de l’autre reine, la débonnaire, maternelle, insignifiante old queen Victoria ; il était le citoyen d’un État prude, confortable et ordonné, sans élan et sans passion. Son essor était entravé par la pesanteur du siècle qui n’avait plus faim, – qui voulait seulement digérer : seul un vent mou jouait dans les voiles de son navire et ne le poussait jamais loin de la côte de l’Angleterre, vers la beauté périlleuse de l’inconnu, dans l’infini aux voies non frayées. Il est toujours resté prudemment dans le domaine des choses natales, des choses usuelles et traditionnelles. De même que Shakespeare est la hardiesse de l’Angleterre avide d’ambition, Dickens est la prudence de l’Angleterre rassasiée.
Il est né en 1812. Précisément au moment où ses yeux peuvent commencer à voir autour de lui, le monde s’assombrit. La grande flamme s’éteint qui menaçait d’anéantir la charpente vermoulue des États européens. À Waterloo, la garde napoléonienne s’est brisée sur le roc de l’infanterie anglaise ; l’Angleterre est sauvée, et elle voit son ennemi mortel finir dans une île lointaine – solitaire, sans couronne et sans puissance. Cela, Dickens ne l’a pas connu ; il ne voit plus la flamme de l’univers, cette lueur d’incendie rouler d’un bout de l’Europe à l’autre ; son regard reste emprisonné dans les brouillards de l’Angleterre. Le jeune homme ne trouve plus de héros. Le temps des figures héroïques est passé. Il est vrai qu’en Angleterre quelques-uns ne veulent pas le croire ; ils veulent donner au monde la brillante impulsion d’autrefois. Mais l’Angleterre veut le repos, et elle les chasse loin d’elle. Ils se réfugient dans les replis secrets du romantisme ; ils cherchent à rallumer la flamme avec de pauvres étincelles, mais le destin ne se laisse pas surmonter. Shelley se noie dans la mer Tyrrhénienne, lord Byron est consumé par la fièvre de Missolonghi. L’époque ne veut plus d’aventures. Le monde est couleur de cendre.
L’Angleterre se repaît à son aise de la proie encore sanglante ; le bourgeois, le marchand, le courtier sont rois et s’étirent sur le trône comme sur un lit de repos. L’Angleterre digère. Pour plaire, il fallait alors que l’art fût digestif ; il ne devait pas troubler l’esprit, il ne devait pas susciter de fortes émotions, il devait seulement chatouiller et caresser, être sentimental et non pas tragique. On ne voulait plus de ce frisson qui déchire la poitrine comme un coup de foudre, qui coupe la respiration et qui glace le sang : on connaissait trop bien cela par la vie réelle, lorsque arrivaient les gazettes de France et de Russie. On voulait simplement une impression agréable, le ronron et le jeu amusant, déroulant continuellement le peloton bariolé des histoires. Les gens d’alors voulaient un art de cheminée, des livres qui se lisent avec plaisir autour du feu, tandis que l’ouragan secoue la porte, et qui, eux aussi, dardent une infinité de petites flammes pétillantes et inoffensives – un art qui réchauffe le cœur comme du thé, mais non un art qui enivre d’allégresse et qui rougeoie des lueurs de l’incendie.
Les vainqueurs de l’avant-veille sont devenus si timorés – eux qui voudraient simplement conserver et garder ce qu’ils ont, sans aucun risque et sans vicissitude – qu’ils ont peur de la puissance de leur propre sentiment. Dans les livres comme dans la vie, ils ne désirent que des passions dûment tempérées, pas d’extases qui bouleversent, mais toujours rien que des sentiments normaux qui se déroulent avec toute la décence requise. Le bonheur devient alors en Angleterre synonyme d’une douce contemplation ; l’esthétique devient synonyme de la moralité ; la sensualité, de la pruderie ; le sentiment national, du loyalisme, et l’amour s’identifie avec le mariage. Toutes les valeurs de la vie deviennent anémiques. L’Angleterre est contente et elle ne veut pas de changement.
Par conséquent, un art qui veut se faire apprécier par une nation si rassasiée doit être lui-même, dans une certaine mesure, un art satisfait, il doit louer les choses existantes et ne pas regarder au-delà. Et cette volonté d’un art confortable, aimable, digestif, trouve son génie, comme autrefois l’Angleterre d’Élisabeth a trouvé son Shakespeare. Dickens est le besoin artistique de l’Angleterre de son temps devenu créateur. Sa gloire vint de ce qu’il parut au bon moment, mais son tragique est de s’être laissé vaincre par ce devoir. Son art est nourri de l’hypocrite morale du rassasiement, qui était celle de la grasse Angleterre ; si derrière son œuvre il n’y avait pas une puissance poétique aussi extraordinaire, si son humour pétillant et doré ne faisait pas illusion sur l’insignifiance interne des sentiments, Dickens n’aurait de valeur que pour les Anglais, il nous serait indifférent, comme les milliers de romans qui sont fabriqués de l’autre côté de la Manche par d’habiles littérateurs. C’est seulement lorsqu’on hait du plus profond de son âme l’étroitesse hypocrite de la culture victorienne qu’on peut mesurer, avec une entière admiration, le génie d’un homme qui nous a forcés à trouver intéressant et presque digne d’amour ce monde antipathique du rassasiement et de l’embonpoint, le génie d’un homme qui a haussé jusqu’à la poésie la prose la plus banale de l’existence.
Dickens n’a jamais combattu lui-même contre cette Angleterre-là. Mais au tréfonds de son être, dans son subconscient se déployait la lutte de l’artiste et de l’Anglais qui étaient tous deux en lui. Au début il est parti d’un pas vigoureux et sûr, mais peu à peu il s’est fatigué dans le sable mou, à demi résistant, à demi inconsistant de son époque, et finalement il a suivi de plus en plus les ornières larges et toutes faites de la tradition. Dickens a été vaincu par son époque, et en présence de son destin je pense toujours à l’aventure de Gulliver chez les Lilliputiens. Tandis que le géant dort, les nains l’attachent au sol avec mille petits fils ; lorsqu’il se réveille, ils le tiennent bien solidement et ne le délivrent pas avant qu’il ait capitulé et juré de ne pas enfreindre les lois du pays. C’est de la même façon que la tradition anglaise a investi et assujetti de ses liens Dickens, tandis qu’il était encore plongé dans le sommeil de son obscurité ; elle l’a fixé, par le succès à la terre anglaise, elle l’a enveloppé dans les filets de la renommée et par là elle lui a lié les mains.
Après une longue et triste enfance, Dickens était devenu sténographe au Parlement et il avait un jour essayé d’écrire de petites esquisses, à vrai dire plus dans l’intention d’accroître son revenu que pour suivre l’impulsion du démon poétique. Le premier essai réussit, le journal s’attacha sa collaboration. Ensuite un éditeur lui demanda des gloses satiriques au sujet d’un Club, gloses qui devaient constituer en quelque sorte le texte de caricatures sur la gentry anglaise. Dickens accepta et il réussit, réussit au-delà de toute espérance. Les premiers cahiers du Pickwick-Club furent un succès sans précédent : au bout de deux mois « Boz » était devenu un auteur national. La renommée le poussa plus loin encore : Pickwick devint un roman. Nouvelle réussite. Et toujours plus étroitement se resserrent les petits réseaux, les liens secrets de la renommée nationale. Les applaudissements le conduisirent d’un ouvrage à un autre, l’orientèrent toujours davantage dans le sens du goût contemporain, et ces cent mille liens – tissés de la manière la plus intime avec des applaudissements, des succès continuels et la fière conscience de la volonté artistique – l’attachèrent désormais inébranlablement à la terre anglaise, si bien qu’il capitula et jura en lui-même de ne jamais contrevenir aux lois esthétiques et morales de sa patrie. Il resta prisonnier de la tradition anglaise, du goût bourgeois. Moderne Gulliver parmi les Lilliputiens.
