Dante et saint Dominique
DANTE :
Heureux ceux-là qui purent concilier dans une vie offerte à Dieu et que la Providence favorise
La solitude de la cellule et la célébration de la beauté de toutes choses qui sont au monde,
Le ministère sacré, les rites immuables que tout prêtre commémore
Et la louange dont un seul est capable,
La règle, et le secret accomplissement de la loi du génie,
Le renoncement total et la création personnelle !
Heureux ceux-là à qui la Grâce, résolvant en leur vie toute contradiction possible,
Permit de prêcher en chantant, de chanter en prêchant,
Et le cœur du poète, sous le saint vêtement du prêtre.
Heureux déjà ces séculiers qui n’ayant pas cessé de chanter par le monde, secrets serviteurs du Seigneur et les tiens,
S’endorment dans l’humble laine du tertiaire, observant enfin le silence des religieux.
SAINT DOMINIQUE :
Dante, le vêtement que tu portas sur la terre
Ne fut pas celui, innocent et pauvre, de mes fils,
Semblable à ces étoles de candeur dont parlent les Écritures.
Le tien fut une étroite robe de pourpre
Qui, dans ce temps d’épreuve où tu montrais amer visage,
Achevait de te donner l’air d’un prince exilé.
– De quel royaume inconnu et lointain ton rêve couvait-il en toi la nostalgie ?
Tu devais passer ta vie à le découvrir.
Béatrice, immobile, se tenait au seuil du chemin détourné qui y mène.
Et voici que d’abord elle fut pour toi toutes les délices du monde.
Mais elle t’a bientôt conduit jusqu’en cette cité souveraine où l’âme seule a d’abord accès,
Et dans la fréquentation de quoi, n’était ce charme en ta Béatrice qui reflétait toute suavité présente, tu l’eusses peut-être elle-même oubliée !
Ainsi ton art te guidera vers les jardins éternels où la sainte Beauté s’épanouit,
Et le charme évident et le bonheur insaisissable vers la secrète Vérité et la réelle possession de l’allégresse.
Ce lieu des futures extases, ce paradis tant désiré,
Que tout art à l’avance s’y sanctifie par le désir et la prière.
Car de quoi vivrait l’Art sur la terre, sinon de cette aspiration des cœurs inassouvis vers la lumière et vers la joie ?
Que sera la musique des hommes, sinon la nostalgie du chant des anges ?
Quelle vertu temporelle détiendrait cette exquise et fragile beauté, sinon de figurer la Beauté parfaite et durable ?
Et quel serait enfin le rôle du poète,
Si ce n’est de prédisposer à la Grâce, en inspirant le goût des choses divines ?
– Si l’art n’était qu’un jeu dont l’artiste un peu plus que les autres s’amuse,
Certes, je comprendrais que toute âme vraiment noble y renonçât.
Mais toute vie n’est misérable qu’autant que l’homme, à son insu parfois, la fausse.
Au commencement, Dieu l’avait faite belle.
Et quoi de plus beau que la Beauté, et cette autre beauté qui la chante ?
Je le l’affirme, la mission de ce chant, après la nôtre, est une des plus urgentes, et la plus pure.
Il coopère à l’œuvre du prêtre. Il est
Comme cette délicate improvisation de l’orgue, tandis que le prédicateur s’avance et se dirige vers l’ambon :
Il feint de n’être qu’un passe-temps, mais entrouvre déjà le cœur des fidèles.
Le pouvoir du poète est grand. Car si la Sagesse, inspirant le Psalmiste, lui fait dire :
« Coeli enarrant gloriam Dei, et opera manuum ejus annuntiat firmamentum... »
Dis-moi, je te prie,
Si cette louange muette de la création,
Que le ciel raconte, que toute chose annonce,
Que la lumière du jour transmet, que l’ombre de la nuit propage,
Est une prédication dont la voix sache se faire entendre,
De quel prix sera donc le cantique intelligible que le poète élève très haut et publie ?
C’est ainsi que la vérité qu’il célèbre fera de lui le frère des prêcheurs
Dans l’accomplissement d’une tâche commune où il a sa propre part apostolique.
Son labeur, conjoint à l’enseignement doctrinal de mes fils,
Vient l’illustrer par le don ravissant de l’image persuasive et fidèle,
Par cette puissance de suggérer les démarches de l’âme, le mystère des choses
Qui fait la poésie, presque pareille au langage mystique,
Par la vertu du mot plus vrai que la vérité, quand on ne la montre pas belle.
Le poète est l’humble disciple du Dieu des paraboles.
Qu’il chante donc ! et si son cœur est pur, son chant ne sera pas en défaut.
Car, plus sûrement que les charbons ardents consacrent la lèvre du prophète,
Combien claire sera l’âme de celui-là qui chante au long du jour
La gloire du Seigneur dont il a reçu le Corps, le matin,
Et combien pure, la voix qui sort de cette bouche entr’ouverte !
– Sa vie sera comme un long jour d’été, plein de fruits mûrs, de chants joyeux, dans la lumière surabondante,
Quand le soleil tirait de toute fleur un parfum, de toutes choses visibles une louange spontanée,
Et de ce cœur au milieu d’elles frémissant, l’action de grâces désirée
Le bonheur du poète sera dans l’assurance de la dignité de son chant.
C’est ainsi que, poursuivant son œuvre, il parviendra dans l’allégresse quotidienne,
Que les seules nécessaires douleurs seront parfois venues rompre ou suspendre,
Jusqu’à cette extase, Dante, où nous voici.
Ô surprise de son âme soudain comblée, et totale révélation des merveilles !
Il chantera dès lors pour l’éternité. Il chantera
Sans que jamais son chant s’épuise, ni le désir en lui de chanter.
Il chantera la joie parfaite, dans la parfaite joie. Mais, ne s’efforçant plus à trouver la juste expression de la louange,
Et non plus seul, parmi cet univers taciturne à dominer,
Mais dans un Paradis
Où le rythme des anges qui l’effleurent, l’enchante,
Où le chœur des béatitudes lui répond :
En vérité,
Ne s’entendant plus lui-même chanter,
N’éprouvant plus sa solitude,
Mais goûtant
Dans la paix innommable que Dieu lui réservait
Et comme en un silence qu’aucun accident ne vient rompre,
– La récompense de la musique.
Jean-Pierre ALTERMANN,
« La nouvelle rencontre de Dante
et de Saint Dominique au Paradis »,
Revue des Jeunes, 10 décembre 1921.
Recueilli dans Louis Chaigne,
L’anthologie de la renaissance catholique : Les poètes,
Alsatia, 1938.