Satan

 

SON APOSTROPHE AU SOLEIL

 

Tirée de Milton, Paradis perdu, chant IV.

 

 

     Roi d’un monde nouveau, toi dont la majesté

Des flambeaux de la nuit efface la beauté ;

Qui, dardant tes rayons du haut de l’empyrée,

Sembles le Dieu puissant de la voûte éthérée,

Que je te hais, soleil ! En cet affreux moment,

Que d’affligeants pensers redoublent mon tourment !

Que d’amers souvenirs fatiguent ma mémoire !

Hélas ! il fut un temps où, rayonnant de gloire,

J’eusse vu sous mes pieds, rival du roi des cieux,

Rouler ton char brûlant, éclipsé par mes feux !

 

     Dieu ! de quelle hauteur, dans quel abîme immense,

J’ai vu s’ensevelir l’orgueil de ma puissance !

C’est toi qui m’as perdu, fatale ambition,

Quand, levant l’étendard de la rébellion,

J’affrontai les périls d’une coupable guerre,

Et disputai l’empire au maître du tonnerre.

Je payai ses faveurs des plus lâches forfaits ;

Enrichi de ses dons, comblé de ses bienfaits,

Je prétendis, ingrat, lui ravir la couronne,

Et je comptai pour rien ses bienfaits sans son trône.

Je voulus qu’à son tour on adorât Satan,

Et dans mon bienfaiteur je ne vis qu’un tyran.

Un tyran ! et Satan, qu’eût-il été lui-même,

Roi des cieux, et le front orné du diadème ?

Ah ! j’eusse été cent fois plus fier, plus orgueilleux....

Son culte était-il donc si pénible à tes yeux,

Perfide ? Il t’a créé le prince des archanges ;

Te semblait-il si dur de chanter ses louanges ?

Pouvais-tu moins offrir à sa divinité ?

Quel tribut fut jamais plus doux, plus mérité ?

Tout plein de ma grandeur, j’ai dit : Un pas encore,

Et je marche l’égal du tyran que j’abhorre ;

Qui, d’odieux bienfaits m’accablant chaque jour,

M’impose le devoir d’un odieux amour ;

Qui, mesurant ses dons à sa toute-puissance,

Condamne mon orgueil à la reconnaissance !

 

     Ah ! pourquoi l’Éternel fut-il si généreux ?

Assis un rang plus bas, j’eusse été plus heureux,

Satan pouvait d’un Dieu seul braver la colère.

Aurais-je, moins puissant, affronté son tonnerre,

Et, de mon bienfaiteur rival audacieux,

Osé de ma révolte épouvanter les cieux ?

Non, non....Esclave heureux, j’eusse adoré ma chaîne....

Mais ivre de son rang, dans sa superbe haine,

Conspirant comme moi la chute du tyran,

Un autre en sa révolte eût entraîné Satan.

– Tu t’aveugles ; parmi les célestes phalanges,

Combien brillent encor de chérubins, d’archanges,

Qui, placés près du trône, à quelques pas de toi,

Sont restés cependant fidèles à leur roi !

Cesse, de ton orgueil malheureuse victime,

D’imputer à ton Dieu ta disgrâce et ton crime.

Créé libre, as-tu droit d’accuser l’Éternel ?

Non ; si tu succombas, seul tu fus criminel.

 

     Eh bien, maudits soient-ils ces dons que je déteste,

Cet amour du Très-Haut à Satan si funeste,

Et cette liberté, plus cruelle pour moi

Que d’un aveugle sort l’irrésistible loi !

Maudit sois-tu plutôt, toi qui, libre et rebelle,

Armas contre ton maître une main infidèle !...

 

     Misérable ! où porter mes remords, ma terreur ?

Partout le désespoir, l’épouvante, l’horreur !

Arrête, Dieu terrible ! arrête ! ta puissance,

Enfin je la connais, et c’est par ta vengeance.

Partout de ma grandeur le triste souvenir,

La honte du présent, l’effroi de l’avenir !

Vainement j’ai voulu, quittant le noir abîme,

Et ces gouffres profonds, où m’entraîna mon crime,

Calmer mon désespoir, et tromper mes ennuis.

Abîmes infernaux, vous êtes où je suis !

Seul je suis tout l’enfer !... Au prix de mes supplices,

Ce lieu d’affreux tourments est un lieu de délices.

 

     Eh bien, devant ton Dieu va fléchir les genoux !

Dépouille ton orgueil, désarme son courroux !

Puissé-je être plutôt écrasé par sa foudre !

Moi, Satan ! à plier je pourrais me résoudre !

Je pourrais, vil esclave, ange dégénéré,

Courber devant un maître un front déshonoré,

Reconnaître, avouer sa puissance abhorrée,

Par un vil repentir racheter l’empyrée,

Ou peut-être, à ses pieds, humilié, confus,

Mendier du tyran un superbe refus !...

Que diraient ces guerriers, ces héros dont l’audace

A partagé mon crime ainsi que ma disgrâce ;

Qui comptaient (vain espoir dont je m’étais flatté)

Sur la chute d’un Dieu fonder leur liberté ?

 

     Ah ! que tu payas cher ta superbe espérance,

Fier Satan !... L’Éternel, terrible en sa vengeance,

Même en te conservant un reste de splendeur,

Aux plus affreux tourments a livré ton grand cœur.

 

     Un sceptre dans l’enfer !... c’est là ce qui me reste !

Ô sceptre que je hais ! diadème funeste !

Dieu cruel ! Dieu jaloux ! sur le trône infernal

Satan est ton jouet et non pas ton rival.

 

     Mais enfin, du Très-Haut implore la clémence.

Le pardon sera prompt comme fut la vengeance.

Pour te mieux relever, abaisse-toi. – Non, non !

Au même rang j’aurais la même ambition.

Que de vils chérubins adorent sa puissance....

Entre Satan et Dieu, non, jamais d’alliance.

J’eusse bientôt, brisant d’hypocrites serments,

Réveillé de mon cœur les fiers ressentiments,

La soif de commander, et l’audace indomptable,

Et la honte du joug, et la haine implacable !

J’oserais derechef m’indigner de mes fers,

Et paîrais mon orgueil par de nouveaux revers.

L’exil est sans retour, l’espoir n’est plus qu’un rêve ;

Dois-je acheter si cher quelques moments de trêve ?...

 

           (Apercevant Adam.)

 

     Voici cet être heureux, ce bien-aimé du ciel,

Qui, pour me remplacer, créé par l’Éternel,

Doit, nouveau favori, sur tout ce qui respire

Dans ces climats nouveaux étendre son empire.

 

     Adieu donc, vain espoir ! remords, faiblesse, adieu !

Va, Satan vit encore, impitoyable Dieu !

Il vit pour te braver, et non plus pour te craindre ;

À trembler à ton tour je saurai te contraindre ;

Tu ne régneras plus.... ou du moins sans rival :

Oppresseur de Satan, Satan est ton égal.

 

     Mal ! je t’implore ; viens, viens, ma seule espérance !

Sur toi seul de Satan repose la puissance.

Viens ; j’espère avec toi des honneurs immortels,

Et l’homme épouvanté dressera nos autels !

 

 

 

Alphonse AGNANT,

Gusman ou l’expiation, 1843.

 

 

 

 

 

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