Sa merveilleuse fantaisie, qui comme un aigle aurait pu planer au-dessus de l’étroitesse de ce monde, s’empêtra dans les entraves du succès. Un contentement intime pèse sur son essor artistique. Dickens était satisfait. Satisfait du monde, de l’Angleterre, de ses contemporains, tout comme ceux-ci étaient contents de lui, Dickens et ses compatriotes ne se voulaient pas autres qu’ils étaient. En lui ne vivait pas cet amour irrité qui veut châtier, émouvoir, stimuler et élever, cette volonté primitive du grand artiste de demander des comptes à Dieu, de répudier son univers et d’en créer un nouveau d’après son propre jugement. Dickens était pieux et respectueux ; il avait pour tout ce qui existait une révérencieuse admiration, un ravissement perpétuel d’enfant tout heureux de ses jouets. Il était satisfait. Son ambition était peu de chose.
Il avait été jadis un très pauvre enfant, oublié par le destin, effarouché par le monde, et de lamentables professions lui avaient gâté sa jeunesse. Alors il avait nourri des désirs ardents et bariolés, mais tout le monde l’ayant repoussé il s’était vu obligé de se replier dans une timidité longtemps et obstinément endurée. Cela avait mis en lui un feu brûlant. Son enfance fut véritablement l’évènement tragique qui donna naissance à son inspiration poétique. Ce fut le germe de sa volonté créatrice, germe enfoui dans la terre fertile d’une douleur muette, et le dessein le plus profond de son âme, lorsque la puissance lui fut plus tard donnée, avec la possibilité d’exercer une vaste influence, fut de venger cet enfant. Il voulut avec ses romans aider tous les enfants pauvres, délaissés et oubliés, qui, comme lui autrefois, avaient à subir des injustices par la faute de mauvais maîtres, d’écoles mal tenues, de parents indifférents ou par suite de la nature indolente, sans amour et égoïste, de la plupart des hommes. Il voulut sauver en eux les quelques fleurs – aux belles couleurs – de la joie enfantine, lesquelles s’étaient flétries dans sa propre poitrine, faute d’avoir reçu la rosée de la bonté. Plus tard, la vie lui avait tout accordé, et il ne fut plus capable de l’accuser ; mais l’enfance en lui cria toujours vengeance. Et la seule intention morale, l’intime objectif de son œuvre littéraire, ce fut de secourir ces faibles créatures : ici véritablement il voulut améliorer l’ordre social contemporain.
Cet ordre, il ne le condamna pas en bloc, il ne se révolta pas contre les principes de l’État. Il ne menace pas, il ne brandit pas le poing de la colère contre toute la nation, contre les législateurs, les citoyens, contre le mensonge de toutes les conventions, mais il se borne çà et là à montrer d’un doigt prudent une plaie béante. L’Angleterre est le seul pays d’Europe qui alors, en 1848, ne soit pas en révolution ; lui non plus ne voulait pas tout bouleverser, ni tout reconstruire ; il désirait simplement corriger et améliorer : il ne voulait qu’adoucir et atténuer les manifestations de l’injustice sociale là où leurs épines pénétraient trop douloureusement et trop profondément dans la chair, mais il ne prétendit jamais aller jusqu’aux racines – jusqu’à la cause première – pour les couper. En vrai Anglais il n’osa pas toucher aux fondements de la morale ; ceux-ci sont, pour le conservateur qu’il est, sacro-saints comme the Gospel, l’Évangile. Et ce contentement, ce reflet de la tiédeur du tempérament de son époque sont éminemment caractéristiques pour Dickens. Il ne demandait pas grand-chose à la vie, et ses héros sont comme lui.
Un héros chez Balzac est avide et ambitieux ; il brûle du désir effréné de la puissance. Rien ne lui suffit ; ils sont tous insatiables ; chacun est à la fois un conquérant du monde, un révolutionnaire, un anarchiste. Ils ont un tempérament napoléonien. Eux aussi, les héros de Dostoïevski sont tout flamme et extase ; leur volonté répudie ce bas monde et, superbement mécontente de la vie réelle, elle aspire à saisir la véritable vie ; ils ne veulent pas être des citoyens et des hommes, mais dans chacun d’entre eux, à travers toute leur humilité, étincelle la périlleuse fierté de devenir un Sauveur. Un héros de Balzac veut soumettre le monde, un héros de Dostoïevski veut le surmonter. Tous deux s’élèvent au-dessus du terre-à-terre quotidien, ils s’orientent vers l’infini. Chez Dickens, au contraire, les hommes sont tous modestes.
Mon Dieu, que veulent-ils ? Cent livres sterling par an, une gentille femme, une douzaine d’enfants, une table aimablement servie pour les bons amis, leur cottage près de Londres avec de la verdure devant leur fenêtre, un petit jardin et une petite poignée de bonheur. Leur idéal est celui d’un épicier ou d’un petit bourgeois ; il ne faut pas demander davantage à Dickens. Tous ces personnages ne veulent, au fond d’eux-mêmes, rien changer à l’ordre du monde. Ils ne veulent ni richesse ni pauvreté, mais cette médiocrité confortable qui est si sage comme maxime de vie pour le boutiquier ou le roulier, mais qui est si dangereuse pour l’artiste. Le pauvre monde qui l’entourait a déteint sur les idéals de Dickens. Derrière l’œuvre il y a comme créateur, comme dompteur du chaos, non pas un dieu irrité, gigantesque et surhumain, mais un observateur satisfait, un citoyen loyaliste. L’atmosphère de tous les romans de Dickens est d’ordre bourgeois.
Par conséquent, son grand et inoubliable mérite n’a été, à proprement parler, que de découvrir le romantisme de la bourgeoisie, la poésie de la vie prosaïque. Il a le premier su créer de la poésie avec l’existence quotidienne de la moins poétique de toutes les nations. Il a fait luire du soleil à travers ce morne gris ; et qui en Angleterre a vu une fois combien est radieux l’éclat doré que tisse là-bas avec le triste écheveau du brouillard le soleil vainqueur, comprendra combien dut être grand le bonheur qu’apporta à sa nation un poète qui dans le domaine de l’art l’a délivrée, pour une seconde, de ce crépuscule de plomb. Dickens est ce cercle d’or autour de l’existence quotidienne des Anglais ; il est l’auréole des humbles choses et des gens simples, l’idylle de l’Angleterre. Il a choisi ses héros, ses destinées, dans les rues étroites des faubourgs où les autres poètes sont passés avec indifférence. Ceux-ci prenaient leur héros sous les lustres des salons aristocratiques, sur les chemins conduisant à la forêt magique des fairy tales, ils cherchaient l’étrange, le singulier, l’extraordinaire. Pour eux, le bourgeois était l’incarnation de la lourdeur terrestre, et ils ne voulaient que des âmes de feu, des âmes superbes, aspirant à l’extase – l’homme lyrique et héroïque. Dickens, lui, ne craignit pas de prendre pour son personnage de prédilection le modeste ouvrier de chaque jour.
