Tony
À huit ans, elle avait de grands yeux, un sourire
Si doux que ce serait péché de le décrire ;
Elle aimait les oiseaux, et surtout les parfums,
Les fleurs. – Elle en mettait dans ses beaux cheveux bruns.
Elle chantait toujours. Ô gaîtés éclipsées !
Son chien Tony, gros dogue aux babines froncées,
La suivait comme une ombre, et l’aimait, Dieu merci !
J’ouïs un jour l’enfant qui lui parlait ainsi,
Un jour que mon regard, sur la pelouse verte,
Librement s’étendait par la fenêtre ouverte :
« Debout, Tony, debout ! – Çà, donnez-moi la main.
« Fort bien : vous êtes sage. Oh ! je veux dès demain
« Vous broder un collier de perles et de moire :
« Cela sera charmant sur votre cou d’ivoire.
« Serons-nous fier ! Et puis, mon bon, n’est-il pas vrai ?
« Nous en aurons bien soin : – je m’en informerai.
« Voyez, petit ingrat, comme on cherche à vous plaire.
« Vous savez cependant que je pourrais vous faire
« Un superbe sermon ?... mais le ciel est si bleu
« Pour se bouder !... – Tant pis ! querellons-nous un peu,
« Tony ! – Je vous ai vu sortir, non sans adresse,
« Et vous ébattre hier loin de votre maîtresse ;
« Loin de moi... dans les blés... comme un chien déloyal...
« Sans nous en demander la licence... Oh ! c’est mal,
« Très mal, monsieur Tony. – Vous voulez qu’on vous aime
« Et vous vous en allez tout seul, comme un bohême !
« Vous nous causez des peurs mortelles, après quoi,
« Certes, il faudrait encor vous chérir ! Dites-moi,
« Si nous vous pardonnions cependant, mon gros buffle ?
« J’ai pitié de te voir allonger ce beau mufle :
« On dirait que tu fais la moue ! Allons, Tony,
« Un bon baiser. Je t’ai grondé : tout est fini. »
Le puissant animal, sous sa patte inquiète,
Parmi des tas de fleurs renversa Mariette,
Et jamais, depuis lors, je n’ai vu de mes yeux
Un tableau comparable à ce groupe joyeux.
Chère âme ! – Elle éclatait d’un si folâtre rire
Que sa mère et nous tous partagions son délire.
Assurément, nos jeux ne valent pas les siens !
je l’attirai vers moi.
– « Faut-il noyer les chiens,
« Me dit-elle en baisant ma main par habitude,
« Faut-il noyer les chiens, quand la décrépitude
« Leur enlève la soie – et qu’ils ne peuvent plus
« Gambader sans fléchir sur leurs membres perclus ?
« Quand ils sont vieux et laids ? Faut-il ?... »
– « Ah fi ! Marie,
« Fi ! cela nous rendrait trop mauvais, ma chérie,
« Trop cruels, n’est-ce pas ? Imagine un moment
« Que ton pauvre Tony dût mourir... »
– « Non vraiment,
« Dit-elle avec effroi, je ne veux pas qu’il meure :
« Noyer Tony ! Plutôt me noyer tout à l’heure !
« Mais c’est qu’un jour, écoute, au fond du lac voisin
« J’ai vu lancer un dogue ; et mon petit cousin
« Cherchant à m’apaiser, (car je pleurais en route),
« Me dit qu’il était vieux, qu’on le noyait sans doute,
« Que c’était un usage, et qu’enfin j’avais tort
« De m’émouvoir ainsi pour un animal mort...
« N’importe ! il m’a semblé sentir dans ma poitrine
« Quelque chose de froid. J’en demeurai chagrine,
« Et comme je songeais toujours à mon Tony,
« J’ai prié pour lui. – Vois : il est tout rajeuni ! »
Pauvre ange ! – Pauvre amour, pauvre petite femme !
Et depuis l’autre été, depuis un an, chère âme,
Elle est là-bas qui dort... Sa mère ne dit rien
Qu’un seul mot par moments, en caressant le chien
Dont ce flatter lugubre alourdit la paupière :
« Tony... que vas-tu donc chercher au cimetière ? »
Jules ABRASSART.
Paru dans L’Année des poètes en 1890.