Matière et poésie
Qu’importe à la moisson que le semeur périsse
Quand sa main a jeté le grain dans le sillon.
F.-E. A.
I
« – La poésie est morte ! Elle a quitté la terre ;
» La mousse a revêtu son temple solitaire :
» De ses milliers d’amants en reste-t-il un seul ?
» Non ! autour du veau d’or la foule est accroupie !
» La poésie est morte, et notre siècle impie
» A cousu son linceul !
» Et pourquoi la pleurer ? – Vous espérez peut-être
» Que plus belle à vos yeux elle saura renaître !...
» Laissons dormir les morts au fond de leurs tombeaux !
» L’homme depuis longtemps n’est plus à son aurore,
» Et nous sommes trop grands pour que l’on vienne encore
» Chanter à nos berceaux !
» Toute chose ici-bas grandit, décline et tombe :
» Elle a su vivre assez pour avoir une tombe ;
» Son nom fut grand, c’est vrai, mais ce n’est plus qu’un nom,
» Et nous n’entendrons plus les échos séculaires
» L’acclamer, pleins d’orgueil, des Océans polaires
» Aux sables de Memnon !
» Le piédestal a vu s’écrouler la statue ;
» L’adorateur s’en va, quand l’idole abattue
» Se brise sur le sol parmi les vils cailloux.
» Quel fantôme, insensés, votre regard contemple !
» Croyez-nous, n’allez plus sur le seuil de son temple
» User vos deux genoux !
» Ce n’est plus ce qu’il faut dans le siècle où nous sommes
» Pour assouvir la faim qui consume les hommes :
» Non, non, chez nous les sens ont détrôné le cœur ;
» Et nous n’avons pour vous, quand votre âme en délire
» Veut nous charmer encore aux accents de la lyre,
» Qu’un sourire moqueur.
» Nous n’avons plus besoin de vos chansons de fêtes,
» Et nous fermons l’oreille à la voix des prophètes
» Qui nous parlent d’amour, de baisers ou de fleurs ;
» Les hommes d’à-présent ont bien changé de face ;
» On ne vous comprend pas : le bruit du siècle efface
» Et vos ris et vos pleurs.
» Poursuivants acharnés d’un rêve chimérique,
» Colombs de la pensée, où donc votre Amérique,
» Et ses fleuves profonds roulant des sables d’or ?
» Quelle perle céleste, au sortir de vos rêves,
» Avez-vous pu cueillir sur les rochers des grèves
» Où votre front s’endort ?
» Rien ! – Vous semez en vain les jours de la jeunesse,
» Et vous dites après quand survient la vieillesse :
» Mes chants vivront peut-être ! – et c’est là votre orgueil.
» Ainsi, pour vérités prenant tous vos mensonges,
» Vous vivez dans l’erreur, et, de songes en songes,
» Vous tombez au cercueil !
» Le Progrès a tué la vieille poésie
» Et brisé pour jamais sa coupe d’ambroisie
» Qui t’enivrait, poète au cœur naïf et pur !
» Les chants que nous aimons, c’est le cri des machines ;
» Regarde à l’horizon : – le feu de nos usines
» Noircit tes cieux d’azur.
» Nous qui rions des vers, notre âme se dilate
» Quand le bruit des wagons dans nos vallons éclate
» En mugissant au loin comme un taureau de feu ;
» Nous ne connaissons pas de chantres plus sublimes,
» Et ces murmures sourds ont des voix plus intimes,
» Que vos hymnes à Dieu.
» Oui, du sein fécondé de nos locomotives
» Le Progrès fait jaillir des races plus actives :
» Tous les jours vers les cieux nous montons d’un degré.
» C’est en vain sur nos fronts que gronde le tonnerre,
» L’homme rit de la foudre et, sans quitter la terre,
» La gouverne à son gré. »
» Le monde entier de l’homme est le vaste domaine,
» Et partout son génie en maître s’y promène,
» II marche, il a posé partout son pied géant ;
» Plus prompte que l’éclair, sa rapide parole
» Sur un fil conducteur en un clin d’œil s’envole
» Au bout de l’Océan !
» Et voilà – regardez ! – les sublimes merveilles,
» Tandis que vous rêviez, écloses dans nos veilles !
» Qu’a fait la poésie aux enfants des mortels ?...
» Laissez-la désormais charmer le sein des femmes,
» Hommes ! et n’allez pas des parfums de vos âmes
» Encenser ses autels !
» Des rêveurs !... à quoi bon ? – L’airain sorti du moule
» Peut tromper un moment les regards de la foule,
» Le cœur peut s’animer au son d’un instrument ;
» L’art est aussi pour nous une chose céleste,
» Mais ne lui demandons que ce qui sert ; – le reste
» Est un masque qui ment.