Il était un self made man ; il sortait du peuple et il conservait à ce milieu une touchante piété. Il avait un enthousiasme très remarquable pour la banalité, un enthousiasme pour des choses du vieux temps tout à fait sans valeur, pour le menu fretin de la vie. Ses livres sont eux-mêmes comme une curiosity shop pleine de bric-à-brac que chacun aurait regardé comme insignifiant, un pêle-mêle de bizarreries et de futilités grotesques qui pendant une dizaine d’années avaient vainement attendu l’amateur. Il prit donc ces vieilles choses sans valeur, enfouies sous la poussière, il les frotta jusqu’à les faire reluire, il les groupa et les plaça sous le soleil de sa sérénité. Et alors elles commencèrent soudain à étinceler, avec un éclat inouï. De même il prit dans la poitrine des hommes simples la multitude de petits sentiments méprisés qu’elle contenait ; il écouta le bruit de leur mouvement, il assembla leurs rouages jusqu’à ce qu’ils retrouvèrent les battements de la vie. Soudain ils se mirent à ronronner et à bourdonner, comme de petites pendules à musique, et puis à chanter une douce mélodie du vieux temps, qui était plus aimable que les mélancoliques ballades des chevaliers du pays de légendes et les canzone de la Dame du lac.
Dickens a ainsi tiré de sous l’amas des cendres de l’oubli tout l’univers bourgeois, et il lui a redonné son éclat total : c’est dans son œuvre seulement qu’il est redevenu un monde vivant. Il a rendu compréhensible par son indulgence les folies et les petitesses de ce monde, il a fait toucher du doigt, grâce à son amour, les beautés de cet univers et il a transformé ses superstitions en une mythologie neuve et très poétique. Le cri du grillon du foyer est devenu une musique dans son roman de ce nom ; les cloches de la Saint-Sylvestre parlent avec des voix humaines, et l’enchantement de Non réconcilie la poésie avec le sentiment religieux. Il a découvert aux plus petites fêtes un sens profond, il a aidé toutes ces humbles gens à sentir la poésie de leur vie quotidienne, il leur a rendu encore plus cher ce qui déjà était pour eux le plus cher, leur home, la chambre étroite où la cheminée fait pétiller ses rouges flammes et dévore le bois sec, où le thé murmure et chante sur la table, où les existences sans désir se tiennent confinées à l’abri des avides tempêtes, des sauvages hardiesses du monde.
Cette poésie de la vie quotidienne, il a voulu l’apprendre à tous ceux qui étaient comme relégués dans cette quotidienneté. Il a montré à des milliers et des millions de personnes le point de jonction de l’éternité avec leur pauvre vie, l’endroit où l’étincelle de la joie paisible couvait sous la cendre de la monotonie quotidienne ; il leur a appris à la rallumer dans la flamme d’une heureuse sérénité. Il a voulu aider les pauvres et les enfants. Ce qui, matériellement ou intellectuellement, sortait de cette moyenne de la vie lui était antipathique ; il aimait – de tout son cœur – seulement les choses ordinaires, ne dépassant pas le niveau usuel. Il faisait grise mine aux riches et aux aristocrates, aux privilégiés de l’existence. Ceux-ci sont presque toujours dans ses livres des coquins et des ladres ; ce sont rarement des portraits, presque toujours des caricatures. Il ne les aimait pas. Trop souvent, étant enfant, il avait eu à porter à son père des lettres dans la prison pour dettes, dans la Marshalsea, il avait vu les saisies-gageries, il avait trop connu, hélas ! la détresse d’argent. Pendant des années il était resté assis, à Hungerford Stairs, tout là-haut dans une petite chambre crasseuse, sans soleil, il avait rempli des pots de cirage et chaque jour empaqueté des centaines et des centaines de ceux-ci, si bien que ses petites mains d’enfant brûlaient et que des larmes d’humiliation jaillissaient de ses yeux. Il avait trop connu la faim et la privation dans le brouillard du matin qui couvre les rues de Londres. Personne ne l’avait alors secouru. Les carrosses étaient passés au grand trot à côté de l’enfant grelottant, les cavaliers avaient continué leur galop et les portes ne s’étaient pas ouvertes devant lui.
Il n’avait éprouvé d’autre bonté que celle des petites gens : aussi c’est à eux seuls qu’il voulait rendre leur aumône. Sa fiction est éminemment démocratique – elle n’est pas socialiste, car il lui manque pour cela le sens du radical ; l’amour et la pitié seuls lui donnent sa flamme pathétique. Il est resté de préférence dans le monde bourgeois, dans cette sphère intermédiaire entre la maison des pauvres et celle des rentiers ; c’est seulement auprès de ces humbles gens qu’il s’est senti à l’aise. Il peint leurs appartements avec complaisance et largeur, comme s’il voulait lui-même y habiter ; il tisse pour eux des dessins bariolés, au-dessus desquels plane toujours le feu du soleil ; il rêve leur rêve modeste ; il est leur avocat, leur prédicateur, leur favori – le soleil clair et éternellement chaud de leur humble et grisâtre univers.
Mais combien riche est-elle devenue grâce à lui cette modeste réalité des petites existences ! Toute cette communauté des gens du peuple – avec tous ses accessoires, avec le pêle-mêle des professions et l’immense variété de sentiments – est encore une fois devenue cosmos ; elle s’est transformée dans ses livres en un tout ayant ses étoiles et ses dieux. Ici un regard perçant a découvert des trésors dans le miroir plat, stagnant, à peine onduleux des petites existences, et avec son filet aux mailles les plus fines il les a amenés à la lumière. Dans ce tohu-bohu il a choisi des individus – oh ! combien d’individus ! – des centaines de figures, assez pour peupler une petite ville. Parmi eux il y a des personnages inoubliables, des physionomies qui sont éternelles dans la littérature et dont le simple fait de leur existence suffit à passer dans le vocabulaire courant du peuple ; Pickwick et Sam Weller, Pecksniff et Betsey Trotwood, eux tous dont les noms déploient magiquement en nous un riant souvenir.
Quelle n’est pas la richesse de ses romans ! Les épisodes de David Copperfield fourniraient à eux seuls assez de matière pour une carrière littéraire ; c’est que les livres de Dickens sont précisément de véritables romans, par l’abondance et l’incessant mouvement – et non pas comme les romans allemands, qui ne sont presque tous que des nouvelles psychologiques qu’on fait traîner en longueur. Il n’y a pas en eux de points morts, pas d’endroits sablonneux et vides ! ils représentent un flux et un reflux d’évènements, et, littéralement, ils sont insondables et immenses, comme une mer. À peine si l’on peut jeter un coup d’œil d’ensemble sur le va-et-vient joyeux et sauvage de ce pullulement d’hommes ; ils se pressent tous sur la scène du cœur, ils se repoussent ensuite l’un l’autre et disparaissent en tourbillonnant. Comme la crête des vagues, ils émergent du flux des villes géantes, ils se précipitent dans l’écume des évènements, mais ils reparaissent, montent et tombent, s’étreignant mutuellement ou se heurtent hostilement ; et, cependant, ces mouvements ne sont pas arbitraires, derrière cette confusion réjouissante règne un ordre, les fils se mêlent toujours de nouveau pour former un tapis brodé. Aucune des figures qui semble n’être là que comme à la promenade n’est perdue ; toutes se complètent, sont utiles les unes aux autres, se combattent, apportent un peu plus de lumière ou d’ombre. De multiples complications, joyeuses ou graves, mais toujours ingénieuses, poussent en tous sens, à la façon des chats, le peloton des fils de l’action, toutes les possibilités du sentiment résonnent avec véhémence, sur une gamme montante et descendante ; tout est mêlé : allégresse, frisson, exubérance ; tantôt luit la larme de l’attendrissement, tantôt celle du rire le plus franc. Des nuages passent, se dissipent, s’amoncellent de nouveau, mais à la fin l’air, qu’a purifié l’orage, rayonne sous un merveilleux soleil.
