Cinéraires

 

 

     À Térésa Milanollo, sur la mort de sa sœur Maria

 

 

                                         I

 

Mon Dieu ! qu’il est navrant, ô mon Dieu ! qu’il est triste

De regarder s’abattre et mourir une artiste

Jeune et rose,... le sein tout gonflé d’avenir ;

L’âme ouverte à des jours qui ne peuvent venir ;

De sa mutine enfance ou de gloire lassée ;

Et comme une willis à la mort fiancée,

Entre son lit de crêpe et son pâle fauteuil

Ne croyant voir toujours que le plomb du cercueil !...

 

Qu’une artiste est donc faible, et qu’il faut peu de choses,

Hélas ! pour nous ravir nos belles virtuoses !

Comme le sol remue et tremble sous leurs pas !

Que l’été passe vite, et combien ici-bas

Les soleils ont brûlé sur leur tige fertile

De ces fruits d’or où coule une sève inutile !

 

 

                                        II

 

Malheur à nous, Seigneur, qui ne comprenons plus

Pourquoi ta main nous donne ou reprend tes élus !

C’est lorsque tout s’écroule et que tout recommence

Qu’Amphion doit venir, et de la Thèbe immense

Élever en chantant les robustes contours ;

C’est lorsque le pouvoir tremble au sommet des tours ;

Quand la louve cruelle a soif, et qu’elle grince ;

Quand les haches du peuple et le glaive du prince

Émoussent leurs tranchants et brisent leurs faisceaux ;

C’est alors qu’il faudrait, au-dessus des ruisseaux,

Par delà nos vapeurs, nos brumes et nos fanges,

Écouter le nébel extatique des anges...

Ce siècle, qu’on appelle un âge monstrueux,

Laverait sa blessure à ton flot vertueux,

Puissante mélodie, et la loi des supplices

Expirerait peut-être en tes saintes délices !...

 

 

                                       III

 

Mais non : voilà que Dieu nous les prend tour-à-tour,

Les riches d’harmonie et les riches d’amour.

Nos poètes vieillis, comme un tronc séculaire,

Tombent, les yeux éteints, sans aigreur, sans colère,

Emportant avec eux dans leurs cœurs indulgents

Le trésor qui devait nourrir les indigents...

Quel oiseau chante, alors que la nue est mauvaise ?

Qui n’a point répandu les pleurs de Pergolèse,

Et qui n’a demandé quelquefois au Seigneur

De nous laisser toujours ce qu’il a de meilleur ?

 

 

                                        IV

 

Ô vous que nous avons si souvent applaudies,

Sœurs jumelles de l’art aux chastes mélodies,

Couple heureux et charmant, qu’êtes-vous devenu ?

Toi surtout, Maria : le beau sylphe ingénu

Qui recueillait, durant les nuits chaudes et blanches,

Tous ces soupirs de feu qui traversent les branches

Et retombent avec l’odeur du cyclamen !

Toi qui naquis sans doute aux plages d’Yémen ;

Toi, le génie ailé des fables levantines

Dont on cherche à baiser les deux mains enfantines,

Et qui, méconnaissant l’orgueil impérieux,

S’étonne de sa gloire et fixe ses grands yeux !

Maria, toi la jeune et vermeille étourdie,

D’où vient que sur l’archet ta main reste engourdie ?...

 

 

                                        V

 

Ô ciel ! morte d’hier !... Quoi, morte avant d’avoir

Achevé tous les chants que tu devais savoir !

Condamnée à laisser une sœur orpheline ;

Que ravage l’angoisse et que le deuil incline ;

Cette autre mère unie à ton sang, Maria,

Et qui, seule aujourd’hui, comme le paria,

Seule viendra pleurer à l’angle du théâtre !...

Quoi ! morte à receler dans ta gorge bleuâtre

Et dans ton sein maigri les charbons de la toux !

Morte de même enfin que nous expirons tous !

 

Ah ! pauvre trépassée ! – Ah ! comme il est donc triste

De regarder s’abattre et mourir une artiste

Jeune et rose,... le cœur bondissant d’avenir ;

L’âme ouverte à des jours qui ne peuvent venir ;

Des ses jeux turbulents ou de gloire lassée ;

Et comme une willis à la mort fiancée,

Entre son lit de crêpe et son pâle fauteuil

Ne distinguant toujours que le plomb d’un cercueil !

 

 

                                        VI

 

– Maria, j’ai gravé ton nom sur mes tablettes :

Adieu !... –

                    Les bois sont pleins de feuilles violettes ;

Et dans l’orme de pourpre on croirait par instant

Qu’une grive avertit le chasseur qui l’attend.

 

 

 

                                         Jules ABRASSART.

 

                                         Paru dans Poésies de l’Académie

                                         des muses santones en 1895.

 

 

 

 

 

 

 

                           www.biblisem.net