» Abandonne ta lyre, et suis-nous, ô poète !
» Modère en ses désirs ta pensée inquiète,
» Ouvrier du Progrès, qui peut te retenir ?
» Le passé n’est plus rien, le présent nous emporte,
» Viens et marche avec nous, et frappons à la porte
» Du splendide avenir !
» Là, nous recueillerons nos moissons d’espérance ;
» Nous jetterons ensemble au giron de la France
» Des trésors plus réels que les rêves de l’art ;
» Et chaque créature à la masse commune,
» D’où sortiront pour tous et bonheur et fortune,
» Doit apporter sa part. »
II
– Voilà ce qu’ils ont dit ! – Ô délire ! ô blasphème !
De quel droit viennent-ils lancer leur anathème
À ton front inspiré, noble fille du ciel ?
Pourquoi, méconnaissant ton sublime langage,
Veulent-ils aujourd’hui sur toi verser l’outrage
Et t’abreuver de fiel ?
Ils ne savent donc plus ta mission divine,
Qu’il n’est point de douleurs que ton cœur ne devine,
Que ta main sait tarir les larmes de nos yeux,
Que le temps – monstre affreux qui dévore le monde –
N’épuisera jamais ta mamelle féconde
Au lait délicieux !
Ils ne savent donc pas qu’aux jour où notre globe
Reçut les diamants et les fleurs de sa robe
Pour la première fois des mains du Créateur,
Quand son âme en suspens d’amour était saisie,
L’homme implora ta voix, auguste Poésie,
Pour bénir son auteur !
Ils ont donc oublié, dans leur vaine folie,
Que les fanges des ans ne l’ont jamais salie,
Que Dieu la garde encor des profanations ;
Que les siècles éteints lui servent de défense,
Et qu’on la vit s’asseoir, pour bercer leur enfance,
Au lit des nations !
Quel est donc votre but ? – La détrôner, sans doute,
La renverser par terre au milieu de la route
Parmi les vieux débris de votre antique foi ?
– Car vous ne croyez plus, et la foi de vos mères,
Vous l’avez reléguée au nombre des chimères.
Ah ! nous savons pourquoi !... –
En esclave soumis vous servez la matière ;
Noirs oiseaux de la nuit vous soufflez la lumière
Qui pénètre dans l’âme et lui donne le jour ;
Et l’on vous voit frapper d’une rage insensée
Tout ce que mit le ciel de grand dans la pensée
Et de beau dans l’amour.
Vous parlez d’avenir : mais vos regards stupides
N’y sauraient découvrir les flots purs et limpides
Qui rebaptiseront les peuples d’ici-bas !
Vous regardez en haut votre superbe idole,
Votre Dieu : le Progrès, – noble et belle parole, –
Mais vous ne montez pas !
Vous avez oublié dans votre orgueil immense
Que longtemps dans la terre a germé la semence
Avant d’être le chêne aux rameaux conquérants ;
Que vous seriez encore ensevelis dans l’ombre,
Renégats d’un passé majestueux et sombre
Qui vous a faits si grands,
Si ceux qui ne sont plus n’avaient creusé la terre,
Si des cerveaux rêveurs une pensée austère,
Éclose pour nous tous, n’avait fructifié !
Vous recueillez l’épi du grain semé par d’autres,
Et ce passé fécond, lâches et vils apôtres,
Vous l’avez renié.
Du vaisseau social le penseur est la tête,
C’est lui qui lit au ciel l’azur ou la tempête,
Lui seul sait le chemin de la vie à la mort ;
Et quel que soit le vent qui souffle dans la voile,
Au travers des écueils, les yeux sur son étoile
Il nous conduit au port !
III
– La Poésie est morte ! - Ah ! leur clameur étrange
Ne va pas jusqu’à toi souiller ton front d’archange !
Ton nom est un parfum qu’ils n’ont jamais senti !
Ô Poètes ! ô vous, les enfants de la lyre,
Criez, criez bien haut qu’ils sont tous en délire,
Et qu’ils en ont menti !
Elle a guidé le monde à ses clartés splendides,
Et jamais à son front des nuages livides
N’ont voilé son sourire éclatant et vermeil ;
Elle a toujours sa grâce et sa beauté première,
Et c’est l’aveugle seul qui dit à la lumière :
– « Il n’est point de soleil ! » –
Tant qu’un rayon d’espoir caressera notre âme,
Tant qu’un céleste amour, tant qu’un regard de femme
Versera dans nos cœurs ses parfums les plus doux,
Que l’homme en sa demeure ou jouisse ou soupire,
Toujours à nos côtés elle viendra sourire
Ou pleurer avec nous !