Plus d’un de ses romans est une Iliade aux mille combats individuels, l’Iliade d’un monde terrestre qui n’a plus de dieux ; plus d’un autre, au contraire, est simplement une paisible et modeste idylle ; mais tous ces romans, ceux qui sont excellents, comme ceux qui sont illisibles, présentent le caractère d’une prodigue multiplicité. Et tous, même les plus sauvages et les plus mélancoliques, ils ont fait pousser dans le rocher du paysage tragique de petits ornements semblables à des fleurs. Partout fleurissent ces grâces inoubliables ; comme de petites violettes, modestes et cachées, elles attendent dans la prairie aux larges perspectives de ses livres ; partout la source claire d’une insouciante sérénité jaillit en chantant des roches sombres des durs évènements. Il y a chez Dickens des chapitres, que dans leur action on ne peut comparer qu’à des paysages, tellement ils sont purs, tellement ils sont divinement vierges d’impulsions terrestres, tellement ils sont épanouis et ensoleillés dans leur douce et joyeuse humanité. Rien qu’à cause de cela Dickens mériterait d’être aimé, car ces petits artifices sont disséminés dans son œuvre avec tant de libéralité que leur abondance atteint à la grandeur. Qui pourrait seulement dénombrer ses personnages, tous ces individus si variés, joviaux, de bonne humeur, légèrement ridicules et toujours si amusants ? Ils sont comme photographiés avec toutes leurs lubies et particularités individuelles, ils sont encapsulés dans les métiers les plus étranges, ils sont impliqués dans les aventures les plus réjouissantes. Et aussi nombreux qu’ils soient, aucun n’est semblable à son voisin ; ils sont décrits minutieusement dans leur personnalité, jusque dans le plus petit détail ; rien en eux n’est esquisse ou schéma, tout est individualité concrète et vivante ; tous ils sont, non pas inventés de toutes pièces, mais vus tels quels dans la réalité. Vus par le regard tout à fait incomparable de ce poète.
Ce regard est un instrument infaillible, merveilleux, d’une précision sans pareille. Dickens était un génie visuel. Qu’on examine chaque portrait qu’on a de lui, celui de sa jeunesse, et celui (meilleur) de ses années de maturité ; on s’aperçoit tout de suite que toute la physionomie est dominée par cet œil si remarquable. Ce n’est pas l’œil d’un poète, qui s’abandonne à un beau délire ou au clair-obscur de l’élégie ; ce n’est pas un œil flasque et inconsistant ou bien un œil de feu de visionnaire. C’est un œil anglais : froid, gris, aigu comme l’acier. Et il était aussi en acier, tel un coffre-fort dans lequel était conservé, à l’abri de l’incendie, ou d’une perte possible, et comme imperméable à l’air, tout ce qui lui avait été confié du monde extérieur, n’importe quand, que ce fût hier ou de nombreuses années auparavant : la chose la plus importante, comme la plus insignifiante, n’importe quelle enseigne en couleur au-dessus d’une boutique londonienne qu’il avait vue à l’âge de cinq ans, ou bien un arbre avec ses fleurs naissantes, juste en face de la fenêtre. Rien ne se perdait de ce qu’avait enregistré une fois cet œil ; il était plus fort que le temps ; il emmagasinait soigneusement, impressions après impressions, dans le grenier de la mémoire, jusqu’à ce que le poète vînt les réclamer. Rien ne tombait dans l’oubli, ne se fanait ou ne se décolorait ; tout restait là à attendre, plein de parfum et de saveur, de couleur et de clarté, sans dépérir ni se flétrir.
Incomparable est chez Dickens la mémoire de l’œil. Avec son tranchant d’acier il coupe la masse des brouillards de l’enfance et fait surgir celle-ci en pleine lumière ; dans David Copperfield, cette autobiographie déguisée, des souvenirs datant de la seconde année de la vie de l’enfant et relatifs à sa mère et à la servante sont découpés au couteau, comme des silhouettes, sur le fond de l’inconscient. Chez Dickens, il n’y a pas de contours vagues ; il n’offre pas à la vision des possibilités diverses, il la contraint à la précision. Sa puissance descriptive ne laisse à la fantaisie du lecteur aucune liberté ; il lui fait violence (c’est pourquoi il est devenu aussi le poète idéal d’une nation sans fantaisie). Placez vingt dessinateurs devant ses livres et demandez-leur le portrait de Copperfield et de Pickwick, les dessins seront tous semblables, ils représenteront avec un inexplicable similitude l’obèse bonhomme au gilet blanc et aux yeux amicaux derrière les verres de ses lunettes, ou bien le timide et joli petit garçon blond sur la voiture de poste de Yarmouth.
Dickens décrit si nettement, si minutieusement, qu’on est obligé de suivre son regard qui vous hypnotise. Il n’avait pas le regard magique de Balzac, qui fait surgir ses personnages du nuage de feu de leurs passions en train de se former chaotiquement, mais bien un regard tout terrestre, celui d’un marin ou d’un chasseur, un regard d’aigle pour les petites choses humaines. Mais, ce sont les futilités, disait-il un jour, qui donnent à la vie sa signification. Son regard cherche les petits indices ; il voit la tache qui est sur un vêtement, les petits gestes de détresse de l’homme qui est dans l’embarras ; il découvre la mèche de cheveux roux qui se montre sous une perruque brune, quand celui qui la porte se met en colère. Il saisit les nuances, devine le mouvement de chaque doigt dans une poignée de main, et le reflet d’ombre qu’il y a dans un sourire.
Il avait été, disions-nous au début, pendant des années avant sa carrière littéraire, sténographe au Parlement et là il s’était exercé à présenter les détails d’une façon sommaire, à résumer un mot par un point et une phrase par des traits très brefs. Et, de même, il a plus tard dans ses ouvrages pratiqué une sorte de brévigraphie de la réalité, qui remplace la description par un petit signe et qui distille en quelque sorte la multitude des faits pour en extraire une essence d’observation. Pour ces petites choses matérielles, il avait une incroyable faculté de vision, son regard n’omettait rien ; il saisissait, comme un bon obturateur d’appareil photographique, le contenu d’un mouvement ou d’un geste dans un centième de seconde. Rien ne lui échappait.
Et cette acuité de vision était encore accrue par une faculté de réfraction tout à fait remarquable qu’avait son regard pour reproduire un objet non pas comme un miroir ordinaire, dans ses proportions naturelles, mais en exagérant les traits caractéristiques, à la manière d’un miroir concave. Dickens accuse toujours les particularités de ses personnages, il les extrait de la réalité objective pour les outrer jusqu’à un degré caricatural. Il les rend plus intenses ; il les élève jusqu’au symbole. Le corpulent Pickwick revêt également une rondeur morale, le mince Jingle devient la sécheresse même, le méchant devient Satan et l’homme bon devient la perfection incarnée. Dickens exagère comme tout grand artiste, mais non pas en cherchant le grandiose, simplement l’humoristique. L’effet tout entier, si extraordinairement amusant, produit par sa façon de présenter les choses, n’était pas, à le bien prendre, le résultat de son humeur psychologique, ni de sa gaieté, mais il était dû en majeure partie à cette étrange faculté de réfraction qu’avait son œil, lequel accusait fortement l’aspect des objets de manière à exagérer jusqu’à la bizarrerie et la caricature. Effectivement, c’est, dans cette optique originale, et non pas dans son âme, un peu trop bourgeoise, que réside le génie de Dickens ; Dickens ne fut à proprement parler jamais un psychologue, c’est-à-dire quelqu’un qui saisit magiquement l’âme des choses et à qui leurs germes, clairs ou sombres, suffisent pour qu’il puisse se représenter leurs couleurs et leurs formes dans une mystérieuse croissance. La psychologie de Dickens part du concret ; Dickens caractérise par des traits matériels, par des traits, qui, il est vrai, sont les plus fins et les plus décisifs et qui ne sont visibles que pour un œil doué d’une forte acuité poétique. De même que les philosophes anglais, il ne commence pas par des hypothèses, mais par des faits caractéristiques, il capte d’abord les manifestations tout à fait matérielles et les moins apparentes de l’être moral, et c’est grâce à elles que son optique remarquablement caricaturale dresse devant nos yeux le caractère tout entier. C’est par des signes matériels qu’il fait reconnaître ce que l’individu a de spécifique. Il donne au maître d’école Creakle une voix très basse, qui a peine à trouver ses mots. Et cela suffit à faire deviner l’horreur que les enfants auront de cet homme dont les efforts qu’il fait pour parler gonflent sur son front la veine de la colère. Son Uriah Heep a des mains toujours froides et moites : par là sa physionomie exprime déjà le malaise qu’il nous fait éprouver, cette sorte de répulsion que nous inspirent les serpents.
Ce sont là des minuties, des choses purement extérieures, mais toujours elles ont leur répercussion sur le moral. Parfois, ce qu’il représente c’est, à vrai dire, simplement une lubie vivante, une lubie qui est incorporée à un homme et qui le meut mécaniquement comme une poupée. Parfois, il caractérise l’homme par son compagnon (que serait Pickwick sans Sam Weller, Dora sans Gip, Barnaby sans le corbeau, Kit sans le pony ?) et il trace les particularités d’un personnage non d’après son modèle lui-même, mais d’après l’ombre grotesque de celui-ci. Les caractères de Dickens sont toujours uniquement une somme de petits traits, mais dessinés avec tant de netteté qu’ils s’emboîtent parfaitement entre eux et qu’ils constituent une figure d’excellente mosaïque. Et c’est pourquoi, le plus souvent, ils n’ont qu’une action extérieure, ils ne produisent qu’une impression physique ; ils déterminent une sensation très intense de l’œil, mais ils ne laissent, psychologiquement parlant, qu’un souvenir très vague. Si nous évoquons en nous le nom d’une figure de Balzac ou de Dostoïevski, par exemple le père Goriot ou Raskolnikov, ce que nous voyons aussitôt, c’est un sentiment, le souvenir d’un dévouement ou d’un désespoir, bref, un chaos de passion. Mais, si nous évoquons Pickwick, nous voyons simplement l’image d’un jovial bonhomme, au vaste embonpoint et avec un gilet à boutons d’or. Nous le remarquons tout de suite : quand il s’agit de figures de Dickens, on pense à des images peintes, et quand il s’agit de celles de Dostoïevski ou de Balzac on pense à de la musique, car ces derniers écrivains créent intuitivement ; Dickens crée seulement imitativement ; les uns créent avec l’œil de l’esprit, Dickens avec l’œil du corps.
Il ne saisit pas l’âme là où elle surgit hors de la nuit de l’inconscient, comme un fantôme, évoqué uniquement par la lumière sept fois brillante du visionnaire ; il se contente de guetter l’apparition du fluide immatériel là où il produit comme un précipité dans le réel ; il capte simplement les mille répercussions du moral sur le physique, mais, sur ce terrain, il n’en oublie pas une. Son imagination est, en somme, simplement vision et, par conséquent, elle ne suffit que pour découvrir ces sentiments et ces figures de la sphère moyenne qui habitent dans l’ordre des choses terrestres. Ses personnages ne sont plastiques qu’aux températures modérées des sentiments normaux. Aux fortes chaleurs de la passion ils fondent, comme des figures de cire, en sentimentalité, ou bien ils se figent en haine, et ils se cassent. Dickens ne réussit très bien que les natures en ligne droite, mais non pas ces natures, incomparablement plus intéressantes, dans lesquelles vivent les transitions infinies qu’il y a du bien au mal, de Dieu à la bête. Ses personnages sont toujours unilatéraux : ce sont de parfaits héros ou de vils coquins : ce sont des natures prédestinées avec sur le front l’auréole de la sainteté ou bien avec la marque du fer rouge des criminels. Son univers oscille entre le good et le wicked, entre la douceur et la dureté. Sa méthode ne connaît aucun chemin qui le conduise au-delà, dans le monde des mystérieuses relations, des mystiques enchaînements. Le grandiose ne se laisse pas conquérir, l’héroïque ne se laisse pas apprendre. C’est à la fois la gloire et le tragique de Dickens d’être resté toujours dans un plan intermédiaire entre le génie et la tradition, entre le sublime et le banal : dans les voies régulières du monde terrestre, dans l’agréable et le touchant, le confortable et le bourgeois.
Mais cette gloire ne lui suffisait pas : le poète idyllique aspirait à s’élever jusqu’au tragique. À plusieurs reprises il a essayé de la tragédie, mais jamais il n’est allé plus loin que le mélodrame. Là était sa limite. Les tentatives qu’il a faites ainsi ne sont guère heureuses. En Angleterre, L’Histoire des Deux Villes et Bleak House peuvent être considérées comme de hautes créations ; pour notre goût, elles sont manquées, parce que la grandeur de leur attitude est artificielle. Néanmoins l’effort qu’il y a là pour atteindre le tragique est réellement digne d’admiration. Dans ses romans, Dickens accumule les conspirations, il dresse au-dessus de la tête de ses héros de grandes catastrophes, comme une voûte de rochers ; il évoque les frissons des nuits où la pluie envahit tout, la révolte populaire et les révolutions, et il déploie tout l’appareil de l’horrible et du terrible. Mais jamais ce frisson si sublime qu’il voudrait produire ne se réalise complètement ; ce n’est qu’un chatouillement superficiel, le réflexe purement physique de l’épouvante, et non pas le frissonnement de l’âme. Ces commotions profondes, ces accablements orageux qui font que dans son angoisse le cœur soupire ardemment après la décharge de la foudre, ne se rencontrent jamais dans ses livres. Dickens a beau accumuler périls après périls, on n’en a pas peur. Chez Dostoïevski on voit soudain s’ouvrir des abîmes ; on étouffe, lorsqu’on sent que ces ténèbres et ces abîmes sans nom envahissent notre propre poitrine ; on sent le sol trembler sous ses pieds, on éprouve un brusque vertige, un vertige brûlant, mais doux en même temps ; on désirerait être poussé, précipité dans l’abîme, et, malgré tout, on frissonne devant un tel sentiment, où la joie et la douleur sont soudées ensemble par une température si élevée qu’on ne peut pas les séparer l’une de l’autre. Chez Dickens aussi il y a de tels précipices. Il nous en montre les contours, il les remplit de ténèbres, il nous en indique et nous fait voir tout le danger ; mais, malgré tout, nous ne frissonnons pas. Nous n’éprouvons pas ce doux vertige de la chute intellectuelle, qui est peut-être le plus haut charme de la jouissance artistique. Avec lui, nous nous sentons toujours quelque peu en sûreté, comme si nous tenions une rampe, car nous savons qu’il ne laisse tomber personne, nous savons que le héros ne périra pas ; les deux anges qui, avec de blanches ailes, planent à travers le monde de cet auteur, la Pitié et la Justice, le déposeront sain et sauf au-delà de tous les ravins et de tous les abîmes.