L’Orient montre encor la pourpre de ses teintes ;
Et tes clartés, le temps ne les a pas éteintes,
Ô nuit, manteau royal que revêt le Très-Haut ?
L’Océan n’a-t-il plus sa rumeur solennelle
Quand on entend de loin la colère éternelle
Qui gronde sur le flot ?
Les bois ont-ils perdu leurs fleurs et leurs ombrages ?
Les oiseaux dans leur nid n’ont-ils plus de ramages ?
Les vallons, de brebis ? les amants, de baisers ?
Et nos soldats, fuyant la guerre et ses murmures,
Ont-ils donc pour jamais déposé leurs armures
Et leurs fusils bronzés ?
N’est-il plus un mortel qui pleure solitaire,
Sans frères, sans amis, et pour qui cette terre
N’est pas nommée en vain le vallon des douleurs,
Qui n’entendit jamais une douce parole,
Cherchant, sans la trouver, une main qui console
Et tarisse ses pleurs ?
Ô poète ! ton cœur est cette urne choisie
Où le ciel a versé la sainte Poésie,
Fleuve majestueux, bordé de verts rameaux,
Source où le pèlerin s’enivre d’espérance,
Baume divin qui sait endormir la souffrance
Et guérir tous les maux !
C’est là ta mission ! c’est ta vie, ô poète !
Malheur ! malheur à toi, si ta voix est muette
Lorsque Dieu vient poser la lyre dans ta main !
Lorsqu’il te dit : – « Regarde à travers les espaces,
Va, parle aux nations ! » – Oh ! malheur, si tu passes
Sans chanter en chemin !
Tu seras méconnu,... crucifié, peut-être :
Qu’importe, sois martyr ! – c’est la gloire du prêtre
Que de tomber victime à l’autel de ses dieux. –
L’élu du Tout-Puissant doit expier sa gloire ;
Sur le front Dieu lui met le signe de victoire,
Et des pleurs dans les yeux !
Oui, chacun de vos vers doit coûter une larme !
– Je le disais naguère ! – Et ce mot qui nous charme,
Ce mot qui fait sourire, est un de vos sanglots.
Chantez pourtant ! montrez au lutteur la couronne,
Au voyageur perdu l’étoile qui rayonne,
La rive aux matelots !
Oh ! vous savez bien, vous, que le maître en ce monde
Vous a mis pour jeter la semence féconde,
Qu’il vous a dit : – « Semez ! d’autres moissonneront ! » –
Qu’il vous faudra tomber plus d’une fois en route,
Et qu’au poète, hélas ! c’est un trésor qui coûte,
Qu’une auréole au front !
Et vous avez pensé : - « Souffrir, pleurer, qu’importe ?
» Je veux marcher au gré du souffle qui m’emporte,
» Qu’il soit frais, ou glacé comme un souffle d’hivers ?
» Je chanterai toujours, puisque Dieu m’a dit : – chante ! –
» Heureux et satisfait, si ma voix vous enchante
» Au doux bruit de mes vers !
» L’Idéal radieux m’ouvrira son royaume ;
» Dans les palais dorés et sous les toits de chaume,
» Barde consolateur, j’irai partout m’asseoir.
» J’aurai des chants d’amour, j’aurai des chants d’ivresse,
» Pour l’homme qui travaille et pour l’âme en détresse
» J’aurai des chants d’espoir ! »
IV
Voyez ! la route est vaste et le sentier rapide :
Marchez jusques au bout, ô jeunesse intrépide !
Frères ! une œuvre sainte a germé parmi vous !
Ô frères ! laissez-moi vous crier : – Du courage ! –
Vous avez commencé votre sublime ouvrage
Pour le bonheur de tous !
Sondez vos cœurs ! Mettez la main sur vos poitrines :
Quand vous avez fini quelques tâches divines,
Oh ! ne sentez-vous rien dans le fond de vos cœurs ?
N’êtes-vous pas heureux d’un bonheur sans mélange
Quand vous avez ainsi joué le rôle d’ange,
Ô poètes vainqueurs ?
Allez ! ne craignez pas les foules insensées
Qui n’ont jamais compris le sens de vos pensées,
Et qui haussent l’épaule au bruit de vos concerts !
Fuyez le monde alors et courez aux campagnes :
– Le lion solitaire au pied de ses montagnes,
Rugit dans les déserts. –
Un peuple élu de Dieu, fidèle à vos cantiques,
Viendra, comme autrefois près des chanteurs antiques,
Écouter en suspens vos luths harmonieux,
Puis il vous bénira de vos saintes paroles
En voyant à vos fronts les glorieux symboles
Des envoyés des cieux !
F. E. ADAM.
Recueilli dans la Tribune lyrique populaire en 1861.