À Dickens manquent la brutalité, le courage d’être véritablement tragique ; il n’est pas héroïque, mais sentimental. Le tragique, c’est la volonté du défi ; la sentimentalité, c’est le désir des larmes. Dickens n’est jamais allé jusqu’à la puissance suprême, sans pleurs et sans paroles, de la douleur désespérée : une douce émotion – par exemple la mort de Doran dans Copperfield – est le sentiment le plus extrême qu’il puisse représenter à la perfection. Lorsqu’il prend son essor vers un ciel plus inclément, voici que la pitié arrête toujours son bras. Toujours l’huile (souvent rance) de la compassion vient adoucir l’assaut conjuré des éléments. La tradition sentimentale du roman anglais entrave la volonté d’aller jusqu’au tragique. En effet, en Angleterre, l’action d’un roman doit, à vrai dire, n’être que l’illustration des maximes de la morale courante ; on entend toujours à travers la mélodie du destin, comme en sourdine : « Sois fidèle et honnête. » Le finale doit être une Apocalypse, un Jugement dernier : les bons s’élèvent dans le ciel, et les méchants sont punis.
Dickens, lui aussi, a malheureusement adopté cette justice dans la plupart de ses romans ; ses coquins se noient ou se tuent réciproquement, les orgueilleux et les riches font banqueroute, et les héros sont assis bien au chaud dans du coton. Encore aujourd’hui l’Anglais n’admet pas un roman dont la conclusion ne le laisse pas aller en paix, avec l’assurance que tout est pour le mieux dans ce monde. Et cette hypertrophie, essentiellement anglaise, du sens moral a quelque peu gêné les plus grandioses inspirations de Dickens vers le roman tragique. Car la philosophie de ses ouvrages, le pivot qui en maintient la stabilité, n’est plus la justice de l’artiste libre, mais celle d’un bourgeois anglican. Dickens censure les sentiments, au lieu de les laisser agir librement : il ne tolère pas, comme Balzac, leur débordement élémentaire, mais il les dirige, à travers des digues et des fossés, dans des canaux, où ils font tourner les meules de la morale bourgeoise. Le prédicateur, le révérend, le philosophe du common sense, le maître d’école, tous sont assis invisiblement auprès de lui, dans son atelier d’artiste, et ils interviennent dans son œuvre : ils l’obligent à faire en sorte que le grave roman, au lieu d’être une humble image des libres réalités, soit plutôt un modèle et un avertissement à l’usage des jeunes gens. Il est vrai que ce bon esprit fut récompensé : lorsque Dickens mourut, l’évêque de Winchester ne manqua pas de faire valoir, en célébrant son œuvre, qu’on peut sans crainte la mettre dans les mains de n’importe quel enfant ; mais précisément, parce qu’elle ne montre pas la vie dans ses réalités, mais, au contraire, telle qu’on veut la présenter à des enfants, sa force persuasive en est bien diminuée. Pour nous, qui ne sommes pas Anglais, elle est trop saturée de moralité. Pour devenir un héros, chez Dickens, il faut être un parangon de vertu, un idéal de puritanisme.
Chez Fielding et Smollett, qui cependant étaient, eux aussi, des Anglais – il est vrai, fils d’un siècle plus sensuel – ce n’est pas du tout une tache pour le héros, si, un jour, dans une bagarre, il écrase le nez de son vis-à-vis ou si, malgré tout son fervent amour pour la noble dame de son cœur, il couche une fois avec la soubrette de celle-ci. Chez Dickens, même les personnages les plus mal famés ne se permettent pas de telles abominations. Même les créatures les plus dissolues sont, à vrai dire, bien inoffensives ; leurs plaisirs sont d’une nature telle qu’une vieille spinster peut les suivre sans avoir à rougir.
Voici, par exemple, Dick Swiveller, le libertin ; en quoi consiste vraiment son libertinage ? Mon Dieu, il boit quatre verres d’ale au lieu de deux. Il paie ses notes très irrégulièrement ; il mène un peu une vie de bohème, et, c’est tout. Et, pour finir, il fait, au bon moment, un héritage – modeste naturellement – et il épouse, le plus honorablement du monde, la jeune fille qui l’a ramené sur le chemin de la vertu.
Chez Dickens, même les scélérats ne sont pas réellement immoraux ; malgré tous leurs mauvais instincts, ils ont le sang trop pâle pour cela. Ce mensonge anglais qui veut ignorer la sensualité est une marque de son œuvre ; l’hypocrisie aux yeux louches qui omet de regarder ce qu’elle ne veut pas voir, enlève à Dickens la vision pénétrante des réalités. L’Angleterre de la reine Victoria a empêché Dickens d’écrire le roman absolument tragique qui était son désir le plus intime. Et elle l’aurait entièrement attiré dans sa propre médiocrité repue, elle aurait entièrement fait de lui l’avocat de son mensonge sexuel, en l’enlaçant avec les bras de la popularité, si l’artiste n’avait pu disposer librement d’un monde dans lequel son désir créateur trouva asile, s’il n’avait pas possédé ces ailes d’argent qui l’ont élevé fièrement au-dessus des eaux stagnantes de ces opportunismes, je veux dire son humour fortuné et presque surnaturel.
Ce monde bienheureux, librement alcyonien, sur lequel ne se penche plus le brouillard de l’Angleterre, est le pays de l’enfance. Le mensonge anglais circoncit l’homme dans sa sensualité et impose ses lois à l’adulte ; mais les enfants vivent encore dans l’insouciance paradisiaque de leurs sens ; ce ne sont pas encore des Anglais, ce sont simplement de petites et limpides fleurs humaines et, dans leur univers bariolé, les brumes de l’hypocrisie anglaise ne mettent pas encore leur ombre. Et ici, où Dickens a pu se déployer librement, sans être gêné par sa conscience de bourgeois anglais, il a créé des choses immortelles. Les années d’enfance dans ses romans sont d’une beauté unique ; jamais, je crois, dans la littérature universelle, ne périront ces figures, ces épisodes joyeux ou graves des premières années de la vie humaine.
Qui pourrait oublier l’odyssée de la petite Nell, lorsque, avec son vieux grand-père, elle sort de la fumée et des ténèbres des grandes villes pour aller dans la verdure renaissante des campagnes, innocente et naïve, conservant divinement jusque dans sa mort même ce sourire angélique, à travers tous les risques et les dangers ? C’est là quelque chose de touchant, qui dépasse de bien haut toute sentimentalité, pour atteindre au niveau du sentiment le plus vrai et le plus vivant. Voici Traddles, le garçon poupin, avec ses larges culottes bouffantes, qui oublie la douleur des coups reçus en s’amusant à dessiner des squelettes. Voici Kit, le fidèle des fidèles, le petit Nickleby, et puis cette figure revenant sans cesse, ce joli gosse, « très petit et qui précisément n’est pas traité trop aimablement », qui n’est autre que Charles Dickens lui-même, l’écrivain qui, comme pas un, a rendu immortels ses propres plaisirs et ses propres souffrances d’enfant. Toujours et sans cesse, il a reparlé de ce garçon rêveur, humilié, abandonné, effarouché ; délaissé par ses parents, comme un orphelin ; ici vraiment son pathos est devenu voisin des larmes, sa voix est devenue sonore, pleine et retentissante comme un son de cloche.
Cette ronde d’enfants dans les romans de Dickens est inoubliable ; ici le rire et les pleurs, le sublime et le ridicule se pénètrent dans un éclat unique d’arc-en-ciel ; le sentimental et la grandeur, le tragique et le comique, la vérité et la fiction se réconcilient en quelque chose de nouveau et d’entièrement inédit. Ici Dickens dépasse le caractère anglais, les contingences terrestres, ici sans aucune réserve Dickens est grand et incomparable. Si on voulait lui élever un monument, cette ronde d’enfants – en marbre – devrait entourer le bronze de sa figure à lui, le protecteur, le père et le frère. Car il a véritablement aimé les enfants comme la forme la plus pure de l’être humain.
Lorsqu’il voulait rendre les hommes sympathiques, il les représentait semblables à des enfants. Et c’est à cause de cela même qu’il a aimé ceux qui avaient cessé d’être des enfants, mais dont la puérilité les rapprochait d’eux, les faibles d’esprit et les aliénés. Dans chacun de ses romans, nous trouvons un de ces doux déments, dont les pauvres sens égarés voyagent au loin et très haut, comme des oiseaux blancs, au-dessus de ce monde de soucis et de misère pour qui la vie n’est pas un problème, un pénible labeur, et une tâche à remplir, mais simplement un jeu béat, tout incompréhensible et beau en même temps. Il est touchant de voir comment il décrit ces hommes. Il les prend avec précaution, comme des malades, il met autour de leur tête beaucoup de bonté, comme une auréole de sainteté. Pour lui, ils sont bienheureux parce qu’ils sont restés éternellement dans le paradis de l’enfance. En effet, dans les œuvres de Dickens l’enfant c’est le paradis.
Lorsque je lis un roman de Dickens j’éprouve toujours une peur mélancolique au moment où les enfants grandissent, car, je le sais, c’est alors que se perd irrémédiablement ce qu’ils ont de si doux ; c’est alors que le conventionnel va altérer leur poésie et que le mensonge anglais va déformer la pure vérité. Et Dickens lui-même semble au tréfonds de son être partager ce sentiment, car ce n’est qu’à regret qu’il laisse partir dans la vie ses héros favoris. Il ne les accompagne jamais au-delà de l’âge où ils deviennent banals, épiciers ou rouliers, happés par l’existence quotidienne ; il prend congé d’eux lorsqu’il les a conduits jusqu’à la porte de l’église du mariage, ou bien, à travers tous les risques du voyage jusqu’au port miroitant d’une commode existence. Et l’enfant qui de lui était la plus aimée dans cette ronde bariolée, la petite Nell, dans laquelle il avait éternisé le souvenir d’une figure très chère morte avant l’âge, il ne la laissa pas du tout entrer dans le monde grossier des désillusions, le monde du mensonge ; il la garda pour toujours dans le paradis de l’enfance, il ferma avant le temps ses doux yeux bleus et il la fit passer, sans qu’elle s’en doutât, de la clarté des premières années dans les ténèbres de la mort. Elle lui était trop chère pour les épreuves du monde réel.
Car chez Dickens, le monde réel, je l’ai déjà dit, était une Angleterre lasse et rassasiée, bourgeoisement étriquée, une mesquine parcelle des immenses possibilités de la vie. Un monde si pauvre ne pouvait devenir riche que par un grand sentiment. Balzac a donné du relief au bourgeois par sa haine, Dostoïevski par son amour du Rédempteur. Et Dickens, l’artiste, rachète ses créatures de leur lourdeur terrestre par son humour, il ne considère pas son petit monde bourgeois avec un air objectivement important ; il n’entonne pas cet hymne des braves gens, cet hymne de la capacité et de la sobriété « seules vertus de ce monde », cet hymne qui maintenant rend si antipathiques la plupart des romans allemands dits nationaux. Loin de là ; il les regarde en clignant des yeux d’un air débonnaire et pourtant amusé ; ainsi que Gottfried Keller et Wilhelm Raabe, il les représente comme un tout petit peu ridicules, avec leurs soucis lilliputiens. Mais ce ridicule s’accompagne toujours d’amabilité et de bonté de la part de Dickens, si bien qu’on n’en aime que mieux ses personnages, pour tout ce qu’ils ont de grotesque ou de plaisant. L’humour est dans ses livres comme un regard ensoleillé ; il donne tout à coup à leur modeste paysage un aspect serein et infiniment agréable, plein de mille charmantes merveilles. À cette flamme bonne et réchauffante, tout devient plus vivant et plus vraisemblable, et même les fausses larmes scintillent comme des diamants, et les petites passions se couronnent de flammes, comme un véritable incendie. L’humour de Dickens élève son œuvre au-dessus de son temps, au niveau de tous les temps. Cet humour l’affranchit de l’ennui que dégage l’anglicité ; Dickens triomphe du mensonge par son sourire. Comme Ariel, cet humour plane fantastiquement à travers l’atmosphère de ses livres ; il les remplit d’une musique secrète qui les entraîne dans un tourbillon de danse, dans une grande allégresse de vie. Il est partout présent. Même dans le labyrinthe des plus sombres vicissitudes, il étincelle comme un lampe de mineur ; il atténue les tensions exagérées ; il adoucit ce qui sans cela serait trop sentimental – par la sourdine de l’ironie ; il adoucit les exagérations – par leur ombre : le grotesque ; il est l’esprit conciliateur, compensateur, et impérissable de son œuvre. Il est naturellement – comme tout chez Dickens – anglais, un humour essentiellement anglais. Lui aussi manque de sensualité, il ne s’oublie pas, ne s’enivre pas de sa propre fantaisie et ne devient jamais exubérant. Dans son exaltation, il reste encore modéré ; il ne braille pas et ne rote pas, comme Rabelais, il ne fait pas de cabrioles, comme cela arrive chez Cervantès, dans la folie de l’enthousiasme, ni ne saute dans l’impossible, la tête à l’envers, comme l’humour américain. Il reste toujours droit et froid. Dickens, comme tous les Anglais, ne sourit qu’avec la bouche et non pas avec tout le corps. Sa gaîté ne se consume pas elle-même. Elle ne fait qu’étinceler et disséminer sa lueur dans les veines des hommes ; elle se contente d’allumer mille petites flammes, d’errer et de rôder à la manière d’un fantôme malicieux, comme un charmant petit diable, au milieu des réalités.
L’humour de Dickens, car c’est le destin de cet auteur de ne pas sortir du niveau moyen, est, lui aussi, un compromis entre l’ivresse du sentiment, la fantaisie effrénée et l’ironie souriant à froid. Son humour ne saurait se comparer à celui des autres grands Anglais. Il n’a rien de l’ironie mordante et tranchante de Sterne, rien de la gaîté large et de la bonne humeur du gentleman farmer qui est celle de Fielding ; il ne plonge pas, comme Thackeray, un fer douloureux dans l’individu ; il ne fait que du bien et non pas du mal ; il joue allégrement, comme un rais de soleil, autour de la tête et des mains des individus. Il ne veut pas être moral ni satirique, il ne veut pas se dissimuler sous la marotte de quelque gravité solennelle. Il n’a aucune intention, aucune prétention : il se contente d’être. Son existence est sans dessein préétabli, il est évident par lui-même ; déjà cette remarquable position des yeux qui est celle de Dickens révèle la malice de l’esprit ; c’est elle qui caricature et exagère les physionomies, leur donne ces proportions réjouissantes et des déformations comiques qui ont fait la joie de millions de lecteurs. Tout pénètre dans ce cercle de lumière ; tout est éclairé comme de dedans en dehors ; même les coquins et les escrocs ont leur auréole d’humour, et le monde entier semble sourire en quelque façon lorsque Dickens le contemple. Tout brille et tourbillonne ; le désir de soleil d’un pays de brouillards paraît exaucé pour toujours. La langue fait des sauts, les phrases s’enchevêtrent, bondissent et s’écartent, jouent à cache-cache avec le sens, se posent l’un à l’autre des questions, se taquinent, cherchent à s’égarer et la fantaisie semble leur donner des ailes pour les faire danser.
Cet humour est indéfectible. Il est savoureux, bien que dépourvu du sel de la sexualité, qui lui était refusé par la cuisine anglaise ; il ne se laissait pas troubler par le fait que derrière l’écrivain il y avait l’imprimeur qui réclamait en vitesse sa « copie » ; car même dans la fièvre, dans la détresse et dans le chagrin, Dickens ne pouvait pas faire autrement que d’écrire avec sérénité. Son humour est irrésistible ; il était fermement installé dans cet œil à la magnifique acuité de pénétration et il ne s’éteignit que lorsque la lumière s’éteignit pour celui-ci. Rien de terrestre ne put quelque chose contre lui, et le temps, lui aussi, sera sans doute dans le même cas. En effet, il m’est impossible de m’imaginer des hommes qui n’aimeraient pas des nouvelles comme Le Grillon du Foyer, ou qui seraient capables de se défendre de rire en lisant maints épisodes de ces livres. Les besoins spirituels auront beau changer, comme les besoins littéraires ; tant qu’on aura le désir de la gaieté, dans ces moments de bien-être où le « vouloir vivre » se repose et où le seul sentiment de la vie agite doucement ses ondes dans l’individu, dans ces moments où l’on n’aspire à rien tant qu’à une excitation inoffensive et mélodieuse du cœur, on lira ces livres uniques – en Angleterre et dans le monde entier.
C’est là la grandeur, l’élément impérissable de cette œuvre terrestre – trop terrestre. Il y a en elle du soleil, elle réchauffe. Il ne faut pas juger les grandes œuvres d’art seulement d’après leur intensité, seulement d’après l’homme qui était derrière elles ; il faut aussi les juger, si je puis dire, d’après leur extensité, d’après leur action sur les multitudes, et de Dickens on pourra dire, comme d’aucun autre dans notre siècle, qu’il a multiplié la joie de l’univers.
Ses livres ont fait étinceler des pleurs dans des millions d’yeux ; il a fait refleurir dans la poitrine de milliers de gens le rire qui chez eux était flétri ou mort ; son influence a dépassé de beaucoup le domaine de la littérature. Des riches rentrèrent en eux-mêmes et firent des fondations pour de bonnes œuvres lorsqu’ils eurent lu l’histoire des frères Chereby ; des cœurs durs furent attendris ; lorsque Olivier Twist parut, les enfants reçurent – c’est un fait authentique – plus d’aumônes dans les rues ; le gouvernement améliora les hospices et contrôla les écoles libres. La pitié et la bienveillance en Angleterre sont devenues plus grandes grâce à Dickens et le sort de beaucoup et de beaucoup de pauvres et de malheureux a été adouci.
Je sais que ces effets extra-littéraires n’ont rien à voir avec l’appréciation esthétique d’une œuvre d’art, mais ils sont importants parce qu’ils montrent que toute œuvre véritablement grande produit aussi des changements dans le monde réel – en dehors du monde de la fiction où chaque volonté créatrice peut se déployer avec une liberté magique. Elle peut produire des modifications dans les choses essentielles, dans les choses lyriques et aussi dans la température de la sensibilité. Dickens a – contrairement aux poètes qui demandent pour eux-mêmes pitié et assistance – Dickens a, dis-je, accru la gaieté et la sérénité de son époque : il a accéléré le rythme de sa circulation sanguine. Le monde est devenu moins sombre depuis le jour où le jeune sténographe du Parlement a pris la plume pour écrire sur les hommes et leurs destinées. Il a conservé à son temps la joie, et il a transmis ainsi aux générations ultérieures la bonne humeur de cette merry old England, de l’Angleterre qui va des guerres de Napoléon à l’impérialisme. Dans de nombreuses années on reviendra encore contempler ce monde, devenu désuet, avec ses étranges professions disparues qui auront été depuis longtemps pulvérisées dans le mortier de l’industrialisme, et peut-être qu’on aura la nostalgie de cette vie qui était innocente et remplie de joies simples et calmes. Dickens a, littérairement parlant, créé l’idylle de l’Angleterre, c’est là son œuvre. Ne sous-estimons pas trop cette paix, ce silence paisible, ce contentement, par rapport au grandiose ; l’idylle, elle aussi, est quelque chose d’éternel, le retour d’une antiquité primitive. La géorgique ou la bucolique, la poésie de l’homme qui cherche la retraite pour se reposer des frissons du désir est ici renouvelée, de même qu’elle se renouvellera toujours dans la chaîne des générations. Il revient toujours, pour disparaître ensuite, le moment d’arrêt qui est un repos entre les excitations – le recueillement ou le délassement avant ou après l’effort, la seconde de quiétude dans le cœur battant sans répit...
Les uns créent la puissance, les autres la paix. Charles Dickens a serti poétiquement un moment de paix dans le monde. Aujourd’hui la vie est de nouveau bruyante ; les machines grondent ; le temps marche à pas accélérés. Mais l’idylle est immortelle, parce qu’elle est la joie de la vie. Elle revient, comme le ciel bleu après les orages, comme la sérénité éternelle de la vie après toutes les crises et les ébranlements de l’âme. Et ainsi Dickens reviendra toujours de son oubli, lorsque les hommes auront besoin de gaieté et lorsque, fatigués des tragiques tiraillements de la passion, ils voudront entendre, même dans les choses les plus effacées, la musique mystérieuse de la poésie.
Stefan ZWEIG, Trois maîtres : Dostoïevski, Balzac, Dickens.